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La Proie et l'ombre, d'Edogawa Ranpo

Publié le par Nébal

La Proie et l'ombre, d'Edogawa Ranpo

EDOGAWA Ranpo, La Proie et l’ombre, [Injû 陰獣 ; Shinri shiken 心理試験], roman policier traduit du japonais par Jean-Christian Bouvier, illustration [de couverture] de Bénédicte Guettier, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche – Policier, [1925, 1928, 1988] 1994, 142 p.

RETOUR AU POLAR PERVERS

 

Après L’Île panorama, La Bête aveugle et Le Lézard Noir, quatrième lecture d’Edogawa Ranpo, l’auteur considéré comme ayant été l’introducteur et le maître du récit policier au Japon dans les années 1920, et figure littéraire majeure du courant ero guro, avec cette fois ce très court roman qu’est La Proie et l’ombre vraiment très court : une centaine de pages. Le « roman », datant de 1928, est en fait complété ici par une nouvelle, « Le Test psychologique », qui lui est antérieure de trois ans, et qui fait figurer le plus célèbre personnage récurrent de l’auteur, le détective Akechi Kogorô ; bizarrement, dans cette édition, cela n’apparaît ni sur la couverture, ni sur la page de garde, encore moins sur une table des matières de toute façon absente...

 

Mais, pour l’heure, La Proie et l’ombre (Injû, en version originale). Il s’agit d’un récit sans l’ombre d’un doute policier, et plus exactement, en apparence du moins, de policier très classique, « à énigme ». Au regard de mes lectures antérieures, il faudrait donc en priorité rapprocher ce roman du Lézard Noir. Pourtant, les liens ne manquent pas avec L’Île panorama et La Bête aveugle, mais à un niveau plus souterrain (si j’ose dire…), peut-être cependant plus essentiel.

 

Il est par ailleurs un point qui associe peut-être tout particulièrement La Proie et l’ombre et La Bête aveugle : le rôle non négligeable qu’y joue la perversion sexuelle (thème certes pas absent des deux autres romans cités). Ce n’est peut-être pas sur un mode aussi radical que dans le très sordide thriller que j’avais lu il y a quelque temps de cela, mais c’est sans doute une dimension importante du présent roman, en fait peut-être même plus explicite, à sa manière.

 

L’essentiel est peut-être ailleurs, pourtant – dans un jeu de miroir savamment conçu, où l’auteur questionne lui-même son art, à un niveau très intime aussi bien qu’au niveau plus général du genre policier en tant que tel…

 

L’AUTEUR ENQUÊTEUR

 

Je vais faire en sorte de limiter les SPOILERS autant que possible – en notant toutefois que, côté whodunit, le mystère n’en est probablement guère un : on devine très vite ce qu’il en est, sans que cela coûte le moindre effort, mais sans que cela nuise non plus au plaisir de lecture ; les dimensions howdunit et whydunit sont sans doute plus importantes.

 

Le roman est narré à la première personne, par un auteur de romans policiers – la quatrième de couverture avance un peu brutalement qu’il s’agit d’Edogawa Ranpo lui-même, et il est vrai que nous sommes instinctivement portés à le croire ; pourtant, dans les faits, c’est bien plus compliqué que cela, au point où cette assimilation dans le paratexte pourrait même (brièvement…) induire le lecteur en erreur… Sauf erreur, le narrateur n’est jamais appelé Edogawa Ranpo, ou même Hirai Tarô (son vrai nom ; rappelons qu’Edogawa Ranpo est un pseudonyme, une retranscription phonétique d’ « Edgar Allan Poe », la grande admiration littéraire de notre auteur ; mais la quatrième de couverture mentionne aussi à juste titre que ce pseudonyme peut se lire « flânerie au bord du fleuve Edo »). Mais je reviendrai juste après sur cette question de l’identification du narrateur, et éventuellement… de sa proie.

 

Car le narrateur/auteur est très vite amené à se faire également enquêteur : en effet, une jolie jeune femme du nom d’Oyamada Shizuko, croisée au hasard de pérégrinations dans le musée de Ueno, et avec qui il a entretenu depuis un semblant de relation, formellement innocente mais non moins lourde de sous-entendus et de désirs plus ou moins bien admis, cette jeune femme donc l’appelle un jour à l’aide : son ancien amant, du nom de Hirata Ichirô, a retrouvé sa trace et lui envoie des lettres très menaçantes – pour elle, et pour son mari, Oyamada Rokurô. Or Shizuko prend ce danger au sérieux : elle a d’autant plus besoin des services du narrateur, qu’elle a identifié en la personne de son persécuteur… le romancier Ôe Shundei ! Lequel, comme le narrateur, brille dans le registre policier – mais d’une manière on ne peut plus différente…

 

DEUX SORTES D’AUTEURS DE POLICIER

 

En effet, pour notre narrateur, il ne fait aucun doute qu’Ôe, le mystérieux Ôe, qui ne fait plus parler de lui depuis quelque temps mais a connu auparavant un succès remarquable, est avant tout un pervers iconoclaste – et, pour le lecteur, il ne fait aucun doute (bis) que ce jugement dévalorisant doit beaucoup à l’incompréhension teintée de jalousie qu’éprouve le narrateur/auteur, « ancienne mode », à l’encontre d’un rival plus jeune, plus brillant, plus audacieux… et dont le succès autant critique que commercial résonne comme un affront à ses oreilles.

 

Le roman s’ouvre ainsi (p. 7) :

 

Je m’interroge assez souvent sur la nature de mon métier.

Je crois qu’au fond il existe deux types d’auteurs de romans policiers : ceux qui sont du côté du « criminel » et ceux qui sont du côté de « l’enquêteur ». Les premiers, même s’ils sont capables de mener une intrigue serrée, ne trouvent leur bonheur que dans la description de la cruauté pathologique du criminel, tandis que les seconds, au contraire, n’y attachent aucune importance ; seule compte à leurs yeux la finesse de la démarche intellectuelle de l’enquêteur.

Shundei Oe, l’homme qui va être au centre de mon récit, est un auteur qui appartient à la première école ; quant à moi, je me considère plutôt comme un représentant de la seconde.

Certes, j’ai fait du récit du crime mon métier, mais cela n’implique pas que j’éprouve une attirance particulière pour le mal. Ce sont les déductions quasi scientifiques de l’enquêteur qui m’intéressent, et d’une certaine manière, il n’y a pas plus moraliste que moi. C’est d’ailleurs sans doute, ce trait de mon caractère qui m’a valu au départ d’être entraîné malgré moi dans cette affaire. Si j’avais eu un peu moins de respect aveugle pour les valeurs de la morale et si j’avais montré quelque disposition pour le crime, je ne serais pas comme aujourd’hui plongé dans ce gouffre affreux d’incertitude et de regrets.

 

Tout ceci est d’une perversement ludique faux-dercherie dont je ne connais guère d’équivalent, au rayon des incipits, si ce n’est peut-être chez Sade, mettons dans les versions « propres » de Justine. Et de Sade à Edogawa, à l’occasion… Tout particulièrement ici, en fait...

 

Mais remisons le fouet de côté pour l’heure : ce qui nous intéresse d’abord, c’est l’identification du narrateur. Après ce discours introductif, il serait donc Edogawa Ranpo lui-même ? J’en doute un peu. Oh, notre auteur aimait sans doute le policier en forme de gymnastique intellectuelle, empruntant notamment à Poe et son chevalier Dupin (aucun doute à cet égard), probablement aussi à Conan Doyle et Sherlock Holmes, qui sait, également à Leroux/Rouletabille (c’est un peu trop tôt pour Agatha Christie, côté Hercule Poirot ou Miss Marple ou autre). Le présent roman en témoigne, à sa manière (non sans quelques sous-entendus cruciaux), mais aussi Le Lézard Noir, et, supposé-je, d’autres récits, notamment donc ceux mettant en scène Akechi Kogorô (ce qui inclut la nouvelle « Le Test psychologique », qui conclut ce petit volume).

 

Mais, si l’auteur de policier est, soit du côté du criminel, soit du côté de l’enquêteur, toute position intermédiaire étant a priori exclue, il ne fait guère de doute à mes yeux, du moins en me fondant sur mes trois seules lectures précédentes, qu’Edogawa Ranpo était bien davantage du côté du criminel… Pour ce que j'en ai lu, certes, mais c’est à vrai dire essentiel à son intérêt. Dans L’Île panorama, le criminel est tout ; si le châtiment policier semble enfin intervenir dans les toutes dernières pages du roman, c’est sur un mode drastiquement expédié, et demeure en fait, bien autrement important, le sentiment que le criminel, même alors, triomphe – littéralement dans un feu d’artifice à la gloire de sa démesure perverse. Dans La Bête aveugle, là encore, le criminel est tout : il est le point de vue, dans ses méfaits comme dans ses mauvaises blagues – l’enquête n’est pas de mise (ce qui s’en rapproche le plus est le fait d’une victime – à vrai dire d’une énième victime), seul compte le récit des crimes, ce qui tire le court roman vers le thriller ; en outre, là encore, le criminel, à sa manière sardonique, triomphe dans les dernières pages du roman. Et même dans Le Lézard Noir, où brille Akechi Kogorô, la criminelle bénéficie du titre, et, aux yeux du lecteur, elle s’avère autrement intéressante, fascinante même, que le finalement falot détective, même s’il a la morale pour luiou peut-être justement pour cette raison. Il l’emporte ? Techniquement, disons... Mais probablement pas aux yeux des lecteurs.

 

Edogawa Ranpo ne serait-il pas alors Ôe Shundei ? Eh bien, il ne peut pas l’être totalement, pour des raisons assez évidentes. Mais quand il examine la bibliographie de son auteur/criminel, citant des titres aussi explicites que Le Pays panoramique, on perçoit bien combien il s’amuse à subvertir cette dichotomie mal assise de l’incipit… de même qu’il subvertit son narrateur, si propre sur lui à l’en croire, mais non sans failles qui à vrai dire en font tout l’intérêt.

 

La Proie et l’ombre a sans doute quelque chose d’une mise en abyme du genre policier, mais sur un mode joueur et délicieusement pervers. Non sans fond au-delà, ceci dit.

CHAT ET SOURIS (BIS) – UNE HISTOIRE DE PIÈGES

 

Le piège de l’incertitude

 

Sur cette base, Edogawa Ranpo conçoit un jeu du chat et de la souris, opposant le narrateur/auteur/enquêteur et son rival auteur/criminel Ôe Shundei. Et ce dans des termes finalement assez proches du Lézard Noir, d’un an postérieur, où l’ensemble du récit constituait une joute de ruse opposant Akechi Kogorô et la criminelle du titre.

 

Dès lors, l’approche initiale du récit, sinon sa globalité (c’est à débattre), confirme bel et bien la déclaration d’intention du narrateur/auteur/enquêteur : son approche est essentiellement intellectuelle, un pur jeu logique, où l’attention aux détails porte nécessairement en elle la résolution heureuse de l’énigme.

 

Sauf que c’est un leurre : deux auteurs de romans policiers s’affrontent, et, si notre narrateur/auteur/enquêteur prétend cerner d’emblée la personnalité et le modus operandi du détestable Ôe Shundei, peut-être fait-il preuve d’un peu trop de confiance en ses capacités ? Car il en vient à oublier quelque chose de fondamental : son rival, auteur de romans policiers également, même d’un autre ordre, a pu l’étudier lui aussi – et il est diablement malin, ses livres en témoignent, qu'importe si le narrateur les exècre.

 

Car il est bien plus malin que le « héros », si ça se trouve : il anticipe le moindre de ses gestes, la moindre de ses déductions ; aussi a-t-il pu semer d’innombrables pièges, des fausses pistes dont il savait très bien que notre narrateur se précipiterait dessus, et les interpréterait de telle manière précisément, même très fantasque en apparence. Ceci, bien sûr, dans le cadre d’un piège global – car l’affaire des lettres de menace à l’encontre d’Oyamada Shizuko et indirectement de son époux Rokurô a en fait, nous le comprenons très vite, été expressément conçue à l’encontre du narrateur : le maléfique Ôe Shundei, là aussi, anticipe le Lézard Noir du roman éponyme, qui jouera de la sorte avec Akechi Kogorô – et ce à plus d’un titre…

 

Mais, dans La Proie et l’ombre, Edogawa Ranpo se montre à cet égard bien plus subtil et profond que dans Le Lézard Noir, à mon sens – encore que là aussi les liens ne manquent pas. Dans ce dernier roman, Akechi Kogorô, qui a tout d’un héros au sens le plus classique du terme, l’emporte à la fin – avec lui le bon droit et la morale. Mais dans La Proie et l’ombre ? C’est bien davantage ambigu. Dans les deux romans, nous voyons les enquêteurs errer – notamment en livrant de brillantes déductions qui s’avèrent en fait infondées. Akechi Kogorô rebondit sans peine ; admettant ses erreurs, il sait en tirer partie pour avancer malgré tout vers l’unique objectif : mettre fin aux méfaits du Lézard Noir. Le narrateur de La Proie et l’ombre, quant à lui, se retrouve dans une situation bien plus inconfortable – car, prenant conscience de la manipulation qui a opéré à son encontre, il se retrouve en fin de compte désarmé, ceci même en ayant identifié après coup le coupable et sa méthode. Sa brillante déduction initiale, qui avait été livrée en détail au lecteur comme à Shizuko, et non sans une certaine morgue, s’est effondrée sous ses yeux ; comprendre ce qui s’est vraiment passé, dès lors, n’est certes pas hors de portée du narrateur, qui n’a rien d’un imbécile – mais, au-delà, cela produit sur lui un effet bien plus douloureux, car débouchant sur une incertitude totale, d’ordre philosophique.

 

En effet, le narrateur jouait à Sherlock Holmes – le type supra intelligent (dans tous les sens du terme) au point d’en être agaçant ; mais son rival l’a ramené aux réalités plus ambiguës de ce monde (forcément flottant), où le crime, même conçu à dessein, n’obéit probablement jamais totalement aux schémas intellectuels parfaits des auteurs de romans policiers « du second type », là où l’ « expérience » des autres, en remuant la vase de l’humanité, les sentiments, les pulsions, peut leur conférer une longueur d’avance, au travers de l’intuition empathique.

 

Et cette incertitude dépasse le seul cadre de l’enquête présente. Le narrateur désemparé se retrouve confronté à un monde où le doute s’insinue partout, et où, malgré toute la joliesse intellectuelle de ses romans riches de déductions proprement épiques dans leur subtilité de façade, la réalité est qu’on ne peut jamais véritablement savoir avec une parfaite certitude, qui est le coupable, qui est l’innocent – voire qui est la victime, en fait ! Et ce désarroi total me paraît très bien vu.

 

Notons au passage que la nouvelle qui complète ce petit volume, « Le Test psychologique », a été bien choisie pour le coup, car elle joue également de cette thématique, même si de manière plus concrète – en fait, c’est là l’essentiel de son intérêt (j’y reviens très vite).

 

Le piège de la perversion

 

Avant cela, il est une dernière dimension de La Proie et l’ombre à évoquer, qui est l’importance qu’y occupe la perversion sexuelle. Ce qui, en soi, ne nous étonnera guère de la part de cet Edogawa Ranpo dont on a fait, en même temps que du policier, le maître en son temps de l’ero guro. Des trois autres romans que j’avais lus, La Bête aveugle est celui où cet aspect ressort le plus, car le roman entier baigne dans la perversion, avec une atmosphère d’érotisme noir et sadique qui constitue son atout essentiel. Cependant, L’Île panorama n’était certes pas exempt, plus subtilement, d’un sous-texte érotico-pervers – que Maruo Suehiro a bien sûr exprimé dans son adaptation en manga. Et, même dans Le Lézard Noir, plus « classiquement » policier, la relation ambiguë entre la criminelle et le détective, qui se rencontrent en personne à plusieurs reprises, et en ayant pleinement conscience de qui est qui et qui fait quoi, détourne plus qu’à son tour la joute intellectuelle en joute de séduction – en fait un « jeu de rôle » au sens cul, où les gestes, les dires et les idées excitent, ce qui s’avère bien leur fonction essentielle (l’ultime utopie souterraine, où hommes et femmes sont, comme dans les deux autres romans cités, réduits au rang d’objets, poursuivant en outre une thématique de fond récurrente, qui est également associée à ce discours érotico-pervers).

 

Mais, bizarrement (ou pas), c’est bien, de ces quatre textes, La Proie et l’ombre qui s’avère le plus démonstratif à cet égard – le plus explicite (même par rapport à La Bête aveugle, j’ai l’impression, car sur un ton moins grotesque, mais ça se discute). En effet, notre narrateur/auteur, qui, on l’a vu, proteste dès la première page du roman, et dans les termes les plus forts, de sa haute moralité, en contraste avec l’ignominie affichée du rival criminel Ôe Shundei (on imagine bien Edogawa Ranpo écrire ces phrases avec un rictus carnassier aux lèvres), succombe très vite à des pulsions charnelles, qu’il admet plus ou moins – ou disons qu’il les admet tout en les blâmant, très hypocritement. Oyamada Shizuko le séduit par sa beauté, sa finesse, son goût très sûr… mais aussi en raison des marques de coups de fouet que l’on devine sur sa nuque dégagée, laissant supposer que son dos en est intégralement couvert – une passion morbide qui ne laisse pas indifférent notre vertueux « héros »...

 

Et, à peine l’enquête commence-t-elle, qu’un autre thème fort pervers s’impose à lui : le voyeurisme. Les jeux érotiques tordus de Oyamada Rokurô ne s’arrêtaient certes pas à la flagellation (à laquelle Shizuko laisse entendre, d’un ton très faussement pudique, qu’elle y a en fait pris goût) ; le riche bonhomme avait trafiqué son grenier pour épier sa femme dans les circonstances les plus intimes… Les lettres de Ôe Shundei s’en font l’écho – et la terreur de Shizuko à l’encontre de son persécuteur doit beaucoup à cette conviction sans cesse rappelée que son ancien amant la voit, peut-être même qu’il se trouve dans la maison. Mais, pour mettre fin à la menace, le narrateur à son tour se fait voyeur – peut-être prétend-il tout d’abord y être contraint, mais, au fond, nous devinons qu’il en retire une excitation particulière qui n’est pas pour rien dans son investissement dans cette enquête...

 

Or la brillante déduction du narrateur révélant tout le fond de l’affaire suscite, comme en forme de récompense, une relation passionnelle avec Shizuko – et de nature essentiellement sexuelle, Edogawa Ranpo comme son narrateur, pour le coup, ne prétendent pas le contraire.

 

Ce dernier, qui s’est fait voyeur, et qui maintenant manie à son tour le fouet, avec une ardeur consommée, est bel et bien tombé dans un piège de Ôe Shundei : il est devenu, d’une certaine manière, un de ses personnages. À moins bien sûr qu’il ne l’ait toujours été...

 

Nouvelle révélation, au plan éthique peut-être, produite par une sexualité s’affichant haut et fort comme déviante. Nouvelle révélation qui s’avère à son tour le produit d’un piège, dans lequel le narrateur/auteur, manipulé par un autre auteur (qu’il s’agisse de Ôe Shundei ou d’Edogwa Ranpo) a sauté à pieds joints – et qui participe là encore de l’anéantissement de toutes les illusions « positives » dans lesquelles il s’était si longtemps complu.

BONUS TRACK (OU GHOST TRACK)

 

Roman brillant et habile, troublant et jouissif, profond autant que divertissant, La Proie et l’ombre est donc complété dans cette édition par une nouvelle titrée « Le Test psychologique » (Shinri shiken), qui lui est un peu antérieure, et fait une trentaine de pages. C’est par ailleurs une nouvelle où intervient le fameux détective Akechi Kogorô. Pourtant, c’est à nouveau une histoire où le criminel semble bien plus important que l’enquêteur… Même si pas au point, cette fois, d’en triompher : en dernière mesure, le détective Akechi l’emporte, et avec lui la morale et le bon droit. Nous le savons d'emblée.

 

Tout commence avec un meurtre très crapuleux, l’assassinat, pour lui voler son pécule, d’une vieille dame notoirement avare, par un jeune étudiant brillant du nom de Fukiya. Un monstre froid, à vrai dire – dans sa justification « rationnelle » de son crime, et peut-être aussi dans ses procédés, il n’a pas été sans me rappeler, petit anachronisme (de vingt ans tout de même), le personnage de Brandon dans le film La Corde, d’Alfred Hitchcock (adapté d’une pièce de théâtre, elle-même inspirée par un fait-divers ; un film suffisamment pervers à mon sens pour être évoqué dans une chronique portant sur une œuvre même antérieure d’Edogawa Ranpo – tiens, je relève que j’avais fait un peu la même chose avec Psychose en causant de La Bête aveugle).

 

Fukiya est un malin – ou du moins en est-il convaincu. Il a tout prévu, comme de juste. Pourtant, il s’inquiète brièvement quand il apprend que l’enquête sur son crime (ou plutôt sur celui de Saito, puisque ce jeune homme bien moins malin, camarade de Fukiya, fait figure de coupable idéal tant il a accumulé les maladresses), que cette enquête donc est confiée au juge Kasamori – lequel est connu pour faire appel à des techniques guère orthodoxes pour résoudre les affaires quand la méthode policière n’est pas suffisante : il prise beaucoup les tests psychologiques, notamment les associations d’idées. Mais Fukiya sait que ces méthodes sont faillibles – et il se prépare à les affronter.

 

Ce qui désarme Kasamori, qui ne sait pas comment interpréter les résultats des tests effectués sur Saito et Fukiya… Heureusement (TA-DAM !) intervient Akechi Kogorô, un ami du juge. Le détective se montre très méfiant à l’égard de ces tests : il est convaincu, comme à vrai dire la majeure partie du corps scientifique, même en 1925, que ces tests, détecteur de mensonges, associations d’idées, etc., ne sont pas probants ; il reprend sans cesse cette citation voulant que cette approche, même avec toute son apparence de scientificité, risquerait bien trop souvent de condamner des innocents et d’innocenter des coupables… Ce qui ne signifie pas qu’elle soit totalement vaine – c’est seulement qu’il faut s’attacher aux seuls points précis où son emploi peut s’avérer pertinent…

 

Vous savez très bien comment tout ça va se terminer – le lecteur aussi, très vite, d’autant qu’Edogawa Ranpo use, très visiblement pour le coup, d’un ersatz de « fusil de Tchekhov »… Ce qui est sans doute une limite marquée de ce bref texte qui ne parvient certainement pas à la cheville de La Proie et l’ombre.

 

Cependant, cette nouvelle n’est pas inintéressante pour autant. J’ai trouvé très enthousiasmant que, déjà en 1925, non seulement elle faisait figurer la méthode d’enquête reposant sur des tests psychologiques, mais aussi la critique scientifique de cette approche déjà jugée bien trop aléatoire. Je n’ai aucune idée de l’état de la police scientifique à cet égard à cette époque (tiens, ça me rappelle qu’il faut que je lise Sciences forensiques et psychologies criminelles, supplément pour le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, en fait une réédition très largement augmentée de Forensic, Profiling & Serial Killers, que j’avais lu il y a de cela six ans tout de même), mais le propos me paraît pertinent et bienvenu – constater qu’aujourd’hui encore on use parfois de ces méthodes sans le moindre recul étant pour le coup parfaitement désolant...

 

NOIR BRILLANT

 

Maintenant, « Le Test psychologique » est un petit bonus – La Proie et l’ombre, le roman, impressionne bien davantage. Je l’ai beaucoup aimé : quitte à me répéter, c’est un texte brillant et habile, troublant et jouissif, profond autant que divertissant.

 

Parfaitement ignare en ce qui concerne le registre policier, je ne serais pas en mesure de situer au-delà ce roman dans l’histoire du genre, encore moins dans la hiérarchie de ses plus brillantes réussites, mais demeure qu’il m’a convaincu de bout en bout.

 

Dans le registre le plus « strictement » policier d’Edogawa Ranpo, je l’ai trouvé un bon million de fois meilleur que le pourtant très célébré Lézard Noir ; mais je l’ai aussi trouvé bien plus réussi que La Bête aveugle, roman qui commençait magnifiquement bien, mais m’avait perdu à force de répétitions, là où la construction de La Proie et l’ombre me paraît bien autrement solide. Et par rapport à L’Île panorama ? Je ne sais pas – je crois que la comparaison n’opère pas, ici, tant, en dépit de points communs très instructifs, les deux livres s’avèrent fondamentalement distincts.

 

Quoi qu’il en soit, La Proie et l’ombre m’a « réconcilié » (ce n’est probablement pas le bon mot) avec un auteur qui m’avait presque toujours un peu déçu jusque-là. Nul doute que je vais continuer à approfondir sa bibliographie, notamment avec ces deux autres titres qui patientent en prenant la poussière dans ma bibliothèque de chevet, La Chambre rouge et Le Démon de l’île solitaire.

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