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Dossier Kwaidan 08 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Histoire de Hôichi sans oreilles

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 08 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Histoire de Hôichi sans oreilles

La première partie se trouve ici, la précédente .

« Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話)

Durée : 1h16 (1:22:00®2:38:00)

Distribution :

  • Nakamura Katsuo 中村嘉葎雄 : Hôichi 芳一
  • Tanba Tetsurô 丹波哲郎 : le guerrier
  • Shimura Takashi 志村喬 : le prêtre

 

« Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話) est un récit bien plus long (1h16, il aurait pu faire un film à lui seul) et bien plus complexe que les trois autres constituant Kwaidan (Kaidan 怪談) ; c’est aussi le plus spectaculaire, et l’iconographie autour du film a particulièrement usé de ce segment – notamment de la fameuse image du personnage principal, Hôichi 芳一, le visage couvert de formules bouddhiques ; un élément rapidement évoqué dans la nouvelle, même s’il y est essentiel, mais d’une puissance visuelle telle qu’elle a incité Kobayashi Masaki 小林正樹 à s’y arrêter plus longuement.

 

La nouvelle originelle figure dans Kwaidan et porte le titre de « The Story of Mini-Nashi Hôichi », souvent traduit en français par « L’Histoire de Hôichi Sans Oreilles » ou plus simplement « Hôichi Sans Oreilles ». Dans le recueil Fantômes du Japon, elle emprunte à nouveau un titre bien différent, puisqu’il s’agit de « L’Aveugle qui faisait pleurer les morts »[1].

 

La nouvelle s’ouvre sur quelques précisions historiques – expliquant comment, en 1185, le clan des Taira a été écrasé par celui des Minamoto lors de la bataille de Dan-no-ura (Dan-no-ura no tatakai 壇の浦の戦い), événement crucial de l’histoire du Japon, narré dans Le Dit des Heiké (Heike monogatari 平家物語[2]). Le conte s’attarde notamment sur la mort de l'empereur enfant Antoku (Antoku-tennô 安徳天皇, 1178-1185, règne 1180-1185), noyé dans les bras de sa grand-mère Taira no Tokiko 平時子 (1126-1185), qui les avait précipités tous deux dans l’eau. Le conte explique alors que les esprits des Taira défunts, obnubilés par leur colère, hantaient depuis les parages du détroit de Shimonoseki (Kanmon kaikyô 関門海峡). Un temple a été construit pour les apaiser, avec un cimetière honorant les morts, dont l’empereur Antoku, avec une sépulture symbolique conforme à son rang.

 

Des siècles plus tard, Le Dit des Heiké est toujours conté par ceux que l’on appelle les « moines au biwa » (biwa hôshi 琵琶法師), musiciens aveugles itinérants. Hôichi est un de ces artistes, un jeune homme aveugle et particulièrement brillant, mais pas moins réduit à la misère et à la mendicité. Un prêtre qui admire son talent l’invite au temple qu’il administre, celui-là même qui a été construit pour apaiser les Heike défunts.

 

Un soir, alors qu’il est seul au temple, le musicien aveugle est accosté par un homme au ton de guerrier, qui lui dit que son seigneur, de passage dans la région, souhaiterait l’entendre jouer. Hôichi sait que l’on ne refuse pas ce genre d’ « invitation », et suit le guerrier ; celui-ci le conduit auprès d’une assistance que le jeune aveugle devine nombreuse et de haut rang, qui lui demande de chanter le passage du Dit des Heiké consacré à la bataille de Dan-no-ura, soit le moment le plus poignant du grand récit épique. Hôichi s’exécute avec son talent habituel – l’assistance séduite réclame qu’il revienne jouer tous les soirs pendant une semaine, le temps du séjour incognito de leur seigneur dans la région.

 

C’est ce qui se produit. Mais le prêtre apprend les absences nocturnes de Hôichi, qui refuse de s’expliquer (on le lui a interdit). Suspicieux, il mandate des serviteurs pour tirer cela au clair – et la vérité se fait jour : le jeune aveugle n’en a pas conscience, mais c’est au cimetière qu’il joue, pour les âmes des Taira défunts et de l’empereur enfant Antoku ! Et le prêtre sait que pareille histoire finira mal… Les fantômes finiront par tuer le jeune musicien ! Il faut le sauver : son assistant et lui-même peignent sur tout le corps du jeune homme des formules des sutras, qui auront pour vertu de rendre Hôichi invisible aux yeux des spectres. Las, ils oublient les oreilles… qui demeurent visibles au guerrier faisant office d’émissaire pour les Heike défunts ; pour ne pas rentrer les mains vides, il arrache ces oreilles qui flottent dans le vide… Hôichi est libéré de son ensorcellement, au prix de ses oreilles ; il demeure un artiste accompli et admiré – mais, dès lors, on ne l’appelle plus que Mimi-nashi Hôichi 耳無し芳一 : « Hôichi le Sans-Oreilles ».

 

Si Lafcadio Hearn se contente de poser rapidement le contexte de la bataille de Dan-no-ura, Kobayashi Masaki, lui, s’y attarde : la séquence, véritable prologue au troisième épisode à proprement parler, dure 17 minutes. Elle est extrêmement stylisée : en dehors de quelques extérieurs qui ne consistent qu’en flux et reflux des vagues sur le rivage rocheux, la bataille navale en elle-même est reconstituée en intérieur, avec des décors peints minimalistes dans des teintes orangées ; ces séquences filmées alternent avec des vues sur des peintures, qui donnent tout d’abord l’impression d’anciens emaki 絵巻, tels qu’il en existe qui narrent Le Dit des Heiké, mais, à y regarder de plus près, ils sont de facture bien autrement moderne, même si dans un esprit assez proche ; nous y reviendrons dans le dernier chapitre.

 

Pour l’heure, contentons-nous de noter que ces tableaux, parfois noyés sous la fumée ou la brume, comme les séquences filmées, permettent proprement de raconter l’histoire, secondés par le récitatif accompagnant le jeu de biwa 琵琶, relevant donc du domaine de Takemitsu Tôru 武満徹, et quelques brefs moments en voix off. Nous reviendrons également sur la musique, car elle joue un rôle déterminant dans ces 17 minutes autrement muettes : nous voyons la bataille, mais nous ne l’entendons pas[3].

 

L’ensemble est stylisé au plus haut point – beau, à n’en pas douter (fig. 1-6).

Fig. 1
Fig. 2
Fig. 3
Fig. 4
Fig. 5
Fig. 6

Pourtant, il ne s’agit certainement pas de dire que la guerre est belle. Sans se montrer trop démonstratif, Kobayashi Masaki ne pouvait pas ne pas infuser cette séquence de son pacifisme farouche. Réduite ainsi aux dimensions d’une bataille, sinon dans un verre d’eau, du moins dans une piscine, la séquence si digne et majestueuse dans son principe est avant tout absurde. Les armures sont belles, mais les traits des guerriers sont défigurés par la folie et la haine – qu’incarne au premier chef, dans ce récit, le personnage de Taira no Noritsune 平教経 (1160-1185) (fig. 7-11).

Fig. 7
Fig. 8
Fig. 9
Fig. 10
Fig. 11

Le couronnement de tous ces assauts, de toutes ces parades, réside dans le suicide de l’empereur enfant (fig. 12-13) et de ses suivantes (fig. 14-15) – autant de jeunes femmes qui, sans autre raison que de devoir obéir au commandement et aux circonstances, gaspillent leurs vies dans une mer déjà rouge de sang (fig. 16).

Fig. 12
Fig. 13
Fig. 14
Fig. 15
Fig. 16

Ce n’est qu’alors que commence véritablement l’histoire de Hôichi sans oreilles. Hôichi est incarné par Nakamura Katsuo 中村嘉葎雄 ; il fait l’effet d’un tout jeune homme, fragile, et d’une voix très douce. Il mène une vie agréable au temple auprès des desservants et des serviteurs (un duo de « valets » à la manière des kyôgen 狂言, qui apportent une touche d’humour essentiellement burlesque au récit).

 

Un soir, Hôichi est seul au temple – et il sent une présence ; nous aussi, qui entendons des bruits étranges. Le jeune aveugle s’installe à l’entrée avec son biwa pour calmer ses nerfs à vif, dans un plan en plongée typique (fig. 17), mais c’est alors qu’apparaît, subitement, le fantôme d’un guerrier (à l’armure étrange ?) qui nous masque le musicien (fig. 18).

Fig. 17
Fig. 18

Après quoi le fantôme de guerrier, qui ne s’est pas identifié comme tel, guide Hôichi jusqu’au lieu où son seigneur l’attend. Mais c’est un périple onirique, dans un cadre à l’architecture fantastique, et comme hors du temps – en pleine nuit, le cœur du « palais » resplendit sous un ciel bleu éclatant (fig. 19-23). On notera la perspective dans l’axe.

Fig. 19
Fig. 20
Fig. 21
Fig. 22
Fig. 23

Nous n’en saurons pas plus pour l’heure : comme dans la nouvelle, une ellipse se produit, qui nous ramène au temple, où, à plusieurs reprises, les divers bâtiments serviront de témoins du passage du temps – ainsi de la cloche (fig. 24-25).

Fig. 24
Fig. 25

De manière générale, le jeu des couleurs dans le temple produit un sentiment d’entre-deux, où les teintes chaudes ont quelque chose de rassurant face à la noirceur de la nuit et à la menace qui plane sur tout du fait de la colère des Heike défunts (fig. 26).

Fig. 26

Se succèdent alors des scènes plus brèves : les hommes du monastère qui s’étonnent des absences de Hôichi, une nouvelle promenade en compagnie du guerrier fantôme, dont la transparence perdure plus longtemps (fig. 27), le lendemain les funérailles, sur la plage, d’un pêcheur victime des « vaisseaux fantômes » des Heike (fig. 28).

Fig. 27
Fig. 28

Mais, à ce stade du récit, ce qui importe le plus est de pointer du doigt la faiblesse de Hôichi, qui ne joue pas impunément pour les guerriers fantômes : chaque soirée passée en leur compagnie le rend plus anémique, et cela n’échappe pas aux autres habitants du temple, incluant les serviteurs (fig. 29) et le révérend, lequel est incarné par le fameux acteur Shimura Takashi 志村喬 (fig. 30). La faiblesse de Hôichi ressort de ses postures et de sa démarche (fig. 31), mais elle est surtout appuyée par le maquillage, comme souvent dans ce film (fig. 32-33).

Fig. 29
Fig. 30
Fig. 31
Fig. 32
Fig. 33

Puis on en arrive à un nouveau morceau de bravoure de cet épisode qui n’en manque pas. Tandis qu’une tempête fait rage, Hôichi, qui ne tient pas compte des avertissements du prêtre, car il est ensorcelé, joue une fois de plus devant les Heike ; mais, cette fois, nous allons assister à la représentation et enfin voir l’assistance – et nous voyons aussi, à l’extérieur, les deux serviteurs découvrir la vérité quant à l’endroit où se rend le musicien chaque nuit : le cimetière ! Leurs errances dans la tempête au milieu des tombes ne manquent pas d’un certain cachet gothique – mais tandis qu’ils approchent de la tombe de l’empereur Antoku, et donc du lieu de la représentation, la tempête cesse pour eux également (fig. 34) ; car c’est la lisière d’un autre monde qui, dans un premier temps, demeure toujours aussi resplendissant, quoique le musicien aveugle ne puisse s’en rendre compte.

Fig. 34

Mais, si Hôichi ne peut rien voir de tout cela, le spectateur, lui, le peut – et se succèdent devant ses yeux des plans très riches détaillant l’assistance des Heike défunts, autour de l’empereur enfant Antoku (fig. 35-38).

Fig. 35
Fig. 36
Fig. 37
Fig. 38

Là encore, on peut relever que la composition des images prend bien soin d’établir un effet de symétrie du fait de la perspective dans l’axe – un trait qui revient alors très souvent.

L’assistance fantomatique est déjà assez « étrange » en tant que telle, mais la salle où joue Hôichi ne l’est pas moins. Le musicien aveugle a pris place seul sur une sorte de plateforme, entourée d’une texture blanche que l’on n’identifie tout d’abord pas très bien (fig. 39) ; il s’avère bientôt qu’il s’agit de brume, et on comprend alors que c’est bien d’une plateforme qu’il s’agit, au milieu d’un bassin relativement profond, et qui le sépare totalement, de la sorte, de l’ensemble de ses spectateurs défunts, même s’il se trouve des guerriers dans son dos. Mais, tandis que le récit de la bataille de Dan-no-ura progresse, dans l’interprétation vibrante qu’en donne Hôichi, la scène évolue : la couche de brume qui environnait l’artiste disparaît brusquement, révélant de l’eau en dessous (fig. 40) ; ce sont l’eau et la brume qui qualifiaient la bataille dans le prologue à l’épisode.

Fig. 39
Fig. 40

Car, au récit de Hôichi, la scène entière change. Les échos de la bataille se muent en flammes, le cadre presque paradisiaque de l’assemblée des Heike assistant à la représentation dans un palais élégant, harmonieusement vêtus et appréciant à sa juste valeur le ciel bleu, se mue subitement en un enfer de feu et de sang (fig. 41-43), qui rappelle certains rouleaux illustrés emaki, et peut-être aussi la fameuse nouvelle d’Akutagawa Ryûnosuke 芥川龍之介 « Figures infernales » (Jigoku hen 地獄変[4]), consacré à ce genre d’illustrations très spécifiques. On notera que Noritsune réapparaît ici, de manière significative (fig. 42).

Fig. 41
Fig. 42
Fig. 43

Mais cet enfer-là est trop métaphorique. Le chant de Hôichi recrée la bataille de Dan-no-ura, et c’est cet enfer-ci qui est véritablement celui des Heike défunts : groupés autour de l’empereur enfant Antoku, les guerriers comme les dames prennent la pose sur la scène, d’une manière extrêmement stylisée – mais il n’en ressort que davantage qu’ils ont les pieds dans les cadavres, nouvelle manifestation de l’antimilitarisme de Kobayashi Masaki (fig. 44-47).

Fig. 44
Fig. 45
Fig. 46
Fig. 47

La vaine gloriole du récit épique de leurs souffrances, qu’ils rejouent sans cesse, ne change cependant rien à la véritable nature des personnages qui se montrent ainsi sur une scène de théâtre : un effet de fondu dessine les tombes derrière les spectres (fig. 48-49).

Fig. 48
Fig. 49

Puis, tandis que les serviteurs, après bien des bouffonneries, parviennent enfin à retrouver Hôichi, les fantômes prennent l’apparence de sortes de feux follets totalement irréalistes, qui bondissent dans le cimetière autour du moine au biwa inconscient, assis dans la brume (fig. 50) – et qui, d’une certaine manière, refuse d’être sauvé.

Fig. 50

Après le départ des humains, les spectres font une dernière apparition – à leur place, dans le cimetière baigné de brume (fig. 51) ; mais comme sur scène précédemment, ce n’est que pour mieux révéler leur état en disparaissant derrière leurs propres tombes, opérant un nouveau retour à l’esthétique gothique (fig. 52).

Fig. 51
Fig. 52

De retour au temple, le révérend sermonne Hôichi, et lui explique par le menu le péril mortel qui le menace : il mourra s’il continue. Mais le prêtre bouddhique n’est pas sans armes contre les spectres, et il sait comment lever le sortilège… Nous en arrivons à la plus célèbre scène du film : celle durant laquelle le prêtre incarné par Shimura Takashi et son assistant inscrivent sur tout le corps de Hôichi des versets bouddhiques issus des sutras, à valeur de talismans. Comme dit plus haut, cette scène, si elle est capitale pour la chute de la nouvelle, y est traitée de manière expéditive : « Quelque temps avant le coucher du soleil, le prêtre, aidé de son acolyte, dévêtit Hôichi. Puis, avec des pinceaux, ils tracèrent sur son dos et sur sa poitrine, sur sa tête, son cou et son visage, sur ses bras et sur ses jambes, sur son corps entier, le texte du divin sûtra appelé le Hannya-Shin-Kyo. »[5] Rien de plus – mais la scène est très forte visuellement, aussi Kobayashi Masaki y a-t-il consacré bien plus d’attention (fig. 53-58).

Fig. 53
Fig. 54
Fig. 55
Fig. 56
Fig. 57
Fig. 58

La (fig. 58) a quelque chose de problématique, que relève Stephen Prince[6] : ce qui, à l’écrit, pouvait passer sans qu’on y prenne garde, ne le peut plus une fois « visualisé » ; or, ici, il est évident que les oreilles de Hôichi n’ont pas été « protégées » par le texte des sutras – le prêtre et son acolyte ne peuvent pas ne pas s’en rendre compte, et la justification, après coup, par « l’oubli » ou « l’inattention » ne tient pas dans ce médium. Qu’importe : la scène est forte, et le film, après tout, est aux antipodes de tout réalisme…

 

Hôichi a pour consigne de conserver un silence absolu – sous peine de mort. Aussi ne répond-il pas aux appels du guerrier fantôme, qui se met à le chercher dans le pavillon. Un changement de point de vue est opéré : dans un premier plan, le guerrier au fond de la pièce est transparent, et Hôichi parfaitement visible (fig. 59) ; puis c’est le contraire qui se produit : le fantôme devient « matériel », Hôichi devient « fantomatique » (fig. 60)… à l’exception de ses oreilles.

Fig. 59
Fig. 60

Mais c’est encore un point de vue « objectif », donnant l’impression que c’est le spectateur qui a changé de monde, et, en conséquence, de perception. Les plans suivants correspondent davantage à ce que voit le fantôme lui-même, ce qui permet une focalisation sur les oreilles qui flottent dans le vide (fig. 61-62).

Fig. 61
Fig. 62

La scène a forcément quelque chose de grotesque, que la suite vient à la fois confirmer et atténuer – car le choix du guerrier d’emporter ces oreilles débouche sur une scène de lutte d’autant plus douloureuse qu’elle est muette, jusqu’à ce que les oreilles de Hôichi lui soient arrachées. Nous le voyons alors souffrir mille morts, les mains plaquées contre son visage, le sang s’écoulant abondamment (fig. 63) ; c’est le seul moment du film où le sang coule de manière explicite – on est loin du gore, mais il faut le relever, car même la reconstitution de la bataille de Dan-no-ura, dans le même épisode, ne se l’était pas autorisé, au nom d’une stylisation qui n’en est que plus ironique dès lors : en dernière mesure, le vain esthétisme de la bataille épique cède la place à la réalité de la souffrance infligée par les militaires sans qu’ils y pensent à deux fois…

Fig. 63

Le lendemain matin, on suit Hôichi aux traces de sang qu’il a laissées sur son passage, avant de le retrouver veillé par le prêtre et la tête entourée d’un bandage ensanglanté (fig. 64). Il a perdu ses oreilles, mais sauvé sa vie.

Fig. 64

Cependant, le drame de Hôichi ne met pas fin à sa carrière, loin de là. Sa renommée s’étend depuis l’incident, et de nouveaux spectateurs viennent sans cesse au temple, qu’ils comblent de leurs dons (fig. 65-66).

Fig. 65
Fig. 66

Hôichi joue volontiers pour eux – sur une passerelle au-dessus d’un bassin (fig. 67), qui rappelle la plateforme sur laquelle il se trouvait quand il chantait pour l’empereur Antoku et les Heike défunts. Mais c’est qu’à vrai dire il joue toujours pour eux, ainsi que nous le confirme sa voix intérieure : « Toute ma vie je jouerai pour apaiser l’âme de ces morts au tragique destin. » (fig. 68) Il n’est certes pas rancunier – et sa spiritualité n’est pas moins intense que celle du révérend.

Fig. 67
Fig. 68

Et l’épisode de se conclure sur des cerisiers en fleur, sur le chemin conduisant à la tombe de l’empereur Antoku, image de la beauté indissociable de la mort (fig. 69).

Fig. 69

 

[1] Cf. Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., pp. 19-34.

[2] Cf. Le Dit des Heiké, op. cit., pp. 729-743.

[3] On ne peut s’empêcher de noter qu’un autre réalisateur, plus tard, fera exactement la même chose, et dans une optique assez proche : Kurosawa Akira 黒澤明, dans Ran , sur une musique de… Takemitsu Tôru ; qui sonnera bien différemment il est vrai, puisque la composition alors relèvera bien davantage d’une inspiration mahlérienne, aux accents de requiem.

[4] Cf. Akutagawa Ryûnosuke, Rashômon et autres contes, op. cit., pp. 33-67.

[5] Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., p. 31.

[6] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 219.

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Dossier Kwaidan 07 : de la page à la pellicule, le travail d'adaptation - La Femme des neiges

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 07 : de la page à la pellicule, le travail d'adaptation - La Femme des neiges

La première partie se trouve ici, la précédente .

« La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女)

Durée : 43 minutes (39:00®1:22:00)

Distribution :

  • Nakadai Tatsuya 仲代達矢 : Minokichi 巳之吉
  • Kishi Keiko 岸惠子 : la femme des neiges/O-Yuki お雪
  • Mochizuki Yûko 望月優子 : la mère de Minokichi

 

Comme dit plus haut, l’ensemble de ce deuxième épisode avait été coupé dans la version lourdement éditée de Kwaidan (Kaidan 怪談) distribuée aux États-Unis et en Europe à l’époque (mais après le festival de Cannes et en conséquence de la première à Los Angeles) – un choix d’autant plus étonnant que ce fragment est probablement celui jugé le plus célèbre aujourd’hui, avec celui qui le suit, « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話).

 

Tous deux (à la différence des premier et dernier épisodes) sont d’ailleurs tirés du recueil de Lafcadio Hearn Kwaidan, qui donne son titre au film. La nouvelle originelle a un titre japonais, « Yuki-onna ». En français, dans le recueil Fantômes du Japon, elle apparaît sous le titre « La Femme de la neige »[1], mais l’usage est plutôt de parler de « neiges » au pluriel.

 

L’histoire est très courte et assez simple. Deux bûcherons, un vieil homme et son jeune apprenti Minokichi 巳之吉 (incarné dans le film par Nakadai Tatsuya 仲代達矢), sont contraints de travailler dans une forêt à bonne distance de leur village, ce qui implique d’emprunter un bac. Au retour, pris dans une tempête de neige, les deux hommes ont la mauvaise surprise de trouver le bac sur l'autre rive – ils ne peuvent pas traverser la rivière. Ils se réfugient dans la petite cabane (déserte) du passeur, qui n’offre qu’un abri assez limité. Là, Minokichi a une vision déconcertante : une femme d’une grande beauté, très pâle, se penche sur son maître et semble le faire périr de froid de par son souffle ; la créature se tourne ensuite vers l’apprenti mais, au prétexte dit-elle de sa jeunesse, elle décide finalement de ne pas le tuer comme le vieil homme – mais elle l’avertit : s’il parle de ce qu’il a vu à qui que ce soit, elle le saura, elle reviendra et elle le tuera ! Au matin, Minokichi constate la mort de son maître – mais la femme des neiges, l’a-t-il vraiment vue, ou n’était-ce qu’un rêve ?

 

Quelque temps plus tard, le jeune bûcheron, désormais à son compte, croise la route d’une très belle jeune fille du nom d’O-Yuki お雪 ; c’est là un prénom féminin assez répandu, mais le lecteur/spectateur, à la différence du jeune homme bientôt fou amoureux, ne manque pas de relever qu’il signifie « neige »… Les jeunes gens ne tardent guère à se marier, et ils vivent heureux pendant de longues années ; O-Yuki donne dix beaux enfants à Minokichi, mais reste aussi fraîche qu’au premier jour.

 

Une nuit cependant, Minokichi se souvient de ce qu’il a vécu dans sa jeunesse – l’étrange vision de la femme des neiges, qu’il raconte à son épouse, sur le ton de l’anecdote… à vrai dire, peut-être bien de ces traditions orales aux sources des kaidan-shû 怪談集[2]. Fatale erreur : son épouse O-Yuki n’était autre que la femme des neiges, yuki onna ! Le bûcheron a failli à sa promesse… Pourtant, la femme des neiges ne le tue pas – elle use à nouveau d’un prétexte, l’existence de leurs enfants ; mais elle s’en va dans la neige, et ni Minokichi, ni leurs enfants, ne la reverront jamais.

L’histoire est d’une certaine manière sur la corde raide : elle oscille entre la terreur et la mélancolie, une dimension que le film accentue encore ; mais, finalement, dans ce dernier, ce segment prend le contrepied de l’épisode précédent – cette fois, nous commençons par la terreur, et non le dépit, et, là où l’on s’attendrait, au regard de la malédiction de la femme des neiges, à ce que l’histoire se conclue également dans la terreur, c’est finalement la mélancolie qui l’emporte, et de très loin. Mais le film est globalement fidèle à la nouvelle, les variations portant sur des détails (par exemple, le couple n’a que trois enfants, et une dizaine d’années seulement s’écoulent entre la nuit dans la cabane du passeur et la révélation de la véritable nature d’O-Yuki).

 

Sur le plan visuel, le trait le plus saillant de cet épisode réside dans l’emploi de décors peints totalement surréalistes, qui confèrent à l’histoire une atmosphère d’irréalité prononcée. Mais ces décors sont d’autant plus saisissants qu’ils figurent des yeux en lieu et place de la lune ou des étoiles (fig. 1 à 6).

Fig. 1
Fig. 2
Fig. 3
Fig. 4
Fig. 5
Fig. 6

Cela n’a bien sûr rien d’un hasard : ce motif des yeux est associé à la femme des neiges, et à la surveillance constante qu’elle impose à Minokichi ; s’il trahit sa promesse, elle le saura ! Faut-il aussi en dériver une lecture « politique » ? Stephen Prince le croit[3] – si l’objet premier de ce procédé est de créer une atmosphère d’irréalité, il pense pouvoir de la sorte rapprocher Kwaidan d’autres films de Kobayashi Masaki, plus explicites sous cet angle ; il s’agirait notamment de rappeler une fois de plus l’expérience de l’armée, presque « panoptique » dans un sens : les nouvelles recrues sont sous la surveillance constante de leurs aînés, qui sont sous la surveillance constante des sous-officiers, eux-mêmes sous la surveillance constante des officiers, etc. Le « panoptisme », d’ailleurs, de manière plus stricte, renverrait en même temps à la situation des détenus à la prison de Sugamo (Sugamo kôchi-sho 巢鴨拘置所dans La Pièce aux murs épais (Kabe atsuki heya 壁あつき部屋). L’hypothèse vaut d’être envisagée, mais elle n’a probablement rien d’assuré.

 

Il faut noter que les yeux dans le ciel disparaissent peu ou prou après l’épisode dans la cabane du passeur, pour ne revenir, de manière significative, qu’au moment de la révélation de la véritable nature d’O-Yuki お雪 (fig. 6).

 

Cependant, cela ne signifie bien sûr pas qu’ils soient véritablement « absents » entre ces deux moments : c’est plutôt que nous sommes amenés, comme Minokichi lui-même, qui fait celui qui ne comprend pas, à ne pas les voir. Mais, même au moment le plus heureux du segment, quand le bûcheron tombe amoureux d’O-Yuki, les yeux sont en fait toujours là, dans le dos du bûcheron (fig. 7), et lors des amours du jeune couple, le ciel a toujours une apparence artificielle : le soleil, si c’est bien de cela qu’il s’agit, est si irréel que l’on est tenté d’y voir un œil prétendant seulement être fermé (fig. 8).

Fig. 7
Fig. 8

La stylisation de ces scènes peut éventuellement emprunter d’autres voies. On relève notamment un certain goût des compositions symétriques, avec une perspective appuyée dans l’axe (ici avec les arbres essentiellement), ainsi dès l’intertitre, mais il y en a d’autres exemples (fig. 9 et 10). On notera l’œil en arrière-plan dans la (fig. 9). Ce procédé n’est pas sans évoquer ce que feront, plus tard, des réalisateurs tels Ôshima Nagisa 大島渚, ou, surtout, Stanley Kubrick, dont c’est une marque de fabrique.

Fig. 9
Fig. 10

En certaines occasions, Kobayashi Masaki approfondit enfin son usage de procédés picturaux en jouant davantage encore de la carte de l’abstraction. C’est ce qui se produit, par exemple, le matin suivant l’aventure dans la cabane du passeur (c’est d’ailleurs ce dernier qui constate la mort du vieux bûcheron et qui sauve Minokichi ; il découvre que l’intérieur de sa cabane est totalement gelé, comme il n’aurait jamais dû l’être – pour le spectateur, cela a pour effet d’objectiver le surnaturel, face à un Minokichi qui préfère croire avoir été victime d’une hallucination) : le jour se lève sur une cascade filmée en très gros plan, au point de donner l’impression d’une peinture abstraite (fig. 11), tandis que le ciel au-dessus relève peu ou prou du monochrome rouge (fig. 12).

Fig. 11
Fig. 12

Une chose apparaît clairement, dans les quelques exemples que nous avons donnés : au-delà du motif inquiétant de l’œil, la composition chromatique de l’épisode repose sur une opposition marquée entre des teintes noires, bleues et blanches pour la nuit, le froid, le surnaturel, et des couleurs très chaudes, rouges, orangées pour le jour, l’amour, le bonheur. Cela n’a sans doute rien de bien original, mais le caractère très appuyé de cette dichotomie permet de peser la pertinence de ce que Kobayashi Masaki avait déclaré plus haut à son intervieweur Léo Bonneville, concernant sa conception de la couleur – pour son premier film à en faire usage[4].

 

Mais il y a plus à en dire, et il nous faut revenir à la nuit où Minokichi a rencontré la femme des neiges. Kobayashi Masaki y a glissé une scène absente de la nouvelle, avant que les deux bûcherons ne cherchent à se réfugier dans la cabane du passeur (identifiée par un drapeau rouge sans doute supposer promettre la chaleur – ironiquement). En effet, alors que nous sommes en pleine tempête, avec la musique de Takemitsu Tôru 武満徹 qui exprime le souffle avec habileté, mais tout autant la terreur (là encore, nous y reviendrons dans la section consacrée au travail du compositeur), nous voyons soudain Minokichi s’effondrer… et se relever, seul, éberlué (fig. 13), dans une forêt certes enneigée, mais absolument pas sous une tempête battante – et le silence se fait. S’agit-il d’un rêve ? Peut-être est-il prémonitoire – car c’est le moment de l’épisode où les yeux, d’abord (faussement ?) absents (fig. 14), apparaissent sans plus l’ombre d’un doute (fig. 15), et bientôt en nombre, avec Minokichi dans le cadre, qui, en cette occasion première, ne peut pas prétendre ne pas les voir (fig. 16 et 17) – peut-être est-ce donc ici qu’il prend, inconsciemment, la décision d’en faire abstraction par la suite ?

Fig. 13
Fig. 14
Fig. 15
Fig. 16
Fig. 17

Puis Minokichi se relève à nouveau – dans la tempête, avec son vieux maître en difficulté. Les deux bûcherons se réfugient dans la cabane du passeur, laquelle baigne d’ores et déjà dans un filtre bleu caractéristique. L’emploi de ce filtre s’explique facilement, a priori : il exprime par convention le froid et la nuit. Mais il y a sans doute une autre dimension à prendre en compte. Colette Balmain fait la remarque que le cinéma fantastique japonais a longtemps fait un usage appuyé des filtres, notamment rouges, verts et bleus, pour exprimer la survenance du surnaturel[5]. Le scénariste Konaka Chiaki 小中千昭 (ou Chiaki J. Konaka, comme il se fait appeler ; né en 1961), créateur de ce que d’autres ont appelé la « théorie Konaka » qui a posé les codes de l’emploi des fantômes dans un cadre réaliste et contemporain, à la base de la « J-Horror », dans les années 1980, confirme cet usage, pour le critiquer : « Ma théorie consiste donc à définir ce qu’il ne faut pas faire, à partir des films qui ont été réalisés par le passé. Par exemple, ne pas introduire une lumière bleutée dès qu’un fantôme apparaît. […] Au Japon, on représentait les fantômes à moitié transparents, ou bien on voyait apparaître un étrange jeune garçon dans une lumière bleuâtre. »[6] La proche manifestation de la femme des neiges pourrait donc être annoncée ainsi, même si elle est certes de toute façon une créature du froid et de la nuit, ce qui rend le questionnement plus ambigu en l’espèce – et il en ira de même quand le filtre bleu reviendra brusquement à la fin de l’épisode.

 

Nous aurons l’occasion de revenir sur la question de la transparence ; mais, pour l’heure, la femme des neiges, incarnée par Kishi Keiko 岸惠子, apparaît très concrète, parfaitement matérielle. Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, elle est tout à fait conforme aux codes de sa représentation dans le yûrei-zu 幽霊図. D’une manière qui fait écho à la représentation des femmes dans « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), elle apparaît en outre de dos, et de sorte que nous ne distinguions tout d’abord que son abondante chevelure noire (fig. 18) ; et il en va de même quand nous la voyons se pencher sur le vieux bûcheron, et, de son souffle, le geler, et aspirer en même temps son sang (du moins est-ce ce que l’on dira d’elle plus tard dans l’épisode) (fig. 19).

Fig. 18
Fig. 19

Minokichi assiste à la scène en témoin muet, pétrifié par l’effroi (fig. 20).

Fig. 20

La femme des neiges n’en remarque pas moins sa présence, et se retourne lentement vers lui, avec des gestes rigides qui contribuent à témoigner de son caractère surnaturel, outre que les couleurs sont ici particulièrement appuyées et tranchées, et donc irréelles (fig. 21).

Fig. 21

Si les yeux seront bientôt l’organe associé au personnage, lors de cette première rencontre avec Minokichi, c’est sa bouche qui est mise en avant – dans un très gros plan où l’on devine un sourire sadique, carnassier, tandis que, d’une voix très faible, grave, faussement douce (l’épisode était jusqu’alors totalement muet), elle annonce qu’elle épargnera le jeune homme, à charge pour lui de ne rien dire de ce qu’il a vu à qui que ce soit (fig. 22).

Fig. 22

Après quoi, la tempête ayant cessé et Minokichi ayant survécu, la femme des neiges (yuki onna) cède la place à O-Yuki, en même temps que les teintes froides et obscures de la nuit et de la tempête cèdent la place aux teintes rouges et orangées de la passion. Kobayashi Masaki a choisi de filmer la première apparition d’O-Yuki, mais aussi sa rencontre avec Minokichi, de très loin, dans une composition très soignée, où les yeux dans le ciel ont été remplacés par quelque chose qui ressemble à des lèvres (fig. 23) ; puis un plan plus rapproché montre les deux personnages côte à côte, et semble déjà témoigner du coup de foudre, de manière finalement très canonique, mais sur un fond très abstrait et qui annihile toute perspective, donnant l’impression d’une scène en deux dimensions (fig. 24).

Fig. 23
Fig. 24

La nouvelle de Lafcadio Hearn est très pudique : l’amour des deux jeunes gens, de manière assez révélatrice en même temps des us de la société japonaise, semble presque passer au second plan, l’essentiel étant qu’O-Yuki plaît à la mère de Minokichi. Cette dimension n’est pas absente du film : la grand-mère elle-même multiplie les compliments, et, au retour d’une scène touchante où O-Yuki et ses trois enfants prient devant la tombe de la belle-mère et grand-mère, trois commères amicales, admiratives de l’éternelle fraîcheur de la jeune femme (sans la moindre rancœur, il faut sans doute le noter), ont cet échange : « Elle est morte en louant sa bru. / Le cas est rare… / C’est vrai. C’est exceptionnel ! Ça n’arrive jamais. » La scène est d’une légèreté dont le film ne montre que peu d’autres exemples – mais avec un à-propos certain.

 

Cependant, dans le film, la passion de Minokichi est beaucoup plus explicite. Avant le mariage, nous voyons le jeune bûcheron contempler les jambes de sa future épouse avec un contentement un peu salace ; plus tard, après quelques plans d’un style assez naïf montrant le bonheur des deux amants qui courent dans les champs en riant, il embrasse les seins nus de la jeune femme, tandis qu’ils sont couchés dans l’herbe. Pas de quoi qualifier ces très brefs instants de véritablement érotiques, mais ils suffisent à inscrire dans le récit une dimension charnelle qui était totalement absente de la nouvelle.

 

Mais nous en arrivons à la scène durant laquelle O-Yuki révèle sa véritable nature, en raison de la rupture de sa promesse par Minokichi. Il s’agit tout d’abord de justifier le fait que le bûcheron parle à son épouse de son aventure : comme dans la nouvelle, cela vient de ce qu’il réalise enfin la ressemblance entre la femme des neiges et son épouse – une illumination tardive que les circonstances rendent un peu suspecte : en effet, dans la nouvelle comme dans le film, O-Yuki invite son époux à parler, et donc à fauter… La ressemblance est établie très simplement – en faisant de nouveau appel au filtre bleu, appliqué au visage d’O-Yuki (fig. 25 et 26).

Fig. 25
Fig. 26

Mais, une fois cette correspondance établie, le plan antérieur sur la bouche de la femme des neiges est remplacé par un plan sur ses yeux – en toute logique, puisqu’il s’agit du point culminant de la surveillance permanente exercée par la créature surnaturelle sur son naïf époux (fig. 27).

Fig. 27

Puis le filtre bleu disparaît, le temps que Minokichi fasse son récit, à l’invitation de son épouse. Celle-ci attend qu’il en ait fini avant de révéler sa vraie nature – le filtre bleu revient, le souffle de la tempête aussi (non pas un souffle « réaliste », mais un effet de la composition de Takemitsu Tôru). La surprise vient de ce que la femme des neiges ne se montre pas cruelle, mais avant tout triste – et même dévastée ; cela apparaît clairement sur ses traits quand elle s’avance devant son époux et dit qui elle est – elle conserve alors les vêtements et la coiffure d’O-Yuki (fig. 28) ; mais, bientôt, elle reprend tous les atours de la femme des neiges, menaçante – coiffure, vêture, mouvements rigides (fig. 29 à 31).

Fig. 28
Fig. 29
Fig. 30
Fig. 31

Pourtant, comme dans la nouvelle, la femme des neiges ne réalise pas sa menace. Prenant prétexte de l’existence de leurs enfants, elle fait le choix de ne pas tuer Minokichi. Il doit cependant y avoir une sanction : bien qu’il lui en coûte visiblement, elle consistera à abandonner l’époux naïf et leurs trois enfants – à jamais. Qu’il prenne soin d’eux, sinon… Vaine menace ? Une de plus ? Quoi qu’il en soit, la créature que nous avions d’abord vue cruelle et impitoyable, prenant la vie d’un vieillard sans plus de façons, s’avère, en dernière mesure, un avatar de la « femme trompée » (« wronged woman »)[7], et qui plus est un avatar qui ne se venge pas, mais qui subit le poids de la tromperie – le lot des femmes japonaises au cinéma.

 

Minokichi est lui aussi dévasté, bien sûr. Après avoir assisté au départ de son épouse, forme fantomatique qui a traversé la porte fermée et disparaît au loin, entre deux mondes, dans un ultime œil de mauvais augure (la malédiction, finalement, est de savoir) (fig. 32), le pauvre bûcheron s’effondre – et, cruellement, un projecteur est alors braqué sur lui, dont la lumière impitoyable le fait paraître plus faible encore, honteux, humilié (fig. 33).

Fig. 32
Fig. 33

Mais, si l’épisode précédent se concluait sur un arrêt sur image qui ne laissait guère de doute quant au dénouement, « La Femme des neiges » se conclut sur une séquence plus ambiguë : nous avions vu Minokichi confectionner des sandales, pour son épouse et pour leurs trois enfants – elles constituaient à vrai dire le symbole de leur bonheur conjugal, même dans une situation financière précaire. Après le départ de la femme des neiges, Minokichi vient déposer les sandales de son épouse dans la neige devant sa maison… et, après quelque temps, les sandales disparaissent – non pas sous la neige qui tombe, mais dans l’absolu, car leur trace demeure. Que faut-il en conclure ? Est-ce la femme des neiges qui les a malgré tout emportées ? Ce qui pourrait laisser entendre qu’une fois de plus elle n’accomplirait pas sa menace… Ou bien est-ce Minokichi qui les a enlevées, finalement résigné ? Nous ne trancherons pas – et d’autres hypothèses sont peut-être envisageables.

[1] Cf. Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., pp. 169-175.

[2] Cf. Reider Noriko T., « The Emergence of "Kaidan-shū" The Collection of Tales of the Strange and Mysterious in the Edo Period », art. cité.

[3] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., pp. 212-213.

[4] Cf. Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, pp. 65-66.

[5] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit., passim.

[6] Entretien avec Chiaki J. Konaka in Mesnildot Stéphane du, Fantômes du cinéma japonais, op. cit., p. 178.

[7] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit.

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Dossier Kwaidan 06 : de la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Les Cheveux noirs

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 06 : de la page à la pellicule, le travail d'adaptation - Les Cheveux noirs

La première partie se trouve ici, la précédente .

« Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪)

Durée : 35 minutes (3:40®39:00)

Distribution :

  • Mikuni Rentarô 三國連太郎 : l’époux
  • Aratama Michiyo 新珠三千代 : la première épouse
  • Watanabe Misako 渡辺美佐子 : la seconde épouse

 

Dans l’ensemble, le film de Kobayashi Masaki 小林正樹 se montre assez fidèle aux textes de Lafcadio Hearn – mais en introduisant tout de même quelques éléments nouveaux, et en mettant l’accent sur des points relativement discrets dans les nouvelles. Généralement, elles y gagnent en ampleur et en détail. Cependant, dans le cas des « Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), cela va bien plus loin, car la conclusion devient tout autre.

 

La source de cet épisode se trouve dans une nouvelle de Lafcadio Hearn intitulée « The Reconciliation », et qui figurait dans le recueil anglais Shadowings (1900). En français, dans Fantômes du Japon, la nouvelle s’intitule « La Première Femme du samuraï »[1] [sic.].

 

Elle met en scène un personnage de samouraï appauvri de Kyôto 京都 (anonyme, comme tous les autres personnages), qui, par ambition, suit un gouverneur dans une lointaine province et répudie sa femme, pour épouser une autre femme, d'une condition autrement plus élevée, là où il se rend. Ce second mariage s’avère désastreux, et, les années passant, le samouraï repense à celle qu’il a lâchement abandonnée ; sa mission auprès du gouverneur s’achevant, il rentre aussitôt auprès de sa première épouse, qu’il aime toujours, et il ne doute pas qu’il en va de même pour elle. Il retrouve sa demeure, qui a l’air abandonnée, mais, à l’intérieur, sa première épouse est là, travaillant sur son métier à tisser. Les retrouvailles sont dignes en même temps que chaleureuses – la femme a pardonné à son époux volage, et lui compte bien rattraper le temps perdu, lui promettant une vie meilleure, heureuse et opulente, avec nombre de domestiques à son service. Il s’endort… et, au réveil, constate qu’il a dormi auprès d’un squelette à la « longue chevelure noire tout emmêlée »[2]. Terrifié tout d’abord, mais bientôt désespéré avant tout, le samouraï quitte la demeure en ruine, et, se renseignant auprès d’un habitant, il apprend que la maison n’est plus habitée par personne depuis des années : son épouse est morte de chagrin quelques mois à peine après son départ…

 

C’est une histoire très classique de « femme trompée » (« wronged woman »)[3], où la trahison de l’époux (qui peut rappeler le personnage de Iemon 伊右衛門 dans Yotsuya kaidan 四谷怪談) débouche sur une fin plus mélancolique qu’horrifique. En fait, à cet égard, la nouvelle de Lafcadio Hearn donne un peu l’impression d’une version très simplifiée, jusqu’à l’épure, d’un des Contes de pluie et de lune (Ugetsu monogatari 雨月物語) d’Ueda Akinari 上田秋成, « La Maison dans les roseaux » (Asaji ga yado 浅茅が宿[4]), qui avait fourni son armature au film de Mizoguchi Kenji 溝口健二 Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari 雨月物語). Peut-être est-ce pour cela que la conclusion de l’histoire a été si totalement chamboulée dans Kwaidan (Kaidan 怪談) ?

 

Dans le film, la maison donne d’emblée l’impression d’être abandonnée : les cloisons et le plancher sont en piteux état, la végétation envahit l’espace ; mais ce sera bien pire à la fin de l’épisode !

 

Car la maison est habitée, par le samouraï ambitieux et sa première épouse. La première image du couple est composée de telle sorte qu’elle met en valeur la longue chevelure noire de la « femme trompée »[5] (fig. 1), après quoi un plan plus rapproché accentue encore cette impression (fig. 2).

Fig. 1
Fig. 2

Dans sa nouvelle, Lafcadio Hearn n’insiste pas le moins du monde sur la question de la chevelure : cela ne va pas plus loin que l’unique citation donnée un peu plus haut. Mais Kobayashi Masaki, dans son film, va en faire l’élément déterminant, d’où le titre du segment, qui n’a absolument rien à voir avec l’original. Dès lors, le film multiplie les plans mettant en valeur les cheveux des femmes, souvent filmées de dos – et pas seulement la première épouse (fig. 3) : la seconde épouse et ses dames de compagnie sont traitées à la même enseigne (fig. 4).

Fig. 3
Fig. 4

La hantise du samouraï regrettant sa première épouse est exprimée de bien des manières, par exemple avec un fondu qui réunit le couple (fig. 5), ou des visions alternées où la caméra est déséquilibrée, filtres et jeux d’ombres affectant les visions de la première épouse en train de tisser tandis que le samouraï infidèle se livre à une compétition d’archerie à cheval (fig. 6).

Fig. 5
Fig. 6

Mais le moment le plus saisissant à cet égard, qui ramène à la thématique des cheveux, est un montage alterné des deux épouses en train de se coiffer (fig. 7 et 8) ; cependant, la coiffure de la première épouse s’achève tandis qu’elle fait remonter sa chevelure, bien plus désordonnée que celle de sa rivale, devant son visage – qu’elle masque (fig. 9), anticipant d’une certaine manière, avec trente ans d’avance, la figure de Sadako 貞子 dans Ring (Ringu リング) de Nakata Hideo 中田秀夫.

Fig. 7
Fig. 8
Fig. 9

Mais le film use d’autres outils symboliques. Notamment, la composition des plans fait souvent intervenir des éléments (arbres, bambous, piliers, draps tendus, etc.) qui font l’effet de barreaux enfermant littéralement le samouraï dans le cadre : chaque étape de sa trahison et de sa vaine tentative pour gommer le passé donne ainsi le sentiment d’un homme fait prisonnier (fig. 10).

Fig. 10

La composition des plans, dans cet épisode, renvoie par ailleurs à la tradition picturale japonaise, et il nous faudra y revenir dans le dernier chapitre de ce dossier.

 

Si l’épisode prend son temps pour poser la situation (avec quelques passages de narration en voix off), pour opposer les modes de vie des deux épouses, et pour développer la hantise du samouraï, le retour à la première maison consiste par contre en une ellipse très brutale. Le samouraï arrive la nuit, et la maison est plus abandonnée que jamais, avec une végétation très envahissante (fig. 11 et 12). Pourtant, l’époux infidèle, bientôt, prétendra que « rien n’a changé » depuis son départ – mais c’est une imposture, une de plus : le personnage est prompt à s’illusionner et à faire preuve de mauvaise foi.

Fig. 11
Fig. 12

Cependant, dans cette maison qui tient désormais plus de la ruine qu’autre chose, le samouraï, exactement comme dans la nouvelle, finit par entrapercevoir de la lumière dans une partie du bâtiment (fig. 13), et, là-bas, il découvre sa première épouse, forcément vue de dos, comme toujours appliquée sur son métier à tisser (fig. 14).

Fig. 13
Fig. 14

Les retrouvailles des époux sont très proches de ce que raconte Lafcadio Hearn dans sa nouvelle. Mais, avec toutes les démonstrations d’affection toujours maintenue dont fait preuve Aratama Michiyo 新珠三千代 dans le rôle de la première épouse, face à un Mikuni Rentarô 三國連太郎 plus veule que jamais, la tension l’emporte sur l’émotion. Les paroles échangées, où chacun revendique la part essentielle du blâme, sonnent faux – délibérément. Pour le personnage du samouraï, cela n’a certes rien d’étonnant au regard de ce que l’on sait de lui, mais, dès ce moment, on devine quelque chose de sous-jacent dans les paroles de la première épouse, qui n’est pas seulement une pathétique victime comme dans la nouvelle ; se dessine très insidieusement l’hypothèse d’une créature bien moins faible, bien plus volontaire – une « femme trompée » certes, mais qui, en dernier ressort, ne restera pas effacée mais compte se venger, la rancune[6] ayant changé le fantôme mélancolique en une figure démoniaque et meurtrière.

 

Au matin, la scène ressemble tout d’abord à ce que Lafcadio Hearn décrit : le samouraï, dans une maison que la lumière du jour achève de montrer réduite à l’état de ruines, se réveille et constate qu’il a dormi aux côtés d’un cadavre (fig. 15).

Fig. 15

Mais, bientôt, l’ambiance et même l’histoire changent du tout au tout, et n’ont plus rien à voir. Le premier aperçu que nous avons eu de la dépouille paraît changé : vu sous un autre angle, le crâne est maintenant dénué de la moindre chair pourrie, et la chevelure, que nous avions entraperçue blanchie, redevient parfaitement noire (fig. 16), et d’une longueur inouïe… mais aussi, bientôt, agitée de mouvements évoquant un serpent de taille colossale (fig. 17).

Fig. 16
Fig. 17

Car le cadavre ne se contente pas d’être là, comme une accusation muette : il constitue, au travers de ces cheveux animés par une vie contre-nature, une menace pour le samouraï volage – la sanction tant attendue de son égoïsme.

 

Car la mélancolie cède la place à l’horreur. Le samouraï est piégé dans la demeure, qu’il parcourt sans répit en tous sens, traversant les cloisons fragilisées quand les portes fermées lui refusent le passage, tombant à plusieurs reprises à travers le plancher pourri, toujours poursuivi par la chevelure de son épouse ; Kobayashi Masaki use ici d’une technique récurrente dans toute son œuvre, en usant d’angles obliques (que les piliers et poutres de l’architecture amplifient) et de mouvements de pivot de la caméra, corrélés, qui font sans cesse basculer l’image et produisent un effet très déconcertant, au point ici de l’oppression et de la folie (fig. 18).

Fig. 18

Une folie qui se lit sur les traits du samouraï. Le film n’ayant aucune prétention au réalisme, il peut se permettre des effets qui auraient été incongrus en tout autre contexte – mais qui, ici, continuent, sur la durée, de préparer le spectateur, de l’immerger dans le spectacle très particulier auquel il est en train d’assister. En l’espèce, le jeu très expressif de l’acteur Mikuni Rentarô est souligné par un maquillage outrancier, probablement un héritage du théâtre kabuki 歌舞伎 : l’effroi est ainsi palpable, matériel – et avec lui la conviction que l’on peut mourir de peur. Ceci d’autant plus que le maquillage évolue au fur et à mesure de la scène – donnant en même temps l’impression d’un vieillissement accéléré, dans lequel on est tenté de voir un écho du vieux conte d’Urashima Tarô 浦島太郎 (fig. 19-26). À un moment, le supplice du samouraï est accentué par la prise de conscience de ce en quoi il est en train de se transformer, quand il voit son reflet dans l’eau (fig. 24), peut-être un moyen d’annoncer déjà, à l’autre bout du film, le dernier récit, « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中), dont le point de départ est justement un reflet incongru, cette fois dans du thé. L’épisode enfin s’achève sur un arrêt sur image, quand la chevelure maudite s’enroule autour du cou du samouraï dans la cour de la maison abandonnée – effet qui accentue le grotesque de la scène (fig. 26).

Fig. 19
Fig. 20
Fig. 21
Fig. 22
Fig. 23
Fig. 24
Fig. 25
Fig. 26

Un dernier point resterait à traiter : l’usage crucial de la musique et/ou du design sonore, d’autant plus que c’est probablement dans cet épisode que Takemitsu Tôru 武満徹 se livre le plus à de très déconcertantes mais surtout très pertinentes expérimentations ; mais nous préférons envisager l’ensemble du travail du compositeur en bloc, dans le chapitre suivant.

 

[1] Cf. Hearn Lafcadio, Fantômes du Japon, op. cit., pp. 156-162.

[2] Ibid., p. 161.

[3] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit..

[4] Cf. Ueda Akinari, Contes de pluie et de lune, op. cit., pp. 55-70.

[5] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit.

[6] La rancune est un motif fondamental des histoires de fantômes japonaises, très souvent associé à celui de la « femme trompée », ceci sans doute au moins depuis le nô . Mais qu’on songe par exemple, bien plus récemment, à la série de films réalisée par Shimizu Takashi 清水崇 (né en 1972), au Japon et aux États-Unis, sous le double titre japonais de Ju-on 呪怨 et anglais de The Grudge.

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Dossier Kwaidan 05 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - généralités et générique

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 05 : De la page à la pellicule, le travail d'adaptation - généralités et générique

La première partie se trouve ici, la précédente .

Kwaidan (Kaidan 怪談) est présenté pour la première fois au Japon le 29 décembre 1964[1], et sort dans les salles japonaises en janvier 1965. Le film est présenté au festival de Cannes le 17 mai 1965, et y remporte le prix spécial du jury. Aux États-Unis, une première a lieu le 15 juillet 1965 à Los Angeles… mais la réponse mitigée de l’audience, semble-t-il déconcertée par ce film très long (183 minutes) et lent, entraîne des coupes drastiques dans le métrage, afin de le réduire à la durée plus conventionnelle de 120 minutes. C’est cette version lourdement éditée qui sera projetée aux États-Unis à partir du mois de juillet, et de même en France – la version intégrale ne ressortira que bien plus tard en dehors du Japon.

 

Kwaidan est un film à sketchs, composé de quatre histoires différentes, sans dispositif visant à les lier entre elles – elles ne sont liées que thématiquement : ce sont des « histoires de fantômes », en leur temps couchées sur le papier par Lafcadio Hearn (crédité au générique sous son nom japonais, Koizumi Yakumo 小泉八雲). La succession des quatre histoires évoque cependant celle des saisons. Les épisodes sont présentés dans l’ordre suivant :

  • « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪).
  • « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女).
  • « Histoire de Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi no hanashi 耳無し芳一の話).
  • « Dans un bol de thé » (Chawan no naka 茶碗の中).

 

La « version courte » opère diverses coupes çà et là, mais, surtout, l’intégralité du deuxième épisode, « La Femme des neiges », disparaît dans ce remontage.

 

Les épisodes « La Femme des neiges » et « Histoire de Hôichi sans oreilles » proviennent seuls du recueil de Lafcadio Hearn intitulé Kwaidan.

 

La forme même du film et de son matériau source nous amèneront, dans ce chapitre, à analyser chaque épisode indépendamment, dans l’ordre où ils se succèdent, préalable nécessaire aux analyses plus transversales qui feront l’objet du dernier chapitre de ce dossier.

Mais, avant d’aborder les quatre histoires, il faut cependant dire quelques mots du générique – qui fait pleinement partie du film[2].

 

En effet, Kobayashi Masaki 小林正樹 use d’un dispositif particulier, destiné à introduire progressivement le spectateur dans l’ambiance lente et contemplative du film, tout en affichant une forme d’abstraction artistiquement connotée qui est en même temps un jeu sur les couleurs – or il faut se rappeler que Kwaidan est le premier film en couleurs du réalisateur, et il comptait bien en tirer tous les avantages : « Sachez que lorsque je fais un film, je ne suis pas intéressé à reproduire la couleur telle que nos yeux la perçoivent. C’est celle que j’ai dans mon imagination que je cherche à produire. Dans Kwaidan, j’ai tenté de donner les couleurs que je désirais vraiment. Et c’est ce que j’ai réussi, je crois. Quand on cherche à reproduire la couleur réelle, il faut se contenter de ce que donne le laboratoire. […] Dans Kwaidan, j’ai mis mes couleurs. […] j’ai créé "ma" couleur volontairement surréaliste. »[3]

 

Le générique alterne ainsi entre classiques écrans de présentation, d’un fond blanc un peu granuleux qui évoque du papier[4] (fig. 1), et des gouttes d’encre – d’abord noire (fig. 2), puis de couleur – qui se dissolvent dans un liquide, isolément (fig. 3 et 4), ou bien en se mélangeant entre elles (fig. 5 et 6).

Fig. 1 : "réalisé par Kobayashi Masaki"
Fig. 2
Fig. 3
Fig. 4
Fig. 5
Fig. 6

Ce procédé, dans un film si ouvertement dédié aux arts anciens du Japon, tient bien davantage de l’avant-garde – impression renforcée par la bande son de Takemitsu Torû 武満徹, qui consiste pour l’heure simplement en des sortes de tintements de cloches, retravaillés électroniquement, et distribués aussi aléatoirement que la dilution des couleurs. En fait, plus que cet étrange son cristallin, ce que l’on ressent avant tout, c’est la distance très prolongée qui sépare chaque « note » : le silence fait partie intégrante, et même dominante, de la composition – ce qui se vérifiera dans l’ensemble du film. On sait que le compositeur appréciait la réflexion théorique de John Cage (1912-1992), mais sans doute faut-il d’abord y voir une illustration du concept esthétique japonais de ma , portant sur les intervalles, et qui en musique désigne justement la pause entre deux notes, constitutive du rythme. D’une certaine manière, le spectateur est ainsi conditionné, et intègre le rythme de l’œuvre.

[1] Les informations contenues dans ce paragraphe proviennent de la page de l’Internet Movie DataBase consacrée au film.

[2] Une précision concernant les illustrations tirées de Kwaidan dans ce dossier : désormais, il s’agira toujours de captures que nous avons personnellement réalisées sur la base du DVD de la version intégrale édité par Wild Side, coll. « Les Introuvables ».

[3] Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, pp. 65-66.

[4] Il faut noter que la distribution entière du film figure ainsi en introduction seulement, même en faisant la distinction épisode par épisode.

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Dossier Kwaidan 04 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Kobayashi Masaki, la stylisation de la rébellion

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 04 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Kobayashi Masaki, la stylisation de la rébellion

La première partie se trouve ici, la précédente .

Kobayashi Masaki 小林正樹 (1916-1996) figure parmi les plus illustres réalisateurs japonais, notamment durant « l’âge d’or » des années 1950 puis, surtout, dans les années 1960, même s’il est presque inévitablement relégué à un rang bien inférieur par rapport au « triumvirat » toujours répété des grands cinéastes nippons : Kurosawa Akira 黒澤明 (1910-1998), Mizoguchi Kenji 溝口健二 (1898-1956) et Ozu Yasujirô 小津安二郎 (1903-1963). Il avait en son temps reçu de très nombreuses récompenses, au Japon comme à l’étranger, car il avait pu en partie s’exporter ; toutefois, la stylisation extrême dont il était coutumier a pu aussi bien susciter l’admiration que lui attirer des inimitiés et des critiques[1].

 

Ses films souvent âpres contribuent aussi à asseoir une réputation de cinéaste « politique », sans être engagé à proprement parler, mais qui dénonce avec colère et virulence les hypocrisies de la société japonaise, dans une optique libérale et anti-autoritaire, farouchement pacifiste. Stephen Prince, toutefois, avance que le cinéma de Kobayashi Masaki, s’il est assurément tout cela, est aussi et peut-être avant tout « spirituel », là encore sans être « religieux » à proprement parler[2].

 

Le réalisateur, en son temps, est notamment célébré dans les festivals occidentaux (le public ne suit pas forcément…), et tout particulièrement à Cannes, où il remporte le prix spécial du jury pour Harakiri (Seppuku 切腹) en 1963 puis, en 1965, pour son film suivant, qui nest autre que Kwaidan (Kaidan 怪談). Cela a pu lui attirer quelque suspicion au Japon, où lon dénigrait parfois ce genre de distinctions comme témoignant de ce que tel film avait été conçu spécialement pour le public occidental : un cas célèbre est La Porte de lenfer (Jigokumon 地獄門), de Kinugasa Teinosuke 衣笠貞之助, palme dor à Cannes en 1954[3]. Kobayashi Masaki n’est certes pas le seul réalisateur à en avoir fait (très injustement) les frais : Kurosawa Akira, dabord honoré pour avoir permis au cinéma japonais de s’exporter à partir de Rashômon 羅生門, a été très sévèrement critiqué à cet égard, pendant une longue période, ce qui lui a justement imposé de recourir à des financements étrangers pour tourner, avant de bénéficier enfin d’une « réhabilitation » tardive.

 

Cependant, concernant Kobayashi Masaki, cette capacité à s’exporter doit de toute façon être relativisée, d’autant qu’elle comporte un biais de représentation très significatif : en Europe comme en Amérique, longtemps, le cinéaste a été surtout connu pour trois films successifs datant des années 1960, qui sont Harakiri (1962), Kwaidan (1964) et Rébellion (Jôi-uchi : Hairyô tsuma shimatsu 上意討ち拝領妻始末, 1967). Or ces trois films sont des jidaigeki 時代劇 ; on en a donc conclu que Kobayashi Masaki était un réalisateur privilégiant ce registre. Rien de plus faux ! Sur les vingt-et-un titres que compte la filmographie de Kobayashi Masaki[4], quatre seulement sont des jidaigeki ; c’était bien davantage, incomparablement même, un cinéaste du contemporain ! Ce biais est une illustration parlante du phénomène mentionné plus haut, selon lequel les spectateurs occidentaux, par goût de l’exotisme, ont longtemps ignoré les gendaigeki 現代劇.

 

Il n’en est que plus nécessaire de revenir sur la vie et l’œuvre de Kobayashi Masaki.

 

Jeune homme, il découvre véritablement le cinéma avec la meilleure des guides : une cousine de son père, l’actrice Tanaka Kinuyo 田中絹代 (1909-1977). C’est en effet une des plus grandes stars féminines du cinéma japonais[5]. Remarquée dès le temps du muet (elle a débuté en 1924), elle tourne dans le premier film parlant japonais, puis enchaîne les rôles auprès des plus grands réalisateurs, parmi lesquels Gosho Heinosuke 五所平之助, Ozu Yasujirô, Kinoshita Keisuke 木下惠介, Naruse Mikio 成瀬巳喜男, Ichikawa Kon 市川崑, et, peut-être surtout, Mizoguchi Kenji, qui l’a fait tourner à quinze reprises, son rôle le plus célèbre sous sa direction étant probablement celui d’O-Haru お春 dans La Vie d’O-Haru, femme galante (Saikaku ichidai onna 西鶴一代女, 1952) (fig. 1). Elle transmet à Kobayashi Masaki le goût du cinéma, et a probablement joué un rôle déterminant dans son orientation professionnelle, outre qu’elle a pu lui faciliter la tâche quand il s’est agi d’intégrer un studio (la Shôchiku 松竹, en l’espèce) pour entamer une carrière de cinéaste.

Fig. 1

Avant cela, toutefois, Kobayashi Masaki se lance dans des études supérieures à l’université de Waseda 早稲田, à Tôkyô 東京. Là, il fait une rencontre déterminante – avec un homme qu’il dira toujours avoir été son mentor : Aizu Yaichi 会津 八一 (1881-1956), poète, calligraphe, diplômé en littérature anglaise et surtout historien de l’art (fig. 2) ; ainsi que nous l’avons mentionné, cet éminent professeur avait été parmi les étudiants de Lafcadio Hearn dans cette même université de Waseda, lequel lui avait donné le goût des lettres anglaises (il a fait une thèse sur John Keats), mais aussi de la culture de la Grèce antique, dont l’étude approfondie de l’art l’a ensuite ramené à l’art japonais, et au premier chef à l’art bouddhique, la statuaire notamment, des époques d’Asuka (Asuka-jidai 飛鳥時代, du milieu du VIe siècle à 710) et de Nara (Nara-jidai 奈良時代, 710-794). Au contact d’Aizu Yaichi, le jeune Kobayashi Masaki hérite de cette passion, et poursuit ses études en histoire de l’art. Il est alors quelque peu indécis quant à son avenir : tandis qu’il fait son entrée à la Shôchiku, entamant timidement sa carrière de cinéaste, il rédige en même temps une thèse consacrée à la statuaire bouddhique de Nara 奈良… thèse qui disparaîtra dans les bombardements de Tôkyô pendant la Seconde Guerre mondiale.

Fig. 2

Car survient la guerre, qui constituera pour Kobayashi Masaki un véritable traumatisme – il y reviendra sans cesse, tout au long de sa carrière. D’inclination libérale, et d’ores et déjà un pacifiste convaincu, il est incorporé en 1942 et n’a d’autre choix que de se taire et de subir. Il est tout d’abord envoyé en Mandchourie, dans l’armée du Kwantung (kantôgun 関東軍), où il constate les exactions commises par l’armée impériale contre les Chinois, bien loin du discours propagandiste prétendant que le Japon libérait, avec leur bénédiction, les populations asiatiques de l’oppression impérialiste occidentale ; mais il y subit aussi les brimades incessantes qui font le quotidien des soldats de l’armée impériale. Il tient alors un poignant journal intime, riche de précieux témoignages. En 1944, tandis que l’inéluctabilité de la défaite devient toujours plus palpable, il est déployé sur un autre front, dans les Ryûkyû 琉球, en préparation de la bataille d’Okinawa 沖縄. Puis il est fait prisonnier de guerre par les Américains, et sera détenu à Okinawa même jusqu’en novembre 1946.

 

La guerre a tout changé – pour le Japon, et pour Kobayashi Masaki lui-même, qui en revient aigri, furieux même, à l’encontre des mensonges et des crimes de l’armée impériale ; mais la situation du Japon occupé par les Américains accroît encore cette colère. Il est plus que jamais pacifiste et anti-autoritaire : son œuvre à venir ne cessera d’en témoigner.

 

Sitôt libéré, Kobayashi Masaki n’envisage plus de revenir sur ses études artistiques – par ailleurs, il ne revoit plus Aizu Yaichi après la guerre, même quand le professeur lui écrit, en 1952, pour le féliciter à l’occasion de la réalisation de son premier film en tant que metteur en scène ; son mentor meurt en 1956, et le réalisateur, par la suite, exprimera souvent ses regrets, ses remords même, de ne pas avoir à nouveau cherché à le rencontrer une fois rentré d’Okinawa

 

Il réintègre la Shôchiku, mais son aigreur persiste : du fait de ses longues études, puis de son incorporation dans l’armée impériale, puis de sa détention dans un camp de prisonniers de guerre, quand Kobayashi Masaki entame véritablement sa carrière de cinéaste, en 1946, il a trente ans, un âge relativement avancé par rapport à ses collègues. Parmi les cinéastes de sa génération, nombreux sont les réalisateurs déjà installés, tandis que lui-même doit reprendre du début l’apprentissage alors inévitable dans le système des studios, consistant à être assistant réalisateur pendant plusieurs années avant de pouvoir réaliser ses propres films. C’est ainsi qu’il se met à travailler avec Kinoshita Keisuke, qui n’a que quatre ans de plus que lui, mais est déjà un réalisateur très couru, très populaire, à la filmographie conséquente, et qui s’est parfaitement adapté au moule des productions de la Shôchiku. Le directeur de la compagnie, Kido Shirô 城戸四郎 (1894-1977), prône en effet la réalisation de films « familiaux » et « positifs », mélodrames plus ou moins sociaux (mais très « innocemment », bien loin du cinéma prolétarien qui renaît après la chute du régime militariste) ou comédies légères – ce qui n’exclut pas quelques réalisations plus hétérodoxes de temps à autre, dont Kinoshita Keisuke lui-même livrera de très convaincants exemples.

 

En 1952, à l’âge de 36 ans, Kobayashi Masaki réalise enfin son premier film, La Jeunesse du fils (Musuko no seishun 息子の青春). Dans les années qui suivent, il ne cesse de tourner, à un rythme très soutenu. La plupart de ces premiers films, sans être totalement impersonnels, restent tout d’abord dans la droite lignée du style Shôchiku, et notamment de celui de Kinoshita Keisuke, devenu au fil des travaux en commun une sorte de mentor cinématographique.

 

Mais Kobayashi Masaki a d’autres choses à raconter – autrement plus rudes. Dès 1953, il tourne un film aux antipodes des productions familiales prisées par son studio : La Pièce aux murs épais (Kabe atsuki heya 壁あつき部屋), sur un scénario de l’écrivain Abe Kôbô 安部公房 (1924-1993), qui traite des soldats japonais détenus à la prison de Sugamo (Sugamo kôchi-sho 巢鴨拘置所) dans l’attente de leur procès pour crimes de guerre… ou de leur exécution. Quand le film est tourné, l’occupation américaine a cessé, mais le tabou demeure – le patron de la Shôchiku, Kido Shirô, en est d’autant plus conscient… qu’il avait lui-même été inquiété par les autorités d'occupation en raison de son rôle dans l’industrie cinématographique durant la guerre ! Sous un prétexte fallacieux, il retardera la sortie du film jusqu’en 1956…

 

Jusqu’à cette date, même déçu, Kobayashi Masaki s’est tenu à carreau ; mais, dès lors, il tourne à nouveau des films plus rugueux que les mélodrames qu’on lui imposait. Il faut mentionner notamment Rivière noire (Kuroi kawa 黒い河), en 1957, film traitant de la misère et de la corruption endémiques à proximité des bases américaines au Japon. C’est l’occasion d’une nouvelle rencontre déterminante, avec l’acteur Nakadai Tatsuya 仲代達矢 (né en 1932), qui n’avait tourné que quelques films auparavant, et qui brille dans le rôle du yakuza やくざ Joe ジョー. Il deviendra bientôt une très grande star[6], et jouera dans la plupart des films de Kobayashi Masaki jusqu’à la mort du réalisateur, devenant son acteur fétiche. Dans Kwaidan, il incarne le bûcheron Minokichi 巳之吉 dans l’épisode « La Femme des neiges » (Yuki onna 雪女) (fig. 3).

 
Fig. 3

Peu après, la carrière de Kobayashi Masaki prend un tournant radical, coïncidant avec les débuts d’une émancipation par rapport à la Shôchiku, au travers d’un film proprement pharaonique : La Condition de l’homme (Ningen no jôken 人間の條件), l’adaptation d’un roman-fleuve de Gomikawa Jumpei 五味川純平 (1916-1995), dans lequel l’écrivain racontait son expérience dans l’armée impériale en Mandchourie. Là-bas, il avait vécu exactement les mêmes choses que Kobayashi Masaki lui-même – le cinéaste y a ainsi trouvé l’occasion d’un film qui serait en même temps une catharsis[7]. Il en est résulté un monstre cinématographique de près de 9h30 ! À maints égards, La Condition de l’homme constitue un unique film[8], et il a été diffusé au Japon, dans certaines salles du moins, sous cette forme, ininterrompue ; son exploitation commerciale, cependant, a généralement pris la forme d’une trilogie, entre 1959 et 1961, chaque film faisant tout de même plus de trois heures[9]. Ce film très éprouvant, impitoyable dans la dénonciation des exactions de l’armée japonaise, rencontre le succès – l’époque autorisait enfin ce genre de retours sans concession[10].

 

En 1962, nouveau tournant : Kobayashi Masaki, qui jusqu’alors n’avait tourné que des gendaigeki, décide de tourner un jidaigeki, mais porté par un même esprit critique, très virulent – subversif, dans un sens, de ce qu’était encore bien trop souvent le genre « historique ». Sur la base d’un scénario extrêmement habile de Hashimoto Shinobu 橋本忍 (né en 1918)[11], Harakiri est un réquisitoire impitoyable contre les hypocrisies du bushido 武士道, et l’imposture qu’est au fond la révérence pour ce passé idéalisé, assimilée aux manœuvres morbides des militaristes qui ont entraîné le Japon dans la guerre et la destruction. Nakadai Tatsuya s’y montre particulièrement brillant, dans le rôle du rônin 浪人 Tsugumo Hanshirô 津雲半四郎 (fig. 4), qui lui attire la célébrité, y compris à l’étranger, où le film est applaudi.

 

Fig. 4

Mais il bénéficie aussi d’une nouvelle approche de la réalisation chez Kobayashi Masaki : le jidaigeki lui offre l’occasion d’une stylisation inédite dans ses précédents films (déjà très stylisés cela dit) ; le film est parcouru d’une préoccupation esthétique de tous les instants, et les effets techniques coutumiers du réalisateur sont déjà tous là, constituant une grammaire personnelle, caractéristique désormais de ses films : la caméra placée en hauteur, les angles obliques qui « aplatissent » les dimensions et induisent le malaise, les mouvements de pivot qui déstabilisent soigneusement l’image…

 

Mais il ne s’agit pas que de visuel – car débute alors une collaboration extrêmement fructueuse entre Kobayashi Masaki et le grand compositeur Takemitsu Torû 武満徹 (1930-1996), qui, comme Nakadai Tatsuya, sera dès lors de tous les films du réalisateur ou presque (Takemitsu et Kobayashi meurent tous deux à quelques mois d’écart). L’importance du travail de Takemitsu Torû, notamment dans Kwaidan, est telle qu’il vaut mieux ne pas s’y attarder ici, une section entière y sera consacrée en fin de dossier.

 

Mais nous en arrivons justement à Kwaidan (1964). Ce n’est bien sûr pas le lieu d’analyser le film, mais il faut cependant dire quelques mots des circonstances du tournage – car elles s’avéreront cruciales. Ce film comptait énormément pour Kobayashi Masaki, qui y voyait l’occasion de rendre un hommage à son mentor Aizu Yaichi, et aux arts japonais anciens qu’ils aimaient tant tous les deux. L’usage de la couleur, une première pour le réalisateur, l’incitait davantage encore à la stylisation, plus que jamais, pour en dériver un film qui serait avant tout un objet esthétique, sans la moindre prétention au réalisme, bien au contraire.

Tourné entièrement en studio, ou plus exactement dans un immense hangar d’aviation désaffecté de Kyôto 京都[12], le film pose d’emblée un énorme problème de financement. Le cinéma japonais est en crise depuis le début des années 1960 – notamment en raison de la démocratisation de la télévision –, et le système des studios s’effondre, en dépit de quelques tentatives plus ou moins désespérées de relancer la machine : la Shôchiku, qui avait formé Kobayashi Masaki, joue ainsi de la carte de la « Nouvelle Vague », avec notamment le jeune Ôshima Nagisa 大島渚 (1932-2013), et, dans d’autres studios, d’autres cinéastes frondeurs font parler d’eux, comme Imamura Shôhei 今村昌平 (1926-2006) à la Nikkatsu 日活, mais rien n’y fait. Des réalisateurs davantage installés, comme Kurosawa Akira, en font bientôt les frais, et Kobayashi Masaki n’y échappe pas davantage. Le tournage de Kwaidan, qui doit être exploité par la Tôhô 東宝, débute sans que suffisamment de fonds y aient été alloués, et le réalisateur est amené à filmer en flux tendu, en injectant sans cesse de son propre argent pour pouvoir continuer à tourner – il est même amené à vendre sa maison[13] !

 

Pourtant, le film sort – et le succès critique est là, au Japon comme à l’étranger… où le public se montre éventuellement plus rétif. Et les studios, déjà frileux, n’en acquièrent que davantage la conviction que Kobayashi Masaki n’est pas fiable au plan financier, et que lui confier un budget serait bien trop dangereux.

 

La carrière du réalisateur en est irrémédiablement affectée. Il est désormais un cinéaste indépendant, mais au sens où il doit naviguer entre les projets et les compagnies, et, quand il parvient à se lancer dans un film, sa position précaire en matière de financement ne lui permet plus de prétendre à la liberté dont il avait fait bénéficié depuis La Condition de l’homme. Il en fait l’expérience dès son film suivant, Rébellion (1967). Le film est à nouveau scénarisé par Hashimoto Shinobu, et il y reste quelque chose de la volonté subversive de Harakiri, mais sur un mode tout de même bien atténué. C’est que le film est tout à la gloire de son acteur principal, qui est en même temps son producteur : Mifune Toshirô 三船敏郎 (1920-1997), le célèbre acteur qui avait si souvent brillé, notamment, chez Kurosawa Akira. Le réalisateur, dans ces conditions, ne peut qu’obtempérer aux demandes de la star, très soucieuse de son image, et le film n’en prend que davantage les atours d’un jidaigeki bien autrement classique et pondéré que Harakiri… Mais le film sort, et rencontre un certain succès tant critique que commercial. Kobayashi Masaki en garde un goût amer en bouche… d’autant que ce film, largement « de commande », semble plaire davantage que d’autres dans lesquels il s’était bien autrement investi !

 

Ce relatif succès n’arrange pourtant pas les affaires du réalisateur, qui doit à nouveau errer entre les compagnies. Impossible dans ces conditions de tourner « en continu » : de plus en plus de temps s’étale entre deux films.

 

Les difficultés toujours plus marquées pour trouver des financements rapprochent certains réalisateurs. En 1969, Kobayashi Masaki s’associe ainsi avec trois des plus illustres de ses collègues, Kurosawa Akira, Ichikawa Kon et son ancien mentor Kinoshita Keisuke, et ils forment ensemble la Yonki no kai 四騎の会, ou « Club des quatre cavaliers », association supposée permettre le financement de leurs divers projets ; mais, dès l’année suivante, Dodes’kaden (Dodesukaden どですかでん), de Kurosawa Akira, est un terrible échec commercial, qui met fin prématurément à l’aventure, même si le nom demeure[14]

 

Kobayashi Masaki, comme beaucoup de réalisateurs alors, est progressivement amené à se tourner vers la télévision. C’est finalement par ce biais qu’il tournera les films les plus intéressants de la dernière partie de sa carrière. Ainsi, tout d’abord, de Les Fossiles (Kaseki 化石, 1975), un très long film à nouveau (200 minutes), d’après un roman de Inoue Yasushi 井上靖. Ce film est surtout l’occasion, pour Kobayashi Masaki, de poursuivre son travail sur l’art – cependant, cette fois, il s’agit surtout de l’art occidental, puisque le film a été pour une bonne part tourné en extérieurs en Europe, plus précisément en France et en Espagne, et parfois dans des monuments et des musées. Le film est bien accueilli par la critique, et constitue un succès[15].

 

Durant cette dernière partie de la carrière du réalisateur, c’est cependant un autre film qui suscite le plus d’échos – un documentaire, cette fois, toujours produit par la télévision : Le Procès de Tôkyô (Tôkyô saiban 東京裁判, 1983). Kobayashi Masaki a fouillé à cette occasion dans des centaines d’heures d’archives filmées, dont certaines qui venaient à peine d’être rendues accessibles au public par les gouvernements américain et japonais, pour en faire un film très long encore une fois (277 minutes), et qui, derrière le procès des dirigeants japonais pour crimes contre la paix, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, envisage tous les événements politiques et militaires impliquant le Japon depuis l’invasion de la Manchourie jusqu’à la bombe atomique, en osant aussi parfois quelques mises en relation avec l’histoire plus récente, et notamment la guerre du Vietnam. Kobayashi Masaki revient ainsi, plus frontalement que jamais, au thème de la guerre, plus de vingt ans après La Pièce aux murs épais et La Condition de l’homme, et en dérive un plaidoyer vibrant pour le pacifisme.

 

Après 1985, Kobayashi Masaki ne tourne plus. En 1996, pourtant, à la veille de sa mort, il conçoit, avec le soutien et l’assistance de ses proches, et notamment Nakadai Tatsuya, un dernier film, qui lui tient particulièrement à cœur, même si, malade, il n’est pas en état de le filmer lui-même : Aizu Yaichi no sekai : Nara no hotoke-tachi 会津八一の世界奈良の仏たち. Il voulait rendre un ultime hommage à son mentor Aizu Yaichi, décédé quarante ans plus tôt sans avoir revu son disciple, le réalisateur, à son retour d’Okinawa ; l’hommage, tout naturellement, porte aussi sur les temples bouddhiques de Nara et leur statuaire, qui les passionnaient tant tous les deux. C’est à nouveau un documentaire, mais qui contient cette fois quelques scènes « de fiction », dans lesquelles Aizu Yaichi lui-même est incarné par le fidèle ami Nakadai Tatsuya. À la veille de sa mort, le cinéaste paie ainsi tribut à son vieux maître, et met une dernière fois en scène sa passion pour tous les arts, dans une atmosphère de spiritualité apaisée et sereine.

 

Kobayashi Masaki meurt d’un arrêt cardiaque le 4 octobre 1996, à Tôkyô.

 

[1] Aujourd’hui, à titre dexemple, Tessier Max, Le Cinéma japonais, op. cit., ne lévoque jamais sans mentionner des réserves portant sur son style jugé trop artificiel et « vieilli ». Richie Donald, Le Cinéma japonais, op. cit., contient quelques critiques semblables, mais le point de vue est nettement plus positif ; il l’est plus encore chez Sato Tadao, Le Cinéma japonais, op. cit., qui ne s’étend pour autant pas vraiment sur son cas. Citons d’ores et déjà le très récent ouvrage de Prince Stephen, A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, New Brunswick, Rutgers University Press, 2018, forcément plus enthousiaste ; c’est le premier ouvrage en langue anglaise consacré spécifiquement au réalisateur, et ce sera notre principale référence à cet égard.

[2] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit. : cette thèse court sur l’ensemble de l’ouvrage, en relevant notamment l’emploi récurrent par le réalisateur de thèmes ainsi que de symboles aussi bien bouddhiques que chrétiens, tout au long de sa carrière.

[3] Cf. Tessier Max, « Le cinéma japonais contemporain », in L’Esthétique contemporaine du Japon : théorie et pratique à partir des années 1930, sous la direction de Tamba Akira, Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 184.

[4] Selon la liste établie par Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 299, et qui appelle deux remarques : d’une part, La Condition de l’homme (Ningen no jôken 人間の條件) y est comptée pour un seul film (et non trois) ; d’autre part, le dernier film de la liste, Aizu Yaichi no sekai : Nara no hotoke-tachi 会津八一の世界奈良の仏たち, n’a pas été techniquement réalisé par Kobayashi Masaki, alors très affaibli. Notons aussi que cette liste comprend deux documentaires, dont l’un, Le Procès de Tôkyô (Tôkyô saiban 東京裁判), est intégralement constitué d’images d’archives, et n’a donc pas été « filmé » (à la différence de l’autre documentaire, qui est le film consacré à Aizu Yaichi 会津八一).

[5] Elle a joué dans plus de 250 films. Notons qu’elle fut aussi réalisatrice, une des premières de l’histoire du cinéma japonais.

[6] Il a joué pour les plus grands réalisateurs ; c’est un des plus fameux acteurs japonais, aussi un de ceux qui se sont le mieux exportés ; mais, en Occident, on le connaît peut-être surtout pour deux rôles bien plus tardifs, dans Kagemusha, l’ombre du guerrier (Kagemusha 影武者, 1980) et Ran (1985), tous deux de Kurosawa Akira ; mais on peut aussi mentionner, par exemple, Goyokin, l’or du shogun (Goyôkin 御用金, 1969), de Gosha Hideo 五社英雄, parmi bien d’autres films célèbres et loués par la critique.

[7] Ce que l’acteur principal, Nakadai Tatsuya, avait très bien compris, qui s’était inspiré du réalisateur lui-même pour incarner le héros, Kaji . Le romancier également en était conscient, et approuvait cette approche.

[8] Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., l’envisage bien ainsi, comme le réalisateur lui-même.

[9] Leurs titres français étant Il n’y a pas de plus grand amour ; Le Chemin de l’éternité ; et La Prière du soldat.

[10] D’autres films, à la même époque, osent également braver le tabou en la matière ; on peut citer par exemple Feux dans la plaine (Nobi 野火), d’Ichikawa Kon 市川崑, qui sort également en 1959.

[11] Il était l’un des scénaristes les plus admirés de l’époque, notamment pour ses nombreuses collaborations avec Kurosawa Akira, parmi lesquelles des films aussi essentiels que Rashômon (1950), Vivre (Ikiru 生きる, 1952), Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai 七人の侍, 1954), ou encore Le Château de l’araignée (Kumo no sujô 蜘蛛巣城, 1957) ; mais il a travaillé avec bien d’autres grands réalisateurs. Il retrouvera Kobayashi Masaki pour Rébellion (1967).

[12] Cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., p. 206.

[13] Cf. Bonneville Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », art. cité, p. 67.

[14] L’affaire est particulièrement tragique pour Kurosawa Akira, qui ne peut tout simplement plus tourner au Japon. Ses quatre films suivants, très espacés dans le temps (cinq années entre chaque film, on est très loin du rythme du réalisateur auparavant), seront tous des financements étrangers : Dersou Ouzala (Derusu Uzara デルス・ウザーラ, 1975, URSS) ; Kagemusha, l’ombre du guerrier (1980, États-Unis) ; Ran (1985, France) ; Rêves (Yume 夢, 1990, États-Unis). Seuls les deux derniers films du réalisateur, Rhapsodie en août (Hachi-gatsu no kyôshikyoku 八月の狂詩曲, 1991), et Madadayo (Mâdadayo まあだだよ, 1993), seront à nouveau des productions japonaises.

[15] Notons au passage que, si Kwaidan est probablement le seul film fantastique à proprement parler de Kobayashi Masaki, le présent film tourne autour de l’obsession éprouvée par le personnage principal pour un personnage de femme qu’il assimile à l’ange de la mort (on lui a diagnostiqué un cancer, et il sait qu’il n’en a plus pour très longtemps, ce qui motive d’ailleurs son voyage en Europe ; la comparaison avec Vivre, de Kurosawa Akira, s’impose, mais le traitement est on ne peut plus différent – cf. Prince Stephen, A Dream of Resistance, op. cit., pp. 251-273).

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Dossier Kwaidan 03 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Lafcadio Hearn et l'imaginaire japonais

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 03 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Lafcadio Hearn et l'imaginaire japonais

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Le travail de Lafcadio Hearn (1850-1904) s’inscrit dans le contexte que nous venons d’évoquer, particulièrement en ce qui concerne les kaidan-shû 怪談集. Quelques éléments biographiques s’imposent.

 

Patrick Lafcadio Hearn est né en 1850 sur l’île grecque de Leucade (d’où son second prénom, celui sous lequel il se fera connaître), d’un père irlandais (militaire dans l’armée britannique, alors en poste dans l’île) et d’une mère grecque, qui bientôt l’abandonnent à des parents en Irlande. Les premières années de sa vie sont marquées par de nombreuses difficultés familiales, et bientôt financières, qui l’inciteront à s’émanciper en voyageant de par le monde pour gagner sa vie.

 

À l’âge de 19 ans, ils se rend ainsi aux États-Unis, et d’abord à Cincinnati, où il devient journaliste – un métier de plume qui influera considérablement ses écrits de manière générale : tout au long de sa vie, il puisera son inspiration dans son environnement, et nombre de ses publications, qu’elles portent sur la cuisine, le folklore ou d’autres choses encore, n’étaient au fond pas autre chose que des reportages, d’un style certes supérieur.

 

En 1874, son mariage avec une métisse, illégal au regard de la loi de l’Ohio, constitue un prétexte pour que son journal le licencie (mais il semblerait que ses articles teintés de libre-pensée lui avaient attiré des inimitiés, qui auraient été la véritable motivation de cette sanction). Il retrouve un emploi dans un autre titre de presse, mais ce sont des années difficiles : son travail l’ennuie, et il préfère traduire en anglais des œuvres d’auteurs français – au fil des années, il fera ainsi office, déjà, de passeur, pour des auteurs tels que Théophile Gautier ou Gustave Flaubert, mais aussi Maupassant ou Mérimée (ce qui lui donne déjà l’occasion de se frotter à la littérature fantastique, parfois), ou encore Pierre Loti, qu’il admire particulièrement[1] ; son tumultueux mariage s’avère bien vite un échec (le couple divorce en 1877) ; et il ne tient pas en place…

 

Il traverse alors le pays, et s’installe à La Nouvelle-Orléans, où il demeure plusieurs années. Il est séduit par la culture créole, à laquelle il consacre plusieurs écrits sur des sujets très divers (incluant cependant déjà des « histoires étranges » issues du folklore), un goût qu’il approfondit lors d’un séjour de deux ans dans les Antilles françaises, et notamment à la Martinique.

 

Mais l’envie de partir le reprend. À l’invitation d’un ami diplomate, Lafcadio Hearn embarque pour le Japon, et arrive à Yokohama 横浜 en 1890 – et le prétexte de son voyage (devenir un correspondant au Japon pour la presse anglophone) est vite oublié : Hearn, l’éternel apatride, a enfin le sentiment de se trouver « chez lui ». Avec le soutien de Basil Hall Chamberlain, un des premiers japonologues britanniques, il obtient un poste de professeur à Matsue (sa carrière se poursuivra à Tôkyô 東京, d’abord à Tôdai 東大 puis à Waseda 早稲田). Il épouse une Japonaise, Koizumi Setsuko 小泉節子, puis, fait sans doute assez rare, il prend la nationalité japonaise, et adopte le nom de Koizumi Yakumo 小泉八雲. Pendant une quinzaine d’années, jusqu’à sa mort en 1904, Lafcadio Hearn multipliera les publications concernant le Japon, dans bien des domaines[2], et ce sont essentiellement ces écrits qui lui vaudront de devenir célèbre.

 

Les « histoires étranges », comme celles qui furent publiés dans Kwaidan à la veille de sa mort, ne représentent qu’une partie de sa production d’alors – mais certes pas négligeable : l’auteur a toujours prisé les récits fantastiques et le folklore, ce qu’il avait déjà montré notamment dans ses ouvrages consacrés à la culture créole, et éventuellement dans certaines traductions du français. On a parfois voulu, au nom de son ascendance irlandaise et de son enfance à Dublin, l’associer à certains « compatriotes », parmi les plus grands écrivains fantastiques de l’époque, incluant Oscar Wilde, Bram Stoker, Sheridan Le Fanu ou Lord Dunsany – ce qui s’accorde sans doute mal avec sa vie d’apatride jusqu’à ce qu’il se fixe au Japon…

 

Il est certes devenu un grand nom de la littérature fantastique, mais essentiellement en tant que passeur : au Japon, il n’est pas tant un créateur qu’un collecteur d’histoires, souvent purement orales jusqu’alors ; son épouse et ses étudiants, à sa demande, l’abreuvent de récits à la manière des kaidan-shû, comme en témoigne le titre de son plus fameux et ultime recueil, et c’est bien dans cette optique qu’il transmet à ses lecteurs anglophones la substance de l’imaginaire japonais – qu’il s’agisse de susciter l’effroi ou la mélancolie, ou même le rire, car le propos de ces contes est fluctuant. Mais il sait raconter toutes ces petites histoires avec brio, et sa plume habile lui vaut bien le statut de grand écrivain.

 

Mais Lafcadio Hearn n’a pas séduit qu’en Occident. Ses étudiants japonais l’appréciaient beaucoup – parmi lesquels Aizu Yaichi 会津 八一, sur lequel nous reviendrons. Passeur dans les deux sens, il a donné à certain d’entre eux le goût de la littérature anglaise, mais aussi de la culture de la Grèce antique, tout particulièrement. Mais, de manière plus inattendue, il a aussi rendu, d’une certaine manière, à ces étudiants le goût de leur propre folklore, à une époque où la modernisation à marche forcée du régime de Meiji 明治 avait parfois tendance à dénigrer le passé japonais. En effet, les kaidan-shû avaient leurs limites, et l’approche de Lafcadio Hearn relève davantage d’un travail de folkloriste – en la matière, il précède de quelques années les travaux fondateurs d’un ethnologue tel que Yanagita Kunio 柳田國男[3].

 

D’où une influence persistante de Lafcadio Hearn au Japon même – dont témoignera, s’il en était encore besoin, soixante ans après sa mort, le film Kwaidan (Kaidan 怪談) de Kobayashi Masaki 小林正樹.

 

[1] Rappelons que cet autre écrivain voyageur avait séjourné au Japon, ce qui lui avait inspiré notamment son roman Madame Chrysanthème – qui, comme les écrits de Lafcadio Hearn plus tard, contribuerait à développer la curiosité pour le Japon en Occident ; cependant, Loti s’y montrait pour le moins critique, à la différence de Lafcadio Hearn, lequel tomberait littéralement amoureux de ce pays lointain…

[2] Parfois surprenants – qu’on songe à ses nombreux écrits portant sur les insectes dans la poésie japonaise, bien au-delà des seules études concluant Kwaidan ; ils ont été rassemblés à titre posthume dans HEARN Lafcadio, Insectes, Paris, Les Editions du Sonneur, 2016.

[3] cf. Yanagita Kunio, « Contes de Tôno », in Mille Ans de littérature japonaise, t. 2, op. cit., pp. 235-246 (extraits).

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Dossier Kwaidan 02 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Les fantômes japonais dans les arts et les lettres

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 02 : Kwaidan, de Lafcadio Hearn à Kobayashi Masaki - Les fantômes japonais dans les arts et les lettres

La première partie se trouve ici.

L’étude de l’adaptation cinématographique des « histoires de fantômes » de Lafcadio Hearn par Kobayashi Masaki 小林正樹 ne peut se faire dans le vide. Un travail préalable de contextualisation s’impose, qui visera notamment à inscrire les œuvres étudiées dans la biographie et la production des deux auteurs. Mais, encore avant cela, il nous faudra nous pencher sur les sources du fantastique japonais, littéraire et cinématographique. Ce n’est qu’au travers de la conjonction de ces trois approches que le film Kwaidan (Kaidan 怪談) pourra en son temps être analysé.

 

Le Japon, du fait notamment de sa tradition religieuse mêlant shintô 神道, bouddhisme et confucianisme, sur un socle de chamanisme, entretient avec l’idée même de « fantôme » des relations sans doute différentes de l’Occident de tradition judéo-chrétienne, dans laquelle ils n’ont absolument pas leur place, et sont dès lors tôt relégués au rang de la pure superstition ; les histoires de fantômes ne sont certes pas absentes de l’imaginaire européen ancien, mais elles ne peuvent dès lors avoir la même prégnance qu’au Japon, où, longtemps, l’existence des fantômes, comme celle des esprits de manière plus générale, a pu paraître aller de soi pour tous, et parfaitement conforme aux divers enseignements sacrés – ceci, jusqu’à leur remise en cause par certains intellectuels, tel Yamagata Bantô 山片蟠桃 (1748-1821), dans une optique pouvant évoquer en Europe, peu ou prou à la même époque, les attaques des philosophes des Lumières contre la superstition et la foi notamment catholique[1]. Il faut dire que les morts, sinon les fantômes à proprement parler, sont au cœur de la vie religieuse – mais la notion même de fantômes peut être avancée avec davantage d’assurance quand on prend en compte l’activité immémoriale des femmes chamanes, qui intercèdent entre les vivants et les morts. Aujourd’hui encore, la fête d’O-Bon お盆, chaque année, en été[2], célèbre la visite des ancêtres défunts, auquel un culte est traditionnellement rendu dans chaque famille tout au long de l’année, ce culte constituant le pilier de la pratique religieuse japonaise et du système traditionnel ie .

 

La foi bouddhique, de manière plus spécifique, s’en est très bien accommodée. On trouve des fantômes, parmi d’autres créatures surnaturelles, dans les Histoires qui sont maintenant du passé (Konjaku monogatari shû 今昔物語集)[3], dont le propos vise essentiellement à l’édification – cette signification religieuse exclut ces histoires du champ de ce que l’on appellera ultérieurement le fantastique, mais certains récits « vulgaires » (au sens de « profanes ») de la partie japonaise du recueil s’en rapprochent déjà davantage, qui inspireront en leur temps, par exemple, Akutagawa Ryûnosuke 芥川龍之介 (1892-1927)[4].

 

Il en va en partie de même concernant le registre merveilleux, dans des contes tels que celui du Coupeur de bambou (Taketori monogatari 竹取物語) ; mais, si l’idée d’un récit conçu pour le divertissement et non l’édification nous rapproche bel et bien de la littérature fantastique à venir, nous nous en tiendrons ici aux récits plus spécifiquement voués à l’angoisse et à l’épouvante, et au premier chef aux histoires de fantômes.

 

Le fait est que, au-delà des kami et des bouddhas, le folklore japonais est riche de nombreux yôkai 妖怪, parmi lesquels les yûrei 幽霊, fantômes « au sens strict » (le terme bakemono 化け物 peut désigner les fantômes, mais a une acception plus large), et la culture japonaise classique abonde en créatures surnaturelles, esprits de défunts ou non, qui peuvent intervenir dans un récit sans pour autant que l’œuvre en question ne verse le moins du monde dans le fantastique. À titre d’exemple, dans Le Dit du Genji (Genji monogatari 源氏物語) de Murasaki Shikibu 紫式部 (c. 973–c. 1014 ou 1025), le livre quatrième, Yûgao 夕顔, rapporte comment les maîtresses du Prince Resplendissant font les frais de la jalousie de « l’esprit vif » d’une ancienne compagne – et en meurent[5]. Certes, il ne s’agit pas là d’un fantôme au sens où nous l’entendons habituellement, l’esprit n’étant pas celui d’une défunte, mais ces manifestations surnaturelles particulières, fréquemment mentionnées dans le folklore du Japon, intéresseront beaucoup Lafcadio Hearn, qui en évoquera plusieurs cas dans ses contes et notamment dans Kwaidan[6].

 

Nous pouvons aussi citer, mêlant cette fois « véritables » fantômes et « esprits vifs », Taira no Kiyomori 平清盛 (1118-1181) confronté aux spectres de ses victimes, mortes ou exilées, qui perturbent l’accouchement de sa fille dans le livre troisième du Dit des Heike (Heike monogatari 平家物語)[7] – un ouvrage qui se veut une chronique historique, de manière assez significative.

 

Bien avant cela, à vrai dire, l’histoire officielle du Japon mentionnait déjà les manifestations de fantômes qu’il fallait s’accommoder à titre posthume – l’exemple le plus célèbre étant celui du conseiller banni Sugawara no Michizane 菅原道真 (845-903), finalement déifié sous le nom de Tenjin 天神, dieu des lettres et des études, pour apaiser sa colère.

 

Sur ces bases (historiques, religieuses, folkloriques), le traitement littéraire de la figure du fantôme va connaître une évolution marquée, au théâtre et dans la fiction en prose, qui sera à chaque fois d’une grande importance pour le cinéma fantastique japonais.

Tout d’abord, le théâtre nô , tel qu’il se constitue durant l’époque de Muromachi (Muromachi-jidai 室町時代, 1336-1573) au travers des œuvres de Kan.ami 観阿弥 (1333-1384) et de son fils Zeami 世阿弥 (1363-1443), fait très souvent, sinon systématiquement, appel à des personnages de fantômes, qui sont incarnés par le shite 仕手, soit l’acteur principal, revêtu d’un masque. Dans le programme classique de la journée de nô, la deuxième pièce est vouée aux « spectres de guerriers », les ashura 阿修羅, et la troisième à des « spectres féminins » ; si l’on ajoute que la première met en scène des « divinités » et la cinquième et dernière des « démons », la quatrième pièce seule, « de la vie réelle », semblant en principe dépourvue de créatures surnaturelles, on pèse combien celles-ci et notamment les fantômes sont indissociables de cet art[8]. Le nô est un « spectacle total », mêlant théâtre, poésie, musique, chant et danse, outre la conception des costumes et surtout des masques – il aura une certaine influence sur le cinéma japonais, bien plus tard, mais sa singularité demeurera ; en fait, dans le domaine qui nous intéresse, si cette prépondérance des fantômes ne sera pas sans conséquences sur le cinéma fantastique, le répertoire du nô abondant en sujets de films, l’influence de ce registre théâtral sera peut-être avant tout esthétique[9].

 

On peut avancer que la lenteur caractéristique d’un certain cinéma japonais, qui vaut d’ailleurs pour Kwaidan, film long (plus de trois heures) et d’un rythme très posé, dérive de cet art de la subtilité et de l’épure. Dans ce film à sketchs, c’est probablement dans le troisième, « Hôichi sans oreilles » (Mimi-nashi Hôichi 耳なし芳), que l’influence du nô serait la plus palpable, par exemple dans la gravité de la mise en scène de la bataille de Dan-no-ura (Dan-no-ura no tatakai 壇ノ浦の戦い)[10], mais sans exclure, loin de là, d’autres influences, dont celle du kabuki 歌舞伎, notamment dans la flamboyance marquée des costumes et du maquillage. La succession, dans le film de Kobayashi Masaki, de quatre histoires différentes, pourrait lointainement évoquer la succession des pièces dans la journée de nô, mais cette hypothèse, évoquée seulement pour mémoire, paraît peu concluante, dans la mesure où les quatre histoires (et non cinq) ne suivent pas la progression orthodoxe des pièces, outre qu’elles ne sont pas séparées par des kyôgen 狂言 destinés à relâcher l’atmosphère : celle-ci est délibérément pesante tout au long du film, et, s’il est bien quelques traits d’humour çà et là, ils demeurent rares et sont souvent tardifs…

 

Le théâtre nô, assez rapidement, devient un divertissement associé à l’élite, aux guerriers (bushi 武士). Mais, durant l’époque d’Edo (Edo-jidai 江戸時代, 1603-1868), qui voit l’émergence de la classe bourgeoise, de nouvelles formes théâtrales se développent, qui correspondent davantage aux goûts des marchands, et notamment le kabuki. Ce nouveau théâtre est antithétique du nô : flamboyant, nerveux, virtuose, riche d’effets spéciaux. Les classes supérieures, dans un mouvement de rejet, le jugent vulgaire, mais il n’en remporte pas moins un succès considérable, qui persistera, et affectera sans commune mesure le développement du cinéma japonais en général, et du cinéma fantastique en particulier[11].

En effet, le cinéma fait son apparition au Japon très tôt – le procédé d’Edison fait l’objet d’une démonstration en 1896, puis le cinématographe des frères Lumière arrive dès l’année suivante, avec des opérateurs qui filment des scènes de rue ou la danse de geishas 芸者. Et on ne tarde guère à filmer de fameux acteurs de kabuki, qu’il s’agit de rendre « immortels ». Les premiers films de ce type sont très simples, sans réalisation ni mise en scène à proprement parler : on se contente de poser la caméra, devant laquelle des « stars » du kabuki[12] se livrent à un pot-pourri de leurs meilleures scènes, sans narration suivie. Après quoi l’on se met à adapter véritablement des pièces : au Japon comme ailleurs, le cinéma ressemble d’abord beaucoup à du théâtre filmé – mais à terme se développe la grammaire de ce nouveau médium, le découpage, le montage, etc., ce qui débouche sur les premières réalisations à proprement parler. Et beaucoup s’inspirent d’abord du répertoire du kabuki, si d’autres se tournent vers le shinpa 新派, c’est-à-dire le théâtre « moderne » (ainsi désigné justement pour le distinguer du kabuki), qui se veut plus réaliste et prise les histoires « contemporaines ». Ces deux sources d’inspiration débouchent sur les deux versants du cinéma japonais pour une très longue période : d’un côté, dérivé du shinpa, il y a le gendaigeki 現代劇, cinéma « contemporain » et « réaliste » ; de l’autre, il y a le jidaigeki 時代劇, cinéma « historique », « d’époque », « costumé », qui provient essentiellement du kabuki. Cette distinction devient même bientôt géographique : on tourne les jidaigeki dans des studios situés à Kyôto 京都, tandis que les studios où l’on filme les gendaigeki se trouvent à Tôkyô 東京. Pendant une très longue période, le cinéma japonais se partagera à peu près équitablement entre ces deux styles – mais, en Occident, quand on commencera à s’intéresser au cinéma japonais dans les années 1950, après le succès inattendu à l’exportation du Rashômon 羅生門 de Kurosawa Akira 黒澤明[13], Lion d’or à la Mostra de Venise en 1951, le goût de l’exotisme aura pour conséquence qu’on ne s’intéressera peu ou prou qu’au jidaigeki pendant un long moment ; le gendaigeki, avec des réalisateurs aussi importants qu’Ozu Yasujirô 小津安二郎, ne sera « découvert » que bien plus tard, rétrospectivement[14].

 

Cette distinction aura une conséquence particulière pour le cinéma fantastique japonais. En effet, le shinpa, qui se veut « réaliste », ne prise guère les sujets fantastiques ; en revanche, le kabuki, avec son côté flamboyant, est bien plus propice à la narration de telles histoires ; son répertoire étant abondamment repris dans le jidaigeki, les classiques du kabuki relevant du fantastique deviennent bientôt des films « d’époque ». Mais, en conséquence, s’il y aura des exceptions (certains films de Nakagawa Nobuo 中川信夫, notamment), la proposition sera également vraie en sens inverse : longtemps, la majeure partie des films fantastiques japonais seront des jidaigeki[15]. Il faudra attendre au mieux les années 1980 et, surtout, la fin des années 1990, pour que le cinéma fantastique japonais ose s’exprimer pleinement dans un cadre contemporain, même en reprenant des figures classiques de yûrei, etc. – ce sera la vague de la « J-Horror », qui connaîtra un grand succès au Japon comme à l’étranger à partir du film Ring (Ringu リング) de Nakata Hideo 中田秀夫 en 1998, d’après le roman éponyme de Suzuki Kôji 鈴木光司[16].

 

Mais revenons-en au kabuki. Il faut mentionner une pièce en particulier : Tôkaidô yotsuya kaidan 東海道四谷怪談 (fréquemment abrégé en Yotsuya Kaidan 四谷怪談), œuvre de Tsuruya Nanboku IV 鶴屋南北 (4代目) (1755-1829). Ce classique du kabuki, qui avait remporté un succès colossal, a suscité bien des reprises au théâtre, bien des illustrations également, notamment dans le genre ukiyo-e 浮世絵 (fig. 1), puis a donné lieu à des dizaines d’adaptations cinématographiques, et ce dès le temps du muet[17] : le fourbe samouraï Iemon 伊右衛門 et sa pauvre femme Oiwa お岩 ont fourni des archétypes aux histoires de fantômes ultérieures ; Oiwa, à vrai dire, constitue le prototype de la figure de la « femme trompée » (« wronged woman »), si essentielle au cinéma fantastique japonais[18].

Fig. 1 : portrait d’Oiwa par Utagawa Kuniyoshi 歌川国芳

Mais le succès d’une pièce comme Yotsuya kaidan tient aussi sans doute à ce que, à l’époque de Tsuruya Nanboku IV, la perception des histoires de fantômes avait changé. En effet, l’approche édifiante de ces histoires, au plan religieux ou simplement moral, avait progressivement laissé de la place à une autre approche, selon laquelle les histoires de fantômes, sans prétendre à la « réalité », pouvaient constituer en tant que telles un divertissement. Durant l’époque d’Edo, la tradition orale des « histoires étranges », racontées en commun dans certaines circonstances plus ou moins « ritualisées », ou, progressivement, plus ludiques qu’autre chose, débouche sur des anthologies qui bénéficient des progrès en matière d’imprimerie et connaissent ainsi une large diffusion : on parle alors de kaidan-shû 怪談集, c’est-à-dire de « recueils d’histoires étranges », et essentiellement d’ « histoires de fantômes »[19]. Les meilleurs écrivains en prose s’y mettent, comme par exemple Ihara Saikaku 井原西鶴 (1642-1693), et, au cours notamment du XVIIIe siècle, plusieurs de ces recueils rencontrent un certain succès populaire. Le plus célèbre est le livre d’Ueda Akinari 上田秋成 (1734-1809) intitulé Contes de pluie et de lune (Ugetsu monogatari 雨月物語, 1776)[20], que l’on connaît notamment en Occident pour avoir inspiré le célèbre film de Mizoguchi Kenji 溝口健二 (1898-1956) Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari 雨月物語, 1953)[21] (fig. 2).

Fig. 2

 

Il y a de nombreuses raisons à cette évolution – déjà évoquées : l’émergence de la classe bourgeoise, les progrès de l’imprimerie, les nouveaux modes de diffusion… Mais sans doute faut-il revenir à l’appréhension différente de la notion même de fantôme : nous l’avons mentionné plus haut, à l’époque de la diffusion des kaidan-shû, un débat oppose les intellectuels japonais, qui porte sur l’existence des esprits en général, et des fantômes en particulier. Si nombre de ces auteurs, au fil de raisonnements parfois tortueux empruntant à une vaste érudition classique (au sens fort, et donc essentiellement chinoise), ne voient pas de raison d’en douter, d’autres se montrent plus sceptiques – et parfois d’une manière toute radicale : nous avons évoqué le cas de Yamagata Bantô (1748-1821). Or il faut relever que les auteurs de kaidan-shû, et tout spécialement Ueda Akinari, s’inscrivent dans ce débat : l’auteur des Contes de pluie et de lune, philologue des plus compétent, connaissait très bien ses classiques, et son recueil témoigne de sa vaste érudition, mais tout autant de son esprit critique ; car « [c]’était un esprit fort, un sceptique qui ne voyait que fables dans les mythes. Il polémiqua avec le grand maître des Études japonaises, Motoori Norinaga, sur le caractère divin du soleil. Akinari le tenait pour un simple astre qui éclairait aussi bien les Hollandais que les Japonais. »[22] Or la remise en cause des mythes, des dieux et des fantômes procédait d’un même esprit critique… même si notre auteur a rendu grâces à la divinité Inari 稲荷神 toute sa vie, et croyait volontiers aux métamorphoses des « renards », kitsune , et des « chiens viverrins », tanuki [23].

Demeure l’impression que, pour que le fantastique se constitue en tant que genre, pour que l’on écrive et lise ou voie des « histoires étranges » et effrayantes au seul titre du divertissement, outre les moyens de diffusion modernes, il faut un état d’esprit bien particulier, à même de tirer profit d’une longue et ancienne tradition de récits dans le folklore ou dans l’érudition, le cas échéant d’ailleurs dans une optique « conservatrice », mais en s’émancipant d’une foi trop obséquieuse. Il est tentant de relever qu’à la même époque un phénomène similaire se produit en Europe : tandis que les philosophes des Lumières, de Pierre Bayle à Voltaire, dénoncent avec vigueur les superstitions, apparaissent les romans gothiques anglais, à la suite du Château d’Otrante de Horace Walpole (1764). Les métamorphoses des mythes grecs, les contes de fées ou les fantômes shakespeariens n’y changeaient au fond rien : ce n’est qu’alors qu’apparaît véritablement le genre fantastique, et que la peur devient en elle-même un sujet littéraire, ainsi que Lovecraft l’a bien montré[24].

 

Le cinéma fantastique japonais saura se nourrir de ces différents apports, du nô, du kabuki, des kaidan-shû enfin, qu’ils relèvent de l’érudition classique, du folklore ou de la création pure. Les kaidan-eiga 怪談映画, puisque c’est ainsi que l’on désigne les « films de fantômes », au-delà de leur long cantonnement dans le jidaigeki, y gagneront en diversité : les films fantastiques japonais seront alternativement « de prestige » ou « d’exploitation », avec une infinité de degrés intermédiaires ; certains réalisateurs s’attacheront au genre, d’autres ne l’envisageront que ponctuellement (parmi lesquels, outre Kobayashi Masaki, on peut citer, donc, Mizoguchi Kenji ou éventuellement Kurosawa Akira, ou encore de manière davantage marquée Shindô Kaneto 新藤兼人). Le genre lui-même pourra être divisé en sous-genres, le cas échéant, relativement englobants comme le « gothique d’Edo » (« Edo gothic »)[25] ou le kaidan pinku eiga 怪談ピンク映画[26], ou très spécifiques, par exemple en fonction du type de créature mis en scène : Max Tessier évoque ainsi, sous le registre bakemono, le bakeneko-mono 化け猫物, qui porte sur des « femmes-chattes » maléfiques[27]. Et le genre évoluera considérablement à l’époque de la « J-Horror », mais cela dépasse l’objet de ce dossier.

 

Au-delà du traitement littéraire de ce thème, puisque c’est de cinéma que nous allons parler, il faut envisager également le traitement pictural ou, plus largement, relevant des arts visuels[28]. Certains de ces aspects ont en fait déjà été évoqués : le masque du shite dans le théâtre nô, les costumes et les maquillages du kabuki, enfin les estampes ukiyo-e qui, accompagnant les pièces de théâtre ou les kaidan-shû à succès, quand elles ne se montrent pas entièrement originales, contiennent nombre de représentations de fantômes bientôt canoniques, et qui marqueront le cinéma à venir. Ainsi par exemple de la figuration du yûrei féminin, dont Oiwa est donc un bon exemple, mais il y en a bien d’autres – car c’est en fait devenu un genre à part entière, appelé yûrei-zu 幽霊図, particulièrement florissant durant les XVIIIe et XIXe siècles (fig. 3 et 4).

 

Fig. 3 : Yûrei 幽霊 par Sawaki Sûshi 佐脇嵩之 (1737)
Fig. 4 : Le fantôme d’Oyuki (Oyuki no maboroshi お雪の幻), par Maruyama Ôkyo 円山応挙 (1733-1795)

 

La femme rachitique, vêtue d’une robe blanche parfois débraillée et qui accentue son aspect diaphane, et arborant une longue chevelure noire souvent sale et désordonnée, ce sont autant de codes que le cinéma fantastique japonais perpétuera[29], des premières adaptations muettes de Yotsuya kaidan à la Sadako 貞子 de Ring, sa plus célèbre incarnation moderne[30] (fig. 5).

 

Fig. 5

Entre les deux, cette figure se retrouve également dans Kwaidan, dont c’en est en fait une des plus célèbres illustrations – même si ce n’est alors pas l’apparence d’un fantôme à proprement parler, mais de la « femme des neiges » (yuki onna 雪女, fig. 6) [31] ; cependant, cet esprit était traditionnellement traité sur le même mode que les fantômes dans le yûrei-zu (fig. 7)

Fig. 6
Fig. 7 : Yuki-onna 雪女 par Sawaki Sûshi佐脇嵩之 (1737)

.

Mais la peinture japonaise avait déjà une longue tradition de représentation de créatures de ce type – on peut penser, par exemple, aux Rouleaux des êtres affamés (Gaki zôshi 餓鬼草紙), fameux emaki 絵巻 datant du XIIe siècle. À vrai dire, si Kwaidan a des inspirations picturales (et c’est assurément le cas !), c’est avant tout dans des rouleaux illustrés de cette époque qu’elles se trouvent – et il en va de même pour d’autres arts, la statuaire ou l’architecture ; toutefois, les œuvres en question ne relèvent pas de l’illustration fantastique, et n’ont donc pas leur place ici (nous en parlerons dans la dernière partie de ce dossier).

[1] Cf. MACE François, « Circulez, il n’y a rien à voir – les fantômes japonais aux prises de l’esprit critique », in Fantômes dans l’Extrême-Orient d’hier et d’aujourd’hui – tome 1, sous la direction de LAUREILLARD Marie et DURAND-DASTES Vincent, Paris, Presses de l’Inalco, 2017.

[2] On a fait remarquer que, traditionnellement, au Japon, les films fantastiques et/ou d’horreur sortent le plus souvent durant l’été, à proximité de la fête d’O-Bon お盆, dont la date peut varier selon les régions (d’aucun avancent que les frissons procurés par ces films sont les bienvenus par temps de forte chaleur…) ; dans le monde anglo-saxon, certes, la fête d’Halloween a peu ou prou les mêmes conséquences, à ceci près que le sens religieux de cette fête a de longue date disparu, le christianisme étant passé par là, la « fête des morts » ayant été remplacée par la « fête de tous les saints », aux implications bien différentes.

[3] Cf. Histoires qui sont maintenant du passé, Paris, Editions Gallimard - UNESCO, 1968.

[4] Par exemple, cf. AKUTAGAWA Ryûnosuke, Rashomon et autres contes, Paris, Editions Gallimard - UNESCO, 2011.

[5] Cf. MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, Lagrasse, Verdier, 2011, pp. 110-144.

[6] Par ailleurs, c’est un modèle éclatant et séminal de ce qui deviendra un personnage clef du fantastique japonais, la figure de la « femme trompée » (« wronged woman »), pour reprendre la terminologie de BALMAIN Colette, Introduction to Japanese Horror Film, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2013, passim. Or cette figure intervient bel et bien dans le film de Kobayashi Masaki qui nous intéresse, nous y reviendrons.

[7] Cf. Le Dit des Heiké, Lagrasse, Éditions Verdier, 2012, pp. 189 sq.

[8] À titre d’exemple, dans Zeami, La Tradition secrète du nô, suivi de Une journée de nô, Paris, Éditions Gallimard – unesco, 2010, on peut citer la pièce Sanemori 実盛 (pp. 205-220), à « spectre de guerrier » (en l’espèce, il s’agit d’un personnage historique figurant dans Le Dit des Heike, op. cit.), ainsi que Yûgao 夕顔 (pp. 245-257), à « spectre féminin », qui brode quant à elle sur un personnage de fiction, figurant dans le passage du Dit du Genji, op. cit., évoqué plus haut (mais en en dérivant une histoire originale).

[9] Ceci au-delà du seul genre fantastique, d’ailleurs ; quand Mishima Yukio 三島 由紀夫, en 1966 (soit deux ans après Kwaidan) réalise son unique film, le court-métrage muet Rites d’amour et de mort (Yûkoku 憂國), adapté de sa propre nouvelle « Patriotisme » (Yûkoku 憂國 ; in Mishima Yukio, La Mort en été, Paris, Éditions Gallimard, 1988, pp. 163-202), la scénographie est clairement dérivée du nô, art que l’écrivain prisait beaucoup.

[10] Cette bataille, en 1185, a vu l’anéantissement du clan des Taira par les forces du clan Minamoto , et est racontée dans Le Dit des Heike, op. cit.

[11] Sur cette dernière question plus précisément, cf. Hand Richard J., « Aesthetics of Cruelty: Traditional Japanese Theater and the Horror Film », in Japanese Horror Cinema, sous la direction de McRoy Jay, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2009, pp. 18-28.

[12] Car le kabuki, on l’a souvent relevé, a développé un « star system » qui vaut bien celui de Hollywood, ce qui là encore aura une influence sur le cinéma japonais, notamment à l’âge du muet.

[13] D’après deux nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke figurant dans Akutagawa Ryûnosuke, Rashômon et autres contes, op. cit. (« Rashômon » 羅生門, pp. 76-83 ; « Dans le fourré »Yabu no naka 藪の中, pp. 84-94). Notons au passage que, si l’on ne classe généralement pas ce film dans le genre fantastique, il fait cependant intervenir un fantôme et une chamane.

[14] Nous aurons l’occasion de voir infra que ce phénomène a particulièrement affecté la réception en Occident du cinéma de Kobayashi Masaki. De manière plus générale, sur l’histoire du cinéma japonais, et plus particulièrement de ses débuts, cf., en priorité, Satô Tadao 佐藤忠男, Le Cinéma japonais, 2 vol., Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1997 ; également, Richie Donald, Le Cinéma japonais, Monaco, Éditions du Rocher, 2005, ainsi que Tessier Max, Le Cinéma japonais : une introduction, [s.l.], Nathan, 2003.

[15] Précisons à tout hasard que nous parlons ici du cinéma fantastique au sens strict : l’imaginaire peut prendre bien des formes différentes, et il va de soi que la question se pose de toute autre manière en ce qui concerne le cinéma de science-fiction, notamment dans la foulée du Godzilla (Gojira ゴジラ) de Honda Ishirô 本多猪四郎.

[16] Cf. SUZUKI Kôji, Ring, Paris, Pocket, 2002. Sur la « J-Horror » de manière générale, cf. notam. Mesnildot Stéphane du, Fantômes du cinéma japonais : les métamorphoses de Sadako, Pertuis, Rouge Profond, 2011.

[17] Des adaptations par ailleurs très diverses – voire contradictoires ! Kurosawa Kiyoshi 黒沢清en évoque quelques-unes dans Kurosawa Kiyoshi, Mon effroyable histoire du cinéma : entretiens avec Makoto Shinozaki, Pertuis, Rouge Profond, 2008, pp. 16-20. Noter que la pièce originelle avait déjà subi ce genre d’adaptations/variations bien avant l’apparition du cinéma.

[18] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit.

[19] Cf. REIDER Noriko T., « The Emergence of "Kaidan-shū" The Collection of Tales of the Strange and Mysterious in the Edo Period », art. cité. D’où le titre du recueil de Lafcadio Hearn.

[20] Cf. Ueda Akinari, Contes de pluie et de lune, Paris, Éditions Gallimard – UNESCO, 2010.

[21] Plus exactement, le film de Mizoguchi Kenji adapte deux nouvelles tirées du recueil d’Ueda Akinari, en les associant à une troisième nouvelle, œuvre quant à elle de Guy de Maupassant.

[22] Macé François, « Circulez, il n’y a rien à voir – les fantômes japonais aux prises de l’esprit critique », art. cité, § 42.

[23] Ibid.

[24] Cf. Lovecraft Howard Phillips, « Épouvante et surnaturel en littérature », art. cité ; mais, via le grotesque, cette peur peut aussi être teintée de rire, dès cette époque.

[25] Cf. Balmain Colette, Introduction to Japanese Horror Film, op. cit., pp. 50-69. Ce genre est censé constituer l’équivalent japonais des films de la Hammer au Royaume-Uni ou de Roger Corman aux États-Unis à la même époque.

[26] Ibid., pp. 70-89. Les pinku eiga ピンク映画 (littéralement, les « films roses ») sont des films érotiques soft à petit budget, diffusés dans les salles de cinéma, et qui deviennent progressivement prépondérants dans la production cinématographique japonaise en crise à partir des années 1970. Les plus célèbres de ces films sont les roman porno ロマンポルノ produits en masse par le studio Nikkatsu 日活, qui bénéficient d’un budget plus conséquent (ne pas se tromper sur l’emploi du mot « porno » dans cette expression, qui est parfois pris trop au pied de la lettre). Les kaidan pinku eiga sont donc des films érotiques à prétexte fantastique.

[27] Cf. Tessier Max, Le Cinéma japonais, op. cit., p. 105. Le plus célèbre film dans ce sous-genre très spécifique est probablement Kuroneko (Yabu no naka no kuroneko 藪の中の黒猫), de Shindô Kaneto, en 1968.

[28] Resterait la musique, d’une grande importance, mais il n’est pas pertinent d’en parler ici, et nous y reviendrons amplement en fin de dossier.

[29] Un autre code de cette représentation sera souvent négligé : l’absence de jambes – mais certains films en jouent, comme Séance (Kôrei 降霊), de Kurosawa Kiyoshi.

[30] Qui ajoute à cet ensemble un nouveau code aussitôt devenu caractéristique de la « J-Horror » : la longue chevelure noire masque le visage et tout particulièrement les yeux.

[31] Le premier sketch, « Les Cheveux noirs » (Kurokami 黒髪), doit également être signalé, mais, comme le titre le souligne, l’accent est mis sur la longue chevelure noire aux dépends du reste, nous y reviendrons.

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Dossier Kwaidan 01 : Introduction

Publié le par Nébal

Dossier Kwaidan 01 : Introduction

Dans le cadre de mes études de japonais, j’ai été amené, en cours d’histoire de l’art, disons, à rédiger un dossier (sans doute beaucoup trop volumineux…) sur un sujet libre – en l’espèce, je me suis décidé pour le film Kwaidan, de Kobayashi Masaki, inspiré des contes de Lafcadio Hearn, dans le recueil éponyme ou ailleurs.

 

Ce n’est qu’un dossier de Licence 2, il ne vaut… que ce qu’il vaut. Il ne faudra d'ailleurs pas hésiter à me reprendre quand je dirai des bêtises ! Mais, au cas où cela intéresserait des lecteurs de ce blog interlope, et dans la mesure où ce dossier a été semble-t-il (?) plutôt bien accueilli, je vais tenter de le mettre en ligne, petit bout par petit bout.

 

Note au passage : j’avais déjà consacré un article de ce blog au film de Kobayashi Masaki, deux au Kwaidan de Lafcadio Hearn, d’abord dans sa traduction classique par Marc Logé, ensuite dans sa récente réédition chez Corti, salopée par Jacques Finné ; il faut y ajouter également un article sur le recueil plus ample de Lafcadio Hearn en français qu’est Fantômes du Japon.

 

Au cas où, donc…

La réouverture forcée du Japon, à partir de l’intervention des « vaisseaux noirs » du commodore Perry en 1853, a produit un véritable choc culturel – de part et d’autre. Si la fermeture du Japon n’était pas totale, cet événement a toutefois radicalement changé la donne, et le mouvement de modernisation/occidentalisation entrepris quelques années plus tard par le nouveau régime de Meiji 明治 a conduit à une multiplication des échanges de toutes sortes ; les personnes, désormais, pouvaient voyager d’un monde à l’autre, Occidentaux se rendant au Japon pour une plus ou moins longue période, et Japonais gagnant l’Europe et l’Amérique pour s’instruire des sciences, des arts et des pensées de l’Occident, et ramener dans l’archipel le fruit de leurs investigations. Ces échanges, motivés par une curiosité non exempte de préventions et de fantasmes, positifs comme négatifs, s’avèrent diversement fructueux ; la séduction exotique, souvent, demeure assez superficielle, ce dont nombre d’œuvres relevant du « japonisme », dans des domaines artistiques variés, peuvent témoigner, en Europe et tout particulièrement en France. Toutefois, d’autres de ces écrivains et artistes voyageurs, motivés par un engouement plus substantiel, se livrent à un travail davantage conséquent, et, souvent, font office de passeurs.

 

C’est le cas, tout particulièrement, de Lafcadio Hearn. Nous reviendrons ultérieurement sur les détails de sa biographie – pour l’heure, relevons seulement que cet écrivain et journaliste vagabond avait enfin trouvé sa patrie en arrivant au Japon en 1890, et qu'il s’est dès lors employé, à sa manière, à en faire connaître la culture à travers le monde. Lafcadio Hearn a consacré bien des ouvrages au Japon, dans des domaines très variés. Mais, dès avant de se fixer dans l’archipel, il avait déjà témoigné de son goût des « histoires étranges », puisant dans divers folklores pour en tirer des récits que l’on dirait aujourd’hui « fantastiques » ; ce qu’il avait fait, par exemple, concernant les contes créoles, il l’a poursuivi avec pour nouvelle base le folklore japonais – livrant plusieurs « histoires de fantômes », publiées çà et là ; surtout, en 1904, peu ou prou à la veille de sa mort, il a publié son plus célèbre recueil en la matière, un ouvrage assez bref titré Kwaidan[1]: Stories and Studies of Strange Things. Cet opuscule a permis de faire découvrir l’imaginaire japonais, sous l’angle notamment des histoires de fantômes[2], aux lecteurs occidentaux, et d’abord aux amateurs de littérature fantastique[3].

 

Toutefois, le travail de Lafcadio Hearn, même destiné prioritairement à un lectorat européen[4] ou américain, n’a pas laissé indifférents les lecteurs japonais – et d’abord ses propres étudiants à l’université de Tôkyô (Tôkyô daigaku 東京大学, ou Tôdai 東大) puis à l’université de Waseda (Waseda daigaku 早稲田大学), où il enseignait la littérature anglaise, faisant donc toujours office de passeur, mais cette fois en sens inverse (parmi ses élèves, il nous faudra notamment revenir sur le cas d' Aizu Yaichi 会津八一). Le recueil, écrit en anglais (Hearn n’est jamais parvenu à maîtriser véritablement la langue japonaise), a été rapidement traduit en japonais. D’une certaine manière, Kwaidan et d’autres publications d’un esprit proche ont pu ramener des lecteurs japonais curieux à leur propre folklore, à leur propre imaginaire, en cette période tumultueuse où le passé japonais était souvent dénigré, précédant en cela de quelques années les travaux, notamment, de l’ethnologue Yanagita Kunio 柳田國男[5].

 

Et, soixante ans après la parution de Kwaidan et la mort de son auteur, le réalisateur Kobayashi Masaki 小林正樹 a livré un film du même titre, dans lequel il adaptait quatre « histoires de fantômes » narrées en leur temps par Lafcadio Hearn[6]. Auréolé du succès critique, au Japon comme à l’étranger, de son précédent film, Harakiri (Seppuku 切腹), le cinéaste s’était lancé à corps perdu dans cette entreprise qui s’avérerait très coûteuse, et il en est résulté un objet esthétique à la stylisation extrême, qui lui a permis de remporter, pour la deuxième fois en trois ans, le prix spécial du jury au festival de Cannes, parmi d’autres récompenses au Japon comme en Occident. Le film est rapidement devenu un classique du cinéma fantastique japonais… mais en portant un coup presque fatal à la carrière de Kobayashi, ruiné et boudé désormais par les studios en crise.

 

Le réalisateur s’était beaucoup investi dans ce projet qui lui tenait particulièrement à cœur[7]. C’est qu’il ne s’agissait pas seulement, pour lui, de raconter des « histoires de fantômes » : c’était aussi le prétexte idéal pour livrer une œuvre en forme de synthèse des arts japonais, d’abord des traditions les plus anciennes, mais sans négliger non plus l’avant-garde (notamment en matière de musique, avec la collaboration cruciale du compositeur Takemitsu Tôru 武満徹). Kwaidan (Kaidan 怪談) est un film qui rejette toute forme de réalisme, et s’inscrit ainsi dans une logique radicalement « présentationnelle », pour reprendre une notion souvent appliquée au cinéma japonais, et sans doute de manière trop systématique[8]. Mais c’est qu’il a l’ambition de constituer un cinéma de tous les arts japonais, aux yeux du monde entier – et de la sorte un hommage au mentor du réalisateur, Aizu Yaichi, historien de l’art et poète, qui avait lui-même été l’élève de Lafcadio Hearn. Le film de Kobayashi Masaki constitue ainsi une double passerelle, dans le temps comme dans l’espace – le film est un hommage à un grand passeur, et en même temps un passeur lui-même.

 

Nous nous emploierons, dans le présent dossier, à montrer comment le travail d’adaptation cinématographique de l’œuvre écrite de Lafcadio Hearn a pu remplir cette ambition. Toutefois, avant d’en arriver là, il nous faudra contextualiser ces deux œuvres, en opérant un retour sur les sources du fantastique japonais, en littérature et au théâtre comme au cinéma.

 


[1] Kwaidan est une translittération du mot japonais kaidan 怪談 (on ne prononce plus le « w », mais, dans les langues occidentales, le titre de l’ouvrage de Lafcadio Hearn le comprend toujours). Le mot japonais semble être apparu vers le XVIIe siècle ; les deux kanji, pris ensemble, désignent des « histoires étranges », comme dans le sous-titre du recueil de Lafcadio Hearn, mais le mot en est venu à désigner plus précisément des « histoires de fantômes ». Cf. REIDER Noriko T., « The Emergence of "Kaidan-shū" The Collection of Tales of the Strange and Mysterious in the Edo Period », Asian Folklore Studies, vol. 60, n° 1, 2001, p. 80. De même, au cinéma, lexpression kaidan eiga 怪談映画 désignera essentiellement des « films de fantômes ».

[2] Mais pas seulement, loin de là : rappelons que le recueil s’achève sur des essais consacrés aux insectes, dans lesquels le lien avec la culture japonaise est plus ou moins relâché selon les créatures étudiées.

[3] À titre d’exemple, Howard Phillips Lovecraft le cite dans son essai « Épouvante et surnaturel en littérature », où c’est le seul ouvrage étudié portant sur un imaginaire non occidental. Cf. LOVECRAFT Howard Phillips, « Épouvante et surnaturel en littérature », in Œuvres, t. 2, Paris, Robert Laffont, 1991, pp. 1065-1132.

[4] En France, la plupart des œuvres de Lafcadio Hearn, et notamment celles portant sur le Japon, ont été traduites par Marc Logé, de son vrai nom Mary-Cécile Loge, dans les années 1910-1920. Tout récemment, Jacques Finné a livré une nouvelle traduction de Kwaidan, hélas percluse d’erreurs (HEARN Lafcadio, Kwaidan : histoires et études de sujets étranges, Paris, José Corti, 2018), aussi en resterons-nous à la traduction « classique » de Marc Logé, même si elle n’est pas exempte de tout reproche. Pour des raisons que nous expliquerons bientôt, notre ouvrage de référence pour la constitution de ce dossier ne sera pas le seul volume Kwaidan (HEARN Lafcadio, Kwaidan, ou histoires et études de choses étranges, Paris, Mercure de France, 1998), mais le recueil plus ample intitulé Fantômes du Japon (HEARN Lafcadio, Fantômes du Japon, [s.l.], Groupe Privat/Le Rocher, 2007).

[5] Par exemple, cf. YANAGITA Kunio, « Contes de Tôno », in Mille Ans de littérature japonaise, t. 2, sous la direction de CECCATTY René de et NAKAMURA Ryôji, Arles, Philippe Picquier, 1998, pp. 235-246 (extraits).

[6] Toutefois, seules deux de ces quatre histoires proviennent effectivement du recueil intitulé Kwaidan ; c’est pourquoi nous nous référerons au volume intitulé Fantômes du Japon, op. cit., qui contient quant à lui ces quatre histoires telles que les a contées Lafcadio Hearn.

[7] « J’ai rêvé à Kwaidan pendant huit ans. » Cf. BONNEVILLE Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », Séquences, n° 53, 1968, p. 65.

[8] Cf. notam. RICHIE Donald, Le Cinéma japonais, Monaco, Éditions du Rocher, 2005, pp. 34-35.

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Wraith : Le Néant : Écran du Conteur

Publié le par Nébal

Wraith : Le Néant : Écran du Conteur
Wraith : Le Néant : Écran du Conteur

Wraith : Le Néant : Écran du Conteur, White Wolf – Ludis International, [1994] 1995, 24 p. [+ écran quatre volets]

Très vite – car il n’y a pas grand-chose à en dire... La (très limitée) gamme française de Wraith, passé le livre de base, s’est ouverte sur un traditionnel écran, accompagné d’un non moins traditionnel livret, de 24 pages en l’espèce.

 

L’écran quatre volets, côté joueurs… est hélas plutôt moche (François Launet a assurément fait bien mieux depuis) ; si son aspect plastifié est relativement appréciable (mais un peu plus de rigidité aurait été utile), et si le concept de l’illustration est plutôt intéressant, son rendu très « numérique old school », tout particulièrement pour ce qui est des chaînes, n’est pas exactement convaincant – c’est daté et... ben, hideux. Quant à la « fenêtre » du volet tout à gauche, une illustration qui sera reprise dans le Guide du Joueur dont je devrais vous parler prochainement, je ne comprends toujours pas ce qu’elle fait là, vingt ans plus tard.

 

Et côté MJ ? Je suppose que ça fait le job… Mais avec beaucoup de choses liées au combat. Certes, c’est, comme souvent, là où les règles se montrent le plus précises. Mais la baston n’est pas, ou en tout cas ne devrait pas être, une composante si essentielle d’une partie de Wraith

 

Quant au livret, il se montre plus ou moins intéressant. Les quatre premières pages sont les plus pertinentes : elles clarifient des points de règles ou de background qui demeuraient flous dans le livre de base – même si, à ce compte-là, il aurait mieux valu les intégrer directement dans ledit bouquin… Mais, oui, c'est souvent utile.

 

Suivent six pages qui visent à permettre, au plan technique, des crossovers entre Wraith et les trois jeux antérieurs du Monde des Ténèbres (Vampire, Loup-Garou et Mage), notamment en ce qui concerne les Disciplines, les Dons, etc. En fait, cela s’adresse à qui dispose également de ces autres jeux, et voudrait approfondir les choses par rapport au système très simple (simpliste ?) du livre de base. Pour ceux qui aiment, pourquoi pas.

 

Puis nous avons six pages de résumés des Arcanoi, moui, bon.

 

Et enfin, six pages… sur les armes à feu anciennes ? Allons bon… Là encore, ça ne devrait vraiment pas être si important dans Wraith – et en tout cas pas d’une manière aussi pointilleuse ! Cette aide de jeu présente une certaine utilité dans sa première page, qui fait cette remarque intéressante : si votre joueur bourrin a forcément fait en sorte d’avoir une arme à feu pour Relique (ce qui implique sa destruction dans le monde des vivants), qu’en est-il de la poudre et des munitions ? La réponse, c’est la Poussière d’Ombre – encore une trouvaille des artefacteurs stygiens, et de cette merveilleuse économie qui va avec… Passé ceci, et même si, à bon droit, on explique que la présence d’armes anciennes en nombre s’explique par la mort de tant de soldats cramponnés à leurs fusils, un élément d’ambiance effectivement intéressant, les cinq pages qui restent sont un délire ultra-précis façon catalogue dont je ne m’explique vraiment pas l’intérêt…

 

Bref : c’est un écran, et son livret – qui, m’est avis, aurait plutôt gagné à contenir un scénario. Mais à vous de voir.

 

La gamme française de Wraith ne va pas beaucoup plus loin : seulement le Guide du Joueur, et Midnight Express. Je devrais vous en parler un de ces jours – après quoi il sera peut-être temps de passer à une gamme VO autrement abondante, et qui prend la poussière depuis si longtemps dans ma ludothèque…

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Wraith : Le Néant

Publié le par Nébal

Wraith : Le Néant

Wraith : Le Néant, [Wraith: The Oblivion], White Wolf – Ludis International, [1994] 1995, 267 p.

RIEN DE PLUS FASCINANT QUE LA MORT

 

Haut les cœurs, la chronique rôlistique du jour porte sur un jeu qui bat pas mal de records en matière de déprime – au point éventuellement de le rendre injouable ? Faudra forcément y revenir… De manière plus générale, d'ailleurs. Mais... Oui : disons, « pour joueurs avertis ».

 

Wraith : le Néant est le quatrième jeu du « Monde des Ténèbres » classique de White Wolf – après Vampire : La Mascarade, Loup-Garou : L’Apocalypse, Mage : L’Ascension, et avant Changelin : Le Songe. Et on y joue des morts – pas des vampires gogoths et sexy, des vrais morts : des Ombres, des fantômes… Que du fun ! Gobez donc un antidépresseur, mais servez-vous quand même un verre (d’un truc plutôt fort et en vérité pas très bon), mettez en fond sonore un truc chialard à crever, fermez les rideaux, et, vous qui entrez ici, blah blah blah…

 

J’ai un rapport particulier avec ce jeu. Ado, il me fascinait – vu de loin, déjà. Et à l’égal d’un Kult, « étrangement » publié en français (parfois approximatif…) par le même éditeur, Ludis. Deux choses bien extrêmes, et d’un esprit assez voisin au fond, l’idéal pour un ado passablement névrosé amateur de musique triste, triste, triste. Mais si, à l’époque, j’avais finalement laissé Kult dans les rayonnages (au point d’en accroître le fantasme avec les années), je m’étais par contre procuré Wraith, moi qui avais beaucoup, beaucoup joué à Vampire (comme MJ et comme joueur), et un tout petit peu à Loup-Garou (qui ne me parlait pas vraiment, voire pas du tout, par contre). J’avais lu Wraith, ça m’avait fasciné (je crois que le mot n’est pas trop fort), j’avais voulu le maîtriser et… ma foi, ça n’avait pas donné grand-chose. Je m’étais bien amusé à créer une Nécropole toulousaine, mais, au final, nos parties ressemblaient pas mal à celles des diverses déclinaisons de Vampire auxquelles nous jouions, soit un truc vach’ment préten… profond en théorie qui se transformait en bastonnade super-héroïque dans la pratique. Ne me jetez pas la pierre, je sais de source sûre que ça a été la même chose pour tous ceux qui ont joué à Vampire ! Mais c’était encore plus hors de propos avec Wraith – totalement absurde, totalement crétin (même si amusant ; mais ce jeu doit-il être amusant ? C'est un jeu, mais...). Je m’en rendais bien compte, sans rien pouvoir y faire : l’honnêteté impliquerait dès lors de dire que, non, je n’ai jamais joué à Wraith, parce nous sommes passés à côté, plus ou moins consciemment là encore.

 

Mais le jeu me fascinait, oui – dans son principe « inaccessible ». Au point où je me suis procuré, avec les années, la quasi-totalité de la gamme associée (dont la relative abondance m’a surpris, pour un jeu qui a dit-on beaucoup moins « marché » que tous ses cousins de l’Art•du•Conteur©) ; sans jamais la lire… J’ai eu envie d’y remédier – pas forcément dans l’optique d’y jouer (même si ça n’est pas totalement exclu non plus), c’est essentiellement de la curiosité à satisfaire, au niveau des concepts disons, et avec sans doute une certaine dose de masochisme pervers. Tous les dépressifs connaissent ça – ou beaucoup d’entre eux/nous.

 

UN UNIVERS HORRIBLE(MENT BON)

 

À maints égards, Wraith reprend certains poncifs des jeux•de•l’Art•du•Conteur©, dont, outre le système, le côté « c’est l’apocalypse moins deux secondes », etc. En même temps, il s’en éloigne utilement à plusieurs titres, même en usant d’expédients en apparence fort proches – ainsi de ces treize « Arcanos » (j’aurais envie d’écrire « Arcanoi », ça m’écorcherait quand même un tout petit peu moins l’oreille), qui évoquent à vue de nez les Disciplines vampiriques, etc., à ceci près que les Clans, Tribus, etc., ne sont en fait pas de rigueur ici : les Guildes anciennes sont supposées ne plus exister depuis longtemps, et ne plus jouer aucun rôle dans l’organisation du Royaume des Ombres. Par ailleurs, si les « grandes factions » qui régissent concrètement cette organisation, peuvent, vues de très loin, évoquer la Camarilla, les Anarchs et le Sabbat, dans les faits cette assimilation ne tient pas très longtemps, ou pas totalement : c’est encore autre chose. Ce n’est pas si anodin que c’en a l’air, car c’est un des moyens de mettre l’accent sur le personnage et sa singularité, en lui refusant des moules tout prêts – j’y reviendrai, c’est en fait un point essentiel.

 

Mais il nous faut y ajouter une autre différence cruciale : à proprement parler, Wraith ne se déroule pas dans le Mondes des Ténèbres, entendre par-là « sur Terre », mais, pour l’essentiel, dans une sorte de monde parallèle, superposé au monde des vivants, et en même temps séparé de lui par ce qu'on appelle le Voile ; les Ombres voient le monde des vivants (sous des teintes morbides...), mais l'inverse n'est pas vrai (normalement...). Le Royaume des Ombres, donc, est une sorte de « purgatoire » où rôdent les âmes des défunts, ou plus exactement de certains d’entre eux, dans l’attente, soit de la Transcendance qui les libérera totalement, soit de l’Anéantissement… qui est ma foi une autre forme de libération, mais plutôt du genre à terrifier les Ombres : dans Wraith, ce n’est certainement pas parce que vous êtes mort que vous n’avez plus rien à craindre. Cependant, l’âme (…) du jeu réside probablement en fait dans l’interaction entre le Royaume des Ombres et « notre monde ». C’est probablement là que réside l’intérêt majeur de Wraith – et en même temps ce qui le rend si difficile à maîtriser et à jouer.

 

Wraith est donc d’abord un univers : fascinant, très bien conçu, mais pas toujours des plus aisé à appréhender, que ce soit sur le plan métaphysique ou, disons, « géographique » (or le bouquin n’est pas toujours très clair à cet égard – intégrer la Tempête, le Labyrinthe, Stygia et les Rives Lointaines dans un monde qui est d’abord et avant tout le calque du nôtre n’est pas toujours aussi évident que c’en a l’air). Nous sommes introduits dans cet univers par une longue lettre vraisemblablement écrite par un Lord Byron fantomatique à une dame que je suppose être Mary Shelley (mais la traduction française ne s’en embarrasse guère, francisant ici « George » en « Georges »…). Et le tableau qui nous est dépeint est passablement cauchemardesque : c’est celui d’un monde parallèle totalement désespéré et en même temps horriblement cynique – comme si mourir, et être en mesure de voir les vivants mais sans plus pouvoir (normalement…) interagir avec eux, n’était pas déjà assez rude comme ça, le Royaume des Ombres, en fait de purgatoire, s’avère un enfer, une société totalitaire et en même temps anarchique, et où l’esclavage est la règle ; un aspect particulièrement brillant dans ce contexte (comme peut briller ce qui est noir) réside dans… son économie, qui repose sur les âmes ; et ce n’est pas une métaphore : les âmes sont possédées, réduites en esclavage, éventuellement fondues enfin dans les forges de Stygia, pour devenir des artefacts… ou des pièces de monnaie, les Oboli : littéralement, ce que vous avez dans votre porte-monnaie, ce sont les âmes de vos semblables – je vous laisse déterminer s’ils étaient vraiment plus malchanceux que vous. Ce qui est certain, c'est que la Révolution industrielle et le capitalisme dominant ont affecté le Royaume des Ombres comme notre monde, et, les âmes étant une richesse, les Ombres les plus cyniques n'ont pas manqué... eh bien, de capitaliser sur la mort. Littéralement là encore.

 

Un jeu du Monde des Ténèbres ne serait sans doute pas complet sans une dose de « haute politique » et de factions qui s’entredéchirent. Wraith connaît donc quelque chose du genre – mais que l’on ne peut véritablement appréhender qu’à la condition de se pencher sur l’histoire du Royaume des Ombres, qui, comme le Royaume lui-même, se superpose à celle que nous connaissons. Nous avons un excellent guide pour ce faire, même si pas forcément impartial – et que la traduction française… ne francise pas, cette fois, alors qu’il l’aurait fallu. « Herodotus », donc, nous narre les origines de ce monde, et c’est un auteur d’autant plus approprié que tout ceci est très « grec » à la base (ce qui ne vaut bien sûr pas pour la Terre entière ; on évoque rapidement d’autres Sombres Royaumes, celui d’Ivoire pour l’Afrique, et celui de Jade pour l’Extrême-Orient, en mentionnant encore plus rapidement que celui d’Obsidienne, pour l’Amérique, a été anéanti. Le voyage entre ces divers Royaumes est néanmoins présenté comme étant extrêmement compliqué – peu ou prou impossible, en fait. Le Royaume de Jade seul a fait l’objet de suppléments, deux sauf erreur, dans la foulée de ce qui avait été fait avec Les Vampires d’Orient, etc.).

 

La personnalité clef, ici, est un certain Charon – et si l'histoire du nocher originel, toujours dans le jeu de miroirs habituel du Monde des Ténèbres, n’est pas sans évoquer celle de Caïn pour les vampires, etc., elle est à mon sens beaucoup plus intéressante, car elle constitue une belle illustration du triste phénomène voulant que les héros les plus vertueux et les plus altruistes, dès lors qu’on leur confie le pouvoir, deviennent systématiquement d’odieux tyrans ; le trait est poussé très loin ici, car, comme dit plus haut, la Hiérarchie (la faction « officielle » de Wraith, celle qui a été fondée par Charon, l’équivalent de la Camarilla dans Vampire), depuis sa « capitale » de Stygia, s’est progressivement transformée en un régime proprement totalitaire – et avec quelque chose de très fasciste dans l’esprit, que renforce encore l’inspiration romaine de ces institutions, très marquée (sans même parler de l’esclavage et de la « destruction programmée et scientifique » des âmes dans une entreprise, ou plus exactement une imagerie, qui peut sans doute évoquer la Shoah – d’où un certain supplément controversé…).

 

La Hiérarchie se meurt, cependant – surtout depuis que Charon a disparu dans la Tempête lors du dernier grand Maelstrom (des vagues de destruction issues de la Tempête, l'espace indéfini qui sépare et relie les différents Royaumes, le cœur du néant, l’empire des spectres ; l’imminence d’un ultime Maelstrom constitue l’équivalent dans Wraith de la Géhenne de Vampire, etc – « fin du monde moins deux secondes »). L’emprise de Stygia s’amoindrissant, les différentes « Nécropoles » du Royaume des Ombres, qui se superposent aux villes de « notre monde », même si elles sont souvent rattachées à la Hiérarchie en théorie, sont en pratique largement autonomes, ce qui ne contribue pas qu’un peu à l’anarchie généralisée – l’anarchie au sens de chaos et de loi du plus fort. Pas forcément la plus souriante des alternatives au totalitarisme stygien, donc – mais cela dépend, en fait, variant considérablement de Nécropole à Nécropole.

 

Cependant, il existe d’autres « grandes factions », que l’on qualifie globalement de Renégats et d’Hérétiques – mais ces deux « groupes » n’en sont en fait pas, au-delà de la nomenclature de la Hiérarchie, bien pratique, car ils sont constitués d’une infinité de sous-groupes très divers, et éventuellement antagonistes. Les Renégats contestent le pouvoir de la Hiérarchie – mais cela peut aussi bien être par idéal que par intérêt : on trouve parmi les Renégats aussi bien des esclavagistes sans scrupules que des groupes entièrement voués à l’éradication de l’esclavagisme.

 

Les Hérétiques, quant à eux, rassemblent une myriade de sectes, aux idéologies là encore très diverses, qui refusent, pas tant la Hiérarchie dans son principe, que le dogme qu’elle a développé au fur et à mesure de son histoire : ils cherchent à atteindre la Transcendance, notamment en gagnant les Rives Lointaines, des « îles » éparpillées dans la Tempête et qui correspondraient aux divers « paradis » de toutes les fois du monde ; et c’est en cela qu’ils sont perçus comme une menace à éradiquer par la Hiérarchie.

 

Et au milieu de tout ça, les personnages des joueurs.

 

DES PERSONNAGES AU CŒUR DU RÉCIT – ET DES INTERACTIONS AVEC LES VIVANTS

 

Or les personnages, dans Wraith, sont véritablement au cœur du récit. Bon, tous les jeux de rôle le prétendent, avec plus ou moins de sincérité et d’effet – les jeux•de•l’Art•du•Conteur© y sont davantage encore disposés : Vampire, c’est censé être la lutte de la Bête contre l’Humanité, etc. , blah blah blah... Mais c’est trop souvent une façade, et, en définitive, votre Gangrel, là, est bien davantage défini par ses putains de griffes qui font des dégâts aggravés que par sa nièce hippie qui vit dans une caravane et que vous n’allez voir que tous les trente scénarios pour qu’elle vous file du PX ou de la Volonté. Le risque est dès lors grand qu’il se produise exactement la même chose pour Wraith… où ce serait bien plus nuisible encore.

 

Car les personnages Ombres ne sont vraiment pas du tout censés être ce genre de « super-héros » badass. D’ailleurs, les Arcanoi, et en cela encore ils se distinguent des Disciplines, etc., n’ont souvent pas grand-chose de spectaculaire, et seuls quelques-uns ont du potentiel grobillesque – ils sont minoritaires, largement. Comme dans tous les jeux•de•l’Art•du•Conteur©, on noircit des ronds sur la fiche de personnage, et on y passe sans doute un peu plus de temps quand il s’agit des Arcanoi (au passage, je n’ai aucune envie d’approfondir ici la question du système – je me contenterai de dire que cette mécanique, parfois vertement critiquée de nos jours, m’a toujours fait l’effet d’être simple et efficace ; le sentiment demeure après relecture). Cependant, ce qui compte vraiment, dans cette fiche, c’est tout autre chose : des éléments de background personnel qui ont certes des effets très concrets en jeu, y compris au niveau des règles, mais qui sont capitaux à tous les niveaux – oui, c'est ce qui compte vraiment.

 

Il y a certes les Historiques typiques de Vampire, etc., et ce sont globalement les mêmes (outre quelques variations spécifiques aux créatures jouées – par exemple, ici, le Memoriam, soit le souvenir que le défunt a laissé parmi les vivants). Mais deux autres types de traits sont bien davantage importants, et d’une manière qui me paraît autrement fondamentale que dans Vampire ou Loup-Garou (je ne me prononcerai pas pour ce qui est de Mage et de Changelin, que je n’ai pas pratiqués) : les Passions, et les Entraves. Ce sont des sentiments, d’une part, et d’autre part des personnes ou des objets auxquels sont associés des sentiments, qui relient encore l’Ombre au monde des vivants. Et tout est fait, ici, pour déjouer les calculs pénibles des minimaxeurs de service : ces traits sont fondamentaux, mais à la condition d’avoir véritablement du sens pour le personnage. Une entrave n’est pas un contact utile pour dégoter une info, ou une source occasionnelle de points de Volonté, c’est un personnage à part entière, ou un lieu, qui a une signification particulière pour l’Ombre – et si on ne joue pas cela, on ne joue pas à Wraith. Car c’est l’essence même, aux plans éthique et métaphysique, du jeu – et je crois que c’est bien un jeu où on peut parler d’éthique et de métaphysique sans que cela soit une triste et absurde prétention.

 

Le lien avec les Entraves, ainsi que les Passions, sont les premiers éléments de définition des personnages Ombres. Il peut être utile, dès lors, de fonder ces sentiments particuliers au travers d’une scène de Prélude – un dispositif déjà présent dans Vampire, où son intérêt me laissait pour le moins perplexe, mais qui me paraît davantage faire sens ici : il s'agit après tout de jouer la mort même du personnage.

 

Mais, de manière plus générale, il y a quelque chose d’un peu cruel à cet égard, qui est tout autant au cœur du jeu – et que les noms mêmes d’ « Entraves » et de « Passions » expriment : elles relient le personnage au monde des vivants, c’est entendu ; mais on peut le dire autrement : elles sont les obstacles à la Transcendance du personnage.

 

Or il faut y ajouter une dimension peut-être plus cruelle encore, et qui touche plus encore au cœur du jeu, et c’est qu’il est très difficile d’interagir avec ces éléments « terrestres » : les Ombres vivent dans un monde superposé au nôtre, mais, en principe, elles ne peuvent pas interagir avec ce qui se trouve au-delà du Voile – et, selon la Hiérarchie, elles ne le doivent pas, en outre. Les Ombres voient parfaitement le monde des vivants, mais les vivants (normalement...) ne les voient pas. Et c'est une expérience qui doit être frustrante, et même déprimante. En même temps, ces interactions, aussi difficiles ou limitées soient-elles, doivent jouer un rôle central dans le récit ; et c’est bien pourquoi nombre d’Arcanoi visent à contourner les limitations du Voile pour permettre d’interagir avec le monde des vivants – mais dans quelle mesure, et de quelle manière ? Ceci, c’est à la liberté du joueur…

 

… et éventuellement d’un autre. Car on en arrive ici à une des meilleures idées de Wraith, et en même temps une des plus difficiles à jouer : le Côté Sombre. Il s’agit d’une méthode pour dépasser le caractère souvent trop stérile de la lutte entre la Bête et l’Humanité dans Vampire, etc. – que trop de joueurs sans doute négligent totalement. Lorsque l’on crée un personnage dans Wraith, le Conteur (en théorie, mais il peut laisser aussi le joueur en décider, ou un autre joueur) crée en même temps son Côté Sombre, donc – c’est l’autre facette de la personnalité du, euh, personnage, la part de lui qui recherche l’anéantissement dans la Tempête, c’est le Mr Hyde, et bien plus encore. Le Côté Sombre a sa propre fiche (même si bien plus courte), il a ses propres Passions obscures (qui contredisent souvent les Passions du personnage, mais on peut se montrer bien plus subtil que cela), ainsi que des capacités qui lui sont propres, les Barbelures ; il a enfin un score fluctuant d’Angoisse qui, en atteignant un certain niveau, peut lui permettre de soumettre l'Ombre, ses Entraves, ses Passions, à la torture, mais aussi de prendre le pas sur la personnalité « positive » du personnage. Mais, pour gérer ce système, et le rendre plus utile en même temps que plus contraignant, Wraith pose pour principe que le Côté Sombre est joué par un autre joueur, dit le Guide du Côté Sombre. Autour de la table, d’une certaine manière, chaque joueur joue en fait deux personnages – le sien, et le Côté Sombre d’un autre ; son propre Côté Sombre est donc joué par un autre Guide. Cependant, sauf erreur, quand le Côté Sombre l’emporte, cette dissociation cesse – et c’est au joueur « normal » d’incarner son personnage, cette fois emporté par ses passions les plus sombres, et souvent autodestructrices… Le joueur est ainsi amené à interpréter son personnage d’une manière très différente – un beau défi de roleplay ! C’est un système que je trouve très intéressant – il avait par ailleurs un équivalent, mais un peu moins poussé je crois, dans Les Vampires d’Orient. Cependant, il n’est pas forcément aisé à mettre en scène, je le conçois…

 

UN JEU INJOUABLE ?

 

C’est sans doute le principal souci avec Wraith : c’est un jeu fascinant – mais peut-on vraiment y jouer ? Je crois que oui – je veux dire, y jouer vraiment, pas comme mes tentatives ineptes de par le passé… Seulement, cela représente un certain défi, qui ne peut être relevé qu’avec la table adéquate, et en prenant le soin de bien réfléchir au préalable à ce que l’on veut faire au juste.

 

Disons-le : ici, ce livre de base ne nous aide guère. D’un plan un peu chaotique, il manque d’éléments spécifiques pour bien appréhender à quoi devrait ressembler au juste une « vraie » partie de Wraith. On s’en rapproche exceptionnellement dans quelques « exemples », surtout ceux touchant aux Passions et aux Entraves – ceux liés à certains (certains seulement) des Arcanoi également. C’est déjà plus flou en ce qui concerne le Côté Obscur – un des éléments les plus complexes du jeu, pourtant.

 

En toute fin d’ouvrage, il y a bien comme un « mini-cadre » (Little Five Points, un quartier d’Atlanta – la ville entière a ultérieurement fait l’objet d’un supplément, Necropolis: Atlanta, soit l’équivalent de Chicago By Night, etc., pour Vampire… à ceci près que je n’ai pas l’impression qu’il existe pour Wraith d’autres suppléments de cet ordre ?), avec quelques pistes intéressantes, mais l’absence de tout scénario d’introduction, pour le coup, se fait cruellement sentir.

 

Or on ne peut (ou ne doit) sans doute pas jouer n’importe quoi, à Wraith. Même si la plus ou moins haute politique peut être de la partie, comme toujours (« On est manipulés ! On est manipulés ! »), même si on peut ménager ici ou là une petite baston avec des Légionnaires ou des Spectres, comme il vous plaira, le sentiment à la lecture de ce livre demeure que la « vraie » partie se joue ailleurs – dans les rapports des personnages avec leurs Entraves et leurs Passions, d’une part, avec leur Côté Sombre, d’autre part. Mais c’est ici que les éléments manquent pour s’en faire véritablement une idée, matériellement, disons.

 

Et cela peut avoir une autre conséquence : les Ombres des différents joueurs sont supposées constituer un groupe, appelé « Cercle » (équivalent de la Coterie, etc.), mais un véritable scénario commun peut-il véritablement progresser, si les joueurs sont si souvent appelés à l’introspection et aux entreprises toutes personnelles ? C’est sans doute faisable, je veux le croire, mais, oui, cela implique de bien réfléchir à ce que l’on compte faire. Ce qui est en même temps un défi intéressant pour toute la table : en toile de fond, le Conteur fait son Trône de fer fantomatique, mais tel joueur se lance dans une romance à la Ghost, tel autre enquête sur les circonstances de sa mort, encore un autre voit dans son décès un commencement plutôt qu’une fin, par exemple en matière d’activisme religieux, etc. Je m'en tiens à des clichés, ici, parce que c'est plus parlant, mais il y a beaucoup de choses à faire, notamment dans l'optique du drama – le risque étant que la cohérence au niveau du Cercle en prenne un coup au passage.

 

Bien sûr, il y a un autre risque : Wraith est un jeu extrêmement sombre, et l'expérience qu'il propose ne sera pas du goût de tous. Tout le monde n'aime pas réfléchir à la/sa mort, et le Royaume des Ombres est véritablement cauchemardesque ; d'aucuns pourraient même trouver cela de mauvais goût, je suppose, à ces deux égards, même si ce n'est certainement pas mon cas. Mais, oui, c'est à prendre en compte : une partie de Wraith, ce n'est pas (idéalement, toujours) l'exploration d'un donj' de base, ce n'est pas fun comme un jeu d'aventure lambda, et c'est bien plus glauque que le Cthulhu typique, ou, probablement, tout autre jeu du Monde des Ténèbres.

 

Tous ces risques doivent être pris en compte. Mais je crois que ça en vaut la chandelle – et que Wraith, dans son principe, est trop fascinant pour qu’on refuse d’envisager cette expérience.

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