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Kwaidan, de Lafcadio Hearn (traduction Finné, lecture 2018)

Publié le par Nébal

Kwaidan, de Lafcadio Hearn (traduction Finné, lecture 2018)

HEARN (Lafcadio), Kwaidan : histoires et études de sujets étranges, [Kwaidan: Stories and Studies of Strange Things], traduction française [de l’anglais] et présentation de Jacques Finné, Paris, José Corti, coll. Merveilleux, 2018, 247 p.

 

Ma chronique « à proprement parler » figurera dans un prochain numéro de Bifrost (et sera ultérieurement mise en ligne sur le blog de la revue, après quoi j'en donnerai le lien ici). J’entends par là qu’il s’agira d’une chronique, disons, « indépendante », prenant le livre pour ce qu’il est, dans son contenu et dans son rendu français. Cependant, je mets déjà en ligne cette chronique d’une certaine manière plus développée, car elle a en fait un objet tout autre : je ne vais pas vraiment rentrer dans le détail des textes et de leur contexte, pas plus que je ne reviendrai sur les éléments biographiques concernant Lafcadio Hearn, etc. Pour cela, je vous renvoie, le cas échéant, à ma précédente chronique de Kwaidan, dans la traduction de Marc Logé ; certes, elle remonte à six ans déjà… Mais, en dehors de quelques « mises à jour », il ne me paraît pas utile d’en rajouter sur ces différents aspects. Ici, je vais surtout parler de ce qui, à mes yeux, rend cette nouvelle traduction, euh, problématique – un sujet que je ne peux pas traiter de la même manière dans une chronique pour Bifrost, qui ne m'en laisserait pas la place…

 

[NB : j'ai des soucis de mise en page avec Over-blog, on dirait... Je verrai plus tard si je peux y remédier...]

 

EDIT 24/04/2018 : la chronique courte figure dans le n° 90 de Bifrost, p. 90.

 

EDIT 13/07/2018 : la chronique de Bifrost est accessible en ligne sur le blog de la revue, ici.

RÉVISIONS

 

J’avais déjà lu (en 2012) Kwaidan, fameux recueil d’histoires de fantômes japonais dû à l’étonnant Lafcadio Hearn, dans sa traduction française « classique », par Marc Logé – et je redécouvre au passage que je l’avais lu en fait avant de voir le génial film éponyme de Kobayashi Masaki… Ce qui m’a d’ailleurs amené à ce constat déconcertant : contrairement à ce que je croyais, seuls deux des quatre récits du film sont tirés à proprement parler de Kwaidan ; « Les Cheveux noirs » et « Le Fantôme de la tasse de thé » ont bien été racontés par Lafcadio Hearn, mais pas dans ce recueil (et j’ai donc dit des bêtises également à cet égard quand j’ai chroniqué, en 2016, le curieux petit volume où trois auteurs français cherchent à « conclure » ce dernier récit, laissé inachevé) ; j’y reviendrai probablement en vous causant du recueil Fantômes du Japon.

 

Mais, outre que j’envisage un petit boulot pour la fac en lien avec ce recueil, et, surtout, avec le film de Kobayashi, il m’a été donné de relire Kwaidan du fait de la publication, chez José Corti, de cette nouvelle traduction due à Jacques Finné – un bonhomme qui ne m’inspirait pas plus que ça confiance, après quelques lectures pas toujours très convaincantes… et, hélas, mes craintes, toutes vagues qu’elles étaient, se sont tristement confirmées – ou, à vrai dire, c’est allé encore au-delà, bien pire que tout ce que je pouvais redouter.

 

Pour faire bref, et vous dispenser de la suite de cet article si vous êtes pressés : la traduction de Jacques Finné est trop aléatoire pour convaincre – parfois correcte, voire jolie, elle se montre en d’autres occasions bien trop lourde, et, surtout, elle est percluse d’erreurs, dont une parfaitement invraisemblable dès le premier récit du livre, qui n’incite pas vraiment à la confiance pour la suite… Il semblerait que Marc Logé, dont le texte français était très élégant, avait cependant ce défaut bien de son temps de « couper » quand il « s’ennuyait » ; mais, même ainsi, cette traduction « classique » reste sans doute bien préférable à cette nouvelle version, largement inférieure. En gros, Jacques Finné ici est comme François Bon ailleurs, hein…

 

Mais il y a bien pire : un paratexte parfaitement affligeant, crétin, borné… Ce sont des mots « forts », sans doute, mais je les crois à la hauteur du massacre : la postface est aberrante, et j’en suis sorti furieux…

 

QUELQUES NOTES SUPPLÉMENTAIRES

 

Je reviendrai sur tout cela plus en détail : en fait, ce sera donc l’essentiel dans cette nouvelle chronique, car je n’ai pas forcément tant de choses à ajouter concernant la biographie de Lafcadio Hearn, l’atmosphère de l’ensemble, la portée du projet ou le contenu des histoires en elles-mêmes, par rapport à ma chronique initiale, même si elle était bien plus lapidaire que ce que je fais ces dernières années sur ce blog.

 

Ceci étant, quelques notes supplémentaires sont peut-être bienvenues malgré tout, car, depuis, mon regard a pu changer, pour plusieurs raisons : le visionnage (répété) du film de Kobayashi Masaki, la lecture d’un autre recueil de Lafcadio Hearn (Insectes), et des connaissances un chouia moins lacunaires sur le contexte japonais.

 

La première histoire du recueil, « Mimi-Nashi-Hôichi », en témoigne, c’en est même sans doute la meilleure illustration : depuis ma première lecture, j’ai donc vu le film de Kobayashi, dont c’est, je pense, le « sketch » que je préfère, le plus impressionnant ; mais j’ai aussi lu depuis Le Dit des Heiké, ce qui a rendu le contexte de la légende bien autrement saisissant – la bataille de Dan-no-Ura, la mort de l’empereur enfant, la fin et le dépit des Taira, les moines au biwa, etc. Tout cela rend le récit bien plus prenant, bien plus efficace ; et m’autorise à y déceler une subtilité qui pouvait m’avoir échappé lors de ma première lecture.

 

Mais, sur un mode plus léger, d’autres récits m’ont affecté différemment du fait de ce que j’ai vu, lu, etc., depuis. Ainsi de « Mujina », nouvelle horrible et drôle… mais peut-être surtout drôle maintenant que j’ai vu et revu l’excellent Pompoko de Takahata Isao. Dans ce registre plus ou moins humoristique, « Rokuro-Kubi » m’est apparu pour le délire gore burlesque qu’il était, bien loin de tout sentiment réel de peur.

 

La gravité, l’empathie, dans d’autres textes, m’ont davantage saisi pour des raisons somme toute similaires – la lecture, par exemple, des Contes de pluie et de lune de Ueda Akinari (et le re-visionnage de son adaptation « partielle » par Mizoguchi Kenji, Les Contes de la lune vague après la pluie), a sans doute affecté mon ressenti dans des textes davantage tournés vers la mélancolie, notamment au travers d’histoires d’amours impossibles, ou d’amitié jusqu’au-boutiste.

 

Et il y a tout un entre-deux plus difficilement définissable. Prenez par exemple « Le Rêve d’Akinosuké » ; c’est une nouvelle des plus charmante, agréablement fantaisiste, et qui introduit le thème des insectes, sur lequel se conclura le recueil. Mais cette histoire, même « positive » globalement, résonne peut-être différemment après avoir envisagé plusieurs états de la fameuse légende d’Urashima Tarô, bien autrement mélancolique pourtant (et ambiguë ?).

 

Mais, même ainsi, certains textes sont à part – qui n’ont rien des histoires étranges reprises et transmises par Lafcadio Hearn. Ainsi tout d’abord de « Hi-Mawari », superbe nouvelle qui, pour quelque raison que j’ignore, ne figurait pas dans la traduction de Marc Logé, mais que j’avais déjà pu lire dans le n° 21 du Visage Vert (dans une traduction d’Anne-Sylvie Homassel) – une réminiscence enfantine bien éloignée du Japon, en dépit de son titre, mais fabuleuse de par sa délicatesse et sa sensibilité. La traduction de Jacques Finné ne lui fait probablement pas honneur…

 

Mais il faut mentionner également « Hôrai », qui tient plus de la parabole que du récit – sur la base du vieux mythe taoïste de la résidence cachée des immortels, l’auteur livre ouvertement sa crainte de ce que le Japon, en s’ouvrant sur le monde, perde sa singularité culturelle. C’est plus ou moins juste, et globalement, j’ai trouvé ce texte assez lourd – la traduction est peut-être en cause, là encore…

 

Enfin, Kwaidan se conclut sur tout autre chose, avec un long texte intitulé « Études sur les insectes », où le contexte japonais demeure (plus ou moins, assez peu quand il traite des fourmis), et le surnaturel n’est pas toujours absent, mais nous sommes tout de même assez loin des histoires de fantômes nippons qui occupent la majeure partie de l’ouvrage. Ici, tout particulièrement, la traduction de Jacques Finné m’a régulièrement paru bien lourde… Ces textes ne sont pourtant pas sans charme, même si l’intérêt manifesté par Lafcadio Hearn pour le spencerisme, bien de son temps, peut parfois nouer quelque peu l’estomac. Dans tous les cas, je vous engage à la lecture d’Insectes, un très beau volume rassemblant de nombreux textes de Lafcadio Hearn sur la question (dont celui-ci sauf erreur, dans un rendu plus satisfaisant).

UNE NOUVELLE TRADUCTION SANS APPLICATION

 

Mais j’en arrive à l’essentiel de cette chronique : l’apport, quel qu’il soit, de cette nouvelle traduction par Jacques Finné. Quel qu’il soit… Bon, je n’en ai pas fait mystère : je ne suis pas satisfait – au mieux.

 

Le projet d’une nouvelle traduction pouvait faire sens – aussi belle soit la traduction classique de Marc Logé, il semblerait donc qu’elle était lacunaire… Et, de manière générale, dépoussiérer quelque peu s’avère souvent profitable – dans les genres de l’imaginaire, nous savons très bien ce qu’il en est. Pour autant, toute nouvelle traduction est-elle forcément meilleure que celles qui l’ont précédée ? Là encore, nous savons ce qu’il en est – et j’ai assez râlé sur les abominations commises par François Bon « retraduisant » un Lovecraft, qui en avait pourtant bien besoin, pour ne pas avoir à y revenir ici. La chronologie des traductions ne nous renseigne en effet en rien quant à la compétence des traducteurs.

 

Généralement, j’évite de trop m’étendre sur les éventuels soucis de traduction, ne me sentant guère compétent pour cela. D’autant bien sûr que je ne me sens pas de comparer mot à mot l'original et les traductions, de manière générale, et ici celles de Marc Logé et de Jacques Finné. Mais certains problèmes sautent aux yeux, même sans cet examen approfondi, qui suffisent probablement à instiller au moins le doute quant au sérieux et au professionnalisme de cette nouvelle traduction.

 

Le travail de Jacques Finné, ici, n’est pas unilatéralement mauvais, je suppose – en cas de lecture distraite, on peut s’en accommoder, et le texte français n’est pas sans charme, parfois, « vu de loin ». Mais, dans le détail, ça coince régulièrement bien davantage…

 

Et, parfois, cela saute donc aux yeux – donnant l’impression d’un traducteur qui ne comprend absolument rien à ce qu’il traduit. Ceci, sans surprise, se produit souvent, mais pas toujours, au travers de références culturelles nippones que le traducteur ne maîtrise pas initialement (on ne l’en blâmera pas, je ne maîtrise d’ailleurs certainement pas ces sujets moi-même) ; le problème, impardonnable, c’est peut-être alors l’absence de curiosité du traducteur, qui n’a pas cherché à s’assurer du sens à accorder à ce qu’il traduisait.

 

De manière très fâcheuse, une énorme boulette de cet ordre intervient dès le tout premier texte du recueil – autant dire que cela n’engage pas à accorder beaucoup de crédit à la suite… Il s’agit donc de « Mimi-Nashi-Hôichi », pourtant peut-être la plus célèbre histoire de Kwaidan avec « Yuki-Onna » (et ce sont d’ailleurs les deux histoires adaptées par Kobayashi Masaki dans son Kwaidan). La nouvelle, chez Jacques Finné, se conclut ainsi (p. 35) :

 

Toutefois, depuis ces événements, on ne l’appela plus Mimi-Nashi-Hôichi, mais « Hôichi-le-sans-oreilles ».

 

Bon sang, je n’en reviens toujours pas… Bien évidemment, « Mimi-Nashi-Hôichi » n’est pas le nom « antérieur » du personnage, mais signifie précisément « Hôichi-le-sans-oreilles » ! Mais... mais que s’est-il passé ? Jacques Finné traduit de l’anglais, pas du japonais, et le texte original n’est pas le moins du monde ambigu, ici :

 

But from the time of his adventure, he was known only by the appellation of Mimi-nashi-Hoichi: "Hoichi-the-Earless."

 

Ce n’est pas comme s’il y avait une difficulté de traduction, là… Et, bon sang, même en accordant que nul n’est parfait et qu’un traducteur, même le plus compétent, peut commettre une étourderie, comment est-il possible que personne ne s’en soit rendu compte avant publication ? Le livre a-t-il seulement été relu ?

 

Eh bien, plus ou moins, ai-je l’impression – tantôt oui, tantôt non ; car divers passages de ce volume semblent témoigner de l’absence de conception générale, en faisant usage de choix opposés et même contradictoires.

 

En effet, avant même la gaffe monumentale concernant « Mimi-Nashi-Hôichi », Jacques Finné livre des « Remerciements » qui m’ont laissé pantois (p. 7) :

 

S’il [Lafcadio Hearn] cite des mots japonais (noms propres, noms communs, proverbes…), il les transcrit selon la phonétique anglaise. Il est clair que celle-ci n’est pas la phonétique française. Un seul exemple : le « papillon » s’écrit « Cho », en phonétique anglaise – mais avec le -ch prononcé à la britannique (comme dans chocolate) et le -o allongé. La graphie française pour cho deviendra donc tchô. Sans l’aide d’une Japonaise parlant parfaitement le français, les dieux savent à quelles aberrations [Sic ! Putain de sic !!!] ne m’aurait pas conduit la simple reproduction des transcriptions anglaises. J’ai donc cherché (et trouvé) l’oiseau rare qui a surveillé et rectifié l’orthographe de tous les mots japonais transcrits selon la prononciation française.

 

 

WHAT ?

 

Alors, je ne m’en prends pas du tout à la « Japonaise parlant parfaitement le français », là. Mais… Jacques Finné semble ne pas être au courant que, depuis le temps de Lafcadio Hearn, soit plus d’un siècle tout de même, on a traduit en français des milliers, des centaines de milliers de livres, de films, de BD, etc., en provenance du Japon, et qu’il existe, au-delà même des rômaji, des règles concernant la transposition – règles simples et en rien problématiques, par ailleurs bien connues de tous ceux qui, depuis plus d’un siècle, lisent des œuvres japonaises en traduction françaises ; il n’est même pas nécessaire d’entrer dans les détails de la méthode Hepburn (qui reste la plus couramment utilisée, même si une autre approche a été proposée depuis par les autorités japonaises), et cela fait longtemps que les traductions françaises se passent même du petit résumé de ce système qui avait un temps été de coutume. Ce traducteur vit-il dans une autre époque ? Parce que, perso, si j’ai trouvé des vieux bouquins en français traitant de « Tchikamatsou », quand j’ai lu le dramaturge en français, c’était bien sous le nom de « Chikamatsu », universellement adopté. Par ailleurs, je n’ai (bizarrement) jamais vu de film de Koullossaoua ou de Midzogoutchi, pas plus que je n’ai lu de livre de Akoutagaoua, ou de BD de Tanigoutchi.

 

Par chance, en dépit de ces « Remerciements », invraisemblablement conservés en tête d’ouvrage, la quasi-totalité du recueil ne suit en fait pas cette vilaine et absurde promesse en forme de menace – je suppose donc que quelqu’un, chez Corti, a pu notifier au traducteur que c’était vraiment une idée à la con… mais en oubliant de retoucher l’entête. C'est ballot... Mais, ouf, nous avons bien « Hôichi » et pas « Hôitchi », nous avons bien « Mujina » et pas « Moudjina ».

 

Cela dit, çà et là, de ces bizarreries phonétiques demeurent pourtant – par exemple quand Jacques Finné parle du « kitsouné », sur lequel il me faudra revenir… Surtout, nous avons cette note de bas de page, qui revient sur l’exemple du papillon figurant dans les « Remerciements » (note n° 118, p. 171) :

 

Monsieur Oghino, dans un de ses courriels, m’a expliqué que « pour la prononciation occidentale, il faudrait écrire tchô ; pour le respect du kanji, il faudrait écrire chô. » J’ai choisi la première graphie pour une raison bien subjective : elle justifie le nom Cio-Cio San, dans Madame Butterfly, de Puccini. En italien, cio se prononce tchô.

 

Ce qui, vous l’avouerez, est bien la meilleure des raisons.

 

Putain…

 

Les « Remerciements » louent enfin une relecture attentive (p. 8) : « elle a permis l’élimination de jolies bourdes, dans tous les domaines du français ». Eh bien, pas assez, faut-il croire, et il aurait été utile d’envisager d’autres « domaines » que ceux du français…

 

Tout cela ne donne décidément pas l’impression d’un grand sérieux. Et il en va de même dans d’autres endroits du recueil, de manière plus ou moins discrète. On a ainsi l’impression, parfois, d’un traducteur qui ne comprend tout simplement pas ce qu’il traduit et ne fait pas le moindre effort de curiosité pour éviter d’écrire des contresens, etc. Ou, tout simplement, qui s'en moque ? Par exemple, quand il accole à la nouvelle « Mujina » le titre français « Le Fantôme sans tête » (p. 81) : le récit est pourtant très explicite (même dans cette traduction !) sur le fait que la créature n’est pas « sans tête », mais « sans visage » ; et, non, ce n’est pas du tout la même chose, et ça n’a rien d’anodin, parce que c’est ce trait précisément qui fonde, tout à la fois, le frisson d’horreur, et l’éclat de rire ironique chez le lecteur.

 

Des choses plus anodines, certes, il y en a – comme ce Japon « du » Meiji, etc. Vous pouvez vous montrer bon prince si ça vous chante, je n'en ai pas tant que ça envie pour ma part.

 

Car, non, je ne pourrais pas relever de semblables erreurs à chaque page, je ne le prétendrai pas – mais, à ce stade, l’accumulation est déjà bien assez suffisante pour se montrer méfiant quant au travail de Jacques Finné ; et pour déplorer qu’un livre aussi beau, fort et important que Kwaidan ait été ainsi traité par-dessus la jambe par un traducteur qui se moquait totalement de ce qu’il faisait.

UN PARATEXTE… AFFLIGEANT

 

Mais il y a pire, bien pire… De quoi passer du dépit au dégoût, du soupir à la colère : le paratexte ahurissant que Jacques Finné a accolé à sa traduction. Je ne sais même pas par où commencer…

 

Il y a trois temps : après les « Remerciements », une brève présentation de l’auteur (pp. 11-15) ; ensuite, des notes de bas de page, hélas pas toujours bien distinguées de celles de l’auteur (mais quand une de ces notes est totalement à côté de la plaque, on a généralement sa petite idée du responsable…) ; enfin, une longue « postface » (pp. 211-250)… et c’est surtout là qu’est le drame (même si je reviendrai sur les notes de bas de page un peu plus loin).

 

Jacques Finné commence par nous dire que « les stéréotypes c'est pas bien », OK, avec, comme angle d’attaque… Tintin et le Lotus bleu (p. 213). Bon, admettons… Vous savez, ce passage où Tchang explique au reporter du Petit Vingtième que les Chinois ne sont pas les cruels personnages que l’on croit en Europe ? Certes, la BD date de 1934-1935, en plein « péril jaune », et on pouvait croire, naïvement, que l’on avait un peu dépassé tout cela en l’espace de 80 ans… De même que l’on n’envisageait peut-être plus les Japonais au seul prisme de Mitsuhirato, tant qu’à causer de stéréotypes négatifs, justement dans cette BD ? Parce que bon, les Chinois, OK, mais les Ja…

 

 

 

Attendez : justement, Tchang parle des Chinois, là. On devrait plutôt parler de Japonais, non, pour Kwaidan ? Associer les deux, dans cette référence par ailleurs bien plus contrastée que Finné ne le prétend, n’est-ce pas un peu… un stéréotype ?

 

Mais non, voyons ; c’est juste que Jacques Finné entend nous parler, pas tant des fantômes japonais, que des « Fantômes extrême-orientaux » (c’est le titre). En fait, le Japon, et Kwaidan notamment… ne sont quasiment pas étudiés dans cette postface à Kwaidan, où 90 % des développements au bas mot portent sur des textes chinois ou vietnamiens. Enfin, « des » textes… Plus exactement, un livre chinois, et un livre vietnamien – un seul pour chaque pays, putain ! Assurément un corpus suffisant pour parler des « fantômes extrême-orientaux » sans sombrer dans les stéréotypes...

 

Quoi ? Des cultures différentes ? Dans l’espace, et dans le temps ? Oh, c’est des bridés, hein… Et, de toute façon, le Japon comme le Vietnam ne sont rien sans la Chine, tout le monde le sait, donc on pourrait même se contenter de cette dernière, en fait, hop. À l’évidence. Bon, en ce qui me concerne, ça serait comme de traiter du fantastique européen en prenant « La Métamorphose » de Kafka et « Le Horla » de Maupassant pour seuls référents, et pour aussitôt en remonter à Ovide (seul), parce que le reste n’est rien sans la Rome antique, alors ON S’EN BALEK. Ce qui n’aurait assurément rien d’un stéréotype – au contraire, une approche censée, pondérée, pertinente comme aucune autre…

 

D’ailleurs, notre postfacier, sur la base de son corpus érudit à l’ampleur sans pareille, trouve le moyen… de nous balancer des développements façon « sadisme et supplice oriental » ! Ce qui, vous en conviendrez, est probablement ce que l’on peut faire de moins stéréotypique depuis au moins le XIXe siècle. Je croyais naïvement qu’on en était revenu depuis… allez, Le Lotus bleu, à tout hasard, dont c’était partie du propos, appliqué à la Chine, et que Jacques Finné citait justement en ouverture de son « analyse » ? Mais Jacques Finné en trouve des exemples dans son unique référence vietnamienne, c’est donc que ça vaut aussi pour le Japon – spareil. Inversement, il peut balancer trois mots sur le shintô pour en citer des exemples au Vietnam, cela arrive à plusieurs reprises, alors bon…

 

C’est peu dire : il raconte plein, mais plein de conneries, en procédant systématiquement à des généralisations abusives sur la base de ses trois seuls livres sources – ou deux et demi… car Kwaidan, justement, est censé parler pour le Japon, mais Jacques Finné ne s’y rapporte quasiment jamais ! En fait, il cite bien un autre ouvrage, pleinement japonais, çà et là : les Contes de pluie et de lune de Ueda Akinari – pas le pire des choix ; mais je ne suis pas certain qu’il soit allé bien au-delà de la préface de René Sieffert, préface de toute façon mal comprise – puisqu’il y voit un « argument » en faveur de sa « thèse » voulant que le Japon doit absolument tout à la Chine ; et ce n’est certainement pas ce que dit René Sieffert, éminent japonologue, dans ce texte !

 

Vous en voulez encore ? Masochistes… Mais y en a. Car Jacques Finné, après nous avoir abreuvé de sa colossale érudition orientaliste, prend sur lui de nous présenter de manière exhaustive (...) les plus fantastiques et terribles des créatures : les femmes. « Sa thèse », vach'ment audacieuse, c’est que le « fantôme extrême-oriental » est presque toujours « la » fantôme, ainsi de « la » yûrei au Japon.

 

Tandis que, comme chacun sait, le « kitsouné » est toujours un homme ; toujours ! En fait (p. 215, note n° 162), c'est même « l'équivalent masculin d'une yûrei ». Bon sang, le kitsune est peut-être la créature la plus connue du folklore japonais, et sous des avatars si souvent féminins… même sans compter la scène classique du mariage des renards (à moins qu’il ne faille y voir un « mariage pour tous » ?).

 

En fait, pareille étude aurait pu faire sens – si elle avait été confiée à quelqu’un de compétent, et qui n’aurait pas simplement cherché, au travers d’une typologie débile, à exposer ses préjugés sur un ton narquois qui ne rend la manœuvre que plus lamentable… Figurez-vous que Jacques Finné trouve le moyen, dans son étude déjà admirablement resserrée et précise, de glisser trois mots sur les Femen en plein examen des « fantômes extrême-orientaux » (p. 242) ; c’est ici que nos amis anglo-saxons écrivent : « WTF ?! », je crois.

 

Mais, en fait, Jacques Finné a fait bien, bien pire encore avant cela… en glissant de semblables récriminations peu ou prou dans le texte même de Lafcadio Hearn ! Dans « Études sur les insectes », Hearn traitant des fourmis nous dit ceci (p. 199) :

 

Ce monde de travail ininterrompu rappelle celui des vestales. Certes, il arrive de voir quelques mâles, mais ils n’apparaissent qu’en des saisons particulières et n’ont rien à voir avec le travail – ni avec les travailleuses. Aucun d’entre eux n’oserait s’adresser à une ouvrière – sauf situation d’urgence ou péril pour la race entière. En échange, aucune travailleuse ne parle à un mâle – dans ce monde bizarre, les mâles sont des êtres inférieurs, tout aussi incapables de travailler que de combattre – on les tolère, mais on voit en eux « un mal nécessaire ».

 

Et là, Jacques Finné nous livre cette précieuse note de bas de page (n° 156) :

 

De nos jours, certaines cyniques défendent pareilles théories. (N.d.T.).

 

Ce qui, vous en conviendrez (une fois de plus…), était non seulement pertinent, mais aussi parfaitement indispensable.

 

 

Bon sang – ce n’est pas en préface, ce n’est pas en postface, c’est dans le texte même !

 

Je ne suis certainement pas le plus fanatiquement féministe des hommes – prétendre le contraire ferait à bon droit rigoler les copines (à moins que ça ne les navre ou ne les agace en égale mesure), même si j’essaye de me soigner, et il est bien temps. Mais quand je lis des conneries pareilles – et surtout associées à un texte originel qui vaut tellement mieux et ne demandait absolument rien de la sorte… Bon sang, c’est vrai qu’il y a du boulot, hein !

 

L’ensemble est de toute façon parfaitement consternant, à peu près systématiquement à côté de la plaque, un vrai catalogue du pire essentialisme appliqué à l’imaginaire, perclus d’archaïsmes et de préjugés, totalement dénué de la moindre culture sur le sujet, pas moins balancé avec un très pénible aplomb souriant et hautain de vieux sage à qui on ne la fait pas.

 

Et il a d’autres marottes – des cibles habituelles, qui n’ont pas grand-chose à voir avec Kwaidan, mais qu’importe : Jacques Finné n’est pas à une gratuité près. On a donc droit aux ritournelles habituelles : le gore c’est le mal absolu, Stephen King est un médiocre voire pire, etc. Au regard des conneries précédemment mentionnées, ces autres formes de préjugés crétins ont quelque chose de reposant, en fin de compte…

 

LAFCADIO HEARN VAUT MIEUX QUE ÇA

 

Mais, bon sang… Comment a-t-on pu publier des bêtises pareilles ? Et dans pareil livre ?

 

Lafcadio Hearn vaut mieux que ça – bien mieux.

 

Ce massacre, décidément, me renvoie aux « traductions » de Lovecraft par François Bon. Je pourrais vaguement passer l’éponge quant à semblables bêtises, si je les trouvais dans un livre médiocre. Mais dans Kwaidan ? C’en est presque criminel…

 

Lisez Kwaidan. Mais pas comme ça. Et si vous n’avez « pas le choix », prenez au moins soin d’arracher la postface – vous y gagnerez.

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T
C'est étonnant de voir encore des "travaux" de cet acabit, alors même que ce ne sont pas les spécialistes et connaisseurs du Japon qui manquent... ni les bons traducteurs de l'anglais, du reste !
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N
Même les deux à la fois, d'ailleurs...