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Notes de chevet, de Sei Shônagon

Publié le par Nébal

Notes de chevet, de Sei Shônagon

SEI SHÔNAGON, Notes de chevet, [Makura no sôshi 枕草子], traduction [du japonais] et commentaires par André Beaujard, Paris, Galllimard, coll. Connaissance de l’Orient – Unesco, coll. Unesco d’œuvres représentatives, série Japonaise, [1966, 1985] 2016, 366 p.

J’ai rarement lu, sans même parler de chroniquer, de livres aussi étranges, et aussi étrangement beaux, que les Notes de chevet de Sei Shônagon. Même à vouloir à tout crin « cataloguer » ce livre dans les catégories, sinon de la littérature mondiale, du moins de la littérature japonaise ancienne, j’ai l’impression qu’il demeure irréductiblement singulier – véritablement unique en son genre : ce n’est pas tout à fait un nikki, un journal comme en tenaient alors les dames de la cour ; c’est sans doute un zuihitsu, écrit au fil du pinceau, peut-être même l'archétype du genre, mais les autres œuvres, éventuellement bien plus tardives, que l’on range dans cet ensemble, paraissent généralement bien différentes – et moins… radicales ? Les Notes de l’ermitage, de Kamo no Chômei, en relèvent, par exemple ; mais le ressenti à la lecture de ces deux merveilles est pourtant largement différent, au-delà même de l’ampleur du texte, incomparable.

 

Mais les Notes de chevet de Sei Shônagon n’ont pas traversé mille années jusqu’à nous du seul fait de leur singularité : ces pages contiennent des sommets de littérature, de style autant que d’acuité, qui leur confèrent en définitive une forme d’intemporalité des plus étonnante – ceci alors même que l’ouvrage est ancré dans une époque résolument exotique, celle du Japon de Heian, et plus précisément, autour de l’an mil, de son apogée, qui est aussi l’apogée du clan Fujiwara véritable maître du Japon, une époque donc, dont il constitue peut-être la plus saisissante illustration, avec un autre ouvrage exactement contemporain si bien différent dans la forme : Le Dit du Genji, bien sûr, le monumental roman fleuve de Murasaki Shikibu.

 

Les deux plus grands auteurs de l’époque sont donc des autrices – dont on ne sait pas grand-chose par ailleurs. Mais elles ne sont pas les seules : la grande littérature est alors souvent l’affaire de femmes, enfin libérées par le développement des kana, et qui livrent, au-delà de ces deux œuvres très particulières, nombre de journaux, emblématiques de l'époque, ou s’appliquent à la poésie ; à vrai dire, celle-ci est tellement essentielle à la société aristocratique de Heian, notamment dans le registre galant, qu’une femme, comme un homme, ne saurait être louée si elle ne témoigne pas régulièrement de ses talents en matière de tanka, ces poèmes courts qui rythment le quotidien de la noblesse. Les Notes de chevet en témoignent, comme toutes les autres œuvres citées et bien d’autres encore.

 

C’est aussi, donc, une littérature d’aristocrates : avec Sei Shônagon, comme avec Murasaki Shikibu, nous sommes au sommet de la cour – dans l’entourage, en l’espèce, de deux épouses impériales successives d’un même empereur, Ichijô, puisque Sei Shônagon est au service de l’impératrice Teishi, ou Sadako, et se retire avec elle une fois qu'elle est « remplacée » par Shôshi, au service de laquelle se trouve Murasaki Shikibu. Et l’omniprésent clan Fujiwara constitue leur milieu presque naturel (Murasaki Shikibu au moins en était directement issue). C’est une société extrêmement raffinée, très codifiée, très subtile en tout. Certes, il n’y a pas lieu de s’étonner (et encore moins de la blâmer pour cette raison) que Sei Shônagon, dans ces conditions, fasse régulièrement montre d’un certain mépris pour les rangs inférieurs au sien, et accorde une importance essentielle au protocole et aux bonnes manières… Mais les Notes de chevet témoignent de ce qu’il s’agissait d’un personnage autrement complexe et fin, heureusement ; avec parfois même quelque chose d'un peu rebelle ?

 

Il s’agit donc… de « notes ». Écrites « au fil du pinceau ». Sei Shônagon écrit pour elle tout d’abord, semble-t-il dans un cadre totalement privé (l'ouvrage, dit-on, n'aurait été révélé au public que par accident, mais je ne sais pas trop ce qu'il faut en penser)… et elle dresse des listes.

 

Îles.

 

Montagnes.

 

Choses désagréables.

 

Choses qui ne durent pas.

 

Choses qui paraissent pitoyables.

 

Choses qui ont une grâce raffinée.

 

Choses qui distraient dans les moments d’ennui.

 

Choses qui n’offrent rien d’extraordinaire au regard et qui prennent une importance exagérée quand on écrit leur nom en caractères chinois.

 

Flûtes.

 

Choses qui doivent être courtes.

 

Bouddhas.

 

Nuages.

 

Choses négligées.

 

Gens à propos desquels on se demande si leur aspect aurait autant changé, supposé qu’ils fussent, après avoir quitté ce monde, revenus dans un autre corps.

 

Choses désagréables (encore).

 

Tissus.

 

Maladies.

 

Choses splendides.

 

Etc. Cette édition compte 162 catégories, qui se recoupent éventuellement, et parfois se contredisent.

 

Parfois, il ne s’agit effectivement… que de listes. Les toponymes se suivent, sans autre développement. Mais les associations d’idée, si le terme n’est pas tout à fait exact, employons-le faute de mieux, conduisent bientôt Sei Shônagon à esquisser de très poétiques petits tableaux, tenant en une ligne ou deux. On y devine déjà une observatrice d’une acuité sans pareille, à qui n’échappent pas ces petites choses que l’on qualifie de « détails » quand on n’a pas l’âme suffisamment pénétrante pour percevoir tout ce qu’elles ont d’essentiel. Ici, une couleur, là, un geste, sont autant de célébrations de l’harmonie… ou d’entorses à ce principe cardinal, d’autant plus regrettables.

 

Sei Shônagon est impitoyable à cet égard – dotée d’un fort esprit critique, elle peut avoir des mots qui blessent ; elle en a heureusement au moins autant pour célébrer la beauté, le raffinement, la parfaite composition, dans une perspective que l’on a pu dire hédoniste – une célébration de l’instant présent, à noter sur une feuille dans la certitude qu’il lui faudra bien disparaître ; les choses sont impermanentes – pourtant les notes de Sei Shônagon leur confèrent une certaine intemporalité paradoxale.

 

Et il est délicieux de s’égarer avec elle. Quelques listes se succèdent – des croquis joliment esquissés aussi. Puis elle s’oublie : le pinceau en main, elle dissèque alors avec bien plus d’ampleur, sur des pages et des pages, mais pas moins de précision, les scènes de son quotidien, celui des nobles dames de la cour, un gynécée qu’on est d’abord, réflexe malvenu (mâle venu ?), tenté de juger frivole, superficiel, cruel aussi… Sei Shônagon y a sa part, et plus encore. Mais juger cette femme superficielle ? Quand elle témoigne avec le plus grand naturel de son talent inégalé pour l’observation ? Mieux, quand ses observations, au moment d’imprégner le papier qui patiente à côté de l’oreiller au point de s’y substituer, y gagnent encore en finesse et en subtilité par la magie d’un style parfait ? C’est bien plutôt de génie qu’il faut parler, de toute évidence.

 

Les Notes de chevet se picorent. La grâce de la plume, ou plutôt du pinceau, ici dans l’élégante traduction d’André Beaujard (peut-être un brin surannée, mais je crois que cela participe de son charme), renouvelle toujours l’intérêt du lecteur ; toutefois, je crois qu’il vaut mieux en fractionner la lecture : tel instant vécu sur le vif entre ainsi en résonance avec tel instant saisi il y a mille ans de cela, dans un monde à tous points de vue aux antipodes du nôtre. À mesure que l’on apprivoise la manière de Sei Shônagon, j’ai le sentiment qu’il s’instaure comme une parenté spirituelle – d’une certaine manière, la noble dame nous forme, sans rudesse, par l’exemple, à l’observation du monde ; c’en est au point où ses listes, même les plus sèches, acquièrent en définitive une vertu poétique qui leur est propre. On se surprend à scander les notations comme autant de vers riches de ludiques doubles sens – et la société aristocratique de Heian apparaît sous nos yeux, dans toute sa subtile harmonie.

 

Les Notes de chevet sont un livre très étrange. Leur abord est sans doute un peu intimidant – les listes peuvent effrayer, et tout d’abord laisser supposer que ce monde serait trop éloigné du nôtre pour que l’on puisse s’y aventurer impunément. C’est pourtant tout le contraire qui se produit – une merveilleuse communication d’observations et de sensations, d’une poésie sans pareille. Ce livre est étrange, oui – mais il est surtout étrangement beau.

 

Un vrai chef-d’œuvre, fort de sa singularité, mais plus encore de sa finesse et de sa grâce.

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