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"Chevauchée avec le diable", de Daniel Woodrell

Publié le par Nébal

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WOODRELL (Daniel), Chevauchée avec le diable, [Woe to Live On], traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mainard, Paris, Rivages, coll. Noir, [1987, 2000] 2002, 257 p.

 

Western encore (bah oui), avec cet impressionnant roman de Daniel Woodrell, adapté au cinéma par Ang Lee (je n’ai donc absolument aucune envie de voir le film en question…), qui lève le voile sur un des pires aspects de la guerre de Sécession.

 

En effet, si c’est essentiellement à l’Est qu’Unionistes et Confédérés s’affrontent dans un impitoyable bain de sang, dans lequel on a souvent vu le premier avatar de la guerre « moderne », l’Ouest n’est pas épargné pour autant. Chevauchée avec le diable, qui prend place au Missouri et au Kansas, s’intéresse en effet aux horribles exactions perpétrées par les troupes irrégulières des jayhawkers (Nord) et des bushwhackers (Sud), comme le sinistre Quantrill, qui fait d’ailleurs une apparition remarquée dans le roman. Ces hors-la-loi se livraient à une guerre parallèle faite de massacres aveugles et de pillages, aux dépends d’une population plus ou moins impliquée dans le conflit, mais souvent amenée à choisir son camp bien malgré elle, Fédéraux et Rebelles ne leur laissant pas d’autre possibilité.

 

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le roman attaque en force, avec une scène d’une cruauté presque insoutenable : la compagnie de bushwhackers du narrateur, déguisée en soldats de l’Union, lynche gratuitement un pauvre immigrant d’origine hollandaise, qui a eu le malheur de se laisser tromper par les uniformes de la mauvaise troupe. Entrée en matière particulièrement terrible, qui donne le ton de ce roman extrêmement noir, illustration cinglante de l’abomination de la guerre en général et de la guerre civile en particulier.

 

L’ironie de l’histoire, c’est que le narrateur, fervent rebelle, est lui-même d’origine hollandaise (or Hollandais et Nègres constituent des cibles de choix pour ces irréguliers)… Jake Roedel, à peine âgé de seize ans, a rejoint les bushwhackers avec son « frère de sang » Jack Bull Chiles, probablement en raison de l’assassinat par les Nordistes du père de ce dernier. Et bien que mal aimé en raison de ses propres origines – l’un des irréguliers, dès le début, menace de faire la peau de ce satané Hollandais… –, il n’a aucun doute sur la légitimité de son engagement et la justesse de la cause pour laquelle il se bat, même si cela l’amène à commettre candidement des horreurs sans nom ; ainsi, dès le début, nous le voyons abattre d’une balle dans le dos le fils du malheureux immigrant…

 

La naïveté de Jake fait froid dans le dos. Ce « patriote » qui ne saurait pour rien au monde remettre son engagement en question est fier du combat mené par les bushwhackers, et chaque abomination commise par les jayhawkers lui semble une justification suffisante, et à vrai dire à peine nécessaire, aux exactions dont lui et ses camarades hors-la-loi sont responsables. Tous les moyens sont bons pour combattre les Nordistes « envahisseurs » ; Jake, qui s’imagine mal intégrer l’armée régulière avec tout ce que cela implique, se satisfait ainsi pleinement des brigandages des irréguliers qu’il a intégrés.

 

Tableau sinistre et édifiant. Les « petits soldats » (généralement fort jeunes) dépeints par Daniel Woodrell sont une illustration pour le moins parlante de ce que l’engagement peut avoir de plus horrible. Et de plus absurde, aussi : la situation du « Hollandais » Roedel a déjà été évoquée, mais il y a plus paradoxal encore, ainsi dans la liaison fusionnelle qu’il est amené à nouer avec un autre bushwhacker, Holt… qui se trouve être un Nègre. Jake Roedel, Jack Bull Chiles et Holt forment ainsi le trio essentiel de Chevauchée avec le diable, des types qui, finalement, ne doivent leur engagement, quand bien même viscéral, qu’à un hasard consternant…

 

Le roman est riche en – non, on ne dira pas « morceaux de bravoure », le terme paraît inacceptable devant l’horreur infecte des situations… Disons en scènes choc. Point culminant : le saccage de Fort Lawrence par des bushwhackers sûrs de leur bon droit, qui tuent et pillent des civils innocents parce qu’ils ont eu le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Ce n’est qu’alors que Roedel et Holt commenceront, bien tardivement, à se poser des questions…

 

Mais Chevauchée avec le diable est à vrai dire une sorte de roman initiatique. Le jeune âge de son narrateur (que j’ai franchement du mal à qualifier de « héros », même s’il suscite fort logiquement, de même que ses deux principaux camarades, l’empathie du lecteur) en fait plus qu’un témoin : Jake découvre le monde dans cette guerre atroce ; c’est dans le sang qu’il apprend l’amitié… et même l’amour.

 

Le roman de Daniel Woodrell n’est pas sans défauts. Il souffre en effet d’une plume assez lourde, même si je ne saurais véritablement dire si c’est le texte original ou la traduction qui est en cause (je penche cependant pour la deuxième possibilité…). Mais c’est au final de peu d’importance devant la force du propos et les terribles situations qu’il met en scène. Roman de guerre d’une cruauté rare (et je n’arrive pas à croire qu’Ang Lee ait pu la restituer à l’écran…), Chevauchée avec le diable fait mal au ventre, mais on en redemande.

 

Et son actualité ne saurait faire de doute, dans la mesure où les exactions des jayhawkers et des bushwhackers font inévitablement penser à celles dont se rendent aujourd’hui coupables partout dans le monde miliciens, terroristes et autres incarnations d’un engagement violent et rarement réfléchi, les « petits soldats » avec ou sans uniforme qui, sûrs de leur bon droit, infligent leur vision caricaturale du monde à une population qui ne leur a rien demandé.

 

Roman aussi écœurant que brillant, Chevauchée avec le diable, malgré ses imperfections formelles, constitue donc une lecture plus que recommandable, à même de susciter la réflexion du lecteur sur l’horreur de la guerre sans jamais sombrer pour autant dans le pathos ou les lieux communs du genre. Très fort.

CITRIQ

Commenter cet article

V
J'avais bien aimé le film d'Ang Lee.
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C
Moi aussi
E
Ce roman me semble très bien écrit et très tentant!
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E
Une lecture dont on ne doit pas ressentir indemne… Le pire, c'est de se dire qu'au final cette sombre est intemporelle, il n'y a qu'à voir en Syrie.
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