"Les Romans de Philip K. Dick", de Kim Stanley Robinson
ROBINSON (Kim Stanley), Les Romans de Philip K. Dick, préface de Patrick Duvic, traduction [de l’américain] et postface de Laurent Queyssi, Lyon, Les moutons électriques, coll. Etudes et essais, [1984, 2000] 2005, 255 p.
Chose promise, chose due :
M. André-François Ruaud,
Dans le cadre de votre activité aux Moutons électriques, vous éditez des livres qu’ils sont ben chouettes. Mais, par pitié, faites des relectures ; embauchez un correcteur ! Vous ferez du bien à l’économie française et plus encore aux statistiques du Gouvernement, permettrez à un jeune imbécile de cotiser pour une retraite qu’il ne touchera jamais et, surtout, surtout, vous reposerez les yeux et les nerfs de vos lecteurs, et contribuerez ainsi à diminuer le trou de la Sécurité sociale. Vous l’aurez compris, Monsieur Ruaud : c’est à votre civisme que je fais appel. La France compte sur vous. La Nébalie aussi.
Cordialement,
Nébal (futur Empereur-Dieu de la galaxie).
Merci. Parce que là, quand même, y’avait comme qui dirait de l’abus. Comme qui dirait.
Mais bon. Passons.
Pour cette fois.
D’autant qu’on a pu constater des efforts de la part des Moutons, depuis quelque temps.
Les Romans de Philip K. Dick, donc. Un essai adapté de la thèse de Kim Stanley Robinson, l’auteur (plus tard) de l’excellente « Trilogie martienne » (complétée par le sympathique recueil Les Martiens) et des non moins excellentes Chroniques des années noires (… et des bien moins excellents Les quarante signes de la pluie et 50° au-dessous de zéro…). Bref : la rencontre de deux de mes auteurs de SF fétiches ; je pouvais difficilement passer à côté de ça… Et d’ailleurs, pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?
… Il y aurait bien eu une raison, en même temps : la crainte de tomber sur du déjà-lu. C’est que l’on a beaucoup écrit sur Philip K. Dick, et fort bien à l’occasion : pour m’en tenir à ce que j’ai déjà pu évoquer dans ces pages, je citerai l’indispensable Invasions divines de Lawrence Sutin, ainsi que les Regards sur Philip K. Dick édités par Hélène Collon. On pourrait en effet se demander si Kim Stanley Robinson aurait quoi que ce soit à apporter de neuf… qui plus est dans une thèse déjà ancienne, puisque publiée originellement en 1984 (soit deux ans seulement après la mort du génial auteur d’Ubik et de Siva, entre autres merveilles). Mais soyons franc : cette crainte n’allait pas arrêter un dickien fanatique dans mon genre. D’où achat et lecture.
Et, en fait de déjà-lu anachronique, surprise : cet essai de Kim Stanley Robinson ne ressemble en rien (ou presque) à ce que j’avais déjà pu lire dans le genre. En effet, l’auteur adopte ici un parti-pris totalement différent : d’une part, ainsi que le titre de l’ouvrage l’indique, Kim Stanley Robinson ne s’intéresse ici qu’aux seuls romans de Philip K. Dick (pas les nouvelles ni les essais, donc) ; d’autre part et surtout, il se livre avant tout à une analyse critique, stylistique et thématique, collant aux textes, sans s’égarer dans les éclairages biographiques.
A priori, on pourrait considérer que c’est là une limite, une faiblesse de l’ouvrage : on sait bien, et Sutin, notamment, l’a confirmé, que les éléments autobiographiques fourmillent dans l’ensemble de l’œuvre dickienne, et que nombre de thèmes et procédés récurrents s’expliquent pour une bonne part par la vie de l’auteur : le traumatisme causé par la mort de sa sœur jumelle Jane, les relations conflictuelles avec sa mère, les difficultés sentimentales au long de ses cinq mariages et au-delà, les soucis financiers, les crises de dépression et de paranoïa, la drogue, « l’expérience religieuse » de 1974, etc. A l’occasion, un manque se fait donc sentir : on pourra ainsi trouver Kim Stanley Robinson assez léger en plusieurs endroits, notamment, pour ce qui est de la drogue, quand il traite du Dieu venu du Centaure et de Substance mort, par exemple, et, pour le trouble religieux, de la « trilogie divine », bien sûr (on notera par ailleurs que Kim Stanley Robinson ne traite pas de Radio Libre Albemuth, publié sans doute postérieurement ; il avait pourtant traité auparavant des romans « de littérature générale » de Philip K. Dick, et notamment des Voix de l’asphalte, le dernier roman de Dick à avoir été publié, tout récemment, auquel il consacre quelques intéressantes pages).
Mais, au final, ce parti-pris se révèle plutôt être un atout : la thèse de Kim Stanley Robinson ne sombre ainsi pas dans une (anachronique) redondance par rapport à Invasion divines, notamment, mais le complète utilement, et apporte un nouvel éclairage sur les romans dickiens, centré sur l’écriture pure et faisant fi du reste. Et Kim Stanley Robinson a néanmoins bien des choses à dire, souvent fort pertinentes. Il examine ainsi tous les romans de Philip K. Dick selon un plan chronologico-thématique très bien vu, avec une neutralité toute universitaire (l’auteur ne tombe pas dans l’admiration béate, il sait se montrer très critique à l’occasion, et même sévère parfois), et un remarquable talent pour l’analyse.
On en retiendra plusieurs éléments fort intéressants. Ainsi, si Kim Stanley Robinson, désireux de coller aux textes, ne s’attarde guère sur le contexte historique et politique général (il y aurait pourtant bien des choses à dire !), il réinsère par contre intelligemment Philip K. Dick dans l’histoire de la science-fiction, et dégage sa profonde singularité : il montre ainsi comment, pour diverses raisons, Dick fut un des premiers auteurs de SF à mélanger les thèmes dominants du genre dans ses romans, pour susciter un effet d’overdose particulièrement déroutant pour le lecteur ; on peut ici se référer à sa « table des éléments » composant le chapitre trois (pp. 54-75) : « dystopies ; mondes post-apocalyptiques ; extra-terrestres, robots et humains artificiels ; phénomènes psychiques ; voyage dans le temps ; colonies sur d’autres planètes ; uchronies ; vaisseaux spatiaux ; dérèglements de la réalité » (ce dernier thème étant la grande originalité de Dick, et le précédent très rare chez lui). Il en profite pour montrer en quelles circonstances le mélange fonctionne, et pourquoi, parfois, il ne prend pas ; il note au passage que le thème du voyage dans le temps, pourtant retenu par Pierre Versins dans son Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, certes datée, comme un thème fondamental chez Dick, ne lui réussit en fait guère, tombant souvent comme un cheveu sur la soupe et brisant parfois la cohérence du récit.
Mais il montre en même temps, et en cela Dick se distingue grandement de la plupart des auteurs « campbelliens », que la « cohérence » interne de ses œuvres, voire la rationalité, ne l’a jamais préoccupé outre-mesure (et Dick, ici, de mentionner l’influence déterminante de… Van Vogt. Certes, mais… bon, la poule à la dioxine a couvé un génial canard, on va dire…), de même que l’arrière-plan scientifique de ses récits est souvent très léger, ce qui amène à se poser, inévitablement, la question de la définition de la science-fiction… Sans en revenir au serpent de mer, on comprend néanmoins ainsi davantage l’hostilité affichée par certains auteurs ou critiques « classiques », notamment américains, à l’encontre de l’œuvre dickienne, et, en sens inverse, son plus grand succès dans une Europe moins imprégnée de la tradition de Gernsback et Campbell… ou, pour sortir de la seule référence géographique, et n’en déplaise aux intégristes, dans les rangs, aujourd’hui, d’une « littérature générale » qui l’avait pourtant rejeté de son vivant, à sa grande frustration. Et force est de constater que des romans tels que Le maître du haut-château ou Ubik, pour citer des classiques (le problème portant notamment ici sur l’ultime retournement, procédé pourtant typique des pulps et de la littérature de genre), mais aussi des ouvrages « mineurs », et notamment A rebrousse-temps, sont totalement inexplicables selon une grille d’interprétation classique en science-fiction. Certains critiques en ont été déroutés, et l’on peut suivre ainsi les errances de quelques-uns d’entre eux, et non des moindres, de l’admiration à la consternation, débouchant au mieux (ainsi chez Stanislaw Lem) sur la remise en question, au pire sur l’abandon pur et simple du vilain petit canard…
Sous cet angle, Robinson montre en quoi Dick, non content de se distinguer de ses illustres prédécesseurs jusqu’à susciter une certaine rupture (j’ai failli écrire « révolution paradigmatique »…), annonce parallèlement quelques évolutions ultérieures : ici, effectivement, Dick avait tout pour se poser en précurseur, sinon en parrain, de la New Wave of British Science-Fiction. Mais il est un autre aspect qui le rapproche de l’équipe de New Worlds : l’attention stylistique.
Oui, oui, nous parlons bien de Philip K. Dick.
On a souvent dit et répété que Dick « écrivait mal ». Assertion que j’ai toujours trouvé pour ma part très exagérée… Disons qu’on a souvent lu bien pire, notamment en SF… Mais il est vrai que, surtout dans ses premiers textes de SF et dans ses romans les plus alimentaires, Dick ne s’appliquait guère. Et je ne suivrai pas Jacques Goimard dans son analyse du style de Dick (pas inintéressante, mais quand même un peu poussée…). Il y a cependant des exceptions qui méritent d’être notées, et en premier lieu Le maître du haut-château, sur lequel Kim Stanley Robinson s’attarde un petit moment, et, à la même époque, Glissement de temps sur Mars. Plus tard, surtout, quand Dick prendra davantage son temps et s’aventurera sur les terres du réalisme avec plus de métier que dans ses laborieux romans de jeunesse, on peut mentionner également Coulez mes larmes, dit le policier et Substance Mort (voire Le Bal des schizos, un peu plus tôt) ; enfin, encore une fois, Siva et La transmigration de Thimothy Archer me paraissent franchement irréprochables, et même (osons, osons) très bien écrits. Kim Stanley Robinson, qui à vrai dire ne brille pas forcément lui-même par l’élégance (surtout dans ce texte austère, dont la traduction m’a par ailleurs paru assez douteuse…), décortique fort bien et avec une grande honnêteté le style et les méthodes d’écriture de Dick. Et c’est passionnant.
Il en va de même pour tout ce qui concerne le système de personnages (Laurent Queyssi y revient dans une sympathique postface, guère révolutionnaire cela dit) et la construction des intrigues. Mais, plus généralement, on suivra aussi le cheminement de Dick du politique vers l’ontologique, des premières dystopies sous forme de « vœux réalisés » aux troubles personnels des romans plus réalistes de sa fin de carrière, en passant par les dystopies que l’on ne saurait vaincre, mais dans lesquelles les personnages cherchent néanmoins à survivre, ou à éviter le pire. Certaines analyses, dans ce domaine, sont remarquablement fines, et Kim Stanley Robinson se montre en outre un excellent pédagogue : il révèle ainsi souvent des aspects qui m’avaient totalement échappé à la lecture de certains de ces romans, et qui me semblent désormais évidents (par exemple, la métaphore de l’écrivain de science-fiction dans Le temps désarticulé, comment ai-je pu ne pas voir ça…).
Et l’on pourrait continuer encore longtemps : l’essai de Kim Stanley Robinson est très riche, même si, à vrai dire, on en aurait souhaité encore davantage. Je ne le suivrai pas sur tout (certaines critiques me paraissent un peu trop sévères, d’autres trop enthousiastes – L’invasion divine, notamment, m’a fait l’effet d’un roman raté… –, la volonté de ne pas recourir à la biographie de Dick est parfois très contestable, et il en va de même pour certaines lectures – ainsi concernant l'aspect science-fictif de Siva, ou encore l’utopie et la dystopie, à l’occasion, ce qui m’a surpris, d’ailleurs, de la part de quelqu’un qui, ultérieurement, avec la « trilogie martienne », s’est montré si adroit pour traiter de ce thème). Mais le bilan est sans appel : Les Romans de Philip K. Dick est un essai très recommandable, foisonnant, pertinent, à peu près indispensable à tout amateur de Philip K. Dick qui se respecte (ou qui s’assume, comme vous voudrez).
Commenter cet article