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Récpitulatif des comptes rendus n° 2 (28/02/08)

Publié le par Nébal

Il me semble qu'il était bien temps de remettre à jour la liste... enfin surtout pour les bouquins (37 de plus depuis la dernière fois... contre un seul film et aucun album. Oups...). Hop, c'est parti :



Nébal lit des bons bouquins :
BAXTER (Stephen), Espace
BAXTER (Stephen), Temps

BEAR (Greg), Eon
BIARD (Michel) (dir.), Les représentations de « l’homme politique » en France
BISSON (Terry), Hank Shapiro au pays de la récup’
BIZIEN (Jean-Luc), Mastication
BRETIN (Denis) & BONZON (Laurent), Mickey Monster
BROWN (Fredric), Fantômes et farfafouilles

BROWN (Fredric), Lune de miel en enfer

CALVO (David), Minuscules flocons de neige depuis dix minutes
CARBASSE (Jean-Marie), Histoire du droit pénal et de la justice criminelle
CHARRIERE (Christian), La forêt d'Iscambe
CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe, t. 1
COLIN (Fabrice), La mémoire du vautour
COLLON (Hélène) (éd.), Regards sur Philip K. Dick. Le kalédickoscope
CORBIN (Alain), Le village des "cannibales"

DAMASIO (Alain), La Horde du Contrevent
DAMASIO (Alain), La Zone du dehors
DAY (Thomas), L’Instinct de l’équarrisseur. Vie et mort de Sherlock Holmes
DAY (Thomas), Sympathies For The Devil – Redux
DAY (Thomas), La Voie du Sabre
DICK (Philip K.) & ZELAZNY (Roger), Deus irae
DI ROLLO (Thierry), Cendres
DUBOYS (Eric), Industrial Music For Industrial People
DUFOUR (Catherine), Délires d’Orphée
DUFOUR (Catherine), L'Immortalité Moins Six Minutes
DUPERRAY (Annick), Paul Auster. Les ambiguïtés de la négation

ECKEN (Claude), Le cri du corps

EGAN (Greg), Radieux
ELLIS (Warren) & ROBERTSON (Darick), Transmetropolitan, t. 1, Le come-back du siècle

Fantasy 2007
Fiction, t. 5
FINGER (Bill), BINDER (Otto), BORING (Wayne) & SWAN (Curt), Superman, 1959
François-Vincent Raspail ou le bon usage de la prison

GUNZIG (Thomas), 10 000 litres d’horreur pure

HEINLEIN (Robert A.), Etoiles, garde à vous ! (Starship Troopers)
HELIOT (Johan), Question de mort
HOWARD (Robert E.), Conan le Cimmérien. Premier volume, 1932-1933

JETER (K.W.), Dr Adder
JOUANNE (Emmanuel), Ici-bas

KELLY (James Patrick), Fournaise
KEYES (Daniel), Les mille et une vies de Billy Milligan
KLEIN (Gérard), Mémoire vive, mémoire morte

LAINE (Sylvie), Le Miroir aux éperluettes
LE GUIN (Ursula), La Cité des illusions
LE GUIN (Ursula), Les dépossédés
LE GUIN (Ursula), Le monde de Rocannon
LE GUIN (Ursula), Planète d'exil

MATHESON (Richard), L’homme qui rétrécit
MAUMEJEAN (Xavier), Freakshow!
McCARTHY (Cormac), La route
MOORCOCK (Michael), Tout Corum
MOORE (Alan), La Voix du feu
MOORE (Alan) & SPROUSE (Chris), Tom Strong, t. 3

NOIREZ (Jérôme), Leçons du monde fluctuant

PRATCHETT (Terry), Un chapeau de ciel
PRATCHETT (Terry), STEWART (Ian) & COHEN (Jack), La science du Disque-monde
PYNCHON (Thomas), V.

ROBINSON (Kim Stanley), 50° au-dessous de zéro
ROBINSON (Kim Stanley), Les Martiens
ROBINSON (Kim Stanley), Les quarante signes de la pluie
ROWLING (J.K.), Harry Potter et les Reliques de la Mort
RUCKER (Rudy), Maître de l’espace et du temps
RUSCH (Kristine Kathryn), Les Disparus

SCHEER (K.-H.) & DARLTON (Clark), L’arche des aïeux
SCHEER (K.-H.) & DARLTON (Clark), Les métamorphes de Moluk
Science-Fiction 2007
SHAPIRO (Peter) & CAIPIRINHA PRODUCTIONS (éd.), Modulations. Une histoire de la musique électronique
SIMMONS (Dan), L’Homme nu
SIMONSON (Walter), Thor, 1983-1984
SMITH (Cordwainer), Norstralie
SMITH (Cordwainer), La Planète Shayol
SMITH (Cordwainer), Les Sondeurs vivent en vain
SMITH (Cordwainer) & LEWIS (Anthony), Légendes et glossaire du futur
SOMOZA (José Carlos), La Théorie des cordes
STORA-LAMARRE (Annie), La République des faibles
STURGEON (Theodore), Romans et nouvelles. Cristal qui songe, Les plus qu’humains et autres œuvres
STURGEON (Theodore), Un peu de ton sang
SUTIN (Lawrence), Invasions divines. Philip K. Dick, une vie

TABACHNIK (Maud), Tous ne sont pas des monstres
TILLIER (Bertrand), A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000

VANCE (Jack), Le cycle de Tschaï
VAN VOGT (A.E.), La faune de l’espace
VAN VOGT (A.E.), Les marchands d’armes
VAUGHAN (Brian K.) & HARRIS (Tony), Ex Machina, t. 2, Tag
VINGE (Vernor), Rainbows End
Le Visage vert, n° 14

WAGNER (Karl Edward), Kane. L’intégrale 1/3
WAGNER (Roland C.), H.P.L. (1890-1991)
WAGNER (Roland C.), L.G.M.
WALTER (Gérard), Marat
WHITTEMORE (Edward), Le codex du Sinaï
WHITTEMORE (Edward), Jérusalem au poker
WHITTEMORE (Edward), Ombres sur le Nil

______________________________ 
 
Nébal regarde des bons films :

BARKER (Clive), Le maître des illusions
BAVA (Mario), Le masque du démon
BAVA (Mario) & LEONE (Alfredo), La maison de l’exorcisme
BOORMAN (John), Zardoz

CERDA (Nacho), La trilogie de la mort
CHAFFEY (Don), Jason et les Argonautes
CORBIJN (Anton), Control

DJALIL (H. Tjut), Nasty Hunter

FERRARA (Abel), Driller Killer

FERRARA (Abel), New Rose Hotel
FULCI (Lucio), Frayeurs

HERZOG (Werner), Ennemis intimes
HO (Godfrey), Black Ninja

JACOBSON (Rick), Haute tension

KASTLE (Leonard), The Honeymoon Killers

KENER (Paul W.), Eaux sauvages
KUROSAWA (Akira), Sanjuro

LAUNOIS (Bernard), Devil Story : Il était une fois le Diable

MYRICK (Daniel) & SANCHEZ (Eduardo), Le projet Blair Witch

PARKER (Trey), Cannibal! The Musical

RAFFERTY (Kevin), LOADER (Jayne) & RAFFERTY (Pierce), Atomic Café
RAIMI (Sam), Un plan simple

SESSA (Alex), Stormquest
SMITH (Christopher), Severance

THOMAS (Scott), Plane Of The Dead

WELLES (Orson), Macbeth
WISE (Robert), Le jour où la Terre s’arrêta
 
______________________________
 
Nébal écoute des bons disques :

 

Voilà, voilà... Si jamais un lien déconnaît, ou truc, n'hésitez pas à me le signaler.

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"La route", de Cormac McCarthy

Publié le par Nébal

La-route.jpg


McCARTHY (Cormac), La Route
, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Hirsch, [s.l.], Editions de l’Olivier, [2006] 2008, 244 p.
 
 
Je le sens mal, ce compte rendu. D’autant que je doute de son utilité.
 
« Aha, comme s’il y avait un seul compte rendu utile sur ton blog miteux, Nébal ! »
 
Ta gueule.
 
Je disais donc. Je le sens mal, ce compte rendu. Parce que, La route, vous n’avez pas pu passer à côté.
 
« Aha. »
 
Ta gueule.
 
Vous n’avez pas pu passer à côté. On le trouve partout, bien en vue. J’ai même le témoignage d’un certain S. D., qui m’a affirmé en avoir repéré une pile d’exemplaires dans son Champion, probablement pas loin des plats cuisinés presque périmés qu’il faut écouler très vite. Et on vous l’a répété partout : c’est le Prix Pulitzer 2007 ! Il s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires aux Etats-Unis ! Cormac McCarthy a même été invité chez Oprah (la classe) ! Et aussi, référence inévitable : le critique littéraire Harold Bloom a dit de Cormac McCarthy qu’il était l’un des quatre plus grands écrivains américains contemporains (les trois autres étant Philip Roth, Thomas Pynchon et Don DeLillo) ! Vous aurez compris que Cormac McCarthy c’est bon, mangez-en, et si vous n’aimez pas, c’est que vous êtes vraiment un gros con.
 
« Ca part mal. Ca sent l’esprit de contradiction on ne peut plus puéril. Tu n’as pas aimé, donc, sinistre béotien de Nébal. »
 
Si, mais.
 
J’y viens.
 
Ah, et ta gueule, aussi.
 
Donc, vous n’avez pas pu passer à côté. Ces derniers temps, vous avez nécessairement entendu parler de Cormac McCarthy, et en bien. Le film des frères Coen No Country For Old Men, adapté du Monsieur, et qui n’a rencontré lui aussi que des critiques dithyrambiques, achève la démonstration.
 
Du coup, plein de gens ont déjà parlé de Cormac McCarthy et de La route, bien mieux que je ne saurais le faire. Télérama, Les Inrocks, bien sûr, et toute la presse de Boboland. Toute la presse parisienne, d’ailleurs. Et Assouline, inévitablement. Mais aussi, et puisqu’on est passé sur le ouèbe, tenez, Fabrice Colin, par exemple ; ou encore Daylon et Ubik, sur le Cafard cosmique, le chouette e-zine de science-fiction.
 
« Ah mais attention, ce n’est pas de la science-fiction ! »
 
 
Et voilà.
 
Je le savais.
 
Ca devait arriver.
 
Inévitablement, chez les gens « bien » qui parlent de La route, la précision déboule, avertissement salutaire, une goutte de sueur sur le front. Rassurez-vous : La route, ce n’est pas de la science-fiction. C’est Philippe Valet de France-Info, qui s’y connaît, qui vous le dit. Mais aussi les chroniqueurs de chez Ruquier (référence culturelle s’il en est). Sur France-Culture, idem (où on parle de polar, à la limite ; c'est puissant, ce qu'ils fument, à France-Cul...). Et les autres exemples abondent.
 
Et ça m’agace. La polémique est stérile et puérile, oui. Ca ne m’empêchera pas d’en dire un mot, parce que, d’abord, merde, hein.
 
Pour déterminer si La route est un roman de science-fiction, il faudrait d’abord savoir ce qu’est la science-fiction. Et là, joker. Ca fait des années que l’on cherche une définition au genre, sans succès, les contre-exemples étant à chaque fois trop nombreux. Moi, j’aurais envie de dire que La route peut être considéré comme un roman de science-fiction (anticipation, cadre post-apocalyptique rationnel...), et que je l’envisagerais plutôt ainsi pour ma part… Mais j’ai une définition large, aussi, et, surtout, à vrai dire, je m’en tape.
 
« Ben pourquoi tu nous fais chier avec ça, alors ?! »
 
Parce que, ce qui m’agace, c’est cette tendance, chez les gens « de bon goût », à procéder par la négative. Quand ils disent que La route n’est pas de la science-fiction, ils ne font pas un constat objectif, ils n’émettent pas davantage une opinion, mais livrent un avertissement : « Attention, ce n’est pas de la science-fiction. » Comprenez : c’est beaucoup trop bien pour être de la science-fiction ; la science-fiction, comme chacun sait, c’est des histoires de vaisseaux spatiaux écrites par et pour des ados attardés totalement dénués de culture comme de goût ; or, La route, non ; donc, ce n’est pas de la science-fiction. La note laconique de Vallet est assez édifiante à cet égard.
 
Groumf…
 
C’est ça qui m’agace, et rien d’autre. Personnellement, je conçois très bien que l’on ne considère pas La route comme appartenant à la science-fiction (moi même, à vrai dire…), dès l’instant que l’on sait de quoi on parle. Aucun souci là-dessus. Hop : La route n’est pas un roman de science-fiction. Pas d’problème. Nickel. Pas une goutte de sueur sur mon front, et je n’ai envie de frapper personne. Ce sont la bêtise et la suffisance des contempteurs ignorants du genre qui me filent des boutons…
 
Mais passons, et parlons du roman. Pas dit que je puisse ajouter quoi que ce soit d’intéressant à ce qui a déjà été écrit là-dessus…
 
« Aha… heu… arrête de me regarder comme ça, tu me fais peur… »
 
Mmh ?
 
Bien.
 
Je disais donc. Moi y’en a pas forcément doué pour l’appréciation du style, moi y’en a manquer bagage pour ça ; moi y’en a pas forcément doué pour interprétation non plus, moi y’en a manquer bagage et drogue pour ça. Mais moi y’en a lecteur, alors moi y’en a parler La route comme moi y’en a parler n’importe quoi d’autre. Parce que y’a pas d’raison, merde.
 
Alors. La route. L’apocalypse a eu lieu. Sous quelle forme ? On n’en sait rien. Peu importe. Le monde est ravagé, les villes sont désertées, les routes cendrées. Les oiseaux ont disparu. Quant à l’humanité… La plupart des gens sont morts. Certains avaient prévu des refuges, mais bien rares sont ceux qui en ont profité. Il reste quelques hommes, néanmoins. Pour beaucoup, ce sont des brutes dégénérées. La lutte pour la survie se fait plus concrète que jamais, et la rencontre avec autrui se limite bien souvent à un impitoyable « voler ou être volé », voire « tuer ou être tué ». Et manger, peut-être, aussi.
 
Dans cette Amérique dévastée, nous suivrons le périple d’un homme et de son fils. Ils survivent, malgré tout. Malgré la faim, le froid, les autres. C’est-à-dire les « méchants » ; oui, il doit bien y avoir des gentils encore ; un homme et son fils, peut-être ? Mais méfiance. Il faut toujours rester vigilant.
 
L’homme et son fils sont sur la route, poussant un caddie bringuebalant contenant toutes leurs possessions ; des victuailles, et il y en a de moins en moins… Ils marchent en direction du Sud, plus accueillant, enfin, il faut le croire. Ici, l’hiver est insupportable ; allons, il faut marcher. Vers le Sud. Ne jamais rester trop longtemps au même endroit. Garder l’œil ouvert. Et garder l’espoir.
 
 
Ce qui frappe tout d’abord, dans La route, c’est son extraordinaire économie. C’est une épure, un condensé. Miles Davis disait : « Pourquoi jouer tant de notes quand il suffit de jouer les plus belles ? » Cormac McCarthy applique ce sage précepte à son écriture. C’est le « rien de trop » des anciens Grecs, la définition de la perfection selon Saint-Exupéry. Il en résulte un roman bref et sec, dénué de chapitres, et souvent de ponctuation. Les courts paragraphes s’enchaînent, dans une monotonie désolante paradoxalement prenante. Les dialogues, surtout, sont impressionnants. Rien de trop. Question – réponse. Pas de tirets, pas de « dit-il », pas de périphrases, pas d’arabesques. Comme si le langage était réduit à sa fonction première de pure et simple communication et d’indication (ici un danger, là un objectif) ; la beauté est superflue, l’art appartient au passé ; comme la littérature, où se sont réfugiés les oiseaux.
 
D’accord ?
 
D’accord.
 
Une épure. Et c’est bien là que réside l’art du conteur, dans cette fausse simplicité qui est avant tout justesse, dans cette apparente froideur qui en vient étrangement à susciter l’émotion. Aucun doute là-dessus : l’écriture de Cormac McCarthy, fluide, sobre, juste, belle finalement, est irréprochable. Et parfaitement appropriée au récit, au monde décrit. Pas d’exercice de style ici, mais bien un remarquable sens de l’à-propos, celui qui fait les grands artistes.
 
Cela autorise bien quelques scènes remarquables, qui font mouche, qui frappent le lecteur. L’évocation de la mère, par exemple. Ou encore la rencontre avec « Elie ». La joie insane du refuge. La plage… Non, la mer n’est pas bleue. C’est dans les livres…
 
Mais reste la question du sens. Et celle du ressenti, qui s’y adjoint ou s’y oppose, c’est selon. Sans doute pourrait-on se contenter d’une lecture au premier degré, se laisser porter par l’écriture et par son étrange émotion. Ne me dites pas de quoi il s’agit, je le sais au fond de moi, je le sens. Mais, au delà… La route. Un titre tout sauf innocent, qui se fait naturellement porteur de sens. Cormac McCarthy est semble-t-il peu bavard sur la question, il laisse le lecteur libre. Et le message n’est effectivement pas imposé de manière frontale au lecteur, on peut y voir bien des choses.
 
On a souvent noté le fond biblique du roman, et il est indéniable : eh, c’est une apocalypse… Il y a le feu, dont le père et le fils se font porteurs : le troisième élément coule de source… Il y a « Elie », prophète ou juif errant ; il y a le souvenir des livres ; et la route, comme un martyre, et comme une initiation (en rédigeant cette note, je ne peux m’empêcher de penser à Huysmans et au « roman de Durtal », quand bien même nous en sommes aux antipodes sur le plan stylistique ; mais la descente aux Enfers, Là-bas, s’enchaîne sur la conversion, sous forme d’itinéraire : En route ; nous y allons ensemble…). Ceci dit, si le fond chrétien ne fait pas de doute, nulle « bigoterie » n’y est à craindre : si, dans les mots, le père et le fils restent porteurs d’espoir, d’un après miraculeux, le présent désespéré et grisâtre domine ; le désespoir, le doute : « Là où les hommes ne peuvent pas vivre les dieux ne s’en tirent pas mieux. » Ou encore, superbe : « Il n’y a pas de dieu et nous sommes ses prophètes. »
 
Il serait sans doute dommage de s’arrêter là, pourtant. Cormac McCarthy dédie son livre à son fils, John Francis McCarthy, à peu près de l’âge du fils dans le roman (enfin, pour ce que j’en ai compris…). Et les pères de famille qui ont lu La route ont semble-t-il ressenti une émotion particulière, et une identification inévitable pour le père confronté à son fils. Une résonance incommunicable. C’est probable, oui, quand bien même je ne peux bien évidemment pas me prononcer moi-même à ce sujet (d’toute façon, j’aime pas les gniards, na, et vive le programme d’extinction volontaire de l’humanité ! … désolé). La Route, ici, peut encore renvoyer à une initiation, et se faire indirectement roman d’apprentissage : le père apprend à son fils à grandir dans ce monde absurde, et, quand bien même il est lui-même désespéré, il entend préserver chez son rejeton la flamme de l’espoir ; mais l’âge adulte semble venir bien vite. On est à vrai dire frappé par la docilité du gamin, par son calme, sa froideur. D’accord ? D’accord. Pas de caprices, ou si peu… La tristesse du roman n’en est que plus grande.
 
Une autre piste, enfin. Peut-on s’étonner de la parution et du succès extraordinaire de La route dans le cadre de l’Amérique post-11-Septembre ? Peut-être est-ce trop évident, pas assez transcendant, trop petit joueur finalement, mais je ne crois pas avoir vu souvent d’allusions à ce fait. Pourtant, dans cet état de nature qui tient largement plus de Hobbes que de Rousseau, dans cette Amérique désolée où une cannette de coca devient un trésor emblématique d’une grandeur passée, et où la foi se retrouve questionnée, je n’ai pu m’empêcher de lire l’Amérique contemporaine et ses angoisses, sa peur irrépressible d’autrui et peut-être plus encore d’elle-même. L’absurdité de l’accumulation du refuge, le caddie dérisoire… Non, je ne crois pas vraiment au hasard, ou au seul pragmatisme ; ce sombre avenir, c’est aussi celui du supermarché de Romero dans son chef-d’œuvre (référence qui, à mon sens, vaut bien les Shakespeare, Hawthorne et Faulkner cités sur la quatrième de couverture, aha). Nous sommes bien dans un « road-book », traversant le continent et s’interrogeant sur le monde ; comme dans cet excellent documentaire (dont le nom m’échappe…) et qui consistait en une traversée des Etats-Unis du Nord au Sud, du froid glacial de la frontière canadienne… à la mer. A la perpendiculaire de Kerouac. Et cette mer, et ce bateau abandonné, ne faut-il pas y voir la promesse illusoire d’un ailleurs utopique, celui des « founding fathers », ou peut-être l’écho déprimant de leur épopée, de leur odyssée, que le présent sordide et la violence des hommes relèguent dans un passé flou et semi-mythique, celui des livres ? Ca n’a pas de réalité ; comme les oiseaux ; les aigles, par exemple : fiers, rapaces, disparus.
 
Bon, je vais m’arrêter là, il y a sans doute bien plus, mais j’ai déjà dit assez de conneries comme ça, désolé (en même temps, venez pas me dire que je ne vous avais pas prévenus !).
 
En refermant le roman, j’avais la certitude d’avoir lu quelque chose de très bon, pas de doute là-dessus. Mais aussi bon qu’on veut bien le dire ? Peut-être pas. J’ai le sentiment qu’on a trop vanté les mérites de ce roman, d’où une relative déception. C’est très bien, oui, mais exceptionnel ? Pas sûr.
 
Pourtant, en achevant cette note, je reviens sur cette première impression. Je ressens des échos du roman ; j’y repense, je cherche, sans doute absurdement, mais… oui, peut-être bien, en fait. Et que pourrait-on vraiment lui reprocher, au juste ? Pas grand chose. C’est pas bien original, voilà ; et la ponctuation parfois alambiquée dans les brèves descriptions m’a paru un peu artificielle à l'occasion (très bonne traduction, ceci dit). Bon… Sans doute ne l’ai-je pas ressenti aussi fortement que les critiques les plus élogieux… Non, je ne peux pas décemment prétendre avoir le même enthousiasme débordant. D'autant que je ne suis pas très porté sur l'espoir...
 
Peu importe. Je n’ai pas perdu mon temps.
 
« Si, vu comme ce compte rendu est con, aha. »
 
Ta gueule.
 
* BAFF *
 
Je n’ai pas le sentiment d’avoir perdu mon temps. Vous ne perdrez pas le vôtre.

CITRIQ

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Le village des « cannibales », d'Alain Corbin

Publié le par Nébal

Le-village-des-cannibales.jpg

CORBIN (Alain), Le village des « cannibales », [Paris], Aubier – Flammarion, coll. Champs, [1990] 1995, 204 p.
 
Nous sommes le 16 août 1870. Le Second Empire est sur le point de s’effondrer ; la guerre insensée contre la Prusse tourne mal, et l’agitation républicaine augmente. Encore un peu plus de deux semaines, et la IIIe République sera proclamée.
 
Cette atmosphère particulière se ressent dans l’ensemble de la France. Ainsi dans le petit village de Hautefaye, en Dordogne, à deux pas de la Charente. Le 16 août 1870, c’est le jour de la foire, dont s’enorgueillissent les habitants, et qui rayonne sur une trentaine de kilomètres. A Hautefaye, comme dans la majeure partie de la France paysanne, le mythe des « Napoléon du peuple » rassemble les citoyens autour de l’Empereur et de la dynastie. On s’inquiète de la situation, des manœuvres des « Prussiens » de l’intérieur, les nobles, les républicains, les curés… Le 16 août 1870, à Hautefaye, la rumeur initiée par la bourgeoisie rurale va aboutir à un drame atroce.
 
Alain de Monéys est un jeune noble des environs, riche propriétaire terrien, connu et apprécié des villageois pour sa générosité. Légitimiste fervent, comme tous les membres de sa famille, il s’effraie néanmoins de la tournure de la guerre, et prend la décision de s’engager. Le 16 août 1870, cependant, comme tout le monde dans la région, il se rend à la foire de Hautefaye.
 
Un paysan le prend à parti. On lui dit que son cousin Camille de Maillard, qui vient tout juste de « s’enfuir », a scandalisé la foule en criant : « Vive la République ! » Alain de Monéys, qui connaît les tendances politiques de son cousin, se refuse à le croire, et dément naïvement. La « discussion » s’envenime. Les invectives pleuvent. La foule des forains se presse autour du jeune noble apeuré. Bientôt, on accuse Alain de Monéys lui-même d’être un républicain. Et un Prussien ! Les coups s’abattent sur le « traître ». Il sera battu par plusieurs vingtaines de personne pendant près de deux heures, aux cris de : « Vive Napoléon ! » et : « A mort le Prussien ! ». La scène a lieu au cœur même de la foire, qui rassemble plusieurs centaines de paysans : nombreux sont ceux qui participent au supplice, ainsi que les simples spectateurs, ou ceux qui s’en moquent ; bien rares sont ceux qui osent prendre la défense du jeune noble : les villageois le connaissaient, pourtant, et savaient qu’il n’avait rien à voir avec tout ce dont on l’accusait ! Mais la foule se déchaîne ; l’autorité municipale a déserté son poste, et il n'y a pas de gendarmes... Les femmes et les enfants sont rares en ce jour de foire (la vente des bestiaux est l’affaire des chefs de famille), mais celles et ceux qui sont présents participent au massacre. Le corps sanguinolent d’Alain de Monéys est dégradé, traîné à même le sol, roué de coups de bâtons : tout le monde veut y avoir sa part, et en retire une certaine fierté virile. Sans doute le jeune noble finit-il par sombrer dans le coma ; peut-être est-il déjà mort, quand les paysans s’emparent de son corps brisé et le jettent sur un bûcher ? Les témoignages varient. Seule certitude : au soir, les forains se félicitent d’avoir « rôti » un « Prussien » ; et certains regrettent de ne pas avoir infligé le même sort au curé de la paroisse… La liesse est générale, en tout cas. Les massacreurs sont convaincus d’avoir contribué à « sauver la France » ; il y en a même pour afficher leur certitude que Napoléon III va les récompenser pour leur courage et leur fidélité…
 
Ils se trompent, bien sûr. Le soir même, la nouvelle du massacre s’est répandue. Les autorités horrifiées, qui y voient le prologue à une moderne « jacquerie », n’ont pas de mots assez durs pour condamner cet impitoyable assassinat. La troupe est dépêchée à Hautefaye et se saisit des coupables.
 
Le 4 septembre, la République est proclamée. Et les républicains s’emparent de ce drame atroce, gonflé par la rumeur (on parle même de cannibalisme). L’évidence du caractère « politique » du supplice d’Alain de Monéys est affichée, comme une condamnation sans équivoque du régime déchu, et des populations campagnardes dégénérées, stupides, haineuses, de ces monstres, de ces brutes qui ont gardé les mœurs du Moyen-Âge. Les paysans ne comprennent pas. Ils sont persuadés d’avoir fait ce qui devait être fait. Quatre des forcenés (les meneurs, qui ont semble-t-il porté les coups fatidiques) seront condamnés à mort, et exécutés très rapidement, en dépit des « circonstances atténuantes » avancées par leurs avocats (républicains !), qui plaident l’emportement de la foule, la griserie de la foire, la dilution de la responsabilité en somme… et craignent surtout que cette condamnation ne soulève les campagnes, encore farouchement bonapartistes (aux dernières élections, Napoléon III, qui n’était bien entendu pas candidat, est arrivé en tête des suffrages dans l’arrondissement de Nontron !), contre la République naissante et qui restera fragile encore une dizaine d’années au moins. Mais la guillotine se rend à Hautefaye (exceptionnellement), et les quatre condamnés sont exécutés au petit matin devant une foule silencieuse.
 
L’horrible drame du « village des cannibales » a suscité en son temps une abondante littérature, quand bien même il est aujourd’hui largement tombé dans l’oubli. Alain Corbin, « l’historien du sensible », y est revenu au travers de cette passionnante monographie, où le fait-divers atroce fournit le prétexte à une brillante étude d’histoire des représentations.
 
Les sources du drame de Hautefaye remontent en effet bien loin dans le temps. Alain Corbin y voit essentiellement le résultat d’une rumeur néfaste initiée et entretenue par la bourgeoisie rurale, désireuse de protéger ses intérêts. Dès l’époque napoléonienne, et devant la menace d’une Restauration, les bourgeois ruraux soulèvent le spectre du retour de la dîme, des corvées, etc. Rappelons que nous sommes dans la région de Jacquou le croquant : l’image se maintient du noble exploiteur et cruel, asservissant « ses » paysans. Une image bien différente de la réalité, sans doute : les nobles de la Dordogne, nombreux (nous sommes bien dans « le pays des mille châteaux », héritage lointain de l’époque où les couronnes anglaise et française se disputaient la région), n’ont généralement pas l’arrogance de leurs voisins plus septentrionaux, et sont assez proches des villageois. Mais l’image se maintient, entretenue par la bourgeoisie, bien consciente que c’est elle qui a le plus à craindre d’un retour à l’ancien temps (ainsi pour ce qui est des biens nationaux…). Les moindres privilèges sont ainsi combattus, par exemple pour ce qui est des bancs dans les églises. Et l’on s’empresse, d’ailleurs, d’assimiler le curé au noble : en Dordogne, on croit en Dieu, mais on se méfie du clergé… Cette assimilation ne nous étonne guère, elle est assez classique, et contient un fond de vérité.
 
Plus étrange a priori est celle qui amalgame les républicains aux nobles et aux curés. Il faut y voir, cette fois, plus que la crainte si souvent avancée des « partageux » (qui existait bel et bien, ceci dit, mais ne concernait que les républicains les plus avancés et les socialistes, et n'était peut-être pas aussi répandue qu'on l'a prétendu), le souvenir de l’expérience de la IIe République. En 1848, les paysans de la Dordogne, comme la plupart de leurs compatriotes, se félicitent de la chute de la Monarchie de Juillet : le spectre de la restauration de la dîme, etc., semble bien loin. Dans la foulée des émeutes anti-fiscales abondantes sous le régime déchu, les paysans, sévèrement atteints par la crise économique de 1847, assimilent la liberté promise par les républicains à une augmentation du niveau de vie et une diminution, voire suppression, des taxes les plus impopulaires. Mais les finances sont dans un état catastrophique : bien loin de supprimer les impôts, les républicains se voient contraints de les augmenter, rapidement, avec la très impopulaire imposition des 45 centimes décidée par Garnier-Pagès. Les paysans sont déçus dans leurs aspirations, et se considèrent trahis. La bourgeoisie rurale entre à nouveau en scène, et joue du discours démagogique pour ancrer chez les paysans la haine de la République. Et les paysans trouvent bientôt leur « homme providentiel », avec Louis-Napoléon Bonaparte : la légende napoléonienne constamment entretenue explique le succès écrasant du 10 Décembre 1848, qu’on à très tôt envisagé comme « l’insurrection des paysans » (la formule est de Marx, si je ne m’abuse). Les arbres de la liberté, plantés dans l’enthousiasme en février – mars, sont bien vite arrachés. Le vote de l’indemnité des députés achève de souder les paysans dans l’hostilité à la République. Désormais, et si l’on excepte (mais guère en Dordogne) l’insurrection républicaine de décembre 1851 (les démocrates-socialistes jouant d’ailleurs eux aussi du spectre de la dîme, etc.), la paysannerie s’identifie avec « son » Napoléon et « sa » dynastie. D’où les victoires écrasantes du Gouvernement à chaque plébiscite, et le succès des candidats officiels sous le Second Empire. Le vote, chez les paysans encore peu habitués au suffrage universel récent, n’est pas perçu comme l’exercice d’une liberté, mais comme un échange de bons procédés : tant que le régime n’ennuie pas les paysans à coup de taxes, les paysans lui accordent sa confiance en votant pour le candidat officiel. La légende napoléonienne, une politique fiscale moins maladroite, un fort nationalisme enfin, achèvent d’unir le peuple des campagnes à la dynastie.
 
Dès lors, tous les ennemis de la dynastie sont mis dans le même panier : on craint la Restauration et l’exploitation qui en résulte comme on craint la République, assimilée à l’incompétence budgétaire, à l’oppression fiscale et au vol pur et simple. Le souvenir encore tenace de la « grande peur » lors de la Révolution achève l’amalgame : face au chaos monarchique et républicain, le bonapartisme est une garantie d’ordre et de prospérité. S’instaure ainsi une véritable dialectique, commune en politique, où l’Ordre se voit opposer un « Ennemi » indifférencié : noble, républicain, c’est la même chose ! Et « Prussien », en 1870… Le 16 août, Alain de Monéys est la victime innocente de cet amalgame absurde, mais fortement ancré dans les mentalités.
 
Il n’est bien sûr guère étonnant que les républicains s’emparent de l’affaire : on insiste sur le fait qu’Alain de Monéys a été tué parce qu’on le croyait républicain ; quand bien même il ne l’était pas vraiment, il n’en est pas moins « leur » martyr. En février 1871, le journaliste républicain Charles Ponsac l’écrit noir sur blanc (p. 7) : «  Le crime d’Hautefaye est un crime en quelque sorte tout politique. » Sur le plan juridique, cela ne va pas sans poser quelques problèmes : les républicains – et pour cause ! – ont une tradition de clémence en matière de criminalité politique. Ici, cette clémence ne saurait être, bien sûr…
 
Car le drame de Hautefaye fournit surtout aux républicains l’occasion ultime de stigmatiser le régime déchu comme une époque d’obscurantisme, un atavisme inconcevable fondé sur l’ignorance et la bêtise. On reste à vrai dire stupéfait devant la violence des jugements qu’ils portent à l’encontre des paysans (c’est d’ailleurs essentiellement à cette époque que les termes de « rural » et de « paysan » prennent une connotation résolument péjorative). Alcide Dusolier, un ami de Gambetta et ancien condisciple de la victime, n’a pas de mots assez durs pour condamner la « populace de paysans » qui, le 16 août à Hautefaye, a été prise « d’une sorte de folie comme celle qui, parfois, s’empare des bœufs dans les champs de foire, sous les morsures du soleil » (p. 146).
 
Citons, de même, le journal Le Patriote en date du 12 février 1871 (pp. 146-147) :
 
« Méchant plus souvent que bête, le paysan est généralement voleur s’il est métayer, usurier s’il est propriétaire, lâche s’il n’a pas été transformé par la vie militaire ou par le séjour des villes. [Et, comme la plupart des paysans seront ruinés par les exigences de la Prusse], c’est avec un plaisir sans bornes, et nous le dirons dût-on nous accuser de cruauté, que nous refuserons du pain au paysan que la faim amènera devant notre porte, avec joie que nous le verrons privé de ses fils. Qu’il aille chercher tout cela à Berlin, cet indigne abruti, qui place l’Empereur avant le peuple et les bestiaux avant la famille. »
 
Citons, enfin, cette lettre d’Albert Theulier, sous-préfet de Ribérac, à Alcide Dusolier, en date du 31 décembre 1870 (p. 147) :
 
« Quant aux paysans, leur esprit est détestable […] le gouvernement doit s’appuyer résolument sur les villes armées qui, Dieu merci, ne sont pas disposées à se laisser de nouveau confisquer leur existence intellectuelle et morale par ces abominables campagnards. Contre ceux-là, en attendant qu’ils soient instruits (ce qui ne viendra pas de sitôt) [sic] il n’y a qu’un argument, la force brutale ; ils ne respectent qu’un homme, le gendarme et j’espère bien qu’on ne commettra pas la faute insigne de grâcier les misérables assassins d’Hautefaye. [Pas de] sensiblerie pour quatre bêtes féroces de cette trempe. Laissons les pleurnicheries humanitaires pour des temps meilleurs. Fusiller les traîtres et guillotiner les assassins : voilà où six mois de guerre ont conduit un ancien adversaire de la peine de mort. »
 
Pas de clémence, donc. On proclame le caractère politique du crime, mais on entend bien le juger comme un crime de droit commun (et c’est bien ce qui sera fait). Outre cet aspect, ce dernier témoignage est également très intéressant à un autre titre : il traduit remarquablement la peur qu’éprouve la bourgeoisie de province (celle des villes, bien sûr…) à l’encontre des hordes barbares des paysans. C’est, à vrai dire, un peu la même situation que connaissent les grandes villes obsédées par les banlieues ouvrières qui les assiègent (on connaît l’étude classique de Louis Chevalier sur les Classes laborieuses, classes dangereuses – qui concerne Paris durant la première moitié du XIXe siècle –, et toute la littérature à peine postérieure à la Commune sur les « Apaches », étudiée notamment par Dominique Kalifa) : on y retrouve les mêmes termes, la même obsession du « barbare » qui se tapit aux portes de la « civilisation ».
 
Mais, pour ce qui est des paysans, il est un terme particulier qui revient presque inévitablement : celui de « jacques ». Tous s’accordent à voir dans le drame de Hautefaye une jacquerie. Alain Corbin, pourtant, démontre aisément la fausseté de cet amalgame : les républicains brandissent la menace des « jacques », des paysans stupides porteurs d’anarchie. Mais il faut pourtant bien comprendre que le drame de Hautefaye n’a strictement rien d’une jacquerie : loin de s’en prendre à l’autorité, les forcenés étaient persuadés de venir à sa rescousse ! On peut certes faire une filiation historique du drame de Hautefaye, pourtant : non pas avec les jacqueries, mais avec toute une tradition, issue de l’Ancien Régime, du massacre et du supplice comme modalités d’expression politique. Alain Corbin consacre de nombreuses pages tout à fait passionnantes à ce thème, en remontant aux massacres des guerres de religion (où apparaît déjà, d’ailleurs, le thème du cannibalisme), puis en notant comment les Lumières et la Révolution ont bouleversé la donne. Si le massacre de Hautefaye choque tant, c’est bien parce qu’il s’agit d’un atavisme, mais pourtant guère éloigné : seulement, entre temps, le souvenir de la Terreur, puis l’instauration du suffrage universel, ont ôté toute légitimité au massacre comme moyen d’action du peuple ; et, depuis le XVIIIe siècle et la réforme pénale, l’idée du supplice est devenue peu ou proue inacceptable (je vous renvoie à ma note sur l’Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse, et au-delà, bien sûr, à Surveiller et punir de Michel Foucault). A l’heure où la bourgeoisie républicaine se met à rejeter toute forme de violence politique, et où le suffrage universel est envisagé comme autorisant l’expression libre de toutes les opinions, le massacre est par définition illégitime ; et à l’heure où la justice démonstrative des supplices d’Ancien Régime a cédé la place au froid « rationalisme » des exécutions, quand bien même massives, de la Terreur et à la sécheresse « humaniste » de la guillotine, la volonté affichée et revendiquée des paysans de « faire souffrir » Alain de Monéys, puis de dégrader son corps selon un rite riche de symbolique, apparaît particulièrement scandaleuse.
 
On ne s’étonnera guère, dès lors, de ce que le drame de Hautefaye est généralement présenté comme étant « l’ultime massacre né de la fureur paysanne », recourant « à des formes de cruauté devenues étranges, indicibles, insupportables », pour citer la quatrième de couverture. Mais, pour ma part, je relativiserais cette assertion : je ne serais guère surpris que l’histoire encore méconnue de « l’épuration » ayant suivi la Libération révèle quelques atrocités du genre (je me souviens d’ailleurs d’une anecdote de Claude Seignolle dans Les Evangiles du Diable, montrant comment l’épuration avait parfois servi de prétexte à une fureur villageoise remontant aux procès de sorcières…). Et cette étude d’histoire des représentations me semble pouvoir être appliquée à des exactions on ne peut plus contemporaines : que ce soit pour ce qui est de l’atrocité du crime ou de sa récupération par les médias, je n’ai pu m’empêcher, à la lecture de ce passionnant Village des « cannibales », de penser à l’affaire récente du « gang des Barbares »… jusqu’au terme employé, qui est on ne peut plus significatif.
 
Cette brève monographie est ainsi remarquable, passionnante et riche d’enseignements. Très déstabilisante aussi : j’avoue que le cynisme des uns et la bêtise des autres, qui suintent de ces pages, m’ont amené plus d’une fois à désespérer de l’humanité encore plus que de coutume… Jusqu’à la haine pure et simple, à vrai dire, ce qui m’a fait peur, pour le coup. Mais oui : la haine des républicains pour les paysans, quand bien même elle est évidemment excessive, abominable, paranoïaque, malhonnête, et tenant à peu de choses près du « racisme de classe », m’a paru très compréhensible. Je l’ai ressentie. J’ai conspué ces brutes épaisses, dans lesquelles je reconnaissais la France bovine des partis les plus haineux. J’ai fini, en fait, par y reconnaître ma propre haine, comme dans un miroir… J’en ai eu honte. On n’attend guère d’un ouvrage scientifique qu’il soit aussi bouleversant sur le plan émotionnel ; mais ce sont bien les impressions que j’ai retirées de ce fascinant Village des « cannibales ». J’en conseille vivement la lecture. Mais vous êtes prévenus : ce n’est pas exactement l’ouvrage idéal pour se remonter le moral et envisager l’humanité sous un jour flatteur…

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"La Cité des illusions", d'Ursula Le Guin

Publié le par Nébal

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LE GUIN (Ursula), La Cité des illusions, traduit [de l’américain] par Jean Bailhache, Paris, LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1967, 1972] 2004, 254 p.
 
Où l’on retrouve la grande Ursula Le Guin et son superbe « cycle de l’Ekumen ». Je vous avais déjà parlé, il y a de cela quelque temps, des Dépossédés (deuxième roman du cycle que j’ai eu le bonheur de lire, après l’excellent La main gauche de la nuit), et, plus récemment, du Monde de Rocannon et de Planète d’exil. Inutile, donc, de revenir sur la présentation de l’auteur et du cycle, on va passer directement au plat de résistance.
 
La Cité des illusions, de 1967, est donc le troisième roman à se rattacher au « cycle de l’Ekumen ». Et c’est le premier à se dérouler sur Terre. Une Terre bien différente de celle que nous connaissons : largement retournée à l’état sauvage (enfin, plus ou moins sauvage… de nos jours, à ma connaissance, les lapins ne crient pas au chasseur : « Tu ne tueras point ! »), elle n’est que très peu peuplée, l’humanité étant retournée à un stade passablement archaïque, et répartie en minuscules communautés très diverses de par le vaste monde. L’exception, ce sont les Shing. Qui sont-ils au juste ? Difficile à dire : eux se prétendent humains, mais on les suppose souvent extraterrestres ; après tout, ce sont par définition des menteurs, les maîtres des illusions ! Les humains se méfient des Shing : ils les haïssent, et les craignent.
 
Par ailleurs, la Ligue de tous les mondes n’est plus. Pourquoi ? Là encore, difficile à dire : s’est-elle effondrée sur elle-même ? A-t-elle été anéantie par « l’Ennemi inconnu » ? Les Shing, peut-être ?
 
On en revient toujours à eux. Etranges dictateurs bienveillants, qui règnent sur toute la Terre, et tolèrent tout sauf le meurtre : « Tu ne tueras point ! » La Loi, ce seul et unique précepte, est véhiculé de par le monde par l’innombrable cohorte des serviteurs des Shing : des animaux, donc, mais aussi des hommes, peut-être plus tout à fait humains, des « hommes-outils » ; des collaborateurs, aussi… Mais que sont-ils donc ? En quoi consiste au juste leur pouvoir ? Les Shing, à certains égards, ne manquent pas de faire penser aux Seigneurs de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith, tout aussi charismatiques, tout aussi mystérieux, tout aussi ambigus…
 
Peut-être Falk sera-t-il à même de résoudre toutes ces énigmes. Il faut dire qu’il en est une lui-même ! Etrange individu aux yeux jaunes, et à l’esprit effacé, vide, qui doit tout réapprendre. Est-il seulement humain ? Est-il seulement Terrien ? Lui-même n’en sait rien, et personne, dans son clan d’adoption, ne le sait. Falk part donc en quête de réponses. Celles-ci, nécessairement, se trouveront loin vers l’Ouest, dans la Cité des illusions où vivent les Shing. Falk devra affronter bien des dangers pour s’y rendre, et faire la part des mensonges une fois là-bas… Et les réponses pourraient bien bouleverser le monde entier.
 
Si La Cité des illusions prend directement la suite de Planète d’exil (pour une fois, même si on peut probablement toujours le lire indépendamment, la lecture préalable du volume précédent me paraît utile), c’est plutôt l’atmosphère du Monde de Rocannon que j’y ai pour ma part retrouvée. S’il y a toujours une certaine préoccupation anthropologique, religieuse et politique, le divertissement « héroïque » dans un cadre assez archaïque prime néanmoins sur l’analyse : là où Planète d’exil annonçait directement La main gauche de la nuit et les romans ultérieurs qui font tout le sel et l’originalité du « cycle de l’Ekumen », on retourne ici à une science-fiction plus simple, plus aventureuse et moins « scientifique ».
 
Sans doute cela explique-t-il pour une bonne part ma relative déception à la lecture de La Cité des illusions. Comprenons-nous bien : ce n’est pas un mauvais roman, ni un roman « creux ». Si le démarrage est un peu long – les 100 premières pages, sans être mauvaises (elles fourmillent de bonnes idées), ne sont pas ce qu’Ursula Le Guin a écrit de plus attrayant –, le roman prend néanmoins son envol à mesure que Falk s’approche de la Cité des illusions, et que le thème du « paradoxe du menteur » se met en place.
 
Ce paradoxe, vous le connaissez nécessairement : « Je suis un menteur. » Réfléchissez quelques secondes à ce qu’implique cette sentence… puis prenez une aspirine. Et Ursula Le Guin le manie assez bien, ce qui donne lieu à quelques pages très intéressantes. Il y a pourtant, de ci de là, quelques incohérences, quelques développements peu convaincants. Et, surtout, cette science-fiction foncièrement paranoïaque, riche en illusions, en mensonges, en complots et en névroses, évoque plus la manière de Philip K. Dick que celle d’Ursula Le Guin (ce qui me fait penser que j’ai aussi L’autre côté du rêve dans mon étagère de chevet…). Rien de véritablement étonnant à celà : les deux auteurs se connaissaient et s’estimaient fort (si l’on excepte une brouille survenue lors de la parution du génial mais déstabilisant Siva). Et, à vrai dire, ce n’est sans doute pas pour rien que ces deux-là figurent parmi mes écrivains de science-fiction fétiches… Seulement voilà : Dick s’est montré à mon sens bien plus pertinent et efficace dans le traitement de ces thématiques, plus profond sans doute, et aussi plus subtil – si, si –, là où Ursula Le Guin a recours à des schémas narratifs plus traditionnels… et à un héros. Or je n’aime pas les héros…
 
En somme, La Cité des illusions me laisse l’impression d’un roman un peu bâtard, où les influences se font assez fortement sentir (Dick, donc, mais aussi, à ce qu’il me semble, du moins, Cordwainer Smith, comme mentionné plus haut... voire Wells, avec la Loi ?) et où les thématiques anthropologiques qui font tout l’intérêt du « cycle de l’Ekumen » sont un peu laissées au second plan, et sacrifiées au divertissement. Un bon divertissement, certes, prenant, dépaysant, efficace, inventif… Un peu plus qu’un divertissement, même, je l’admets ; mais les thèmes philosophiques, politiques ou religieux qui ressortent de ce roman me semblent donc avoir été traités de manière plus pertinente ailleurs.
 
Aussi, en ce qui me concerne, La Cité des illusions est-il le moins bon roman du « cycle de l’Ekumen », inférieur même au Monde de Rocannon, qui avait pour lui une certaine originalité, et dans lequel les thématiques anthropologiques ressortaient davantage. Au sortir du roman, je n’osais à vrai dire guère me prononcer, quand bien même je le trouvais sans aucun doute inférieur à Planète d’exil (dont il ne tient pas vraiment les promesses, pour le coup…), à La main gauche de la nuit (cette fois, les promesses sont tenues !) et aux Dépossédés. Mais, le temps que je rédige ce compte rendu miteux, j’ai pu lire Le nom du monde est forêt et Le dit d’Aka, qui ne m’ont plus laissé aucun doute : je vous en reparlerai bientôt, et on aura l’occasion de voir que l’on joue alors dans un tout autre registre, indéniablement plus intéressant. A le comparer avec ces chefs-d’œuvre, La Cité des illusions ne peut que laisser l’impression d’un roman mineur. Toutes choses égales par ailleurs, ce n’est pas déshonorant ; simplement décevant…

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"Marat", de Gérard Walter

Publié le par Nébal

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WALTER (Gérard), Marat, Paris, Albin Michel, [1933] nouvelle édition augmentée 1960, 506 p.
 
Y’a pas à dire, c’était mieux avant, pour le coup. Ah, la divine époque où la politique s’embarrassait vraiment de théorie, où il s’agissait de changer le monde, vraiment ; Saint-Just pouvait encore dire : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Et on le cherchait, ce bonheur ; sa « poursuite » était même au cœur des intentions affichées par les insurgés américains. On y croyait… Le bonheur, c’était pas « travailler plus pour gagner plus », là… Et la politique, c’était vach’ment plus fun ! Des débats virulents sur de vrais problèmes, et puis un regard en coin et… ZZZZIP ! TCHACK !!! Sploftch. Sous vos applaudissements. Et la presse ! Ah, la presse… Engagée, violente, téméraire… Faut dire que les SMS n’existaient pas alors. Ah, c’était l’bon temps…
 
Mais trêve de nostalgie malvenue (et de plus ou moins bonne foi…). Ce serait tout de même un étrange paradoxe que de sombrer dans la réaction pour traiter de la Révolution. La grande, avec un grand « R ». La seule, la vraie. Un de ces extrêmement rares événements de l’histoire de France dont on peut véritablement dire, sans chauvinisme mesquin, qu’ils ont changé le monde. Pas la France : le monde. Si, si.
 
Il y a néanmoins un autre paradoxe à mentionner, ici : la méconnaissance ahurissante qu’ont les Français de cette période complexe et fascinante qui a créé leur société. Ce qui m’agace un peu, personnellement. Le bicentenaire n’est pas très loin, pourtant, mais, allez-y, faites l’expérience, et demandez au quidam de vous dire quelques mots sur la Révolution. Cette expérience, dans un sens, je l’ai faite, dans l’un des rares cours (TD) que j’ai pu donner, à des étudiants en 1ère année de Licence d’AES. On devait parler de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ([mode maniaque] court texte que tout Français devrait connaître, ne serait-ce que pour être en mesure de le critiquer [/mode maniaque]) ; je pose des questions faciles, j’essaye de faire participer les p’tits jeunes qui découvrent dans la joie la vie universitaire au sortir du bac. Et les réponses (quand il y en a !) me font peur. Petit florilège, de mémoire :
 
« Bon, avant de parler de la Déclaration, il faut évoquer le contexte. Alors : 1789. La Révolution. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce donc que cette chose ? On va rassembler des éléments, lancez-vous. Allez, soyez pas timides ! (C’est moi qui dis ça… quelle horreur…) Oui ? »
 
« Alors, la Révolution, c’est, les gens, ben, y z’étaient pas contents, alors ils ont renversé le roi, et pis ils l’ont tué. »
 
« Heu… oui, mademoiselle, dans un sens, mais, heu… bon, mettons. « Les gens n’étaient pas contents. » Mais pourquoi ? Oui ? »
 
« Ben, c’est, heu, la Révolution, c’est les pauvres qui se battent contre les riches. »
 
« … Non. Non, jeune homme, pas du tout, désolé. (Je rappelle quelques traits de la société d’Ancien Régime, je parle des ordres, des privilèges…) D’ailleurs, avant même cette Déclaration, il est une date à connaître, celle de l’abolition des privilèges : allez, « la nuit… » ? « La nuit… » ? »
 
« La nuit des longs couteaux ! » (Réponse faite dans le plus grand sérieux.)
 
A un autre groupe, j’ai demandé s’ils pouvaient me citer quelques révolutionnaires. Deux réponses viennent toujours : Robespierre, Danton. Et c’est tout, la plupart du temps.
 
« Qu’est-ce qu’ils ont fait, d’ailleurs, ces gens-là ? »
 
« Ben, heu… »
 
« … Bon, pas grave. Aujourd’hui, on va travailler sur la Constituante. Robespierre, effectivement, était bien membre de l’Assemblée constituante, même s’il n’était encore guère célèbre. Vous pouvez me citer d’autres constituants, comme ça, pour voir ? »
 
«  »
 
« Allez, un indice. [mode cabotin] « Nous sommes entrés ici par la volonté du peuple, et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! » [/mode cabotin] Hein ? »
 
«  »
 
« Mirabeau. Mais si ! Mirabeau ! Non ? Bon, tant pis. (J’en cherche un facile.) Ah, si, le général, là ! Qui était parti se battre aux côtés des insurgés américains ! »
 
«  »
 
« Mais si ! Un marquis ! »
 
« Sade ? »
 
« Heu, non, un autre. Heu… [mode dépité] Y’a une rue qui porte son nom, qui part du Capitole… »
 
« Saint-Rome ? »
 
« … [le mode dépité reste perpétuellement enclenché] »
 
Bon, je m’arrête là. Mais je trouve ça triste, honnêtement. Comment expliquer cette méconnaissance ? Peut-être par un malaise dans l’enseignement de l’histoire de France… Mes chers étudiants, je ne peux pas décemment leur en vouloir. Il est probable qu’à leur âge (pas bien éloigné !), je n’en savais guère plus ; et il est très clair que la plupart de ce que j’ai appris sur la Révolution française, je le dois à mes études supérieures… Dans le secondaire, rien. Idem pour le XIXe siècle, d’ailleurs. Un chouïa (mais alors vraiment le minimum syndical) d’événementiel, deux-trois noms balancés ici ou là, une grosse louche d’histoire économique et sociale… Et le tout dans la version « je bosse pour le bac et pis c’est tout ». Que pourrait-on bien en retenir ?
 
Mais pour ce qui est de la Révolution, peut-être une certaine mauvaise conscience entre-t-elle en jeu, également. Ses aspects les plus sanguinolents ont toujours dérangé, et les élites intellectuelles ont contribué à la construction d’une image de la Révolution encore moins ragoûtante : à gauche, le discours marxiste, prépondérant dans les études sur la Révolution française (voyez Mathiez et Soboul ; rappelons que François Furet reprochait à ce dernier d’avoir « confié la vulgate de l’histoire de la Révolution française au Parti communiste »…), a souvent eu un effet pervers en étant outrageusement simplifié pour la « populace » (en gros : la Révolution de 1789 est bourgeoise, et c’est tout ; d’ailleurs, on voit bien, avec les régimes qui l’ont suivi, qu’elle n’a pas arrangé la condition du prolétariat, donc on ne doit pas en faire un modèle) ; à droite, les héritiers de la Contre-Révolution insistent depuis deux siècles sur la Terreur, sur la Vendée, sur les noyades de Nantes ; sur les condamnations « injustes » de Louis XVI et de Marie-Antoinette ; sur les figures de « monstres » : l’austère et inhumain Robespierre ; Saint-Just, « archange de la Terreur » ; l’ordurier Hébert ; et Marat, le pire de tous, le monstre assoiffé de sang, celui qui voulait faire couper 100 000 têtes pour achever la Révolution ! L’homme, d’ailleurs, qui a initié les massacres de Septembre ! Assassiné par Charlotte Corday ? BIEN FAIT POUR SA GUEULE ! De Charlotte Corday, on a presque fait une sainte… Et, à vrai dire, cette image a amplement débordé la seule Contre-Révolution : les héritiers les plus libéraux de la Révolution ont souvent repris à leur compte ces figures monstrueuses, pour les opposer cette fois aux révolutionnaires les plus « propres », les Girondins, notamment (souvent idéalisés, pour le coup) ; voyez Michelet, par exemple, et son incontournable Histoire de la Révolution française… J’ai le sentiment qu’une certaine mauvaise conscience s’est ainsi généralisée dans l’historiographie « modérée » de la Révolution, accrue par l’insistance et les outrages des courants plus extrémistes. On retient, de la Révolution, l’image de la guillotine ; on se focalise excessivement sur 1793, et on oublie 1789 (lisez François Furet, notamment) ; et de cet événement majeur, finalement, on ne retient que « l'échec » supposé, et les épiphénomènes sanglants, les « faits-divers ». Prière de ne pas m’accuser de « négationnisme » en la matière, je ne nie pas les abominations de la période et ne les considère pas comme de peu d’importance, loin de là ; c’est le fait d’être obnubilé par la Terreur que je critique, rien d’autre : on minimise le bouleversement des idées. Dommage…
 
Et on n’assume pas. On ressent encore aujourd’hui une certaine culpabilité pour les actes de « nos » ancêtres. Et c’est là une chose qui me dépasse (de même que je n’adhère pas, par exemple, à la conception d’une responsabilité collective du peuple allemand contemporain à l’égard de la Shoah, telle qu’elle est prônée, notamment, par un Jürgen Habermas) : les faits historiques sont là, ils doivent être étudiés, et l’oubli est une calamité ; les atrocités dont sont capables les hommes ne doivent certainement pas être gommées, il faut, bien au contraire, s’en imprégner, en avoir conscience (et d’une manière réaliste, tant qu’à faire : rappeler que ce sont des hommes qui ont commis les noyades de Nantes, qui ont commis la Shoah, qui ont massacré le peuple cambodgien, etc. Des hommes, pas des monstres…). Mais s’en sentir responsable ? Non. Désolé, mais non. De même que le nationalisme et le sentiment de fierté qu’éprouvent certains en arguant des brillantes réalisations de « leurs » ancêtres me dépasse totalement, de même cette honte entretenue pour des actes que nous n’avons pas personnellement commis ou dont nous ne nous sommes pas rendus complices me paraît inacceptable. Je ne peux être fier ou honteux que de mes propres actes ; pourquoi devrais-je me sentir fier ou honteux d’événements qui ont eu lieu avant même ma naissance ? Ou d’actes commis par d’autres que moi ? Au nom de l’humanité, éventuellement, et encore… Mais au nom de la Nation, de quelques traits sur une carte ? Autant de sentiments irrationnels qui parasitent l’étude de l’histoire, et se font porteurs d’invraisemblables névroses collectives.
 
 
Je me suis égaré, moi. Avec tout ça, je n’ai pas commencé à parler de cette excellente biographie de Marat par Gérard Walter, dénichée chez un bouquiniste. Il serait peut-être temps…

Ah, mais en fait, si, pour ma décharge, j’ai commencé : les figures du « monstre », déjà ; et l’Histoire de la Révolution française de Michelet. C’est en effet en lisant ces deux beaux volumes de La Pléiade que j’ai pour ma part découvert Gérard Walter, responsable de l’édition et rédacteur de notes abondantes et passionnantes, bienvenues pour relativiser les élans lyriques du grand historien « romantique ». J’ai ainsi découvert un historien à la plume agréable et délicieusement cynique à l’occasion, et souvent très pertinent dans son entreprise de déconstruction des mythes révolutionnaires, dans un sens comme dans l’autre ; Walter, ainsi, parlait des « monstres » sans les charger ni en faire au contraire l’apologie (même Hébert, c’est dire !), et pointait en sens inverse les bassesses et les ridicules des héros statufiés par Michelet. Aussi, quand j’ai vu cet ouvrage ancien consacré à Marat (un classique, d'ailleurs, si je ne m'abuse), et sachant que « l’Ami du peuple » et auteur d’un fameux Plan de législation criminelle avait son mot à dire pour ce qui est de la question de la justice politique qui m’intéresse plus particulièrement, je n’ai pu qu’en faire l’acquisition…
 
L’ouvrage adopte le format et les méthodes classiques de la biographie, quand bien même il ne néglige pas pour autant – et c’est tant mieux – les représentations de son sujet (voir la volumineuse annexe en fin de volume intitulée « Les hommes jugent Marat »). Il s’agit en outre d’une biographie à la fois « littéraire » et d’une lecture agréable, d’une part, et d’autre part incontestablement scientifique et reposant sur de solides recherches. On sent régulièrement, chez l’auteur, cette volonté de déconstruction que j’ai précédemment évoquée, reposant sur une analyse très critique de l’historiographie concernant Marat, qu’il s’agisse des innombrables écrits s’attaquant au « monstre » ou des apologies, plus rares, qui ont pu apparaître ici ou là, dans une filiation « jacobine » (un regret, ceci dit, mais guère étonnant : pas un mot sur L’Etude impartiale… de Raspail dont je vous ai entretenu il y a peu). Il s’agit bien, pour Gérard Walter, d’envisager Marat avec le recul de l’historien, bien sûr, mais aussi dans sa dimension la plus humaine.
 
Et de dresser ainsi un singulier portrait de « l’Ami du peuple », fait de grandeurs et de bassesses, où le génie (oui, oui, le génie) le dispute au stupide, le sublime au ridicule. Et où, très souvent, et quand bien même les termes les plus précis, les plus « cliniques », ne sont pas employés par l’auteur, la pathologie a souvent son mot à dire. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de prétendre que Marat était fou ; cela ne serait après tout guère novateur (voyez l’annexe mentionnée plus haut), et, surtout, cela manquerait de substance : fou ? Qu’est-ce que ça veut bien pouvoir dire ? Rien. En droit comme en médecine, le fou n’existe pas ; la caricature du psychopathe la bave aux lèvres et un entonnoir sur le crâne ne serait guère utile pour déconstruire le mythe du monstre… Fou, non. Mais égocentrique, mégalomane et paranoïaque, oui, probablement.
 
Ce sont des traits qui reviennent tout au long de la carrière de Marat. Sa carrière scientifique et philosophique, tout d’abord ; le jeune idéaliste est bientôt déçu dans ses projets littéraires, ce qu’il met sur le compte de la « cabale des philosophes » (les encyclopédistes, qu’il haïssait ; il était par contre très admiratif à l’égard de Montesquieu, étrangement, et, de manière plus cohérente, de son compatriote Rousseau, qui lui ressemblait sur bien des points), et les scientifiques ne le prennent guère davantage au sérieux : l’Académie se moque de lui, à vrai dire… Et il s’en souviendra : Marat a la rancune tenace ; en 1791, ainsi, il publiera un violent pamphlet intitulé Les Charlatans modernes, ou Lettres sur le charlatanisme académique ; et, dès le début de la Révolution, il s’en prendra vigoureusement à ses « rivaux » (qui ne se sont bien sûr jamais envisagés comme tels) impliqués dans la vie politique, ainsi Bailly, ou Condorcet… Le médecin rencontre davantage de succès, et Marat obtient une place de médecin des gardes du corps du comte d’Artois (c’est-à-dire le futur Charles X…). A l’époque, Marat n’a donc rien du miséreux tel qu’on le représentera plus tard ; il côtoie le beau monde, et en recherche les faveurs.
 
Mais il a déjà certaines convictions, et ne les compromet pas. Marat, on l’a parfois rappelé, a prôné bien avant 1789 le soulèvement populaire, et s’est toujours montré très critique à l’encontre de la monarchie, ce qui en fait, dans la période immédiatement pré-révolutionnaire, un penseur finalement assez original, et souvent lucide. Et la Révolution, bien sûr, bouleverse la vie de Marat, qui entend bien y jouer un rôle de premier plan. On lui reprochera souvent d’avoir ambitionné la dictature : c’est plus ou moins crédible selon les périodes, et il y a souvent du phantasme dans ces accusations ; mais on ne saurait nier que Marat avait une très haute opinion de lui-même, et que l’idée de la dictature, confiée à lui ou à un autre, un « vrai » citoyen, lui paraissait très séduisante. Dans l’immédiat, cependant, Marat se consacre corps et âme à la cause révolutionnaire, en devenant « L’Ami du peuple », ainsi que se nomme d’abord son journal ; il y engloutit sa fortune et y sacrifie sa santé ; mais il impose aussi son style, très vite ; un style virulent, outrancier, sauvage, se refusant cependant à tomber dans l’ordure à l’instar, plus tard, d’Hébert et de son Père Duchesne ; et, surtout, Marat est sincère. Toujours. L’ami du peuple est l’accusateur des puissants. Son journal est une feuille de dénonciation des complots réactionnaires. En cette époque où le pouvoir de la presse est mal connu – et pour cause ! – il inaugure ainsi une triste tradition de la presse d’opinion engagée jusqu’à la calomnie, et dévastatrice. Mais il est important de noter la sincérité permanente de Marat : on peut lui reprocher – on le fera, et Marat lui-même à l’occasion, d’ailleurs – de ne pas vérifier assez ses sources ; mais il n’invente jamais rien dans le but de nuire : il croit à tous les complots qu’il dénonce ; et, dans certains cas, il a raison…
 
Dans un premier temps, on tend soit à se moquer de cet énergumène agité, soit à l’ignorer. Il faut dire que Marat vit dans son monde, et n’accorde de crédit qu’à son seul jugement. Le 14 juillet, il ne participe pas à la prise de la Bastille, mais s’enorgueillit néanmoins d’avoir sauvé la Révolution en se dressant tout seul face à un corps de troupes infiltrant la ville pour égorger les patriotes. Il n’en démordra jamais : Marat, au soir du 14 juillet, a sauvé la France ; il est bien « L’Ami du peuple » ; mais le peuple le paye d’ingratitude ! Peu importe : il continuera, contre vents et marées. Et il entame très vite une virulente campagne de presse contre Necker, qui fait pourtant figure de héros du jour. Ses accusations, sa violence, lui attirent un lectorat de plus en plus large ; Marat reçoit quotidiennement de très nombreuses lettres, qu’il s’empresse de publier dans sa feuille. Et il commence à agacer Necker, ainsi que la commune de Paris… Décrété d’accusation, Marat se retire dans la clandestinité, et trouve aisément des lecteurs désireux de le protéger ; un jour, c’est même tout le quartier des Cordeliers (où il réside) qui vient à son secours, inspiré par Danton. Marat est alors pauvre et malade, obsédé par sa tâche, se plaignant sans cesse de l’ingratitude des Parisiens et des complots qui se trament contre lui, mais il poursuit son grand-oeuvre. Et il finit bien par faire tomber Necker. Il ne sera jamais à court de cibles pour autant : il y a les « charlatans », bien sûr ; les innombrables contre-révolutionnaires qui investissent la représentation nationale ; et personne ne l’effraie. Il s’en prend à Dumouriez, à Brissot (un ancien ami, pourtant, qui avait publié son Plan de législation criminelle), à Roland, à tous les Girondins, bientôt, la « faction » qui va conduire la France à sa perte, la vendre à ses ennemis, protéger le roi, ou, plus tard, le ramener sur le trône ! De numéro en numéro, les complots et dénonciations s’accumulent.
 
Il y faut une solution. La dictature, par exemple : Marat s’offre généreusement pour diriger la France... Sinon, en tout cas, la justice populaire. Et qui n’a pas à s’embarrasser d’une sentimentalité malvenue. La Révolution est un état de guerre : les réactionnaires sont des ennemis qu’il faut abattre, car ils ne connaîtront jamais le repos. Oui, un bain de sang est nécessaire. Oui, il faut couper quelques têtes, 100 000 peut-être. 100 000 ? Mais c’est le seul moyen de protéger la Révolution, et de sauver ainsi bien plus d’innocents, promis à l’abattoir par les manœuvres obscures des ennemis du peuple ! Ce massacre peut bien se faire au nom de l’humanité. Les traîtres doivent être poursuivis, sans jamais faillir ; Marat ne s’accordera de repos que quand il les aura tous conduits à la lanterne.
 
Il serait absurde de nier la violence des écrits de Marat, elle suinte de tous ses textes. Il serait tout aussi absurde de n’y voir qu’un procédé rhétorique : Marat croit ce qu’il écrit, il est convaincu que seules la plus extrême vigilance et la plus extrême sévérité sont à même de sauver la France. Il est convaincu que le salut public justifie que l’on oublie temporairement les droits de l’homme (trop limités, d’ailleurs, à son sens). L’auteur du Plan de législation criminelle, désireux de procurer de solides garanties pénales en temps normal, affirme avec fougue que la justice populaire outrepasse ces nobles sentiments. Le peuple est d’ailleurs le seul justicier légitime ; et il ne peut se tromper. Marat le sait, lui, son « ami », et dresse la liste des victimes de sa juste colère.
 
Et le « peuple », pour Marat, n’est pas un vain mot : il est avant tout l’ami des plus pauvres, des opprimés, des « prolétaires », et ce dès le début ; Marat, rappelons-le, considérait que le meurtre était légitime pour le pauvre qui n’a d’autre moyen de survivre, et dénonce bien vite le caractère « bourgeois » de la Révolution. Il ne s’agit pas ici, bien sûr, de se livrer à une lecture anachronique de la Révolution française à l’aune de la théorie marxiste, travers fréquent, et dont certains grands historiens se sont à l’occasion rendus coupables (je pense notamment à Albert Soboul). Mais le fait est que Marat fut un des rares révolutionnaires à chercher dès le départ son appui dans les milieux les plus populaires, et à adopter une posture résolument « sociale », qui en fait à certains égards (à certains égards seulement…) un précurseur des luttes sociales ultérieures. Cela explique en tout cas l’engouement qu’il suscite bien vite dans les milieux parisiens les plus populaires : Marat devient très vite le porte-parole des sans-culottes (avant que certains ne tentent de lui prendre la place, en s’inspirant de son style, notamment Jacques Roux, le chef des « Enragés », qu’il haïssait, et considérait comme un élément perturbateur au service de la contre-Révolution…). Et il jouit d’une grande popularité dans la capitale, alors qu’il est très vite pointé du doigt dans les campagnes par les leaders girondins qui en font leur bête noire, comme un fou sanguinaire et monstrueux, dont les excès conduiront la France à sa perte…
 
Mais quelle est au juste la responsabilité de Marat ? C’est ici que Gérard Walter se montre le plus critique à l’encontre de l’historiographie antérieure. Il n’exonère pas Marat de son outrance verbale, et en affirme, pièces à l’appui, la sincérité. Mais peut-on le rendre directement responsable, par exemple, des massacres de Septembre ? A l’évidence, non, quoique l’on ait pu prétendre à cet égard. Marat, dans les grands moments de la Révolution, étonne à vrai dire par son inconsistance et ses erreurs de perception. Parfois remarquablement lucide « en temps normal », il se laisse dépasser par chaque crise ; en Septembre, il ne joue qu’un rôle tardif, et n’a pas de sang sur les mains ; souvent, d’ailleurs, il se montre critique à l’encontre des excès de la « justice populaire », qu’il appelle de ses vœux, mais dont il déplore le manque de discernement. Lors des journées révolutionnaires, il prend soin de faire le tri entre les victimes de la fureur du peuple, et regrette que des citoyens respectables, quand bien même il n’adhère pas à leurs opinions, soient injustement assimilés aux traîtres. Marat, l’homme de tous les excès, dénonce dans les excès auxquels il ne prend pas part (et ils sont nombreux !) des manœuvres contre-révolutionnaires. Et le fait est que, durant la Révolution, si la figure du monstre et du fou commence à se construire (notamment dans les rangs girondins, donc), on ne peut objectivement rien lui reprocher. Plusieurs fois, les Girondins s’en prennent à lui à la Convention, et l’accusent des pires abominations ; chaque fois, Marat se défend seul à la tribune, sous les insultes et les quolibets… et triomphe de ses accusateurs, pourtant incontestablement majoritaires. Quand les Girondins obtiennent enfin l’arrestation de Marat, à certains égards, ils signent leur arrêt de mort. Certes, lors du procès devant le Tribunal révolutionnaire, Marat bénéficie du soutien de la foule venue en masse… et même de l’accusateur public Fouquier-Tinville. Mais les Girondins prennent vite conscience de leur erreur, et le procès se retourne contre eux : l’inanité des accusations lancées à l’encontre de Marat (qui risquait sa tête, rappelons-le) éclate au grand jour, en même temps que les plus mesquines manœuvres de ses adversaires. Le procès de Marat constitue bien son triomphe, et a sans doute précipité la proscription des Girondins, peu de temps après. Ce jour-là, Marat, peut-être, aurait pu devenir « dictateur », comme on l’en accusait. Il n’en fait rien. Il ne fait à vrai dire rien au cours des journées révolutionnaires conduisant à la chute des Brissotins ; il étonne même, alors, par sa modération, et sa défiance contre les manifestations populaires : il ne profite en rien de son triomphe.
 
Et n’en aura guère l’occasion. Charlotte Corday entre bientôt en scène. Ses motivations restent aujourd’hui encore très floues. On ne sait même pas, à vrai dire, quelles étaient au juste ses opinions politiques, ni même si elle en avait vraiment de bien solides. On l’a parfois dit monarchiste, c’est très peu probable. Il semble cependant qu’elle ait été relativement proche de certains Girondins, lesquels s’étaient réfugiés en province depuis leur proscription, et véhiculaient l’image la plus monstrueuse de Marat. La tête échauffée par cette caricature, elle monte à Paris ; elle s’étonne de la popularité de Marat, ne la comprend pas ; elle semble hésitante et maladroite dans son projet ; elle finit, cependant, par accéder au « monstre », affaibli, malade, passant la journée dans son bain : il ne voulait voir personne, mais, devant l’insistance de la jeune fille, qui s’était présentée trois fois dans le journée pour, disait-elle, dénoncer un complot ourdi en province, il accepte de la recevoir. On connaît la suite…
 
L’histoire y gagnera deux martyrs : Marat rejoindra Le Pelletier de Saint-Fargeau dans la liste des victimes de la réaction suscitant un véritable culte chez les sans-culottes, et accèdera à une certaine immortalité du fait du fameux tableau de David figeant pour l’éternité l’instant fatidique ; Charlotte Corday, tout étonnée de n’avoir pas été immédiatement massacrée par la populace, laissera sur l’échafaud l’image d’une véritable héroïne de roman qui fera les délices de la propagande contre-révolutionnaire, quand bien même elle n’avait sans doute rien à voir avec la réalité… Et la Terreur débutera véritablement. Après la mort de Marat…
 
Gérard Walter livre ainsi une biographie remarquable, qui se dévore comme un roman, tout en étant très solide et pertinente, s’éloignant de l’anecdote pour atteindre à la véritable analyse : le « monstre » Marat y redevient un homme, dans tout ce qu’il a d’admirable, et dans tout ce qu’il a d’abject.

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"La Voix du feu", d'Alan Moore

Publié le par Nébal

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MOORE (Alan), La Voix du feu, introduction de Neil Gaiman, traduit de l’anglais par Patrick Marcel, Paris, Calmann-Lévy, coll. Interstices, [1996-1997, 2003] 2008, 329 p.
 
Apprends, ô lecteur, qu’il n’est de Dieu qu’Alan Moore.
 
En vérité je vous le dis, Alan Moore est Dieu.
 
Khhju’ln mag’ha ftah’gn haskhs’i kb'utha Alan Moore vigh’j asaah.
 
Car Alan Moore est Grand.
 
Car Alan Moore est Le Plus Beau, Le Plus Fort, Le Plus Intelligent, Le Plus Barbu, Le Plus Magique, Le Plus Anglais.
 
Alan Moore c’est pas une pute nègre, hein, alors respect, t’as vu, Y r’présente, t’entends jeune PD.
 
J’aime Alan Moore, autrement dit. Je Lui voue un véritable culte. Aussi, avant de vous entretenir de ce superbe livre qu’est La Voix du feu (troisième ouvrage de la collection Interstices que je lis, et troisième merveille – les deux autres étant l’extraordinaire Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer et l’excellent Les mille et une vies de Billy Milligan de Daniel Keyes), je compte bien revenir un peu sur la biographie de Ce Génie et sur ma passion pour Son œuvre, parce que je fais QUE C’QUE J’VEUX, d’abord.
 
Et parce qu’Alan Moore, c’est Dieu (nan, je dis ça, c’est juste au cas où vous n’auriez pas compris).
 
Je vais quand même faire des titres, parce que je suis trop bon pour vous (chiens).
 
 
I : ALAN MOORE EST DIEU
 
Apprends, ô lecteur, qu’Alan Moore est né d’une vierge fécondée par le serpent mystique Ouroboros durant la 6084e lune de l’ère du Grand Faune. A l’âge de six mois, Il multiplia les œufs et le bacon. A l’âge de trois ans, Il invoqua les mânes d’Aleister Crowley, et confondit le charlatan. Puis Il eut la vision du sombre avenir thatchérien de l’Angleterre, et Se dit qu’il fallait qu’Il fasse quelque chose.
 
Alors Alan Moore devint le plus grand scénariste de bande-dessinée de tous les temps.
 
Après des débuts remarquables dans la perfide Albion (notamment avec des épisodes de Captain Britain réalisés pour le compte de la filiale britannique de Marvel, et avec la série Marvel Man, bientôt rebaptisée Miracle Man, parce que, eh bien, voyez, y'en a qu'ont tout plein d'avocats, et y'en a des qu'en ont pas…), le géant des comics DC Le repéra, et Sa carrière fut véritablement propulsée quand Il reprit le fameux comic super-héroïque et horrifique Swamp Thing ; dès Son premier épisode (pour lequel Il livre un script-fleuve, extrêmement détaillé, et riche en fines invectives à l’encontre des dessinateurs « coloniaux »), Son génie éclate à la vue de tous : on croyait jusqu’alors que la Créature du Marais était un homme transformé en plante ; Alan Moore, Lui, sait qu’il s’agit en fait d’une plante qui se prend pour un homme. Ce qui change tout.

Puis DC, bien conscient du talent du Jeune Scénariste Britannique, et après Lui avoir confié avec succès, entre autres, le graphic novel de Batman intitulé Killing Joke, qui contribue (avec l’excellent – bien meilleur, à vrai dire – Dark Knight Returns de Frank Miller) à former l’image moderne du justicier de Gotham, plus sombre, plus violente et plus malsaine, se lance dans la publication de deux mini-séries destinées à bouleverser l’univers feutré des comics. C’est ainsi qu’Alan Moore put reprendre Son projet ancien de V pour Vendetta, superbe anticipation politique dans la lignée de 1984, virulent pamphlet anarchisant, dont le héros est un terroriste et un fou, obsédé par Shakespeare et par Guy Fawkes, qui sème le chaos dans un abject Londres fasciste (incomparablement mieux que le naveton matrixien récent, dont le seul intérêt ou presque était de nous offrir le réjouissant spectacle de cette petite bécasse de Nathalie Portman tondue).
 
Et ce fut aussi Watchmen. Watchmen, qui est tout simplement LA plus grande bande-dessinée de tous les temps (allez, avec Maus d’Art Spiegelmann) ; Watchmen, qui se vit décerner un prix Hugo unique en son genre, spécialement créé pour récompenser cette merveille. Mise en abyme uchronique du comic super-héroïque, faisant ressortir les aspects les plus glauques, les plus fascisants, les plus névrosés, les plus humains des vigilantes ; graphic novel expérimental, jouant sur le temps et la multiplicité des niveaux de narration ; chef-d’œuvre... Inadaptable au cinéma, à l’évidence ; les échecs d’un Terry Gilliam ou d’un Darren Aronofsky n’ont hélas pas empêché les studios de relancer récemment le projet, avec à sa « tête » le sinistre yes man Zach Snyder… En vérité je vous le dis, « the end is nigh »…
 
Ulcéré par la politique des géants des comics (qui L’entubent au passage), Alan Moore, qui avait déjà rompu avec Marvel, rompt également avec la Distinguée Concurrence. Watchmen, de toute façon, a joué son rôle : pour le meilleur (les comics plus « adultes » que DC lance avec le label Vertigo – Sandman de Neil Gaiman, Preacher de Garth Ennis, etc. –, avant que d’autres éditeurs ne s’y mettent également) et pour le pire (la vague navrante de comics mainstream n’ayant retenu de Watchmen et de Dark Knight Returns que leur noirceur et leur violence). Alan Moore S’éloigne alors des comics super-héroïques pour Se livrer à des projets plus personnels, dont on retiendra surtout l’extraordinaire From Hell, « autopsie » de Jack l’Eventreur fondée sur un ahurissant travail de documentation, une fine analyse des légendes urbaines et des phantasmes à base de théorie du complot et une reconstitution marquante du Londres victorien. From Hell (je parle bien entendu de la BD, pas du pathétique navet qui s’en prétend l’adaptation…) traduit parallèlement l’importance de plus en plus grande que prend la magie dans la vie d’Alan Moore, et offre un saisissant exemple de Son extraordinaire érudition, qu’Il sait employer avec un à-propos qui Le place mille fois au-dessus du tout-venant pédant des conteurs amateurs d’allusions gratuites. Autant de traits que l’on retrouvera ultérieurement dans Son œuvre.
 
Avec le temps, Alan Moore revient cependant aux comics super-héroïques qui ont fait Sa réputation, mais dans une optique différente. Agacé par la tendance « sombre et violente » qu’Il a bien malgré Lui contribué à initier, Il entend revenir aux sources du genre, aux héros « archétypaux », ce qu’Il fait notamment avec l’excellente BD Suprême, sorte « d’anti-Watchmen », au sens où il s’agit à nouveau d’une mise en abyme, mais versant lumineux, cette fois : à travers ce décalque de Superman « créé » par le tâcheron Rob Liefeld, c’est toute l’histoire du genre qu’Il revisite, avec finesse, érudition et humour.
 
Et c’est alors qu’Alan Moore va apporter la preuve définitive de Son statut divin, en Se lançant avec brio dans l’entreprise mégalomane d’America’s Best Comics (ABC), Son propre label, pour lequel Il livre en même temps plusieurs séries toutes plus géniales les unes que les autres (comme Stan Lee à la grande époque, mais en bossant vach’ment plus, quand même) : La Ligue des gentlemen extraordinaires, jubilatoire uchronie steampunk appliquant les principes du team comic à l’Angleterre victorienne tout en revisitant un demi-siècle de littérature populaire (rien à voir avec le pathétique étron filmique du même nom) ; Tom Strong dont je vous avais déjà parlé ici ; Top Ten, jouissive « série TV de commissariat » dans un univers où tout un chacun dispose de super-pouvoirs ; Promethea, extraordinaire BD expérimentale, onirique et hermétique sur la création artistique et la magie, sorte de Sandman sous acides et sans les violons ; Tomorrow Stories, enfin, ensemble d’histoires courtes très diverses, confinant parfois à l’expérimentation pure et simple, et dont, pour l’instant, seul Jack B. Quick a eu les honneurs d’une traduction française. Plus des spin-off ici ou là.
 
Alan Moore est Grand. Alan Moore est Dieu. Alan Moore est un des plus grands écrivains contemporains. Parce que oui, M’sieurs Dames, Ses bandes-dessinées, c’est de l’Art, c’est de la Littérature, et de la grande en plus, même que.
 
Et même les réfractaires aux petits mickeys (les cons) devront l’admettre. Déjà, dans Watchmen, les « documents » annexes témoignaient parfois de la pureté de son écriture. Les amateurs de poésie, d’histoire et de pamphlets ont pu se régaler avec son beau Miroir de l’amour (récemment réédité en français avec de superbes photos de José Villarubia), contant la tragique histoire de la répression de l’homosexualité. Alors, certes, L’hypothèse du lézard, publié aux Moutons électriques, n’était guère convaincant (une nouvelle un peu plate, finalement ; ceci dit, le bouquin vaut le coup, pour tous les entretiens et articles qu’il contient, dressant un passionnant portrait du Divin Alan Moore) ; avec La Voix du feu, heureusement, la question ne se pose plus.
 
Pourquoi cette longue première partie, me diront certains, quand c’est de ce beau livre que je suis censé vous parler ? Parce que. Autant vous avertir tout de suite : si, dans les jours prochains, vous ne lisez pas et ne vous régalez pas de toutes les merveilles dont je viens de vous parler (à moins que ce ne soit déjà fait, bien sûr), non seulement vous brûlerez en Enfer, mais en plus je vais bouder, et refuser de vous adresser la parole (impies). Na.
 
Bon, blague à part, hop :
 
 
II : LA VOIX DU FEU, C’EST VACH’MENT BIEN, AH MAIS
 
La Voix du feu, donc. Le premier « roman » d’Alan Moore, qui date de 1996-1997, et n’est traduit en français qu’aujourd’hui, en 2008. Doit-on en conclure que les Français sont des cons ? Probablement pas, d’autant que nous n’avons pas besoin de cet argument pour légitimer cette assertion. Ne boudons pas notre plaisir, et félicitons plutôt Sébastien Guillot, l’excellent directeur de l'excellente collection Interstices, de nous offrir enfin cette merveille. Et, tant qu’on y est, louons également Patrick Marcel pour sa superbe traduction (j’imagine que le pauvre a dû consommer beaucoup d’aspirine pour y parvenir, nous y reviendrons…) et, une fois n’est pas coutume, Néjib Belhadj Kacem pour cette zoulie couverture.
 
Les plus observateurs d’entre vous auront remarqué que j’ai mis des guillemets à « roman ». Il y a une raison à cela, et qui justifie bien à vrai dire la publication de La Voix du feu dans Interstices, collection regorgeant de bizarreries inclassables. Pour ma part, je trouve ces guillemets tout à fait superflus, et Alan Moore aussi, semble-t-il. Mais, à vue de nez, La Voix du feu ressemble plutôt à un recueil de nouvelles qu’à un roman : douze textes très différents dans le fond comme dans la forme. Liés entre eux, pourtant, au-delà de l’artifice du fix-up : la « forme » de la nouvelle est préservée, mais le tout constitue bien un singulier roman, pour le coup assez original, racontant à la première personne 6000 ans de l’histoire de Northampton, la ville natale de L’Auteur.
 
Et ces douze textes font sens, constituant bien à certains égards le « cercle » évoqué par Neil Gaiman dans son « Introduction » (pp. 9-11), en référence à une citation de Charles Fort figurant en exergue de From Hell : « Pour mesurer un cercle, on commence n’importe où. » Gaiman se fait plus précis, bien vite : « Commencez où vous voudrez : le début et la fin sont deux bons choix, mais un cercle commence n’importe où, comme un bûcher. » Traduction : si la bizarrerie du premier récit vous fait peur, passez outre, vous y reviendrez.
 
Cette introduction a en effet tout de l’avertissement et du conseil amical pour surmonter le rude choc du premier texte, « Le cochon de Hob (4000 avant J.-C.) » (pp. 13-62). Une nouvelle résolument expérimentale et très aride. Sur une cinquantaine de page, Alan Moore nous parle à travers la voix d’un gamin passablement simplet du néolithique, doté d’un vocabulaire extrêmement réduit, envisageant tout au présent et ne distinguant pas le rêve de la réalité. Tenez, les trois premiers paragraphes, pour vous faire une idée :
 
« En arrière de colline, loin vers soleil-descend, est ciel devenir pareil à feu, et est moi, souffle tout dur, venir en haut sur chemin de lui, où est herbe froide sur pieds de moi et mouiller eux.
 
« Herbe est pas en haut de colline. Est juste terre, tout en un rond, et la colline est pareil homme peau-nue, tête de lui. Debout est moi et tourne figure de moi à vent pour sentir, mais est pas de sentir qui vient de beaucoup loin. Ventre de moi fait mal, en milieu de moi. Air de ventre vient en haut en bouche et goût à lui est pareil à goût de pas de chose. Croûte de sang sec est devenir noire sur genou, et est chatouiller. Moi gratte, et sang est encore plus venir.
 
« En haut de moi sont beaucoup de bêtes-de-ciel, grosses et grises. Lent sont elles bouger, pareil si pas de fort est en elles. Peut qu’elles veulent à manger, pareil à moi. Une d’elles est tant vide en ventre d’elle maintenant, est tête d’elle partir et flotter vers loin, et elle est courir plus vite derrière, pareil si veut attraper tête. En bas du ciel, sont herbe et bois partir loin, où moi est voir une autre colline, après quoi sont juste petits arbres qui poussent au tour du bord du monde. »
 
Maintenant, imaginez cela pendant 50 pages…
 
* STOMP *
 
… sans vous évanou… Oh, merde.
 
 
Ca va mieux ? Bon. Bien. Mais j’avoue : c’est dur. Très dur. Certains, à l’instar du trop fameux Raoul Abdaloff de la Salle 101 (émission du 10 janvier 2008), ont préféré appliquer le conseil de Neil Gaiman (qui, visiblement, est tout à fait valable) ; pour ma part, j’ai préféré poursuivre ma lecture, simplement en prenant mon temps ; j’ai mis TROIS PUTAINS DE JOURS pour lire ces 50 pages. Non que ce soit lassant, non ; simplement, c’est très éprouvant ; le lecteur est amené à fournir tout un travail d’interprétation qui ne fonctionne pas avec l’automaticité habituelle ; et, passé une dizaine de pages, je me mettais à penser et parler moi avec mots « Cochon de Hob » dans tête et bouche moi, ce qui pas bien pour travail et vie sociale moi être. Gens moi regarder bizarre, et moi devenir rouge dans moi, et regarder Carnosaur 3 parce que être bien, pas réfléchir comme Voix du feu, et pas avoir mal en tête de moi, alors moi content être, mais juste être lent moi lire « Cochon de Hob ».
 
Et c’est pas une blague, je vous jure que c’est l’effet que ça m’a fait. Eh ! Du coup, je n’ose imaginer l’état dans lequel devaient se trouver Alan Moore pour l’écrire, et, probablement pire encore, Patrick Marcel pour le traduire… Seulement les deux ont fourni un travail extraordinaire. Et l’aridité de ce texte se retrouve finalement autorisée et même justifiée par son indéniable beauté (même formelle, si, si) et son extraordinaire richesse ; qu’on se le dise, Alan Moore ne fait pas dans le gratuit. On sort transfiguré de la lecture du « Cochon de Hob », fatigué mais heureux.
 
C’est sans doute moins vrai pour le récit suivant, « Les Champs de crémation (2500 avant J.-C.) » (pp. 63-126), d’une longueur comparable, indéniablement plus abordable quand bien même toujours un brin expérimental (là encore, la temporalité n’a pas pénétré le langage) ; sombre et cruelle histoire de vol d’identité teintée de magie (bien sûr), un peu trop longue peut-être.
 
J’avouerais, de même, que les deux récits suivants, « Dans les terres inondées (après 43 après J.-C.) » (pp. 127-137 ; un chasseur souffrant dans un monde en train de changer) et « La Tête de Dioclétien » (après 290 après J.-C.) » (pp. 139-152 ; l’enquête d’un magistrat romain sur une affaire de fausse monnaie), ne m’ont pas laissé un souvenir impérissable. Le choc du « Cochon de Hob » était-il trop fort ? Peut-être. Devais-je être au final déçu par ce livre atypique ?
 
Non. Heureusement, non. Hou la la, non.
 
Parce que l’on retrouve bien vite l’excellence, qui ne nous lâchera pas jusqu’à la fin, et ce dès « Les saints de novembre (1064 après J.-C.) » (pp. 153-168), l’horrible et saisissante histoire d’une sœur « miraculée ». Puis dans « En boitant vers Jérusalem (1100 après J.-C.) » (pp. 169-191), récit évoquant la figure de Simon de Senlis, premier comte de Northampton, décidant, de retour des Croisades, de bâtir dans son fief une singulière église ronde ; l’Histoire y est délicieusement malmenée par la théorie du complot, mais il y a bien plus dans ce beau texte, une indéniable émotion, une puissance d’évocation quasi lovecraftienne (de même que dans le texte précédent, d’ailleurs).
 
Suit ce qui est probablement ma « nouvelle » préférée de tout le « recueil », à savoir « Confessions d’un masque (1607 après J.-C.) » (pp. 193-209), extraordinaire monologue d’une tête coupée, celle d’un noble absorbé dans les conflits politico-religieux de son temps, et qui, du haut de la pique où on l’a fiché à la porte de Northampton, commente d’une manière désabusée et so british les mesquines affaires des hommes. Un texte puissant, beau, horrible et drôle, susceptible de bien des niveaux de lecture, et où l’on retrouve la figure (décidément marquante pour Alan Moore) de Guy Fawkes, la conspiration des poudres faisant le lien entre les crémations d’antan et les bûchers du lendemain, quels qu’ils puissent être. Car chaque récit nous parle de Northampton et de ses alentours, mais aussi de novembre, de magie, de feu, de mort, et de naissance ou renaissance ; mais pas vraiment de rédemption, comme le note laconiquement L’Auteur Lui-même (j’y viens).
 
« Le Langage des Anges (1618 après J.-C.) » (pp. 211-241) est probablement plus léger, contant le tragique destin – très prévisible, pour le coup – d’un magistrat érotomane, confronté dans un village aux manœuvres obscures des femmes, à leur sorcellerie. A mon sens un des textes les moins intéressants du volume, sans être mauvais pour autant.
 
On y préférera de loin la superbe évocation de la sorcellerie du texte suivant, « Complices ès tricots (1705 après J.-C.) » (pp. 243-259), centré sur ce qui semble avoir été la dernière condamnation au bûcher de deux sorcières dans l’histoire de l’Angleterre ; l’Histoire se plie décidément aux volontés démiurgiques de L’Auteur : après avoir lu les textes précédents, on ne saurait s’étonner que cet ultime bûcher se situe dans la région de Northampton… Un texte magnifique, en tout cas, où la sorcellerie revendiquée des deux sorcières / putains / « complices ès tricots » / amantes se teinte d’un érotisme beau et cru, et d’une salutaire rébellion.
 
On retourne à quelque chose de plus expérimental avec « Le soleil au mur semble pâle (1841 après J.-C.) » (pp. 261-276), récit halluciné et presque totalement dénué de ponctuation comme de paragraphes (mais bien parsemé de fôtes), extrait du journal d’un poète fou, entre ses deux internements. Saisissant et beau.
 
Une nouvelle merveille, ensuite, mais dans un genre bien différent, avec « J’ai toujours des jarretelles, en voyage (1931 après J.-C.) » (pp. 277-300), le récit de l’exubérant Alfie Rouse, insupportable représentant en lingerie féminine tout en bagout et polygame invétéré qui a défrayé la chronique judiciaire en son temps. Un texte drôle et entraînant, ce qui ne le rend que plus sinistre au final…
 
Et il y a enfin « L’Escalier d’incendie de Phipps (1995 après J.-C.) » (pp. 301-330), dont le narrateur n’est autre qu’Alan Moore Lui-même, qui achève de rédiger Son livre tandis que nous en achevons la lecture, entre deux promenades dans les rues cendrées de Northampton, ville industrielle sur le déclin, dont la moindre boutique, la moindre impasse semblent regorger de secrets plus ou moins avouables. Un bilan en forme de récapitulation et ouverture. « Un cercle commence n’importe où, comme un bûcher. »
 
Comme le grand et beau roman qu’est La Voix du feu, bien digne de L’Auteur génial qu’est Alan Moore.
 
Celui-ci travaillerait semble-t-il depuis un certain moment déjà à Son second roman, Jérusalem. Je confesse ma hâte de le lire, en espérant qu’il ne soit pas nécessaire d’attendre 11 ans pour en voir venir la traduction française ; en espérant aussi, bien sûr, qu’il sera du niveau de La Voix du feu, ce qui, on l’aura compris, n’est pas gagné ; mais nous parlons d’Alan Moore...
 
Et Alan Moore est Dieu.

Psssst : au passage, pour ce qui est de la BD, Filles perdues devrait bientôt (enfin !) être publié chez Delcourt, après avoir rencontré un certain nombre de, heu... « difficultés ». Je vous en parlerai probablement un de ces jours.

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"François-Vincent Raspail ou le bon usage de la prison"

Publié le par Nébal

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François-Vincent Raspail ou le bon usage de la prison, précédé de l’Etude impartiale sur Jean-Paul Marat, présentation, préf. et notes par Daniel Ligou, Paris, Jérôme Martineau, 1968, 727 p.
 
L’histoire est ingrate. Elle oublie nombre de figures en chemin. On ne les compte plus, ces célébrités du moment, honorées peu après leur mort d’une plaque ou d’une rue, et qui, bientôt, ne laissent finalement plus d’autre souvenir. Tenez, Barbès, par exemple : posez la question à n’importe qui, Barbès, ça évoquera immédiatement une station du métro parisien et le quartier qui va autour. Et c’est tout. Même auprès de ceux qui, pour une raison ou pour une autre, pourraient en conserver le souvenir : je me souviens d’une sympathique jeune anarchisante, fortement imprégnée de révolution, et plus ou moins de romantisme, qui m’avait fait cette réponse. M’enfin ! Barbès ! « Le Bayard de la démocratie » ! Ses relations tendues avec Blanqui ! L’attentat du 15 Mai ! George Sand ! Non. Non, non, connais pas : Barbès n’est plus un homme, c’est le coin de Paris où c’est qu’y a plein d’Arabes…
 
Ce n’était qu’un exemple, particulièrement révélateur. Mais cela vaut pour un nombre conséquent de personnalités, notamment pour ce XIXe siècle riche en combats politiques féroces, en héros de la révolution, de la république, du socialisme, honorés dans la pompe des éloges funèbres et des diverses cérémonies construisant la mystique républicaine dans les premières décennies de la IIIe République, et aussitôt relégués dans l’oubli. Ainsi Raspail. Pour moi, Raspail, ça a longtemps été le nom de la rue où me déposaient mes parents quand ils me conduisaient à l’école primaire. Qui était ce Raspail, qu’avait-il fait pour être « honoré » en donnant son nom à cette petite rue d’une petite ville ? Je n’en savais rien, et ne cherchais bien évidemment pas à le savoir. Comme tout le monde. D’ailleurs, tenez : tapez « raspail wikipedia » dans Google ; la (brève, contestable et alambiquée) notice biographique du personnage n’arrive qu’en deuxième position dans les résultats de recherche, la première étant réservée aux différents homonymes… et évoquant en priorité le lycée Raspail et la station de métro Raspail. On lâche la proie pour l'ombre. 
 
Un personnage intéressant, pourtant, que ce François-Vincent Raspail. Un homme qui a fait parler de lui tout au long du XIXe siècle, une grande figure de l’opposition républicaine et socialiste, à la pointe du combat, sous cinq régimes différents. Un homme politique, donc, mais pas seulement ; un scientifique, aussi, quand bien même peu orthodoxe ; un médecin, quand bien même il n’en avait pas le titre (reste que son action en faveur de l’hygiène, notamment, a semble-t-il eu une grande importance) ; un vulgarisateur, enfin. Cet ouvrage publié en 1968 par Daniel Ligou, professeur à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Dijon, permet d’envisager tour à tour les différentes facettes de ce singulier personnage, avec son génie et ses bassesses ; il permet, surtout, de ne pas figer Raspail dans la froideur magnifiée des notices historiques, mais bien au contraire de le « ressusciter » dans toute son humanité. Il s’agit en effet d’un recueil d’écrits de Raspail, très divers, touchant tous les domaines qui ont pu l’intéresser au cours d’une longue vie bien remplie, et fréquemment marquée par l’expérience de la prison.
 
Après une intéressante et indispensable « Préface » de Daniel Ligou (pp. 7-35), le recueil s’ouvre sur une longue monographie, rédigée entre 1836 et 1863 (Raspail n’a cessé d’y revenir), et intitulée Etude impartiale sur Jean-Paul Marat le savant et Jean-Paul Marat le révolutionnaire (pp. 39-112). Un texte très révélateur et intéressant à plusieurs égards. Dès le titre, Raspail précise ainsi qu’il entend placer sur le même plan l’œuvre scientifique de Marat et son œuvre politique, et établir, dans un sens, une continuité entre elles ; sans doute Raspail est-il ici quelque peu emporté par l’esprit du siècle, mais il livre aussi, en même temps, un trait important de son caractère, utile pour la compréhension de l’ensemble de ce gros recueil : chez Raspail, l’homme politique, le savant, le vulgarisateur, sont indissociables ; toute l’action de Raspail vise au même but, l’élévation et le bonheur de l’homme : dans cette optique, l’action politique ou révolutionnaire, la science et la médecine, la vulgarisation enfin, ne sont que des moyens, servant une même cause. On comprend mieux ainsi, sans doute, pourquoi Raspail s’est tant intéressé à la figure si particulière de Marat, et en quoi il a pu se reconnaître dans ce personnage honni, a priori si éloigné de lui, jusqu’à en dresser cette apologie (« l’impartialité » du titre n’est que rhétorique, évidemment). Quoi de commun, en effet, entre le doux Raspail, qui s’est très tôt détourné de la violence révolutionnaire et de l’action subversive des sociétés secrètes, et ce « monstrueux » Marat, dont on a bien vite fait, quitte à forcer le trait et à sombrer dans la mauvaise foi la plus éhontée (j’y reviendrai prochainement), l’incarnation même de la Terreur et de la violence révolutionnaire ? Comment Raspail, qui s’est toujours prononcé en faveur de l’abolition de la peine de mort, et qui ne crut bien vite plus aux coups de force, peut-il prendre la défense du journaliste sanguinaire ? S’arrêter là, c’est faire l’impasse sur les circonstances, sur l’héritage jacobin de Raspail. C’est oublier qu’en 1848, quand Raspail cèdera à la manie journalistique du temps, sa feuille prendra le titre significatif d’Ami du peuple (et qu’il avait auparavant appartenu à une « société des amis du peuple »). C’est oublier que Raspail s’est toujours posé en défenseur, jamais en agresseur. Si ce texte n’est pas forcément d’une grande utilité pour l’appréhension de la personnalité de Marat, il est par contre très approprié pour cerner la personnalité de Raspail, et le choix de Daniel Ligou de publier cet étrange texte en tête du recueil est ainsi parfaitement justifié. D’autant que Raspail, tout comme Marat, s’y veut tout à la fois scientifique, politique et vulgarisateur.
 
Ces différents aspects sont ensuite envisagés tour à tour. On commence, logiquement, par évoquer « l’homme politique » (pp. 113-403), avec un ensemble de textes très divers, brochures, articles de presses, almanachs enfin. Plusieurs thèmes en ressortent : tout d’abord, chez cet ancien séminariste qui commence par enseigner la philosophie et la théologie avant de rompre avec l’Eglise et d’adhérer à la libre-pensée, on est frappé par son hostilité, bien dans l’esprit du temps certes, à l’encontre du clergé et a fortiori des Jésuites, qui confine à la paranoïa pure et simple (un trait supplémentaire le rapprochant de Marat), ce qui ressort déjà de sa brochure (publiée sous pseudonyme en 1821) intitulée Les missionnaires en opposition avec les bonnes mœurs et avec les lois de la religion (pp. 115-123), qui suscite le scandale. Ses articles de presse, notamment dans Le Réformateur, dressent ensuite le portrait d’un opposant politique socialiste qui, à l’instar d’un Blanqui ou d’un Barbès, ne saurait être assimilé à une véritable doctrine : ces hommes n’étaient pas des théoriciens, mais étaient bien davantage tournés vers l’action. Quelques thèmes récurrents, cependant, sont à noter, ainsi l’intérêt de Raspail pour la réforme pénale (dans une optique très libertaire), et plus précisément pour la question pénitentiaire : certes, là encore, c’est un incontournable de l’époque, mais Raspail pouvait se targuer d’une expérience faisant défaut à un Tocqueville, par exemple…
 
1848 constitue bien entendu un tournant fondamental : Raspail n’a cessé de prétendre tout au long de sa vie qu’il a été celui qui a proclamé la République en France ; on en rit beaucoup, et, aujourd’hui encore, cet orgueil quelque peu déplacé suscite un sourire un brin condescendant… Pourtant, à l’époque, on le prenait indéniablement au sérieux ; et nombreux sont les témoins (Louis Blanc, par exemple) ou les auteurs (dont Marx) qui lui accordent ce titre de gloire. Quoi qu’il en soit, dans les premiers mois de la IIe République, Raspail est bien une figure incontournable : son journal, L’ami du peuple, donc, rencontre un certain écho, et son titre joue peu ou proue le rôle d’épouvantail pour la bonne bourgeoisie du futur « Parti de l’Ordre », obsédée alors par le spectre de 1793. Raspail fait partie des piliers de l’extrême gauche dont il est nécessaire de se débarrasser. Impliqué dans l’étrange et absurde attentat du 15 Mai, il est arrêté aux côtés de Barbès, Albert et Blanqui : Raspail, qui, depuis quelques expériences fâcheuses dans les années 1830, se montrait extrêmement critique à l’encontre de l’action des sociétés secrètes (il les considérait comme néfastes, car débordant d’agents provocateurs infiltrés ; on se moquait beaucoup de lui à l’époque pour cette raison, y voyant là encore un trait paranoïaque, mais l’histoire lui a donné raison…), est considéré comme un des auteurs majeurs du « complot » (incrimination qui ne sera cependant pas retenue par la Haute Cour de Justice de Bourges, bien obligée de se rendre à l’évidence de l’inanité de cette accusation). Raspail retrouve la prison, Sainte-Pélagie, qu’il ne quittera pas de toute la IIe République. Son action politique n’en est pas forcément amoindrie. L’extrême gauche socialiste, qui ne se reconnaît pas dans le tribun Ledru-Rollin, choisit de faire de Raspail son candidat à l’élection présidentielle, quand bien même il n’a aucune chance de l’emporter (il obtient 0,49 % des suffrages… ce qui est déjà plus que Lamartine et Changarnier ; au passage, les journaleux qui s’emballaient devant la candidature de l’agaçant José Bové alors qu’il se trouvait en prison, ce qu’ils présentaient comme une « première », feraient bien de réviser leurs classiques : avec Raspail, le cas s’est donc présenté dès la première élection présidentielle française…). Par la suite, depuis sa cellule, il continue d’écrire, que ce soit sous forme d’articles de presse, ou, surtout, à travers des almanachs (on rejoint ici la vulgarisation), souvent saisis ou condamnés. Le coup d’Etat du 2 décembre 1851 ne change pas grand chose à la situation de Raspail (qui fut en son temps un admirateur de l’oncle du Prince-Président, mais la situation est tout autre…). Libéré en 1853, il prend, comme beaucoup de républicains, la route de l’exil, en Belgique.
 
Il reviendra cependant sous l’Empire libéral, devenant alors une figure importante de l’opposition républicaine. Avec la IIIe République, au sein de la Chambre des députés, il est une de ces « vieilles barbes de 1848 » qui suscitent souvent le sarcasme au sein de la jeune génération républicaine, mais son indéniable intégrité, la constance de son engagement, lui maintiennent une certaine aura de respect, quand bien même son âge avancé (il est un temps le doyen de la Chambre) ne lui facilite guère sa tâche d’orateur (et, pour dire les choses comme elles sont, en certaines occasions, il gâtouille un peu…). Un de ses derniers combats politiques sera l’amnistie des Communards, cause en faveur de laquelle le vieil homme saura encore livrer quelques pages énergiques et fortes.
 
Si ces pages consacrées à l’homme politique m’ont passionné, avec leurs forces et leurs faiblesses, j’avoue que je ne saurais en dire autant de la partie consacrée à « l’homme de sciences » (pp. 405-579), manquant du bagage nécessaire pour véritablement l’apprécier. On relèvera cependant les multiples centres d’intérêt de Raspail (physique, chimie, médecine) ; et s’il est quelque peu hétérodoxe (et s’en félicite), certaines de ses idées rencontrent cependant là aussi un écho, notamment dans son activité médicale, largement bénévole, ou encore en tant qu’expert judiciaire dans des affaires d’empoisonnement. Daniel Ligou cite en quatrième de couverture un extrait du plaidoyer prononcé par Raspail en 1846 lors de son procès en exercice illégal de la médecine (« un procès parmi d’autres »…) qu’il me semble assez intéressant de reproduire ici, dans la mesure où l’on peut y voir le lien que fait sans cesse Raspail entre son activité politique et son activité scientifique… ainsi que son ego passablement démesuré :
 
« … Ah ! laissez-moi messieurs, dans ma roture décente et honnête ; les marquis et les princes de la science sont descendus trop bas, pour que le tiers état des simples travailleurs ne croie pas être tout sans titres, et ne prépare pas en silence une nuit du 4 août.
 
« Eh ! qu’ai-je donc besoin, d’ailleurs de tous ces titres ? qu’en ferais-je ? Qui y gagnerait, si je les acceptais ? Qui y perdra, si je les refuse ? Oh ! voyez-vous, il y a trente ans qu’ils m’inspirent le même dégoût qu’aujourd’hui ; car eux et moi, sous ce rapport, nous n’avons pas changé d’habitude.
 
« Il y a trente ans que certaines gens en avaient autant que j’en ai peu, et que leurs titres ne me faisaient pas plus d’envie. Des titres, me dis-je alors, des titres comme ceux qu’ils portent ne me sourient pas ; car je ne veux rien avoir de semblable à certains hommes ; au lieu de les puiser à cette source toujours un peu suspecte, je vais les demander à l’étude, cette chaste sœur de l’intelligence, qui n’accorde pas ses faveurs au plus offrant, mais au plus aimant ; je lutterai, dans la misère et dans l’isolement, contre ces vieilles institutions frappées d’impuissance ; je n’aurai pour moi ni le pouvoir ni la presse ; ma patience me tiendra lieu des deux ; ma passion du travail m’aplanira tous les obstacles. Frappé, mais jamais abattu ; ruiné, mais jamais découragé ; abreuvé d’humiliations, mais jamais avili, je m’élèverai si haut, que l’œil de mes ennemis aura de la peine à me suivre. Un jour, fils de mes œuvres et dépendant de moi seul, d’un bout de l’univers à l’autre, aux yeux des savants, je serai Raspail. Et je le suis.
 
« Offrez-moi donc un titre qui me vaille ! »
 
Tout de même, hein ? Ce fut assez vrai, en son temps. Aujourd’hui, un lycée, une station de métro… Et la diplomite aiguë continue de faire des ravages.
 
On passera vite sur « le vulgarisateur » (pp. 581-700) : les textes en eux-mêmes ne sont guère intéressants. Ce qui est à relever, ici, c’est comment Raspail use des almanachs et des prétextes historiques et scientifiques pour mener une intense œuvre de propagande dans les campagnes, qui remporte un certain écho. Il ne faudrait pas, cependant, y voir une forme de cynisme, mais bien la conviction sincère d’un homme qui entend élever le peuple et faire son bonheur ; ce deuxième aspect ressort surtout de ses écrits concernant l’agriculture et la météorologie, et surtout de ses entreprises de vulgarisation médicale, qui rencontrent un très grand succès.
 
L’ouvrage s’achève enfin sur « Raspail après Raspail » (pp. 701-716), courte sélection d’éloges funèbres de cet homme mort le 7 janvier 1878, à l’âge de 84 ans. Ses obsèques attirent une foule considérable, et nombre de personnalités lui rendent hommage. On en retiendra surtout un beau Discours de Louis Blanc (pp. 704-711), où le savant et l’homme politique sont à nouveau unis ; un discours très applaudi, et soulevant dans la foule « les cris mille fois répétés de : Vive la République ! »
 
Je conclurai cependant en citant le Très bref discours de M. Desseaux, doyen d’âge (de la Chambre des députés), pour accorder à Raspail, finalement, une certaine reconnaissance « officielle » (p. 703) :
 
« Messieurs, Raspail, vient de terminer une longue carrière. Il ne m’appartient pas d’en retracer les phases diverses, mais ce que je puis dire c’est que M. Raspail aura marqué sa place – et elle sera honorable – dans notre histoire contemporaine. Vous savez comment il s’est élevé d’une position modeste par l’étude et l’énergie de sa volonté à une situation éminente dans le monde savant. (C’est vrai. – Très bien ! Très bien ! à gauche.)
 
« M. Raspail, comme citoyen, a été un lutteur infatigable pour la cause du progrès ; il a vaillamment combattu toutes les réactions et, dans l’ardeur de la lutte, il a compromis plus d’une fois sa liberté.
 
« M. Raspail laissera le souvenir d’un ami de l’Humanité et d’un défenseur intrépide des libertés publiques. (Très bien ! Très bien ! et applaudissements à gauche.) »
 
Si seulement ! Mais non : un lycée, une station de métro… Des symboles ne renvoyant plus à rien ; aujourd’hui, l’idéal républicain et l’évocation des grandes figures ne sauraient être que des songes creux, outils de marketing politique. Au mieux. 
 
Un peu déprimé, moi…

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"Planète d'exil", d'Ursula Le Guin

Publié le par Nébal

Plan-te-d-exil.jpg

LE GUIN (Ursula), Planète d’exil, traduit [de l’américain] par Jean Bailhache, Paris, LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1966] 2003, 189 p.
 
Croyez-moi, vous devez lire Planète d’exil. D’une part, cela témoignera de votre engagement dans la guerre contre le terrorisme : Jackie Paternoster a beau faire de son mieux pour nous crever les yeux, nous refusons de céder, et continuerons de lire les livres qu’elle souille de ses vomissures rose fluo. Ah mais ! D’autre part, et surtout, parce que Planète d’exil, deuxième roman du « cycle de Hain » (ou de l’Ekumen, etc.) est un excellent bouquin, bien plus abouti que le sympathique mais un tantinet faiblard Monde de Rocannon à l’origine du cycle, et qu’il est en outre (et comme d’habitude) parfaitement possible de le lire indépendamment. Avec Planète d’exil, l’excellente Ursula Le Guin (qui est bien en train de devenir un de mes auteurs fétiches…) pose en effet véritablement les bases de ce qui fait tout l’intérêt de ce cycle remarquable : la science-fiction, on ne peut plus rationnelle quand bien même l’atmosphère est souvent fortement teintée de mythes et donc de fantasy, y devient un outil autorisant de profondes et subtiles réflexions d’ordre anthropologique, politique et social ; on aurait à vrai dire envie de parler de « hard science » tant le fond, s’il concerne les sciences humaines et sociales, n’a rien à envier pour ce qui est de la cohérence et de la profondeur à l’œuvre d’un Greg Egan, par exemple. Et Planète d’exil, sous cet angle, est bien à mon sens une très grande réussite, bien digne des plus célèbres et tout aussi convaincants La main gauche de la nuit et, dans un registre un brin différent, Les dépossédés.
 
Mais posons le cadre. L’action se déroule sur la planète Gamma Draconis III, soumise à un rythme bien particulier : une Année, sur ce monde, correspond à une soixantaine de nos années terrestres ; ainsi, la vie de tout un chacun correspond-elle en gros à l’ensemble du cycle saisonnier. L’Hiver y est bien entendu très long, et particulièrement rude ; cela, tout le monde en a conscience, quand bien même très rares sont ceux qui sont assez âgés pour se souvenir de l’Hiver précédent. Les autochtones sédentaires de la planète, ainsi, savent qu’à chaque Hiver se produit le même phénomène, la Sudaison : les Gaal, nomades septentrionaux, fuient les terres dès lors invivables du Nord, et font route vers le Midi, n’hésitant pas à piller les Cités d’Hiver sur leur passage. L’Hiver prochain, sous cet angle, ne fait pas exception ; mais la Sudaison a cette fois une particularité : les Gaal se sont unis, et c’est une horde immense et organisée qui va bientôt débouler sur les terres fertiles du Sud. Face à cette menace, l’ancien système des Cités d’Hiver faiblement fortifiées n’est d’aucune utilité : l’union est nécessaire à la survie.
 
Jacob Agat Autreterre entend bien en persuader le Grand Ancien Wold, de la Cité d’Hiver de Tévar, mais la chose s’annonce difficile. Après tout, Autreterre, comme son nom l’indique, n’est même pas un Homme ! C’est un Hors Venu, un de ces êtres étranges venus il y a environ dix Années d’une autre planète. Et on ne peut faire confiance à ces étrangers… Tel est du moins le point de vue des Hommes, dont Wold est par ailleurs bien loin d’être le plus hostile aux Hors Venus. Mais pour Jacob Agat Autreterre, la question se pose autrement : lui est un homme, de même que ses semblables, tous les descendants d’une ancienne colonie originaire de la Terre, envoyée sur Gamma Draconis III pour le compte de la Ligue de tous les mondes ; Wold et son peuple sont des Hilfes, des indigènes archaïques qui, en 600 années terrestres, n’ont même pas pu apprendre l’usage de la roue… et les colons n’ont rien pu faire pour les amener sur la route du progrès, en raison de l’ancienne loi imposant à ce monde l’Embargo culturel.
 
Mais les « Autreterriens », s’ils veulent survivre, n’ont pas le choix ; ils ne peuvent en effet attendre aucune aide de l’extérieur. Depuis 600 ans, la colonie de Gamma Draconis III est isolée de la Ligue de tous les mondes en raison d’un assaut de l’Ennemi inconnu. Dépourvus de vaisseaux photiques comme d’ansibles, et ne disposant pas des moyens permettant d’en construire, les Hors Venus sont contraints à l’exil sur cette planète qui leur est hostile, et le souvenir de la Ligue de tous les mondes est bien lointain : existe-t-elle encore ? Ils n’en savent rien : ils ont beau garder l’espoir qu’un jour un vaisseau de la Ligue parvienne jusqu’à leur monde, cet événement semble bien illusoire : Gamma Draconis III a été oubliée, insignifiante planète perdue dans l’infinité de la galaxie…
 
Jacob Agat Autreterre, un des principaux meneurs de la communauté, prend donc sur lui de négocier une alliance avec les Hilfes contre les Gaal ; il lui faudra pour cela vaincre la méfiance séculaire des « hommes » envers les « étrangers », de part et d’autre des groupes sociaux. Peut-être y parviendra-t-il, avec l’aide du vieux Wold… ou avec celle de sa petite-fille, la belle Rolerie, née hors saison, et descendant à la fois des Hors Venus et des Tévariens.
 
Avec Planète d’exil, Ursula Le Guin retrouve ce qui faisait déjà l’intérêt du Monde de Rocannon : elle livre ainsi un roman bref et dense, divertissant, d’un abord aisé, au style élégant sans être exceptionnel, et contant une histoire indéniablement science-fictionnelle dans un cadre pourtant largement archaïque et où la mythologie joue un rôle important. Cependant, elle va plus loin dans « l’ethno-SF », et annonce déjà La main gauche de la nuit : la trame, assez commune, n’est qu’un prétexte pour livrer avant tout une belle et forte réflexion anthropologique, centrée essentiellement – et avec une grande finesse – sur les thématiques passionnantes et délicates de l’ethnocentrisme et de l’acculturation. Le lecteur sensible à ces questionnements ne peut qu’adhérer à la manière dont Ursula Le Guin en traite, et en vient nécessairement à prolonger la réflexion en abandonnant finalement le cadre exotique de Gamma Draconis III pour revenir sur notre Terre, revenir sur cet ethnocentrisme qui imprègne semble-t-il inévitablement toutes nos sociétés, et s’interroger sur le « choc des cultures », qu’il prenne la voie de l’acculturation, ou celle de l’isolement stérile. De là, la réflexion débouche logiquement sur la nécessité de l’échange, en passant notamment par le biais de l’exogamie. Ursula Le Guin manie toutes ces notions avec finesse, et soigne en outre son cadre, décrivant tant la société des Hors Venus que celle des Tévariens avec une précision rare (que ce soit pour ce qui est de l’organisation politique, du système familial, du règlement des conflits, des rites magico-religieux, etc.), ne trouvant véritablement d’équivalent en science-fiction que chez les plus grands spécialistes de « l’ethno-SF » et du planet opera, tels Jack Vance, bien sûr, ou encore Frank Herbert, à l’occasion, dans Dune. Elle s’inscrit ainsi dans la filiation de l’utopie et de la littérature de voyage, avec la préoccupation philosophique qui la caractérise souvent.
 
Certes, tout le monde n’adhèrera pas forcément à ce roman : parcourant les fora, j’ai souvent rencontré des avis mitigés concernant l’œuvre d’Ursula Le Guin en général, reconnaissant le plus souvent son indéniable talent, tout en avouant un manque d’intérêt pour ses récits plus ou moins convenus, parfois jugés ennuyeux, et ses personnages assez souvent plats (ici pourtant, le vieux Wold, à la fois gâteux et subtil, attachant et horripilant, progressiste et perclus de préjugés, me semble un assez remarquable contre-exemple…). Je ne suis pas de cet avis, mais je peux le comprendre… Et il est probable que Planète d’exil ne convaincra pas davantage les réfractaires.
 
Peu importe : en ce qui me concerne, je me suis régalé avec ce bref roman, qui, pour être moins mis en avant, me semble néanmoins tout aussi digne d’intérêt et réussi que les ouvrages les plus célèbres de ce décidément remarquable « cycle de l’Ekumen ». Au fil de mes lectures, j’apprécie de plus en plus l’œuvre de la grande dame de la science-fiction ; à suivre, donc : je vous parlerai prochainement de « l’épisode suivant » du cycle, La Cité des illusions.

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"Atomic Café", de Kevin Rafferty, Jayne Loader & Pierce Rafferty

Publié le par Nébal

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Réalisateurs : Kevin Rafferty, Jayne Loader & Pierce Rafferty.
Année : 1982.
Pays : Etats-Unis.
Genre : Documentaire.
Durée : 88 min.
 
Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas fait de compte rendu de films sur mon blog miteux… Je lis trop, c’est horrible. Bon, je vais m’en accorder un petit, pour le coup. Concernant un film tout simplement phénoménal, que je ne me lasse pas de voir et revoir (merci, Wild Side !). Pas n’importe quel film, d’ailleurs : un documentaire. Oui, ma bonne dame. Un documentaire, mais un modèle du genre, à la fois intelligent, passionnant et divertissant, et l’œuvre d’authentiques cinéastes.
 
Citons la jaquette, tiens, une fois n’est pas coutume (et puis je suis une grosse larve, après tout) :
 
« Les Etats-Unis. La Guerre Froide.
 
« The Atomic Café est un portrait à la fois effrayant et hilarant d’un pays devenu totalement paranoïaque, à travers un montage virtuose de documents d'archives mêlant actualités, archives gouvernementales, archives militaires.
 
« Un pays qui, des abris anti-atomiques à la propagande gouvernementale, transforme ses citoyens, du plus petit au plus grand, en véritables paranoïaques, réfractaires à tout ce qui ne porte pas le label « made in USA! »
 
« Kevin Rafferty, Jayne Loader et Pierce Rafferty ont réalisé un véritable joyau d’humour noir, qui n’est pas sans rappeler Docteur Folamour de Stanley Kubrick, et brossé un portrait au vitriol d’une Amérique de la Guerre Froide qui n’a jamais semblé autant d'actualité. Un chef-d’œuvre. »
 
Du pur baratin promotionnel, certes. Mais pour une fois, c’est aussi la pure vérité.
 
Atomic Café est bien un modèle de documentaire, qui prend dans un sens le contre-pied des principes posés par (le par ailleurs très agaçant mais là n’est pas la question) Claude Lanzmann pour Shoah. Ici, pas de témoignages ultérieurs et de « mise en scène » (ou implication, au choix) de l’enquêteur : Atomic Café est entièrement constitué de documents d’époque, visuels ou sonores, dénués de tout commentaire, donnant ainsi une apparence (fausse, comme de bien entendu) de « neutralité » ; mais le travail – exceptionnel – de réalisation repose alors sur un montage phénoménal de ces archives toutes plus sidérantes les unes que les autres, qui fait bien d’Atomic Café, non pas une simple compilation d’archives, aussi intéressantes soient-elles, mais un film à thèse remarquablement pertinent, une charge extraordinairement efficace, à la fois terrifiante et à mourir de rire.
 
Les soldats manœuvrant stoïquement dans un champignon atomique (rien à craindre !), les abris anti-atomiques en bois, la « nucléarose » omniprésente (taxis atomiques, cocktails atomiques, parfums atomiques, amours atomiques…), Nixon menant les enquêtes de la Commission des activités anti-américaines et « révélant » à ses concitoyens terrifiés les moyens employés par les Rouges pour s’emparer du secret de l’arme atomique (des microfilms dans une pastèque creuse, peut-être ?), avant de célébrer avec le sourire l’inauguration de la « semaine de la santé mentale », décrétée priorité n° 1 du pays (non, non, je ne suis pas en train de chroniquer un roman de Philip K. Dick)… De toutes ces scènes, et de bien d’autres encore, on ne se remet jamais véritablement.
 
Pas plus que des invraisemblables et innombrables chansons de variétoche country / rock jouant sur ces thèmes et constituant une bonne part de la bande-son, stupéfiantes de beauferie, de racisme et de haine à l’état pur.
 
Ou encore de ces « interviews » ahurissantes, celle de ce pasteur conseillant à ses fidèles de n’accepter aucun étranger dans leur abri anti-atomique, voire de tirer à vue ; celle de ce citoyen lambda expliquant jovialement que, si une bombe tombe sur Los Angeles, comme les trois-quarts des habitants seront morts, ça fera plus de nourriture pour les survivants ; celle, encore, de ce présentateur d’un consternant documentaire de propagande anti-communiste concluant son film en remerciant les supermarchés qui ont permis de le produire, leurs beaux parkings et leurs jolies boutiques représentant tout ce qui fait l’esprit de la civilisation capitaliste américaine en opposition au « fascisme matérialiste rouge » dénoncé par un jeune curé, ardent défenseur du développement et de l’emploi de la bombe H…
 
Parallèlement, on est frappé par la manipulation des esprits, l’aveuglement généralisé, où l'on ne sait ce qui est le plus à craindre, de la « théorie du complot » ou de l’incompréhension du phénomène nucléaire, à base d’expérimentations consternantes d’apprentis sorciers au choix cyniques ou naïfs et de conseils de survie qui laissent pantois… « Duck and cover! »
 
Tout cela paraît inconcevablement absurde ; on comprend d’autant mieux, à vrai dire, l’état d’esprit d’un Kubrick renonçant à livrer une adaptation sérieuse du très sérieux Red Alert, et préférant en sublimer le fond à travers la farce burlesque et irrévérencieuse de Docteur Folamour.
 
Mais, dans Atomic Café comme dans Docteur Folamour, si l’on rit de bon cœur, c’est d’un rire jaune ; et, en nombre de passages, on ne rit plus du tout, ainsi avec l’effroyable récit de l’exécution de Julius et Ethel Rosenberg, l’étude « à froid » des effets de la bombe sur les populations d’Hiroshima et de Nagasaki… ou, dans un autre genre, cette scène stupéfiante issue d’un talk-show, où les fiers intervenants acharnés à prôner l’emploi de la bombe en Corée et en Mandchourie apprennent en direct que les Russes disposent de la bombe à hydrogène… et s’effondrent littéralement.
 
Un documentaire exceptionnel, et un véritable chef-d’œuvre, le mot n’est pas trop fort. Les archives collectées sont démentielles, et, de manière surprenante – et terrifiante – intemporelles : ce film réalisé au début des années 1980 à base de documents datant des années 1940 et 1950 est incroyablement pertinent aujourd’hui ; devant la paranoïa et l’aveuglement qui ressortent de ces archives, on ne peut s’empêcher de faire un lien avec certains délires de l’Amérique post-11-Septembre, où, tout autant qu’alors, la mise en scène de « l’Ennemi » omniprésent vient justifier tout et n’importe quoi ; et reste cet éternel conseil de la Tortue Burt : « Duck and cover! Duck and cover! » Répété en boucle, le slogan parano semble ainsi justifier tant la politique de l’autruche que les protestations ambiguës de sécurité, comme s’il suffisait de se coucher sous une nappe pour survivre à l’inévitable (bien sûr...) assaut des Barbares… Cette scène mémorable illustre ainsi remarquablement la mise en place d’un cercle vicieux où l’angoisse et l’hostilité se renforcent sans cesse.
 
Rien à voir, du coup, avec un pamphlet bas du front (l’inévitable « anti-américanisme primaire »…), ou encore avec les films à la Michael Moore, où la charge se retrouve affaiblie par la manipulation protestant hypocritement de son « objectivité » et l’ego démesuré du réalisateur-enquêteur croisé de la Justice et de la Vérité. Si Atomic Café est bien une charge, et ne saurait prétendre être véritablement « objectif » (tout film, après tout, consiste en premier lieu en l’imposition littérale d’un point de vue), l’effet produit sur le spectateur est tout autre, d’autant qu’il fonctionne à un double degré, avec la nécessaire prise de conscience du biais introduit par le montage à l’égard des documents « neutres » (notamment dans les nombreuses scènes de transition, avec ces familles américaines on ne peut plus WASP et propres sur elles écoutant la radio ou regardant la télévision, une excellente idée de montage) ; à l’instar du très bon Opération Lune de William Karel (… et à l’inverse de son Monde selon Bush ?), Atomic Café est ainsi un film sur la manipulation et reposant sur la manipulation. Autrement dit, un documentaire politique qui a le bon goût de ne pas prendre les spectateurs pour des cons.
 
Et tout à la fois une remarquable œuvre cinématographique, à la réalisation virtuose et intelligente. Et un film effrayant et drôle comme le monde qu'il dépeint.
 
Je m’arrête là ; à voir à tout prix : chef-d’œuvre, vous dis-je…

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"Le monde de Rocannon", d'Ursula Le Guin

Publié le par Nébal

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LE GUIN (Ursula), Le monde de Rocannon, traduit de l’américain par Jean Bailhache, Paris, LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1966-1994] 2003, 190 p.
 
Ursula Le Guin, je vous en avais déjà parlé, notamment, pour l’excellent Les dépossédés, dont je m’étais régalé après m’être tout autant délecté de la lecture du célèbre La main gauche de la nuit. Je me suis donc dit qu’il était bien temps d’approfondir un peu plus cet auteur, en poursuivant la lecture de son volumineux cycle de science-fiction, comprenant les deux volumes sus-cités, et que l’on connaît sous les noms de « cycle de Hain », de « cycle de la Ligue de tous les mondes » ou encore de « cycle de l’Ekumen » (tout ça, c’est la même chose, ce ne sont pas des cycles différents), en attendant d’aborder son fameux cycle de fantasy, « Terremer ».
 
Le « cycle de l’Ekumen », donc. Une vaste histoire du futur, constituée de récits que l’on peut lire indépendamment, et récompensés pour plusieurs d’entre eux. Le cycle comprend sept romans – Le monde de Rocannon, donc, puis Planète d’exil, La Cité des illusions, La main gauche de la nuit, Les dépossédés, Le nom du monde est forêt et Le dit d’Aka – ainsi qu’un certain nombre de nouvelles. Dans les jours qui vont suivre, je vais donc vous entretenir des romans du cycle que je n’avais pas eu l’occasion de lire jusqu’alors : cette note sur Le monde de Rocannon sera donc bientôt suivie de comptes rendus sur Planète d’exil, La Cité des illusions, puis, en un seul volume, Le dit d’Aka, suivi de Le nom du monde est forêt. Les nouvelles rattachées au cycle sont semble-t-il assez dispersées (d’autant qu’elles ont été publiées chez différents éditeurs, tandis que tous ces romans sont disponibles au Livre de poche), mais j’y reviendrai sans doute à l’occasion.
 
Voilà pour le programme. Je ne reviendrai pas ici en détail sur la présentation de l’auteur et les thématiques du cycle. Abordons donc directement ce Monde de Rocannon, le premier roman de cette vaste fresque.
 
L’action se déroule sur une planète sans nom du système Fomalhaut, peuplée par cinq espèces intelligentes, dont trois seulement (avec des subdivisions) sont véritablement connues de la Ligue de tous les mondes. L’ethnologue Rocannon, éminent représentant de cette dernière, intrigué par ce monde méconnu, s’y rend en mission d’observation pour le compte de la Ligue, afin de compléter les données bien lacunaires le concernant. Mais cette planète, quand bien même anonyme et méconnue, ou peut-être justement pour cette raison, devient un enjeu crucial dans le conflit opposant la Ligue aux rebelles contestant son hégémonie (pas « d’Ennemi inconnu » ici, contrairement à ce qu’avance la quatrième de couverture…). Et Rocannon se retrouve bien vite isolé dans ce monde étrange et archaïque, aux antipodes de la prestigieuse civilisation de la Ligue, et sera amené à jouer un rôle déterminant dans la guerre cruelle sévissant sur cette planète au mépris des populations autochtones, tenues pour insignifiantes et que tout cela dépasse.
 
Si Le monde de Rocannon est incontestablement un roman de science-fiction, le cadre comme le récit, pourtant, font davantage penser à de la fantasy : cette planète anonyme est en effet un monde archaïque, d’allure essentiellement féodale, où la science est largement méconnue, et où les prodiges technologiques de la Ligue de tous les mondes font figure de magie ; le thème est classique, mais remarquablement bien exploité : si les enjeux sont science-fictionnels et parfaitement rationnels, ce n’en est pas moins dans une véritable quête que se lance Rocannon, ou plutôt, bien vite, Olhor l’Errant, le Seigneur des étoiles, et ses inévitables compagnons très hétéroclites, le tout formant une bande de héros qui n’est pas sans évoquer la Communauté de l’Anneau. Cette impression se retrouve encore renforcée par l’excellent prologue du roman, « Le collier », superbe conte de science-fiction, envisagé essentiellement à travers les yeux de la belle Semlé, dont le périple tragique se colore ainsi d’épopée mythique et allégorique. Je ne peux résister à l’envie de citer le premier paragraphe du roman, assez révélateur de ces intentions (p. 7) :
 
« Comment discerner la légende de la réalité en des mondes dont tant d’années nous séparent ? – planètes sans nom que leurs habitants appellent le Monde, planètes sans histoire dont les mythes se nourrissent du passé, à telle enseigne qu’un explorateur revenant après quelques années d’absence s’aperçoit que ses actions antérieures sont devenues celles d’un dieu. La déraison assombrit cette brèche creusée dans le temps et annihilée par nos vaisseaux photiques, et dans les ténèbres l’incertitude et la démesure poussent comme des herbes folles. »
 
Séduisant programme, qui laisse augurer du meilleur. Pourtant, Le monde de Rocannon est indéniablement à mes yeux un roman mineur dans le « cycle de l’Ekumen » (en tout cas, pour le moment, je peux du moins affirmer qu’il ne soutient pas la comparaison avec Planète d’exil, La main gauche de la nuit et Les dépossédés, sans oser me prononcer pour les autres). En effet, si le thème central du roman est bien digne des plus grandes réussites d’Ursula Le Guin et de son approche si particulière et attrayante de la science-fiction, tout cela n’a pas néanmoins l’élégance subtile des romans ultérieurs, ni a fortiori leur profondeur dans le traitement des thématiques anthropologiques, politiques et sociales. Que le « héros » soit un ethnologue n’y change à vrai dire pas grand chose : Ursula Le Guin s’est souvent montrée bien plus inventive et pertinente en matière « d’ethno-SF » ; d'ailleurs, et pour rester dans ce genre, c’est surtout à Jack Vance que l’on pense ici – et l’atmosphère de fantasy joue d’ailleurs dans le même sens. Ici, incontestablement, le divertissement prime sur le fond, et l’héroïsme vient parasiter l’analyse : au vu des intentions de l’auteur, c’est dans l’ordre des choses, certes ; mais, en fin de compte, Rocannon errant sur la planète sans nom ne manque pas de faire penser, notamment, à Adam Reith luttant pour sa survie sur Tschaï (Le cycle de Tschaï est postérieur, certes, mais le rapprochement m’a frappé).

Et c’est à vrai dire un peu décevant, un peu trop léger pour le coup ; cela manque surtout d’originalité, et donne l’impression d’avoir déjà été lu… Encore une fois, c’est dans l’ordre des choses, de même que la relative naïveté de l’ensemble : je ne peux donc véritablement critiquer Le monde de Rocannon pour ces seules raisons, tout cela n’est pas innocent (et c’est bien pourquoi je n’adhère pas à
la chronique d’Anne Fakhouri sur ActuSF). Il n’en reste pas moins que, s’il constitue un divertissement efficace et moins simpliste qu’il n’en a l’air au premier abord, ce roman est cependant bien inférieur à Planète d’exil, par exemple, le roman suivant du cycle : il n’en a pas le charme subtil, et ne joue pas dans le même registre.

Le m
onde de Rocannon n’est en tout cas pas mauvais pour autant, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : il a pour lui d’être court et entraînant, comme un bon divertissement, et son prologue, « Le collier », est un vrai petit bijou, que l’on pourrait à vrai dire lire indépendamment, comme une excellente nouvelle. Mais la suite est incomparablement meilleure.

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