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L'Appel de Cthulhu (V7) : Les Contrées du Rêve

Publié le par Nébal

L'Appel de Cthulhu (V7) : Les Contrées du Rêve

L’Appel de Cthulhu (V7) : Les Contrées du Rêve, jeu de rôle par-delà le mur du sommeil, cinquième édition, Sans-Détour, [1963-1965, 1986, 1992, 1997, 2004, 2008, 2011] 2017, 284 p.

 

UNE BELLE BOÎTE

 

Sans-Détour est toujours plus à fond dans les financements participatifs, semble-t-il – et au point où c’en est parfois agaçant ? Je plaide coupable, je n’ai pas été le dernier à râler, ou au mieux à me montrer sceptique – et ce dès le trouvage-de-corbeau de la septième édition de L’Appel de Cthulhu, qui s’est pourtant avéré tout à fait pertinent (mea culpa, con de moi). En outre, j’ai l’impression que l’éditeur a su tirer les leçons d’expériences encore récentes, comme celle des 5 Supplices, avec sa mythique sacoche, pour s’en tenir désormais à du matériel utile, sans trop le parasiter de gadgets malvenus.

 

Et, ma foi, le crowdfunding dont je vais (commencer à) vous parler aujourd’hui, celui des Contrées du Rêve donc, un beau succès, était pleinement justifié, tout à fait intéressant, et a débouché sur une quantité appréciable de matériel pour un prix finalement tout à fait décent. C’est donc le premier de ces financements à m’avoir botté, et je ne regrette certes pas aujourd’hui d’y avoir participé – ce qui n’exclura bien évidemment pas des critiques dans le détail, hein. Précisons en outre que les délais ont été globalement tenus, ce qui est loin d’être toujours le cas en la matière : combien de financements participatifs rôlistiques qui végètent pendant des années… Je ne citerai pas de noms.

 

Mais j’ai donc reçu il y a quelque temps de cela un (très) volumineux colis contenant mon « édition Prestige » des Contrées du Rêve pour L’Appel de Cthulhu. Et c’était, ma foi, une très jolie boîte, avec plein de choses dedans, et globalement utiles – dont de très belles cartes, très grand format, et, si la lisibilité est peut-être parfois un peu problématique, j’avoue que le gigantesque poster de la carte des Contrées est absolument de toute beauté ; outre les aides de jeu préimprimées, et sur un format qui les rend lisibles (un beau progrès, combien de fois j’ai pu pester contre les aides de jeu de L’Appel de Cthulhu chez Sans-Détour trop sombres, illisibles et moches…), il faut mentionner un très bel écran adapté à ce cadre de jeu tout de même très particulier, et des cartes de « bestiaire », disons, fort jolies (en couleur, rigides), même si sans doute un poil gadgétoïdes – ceci dit, la seule chose totalement gadgétoïde dans tout ça est la p’tite clef d’argent, et, ma foi…

 

Mais l’essentiel, c’est que nous avons de la lecture – cinq livres, en fait. Et que je vais chroniquer séparément : cette présentation globale s’imposait sans doute, pour témoigner du contenu général de cette « édition Prestige », mais, à partir de maintenant, je m’en tiendrai au seul volume spécifiquement intitulé Les Contrées du Rêve, constituant plus ou moins une base pour tout le reste. En leur temps viendront les quatre autres suppléments, probablement dans cet ordre : Kingsport, la cité des brumes (contexte et scénarios), puis Le Sens de l’escamoteur (campagne), puis Murmures par-delà les songes (scénarios indépendants), et enfin La Pierre onirique (campagne – en notant que ce dernier livre, le plus court et par ailleurs le seul à ne pas bénéficier d’une couverture rigide, est un contenu exclusif de cette « édition Prestige », indisponible séparément et non numéroté).

 

EN FORME DE QUOI

 

Il y a beaucoup de choses à dire, à propos de cette cinquième édition des Contrées du Rêve, adaptée à la septième édition française de L’Appel de Cthulhu (vous suivez ?). Mais, avant d’aborder les complexes questions du genre « c’est quoi, les Contrées du Rêve ? » et « on y joue comment ? », et « pourquoi ? », il me paraît important de commencer par envisager les questions de forme – l’impact visuel, au premier coup d’œil, puis la qualité (?) de la traduction et de la relecture (oups, j’ai dit au moins un gros mot…).

 

L’impact visuel

 

Au premier coup d’œil, donc : oui, c’est beau. Ce volume d’un peu moins de trois cents pages est orné, comme les quatre autres bouquins, d’une très belle et très à propos couverture de Loïc Muzy (rigide, mais moins épaisse que dans la gamme de la sixième édition – pas plus mal, on ne se tue plus les bras en cours de lecture), ce qui constitue un ensemble à l’identité graphique pertinente et cohérente. Le livre, notons-le, ose un peu de couleur (c’est pas si courant chez Sans-Détour), dans un beau portfolio en milieu de volume (des variations sur le bestiaire des Contrées, reprises pour les jeux de cartes de « l’édition Prestige »), ainsi que dans les cartes des Contrées du Rêve et du Monde Souterrain des Contrées qui figurent en intérieur de couverture ; la lisibilité n’est peut-être pas irréprochable, donc (car la carte des Contrées, dans sa partie occidentale surtout, est très chargée, et les frontières et côtes du Monde Souterrain ne sont pas toujours aisées à identifier dans toutes ces ténèbres), mais c’est du beau boulot quand même.

 

Pour le reste, on revient au noir et blanc classique chez l’éditeur et dans la gamme, mais sur un papier de qualité supérieure, agréable à l’œil et au toucher. Les illustrations sont variées, pas irréprochables (j’ai notamment un souci avec celles reprises de produits Fantasy Flight Games, déjà un peu kitsch à la base, mais qui plus est alourdies d’un gros et vilain copyright qui bouffe tout…), mais globalement pertinentes – avec çà et là des reprises des éditions antérieures du supplément, mais globalement surtout du neuf, dans l’ensemble de qualité… en dépit de quelques fautes de goût occasionnelles, pas forcément le fait des seuls graphistes, cela dit – car témoignant du traitement « infligé » aux Contrées du Rêve par d’autres que Lovecraft, et notamment Brian « Indicible » Lumley, j’y reviendrai ; plus généralement, cela traduit le risque non négligeable de transformer les Contrées en un énième univers d’heroic fantasy, là où le matériau est bien davantage propice à d’autres approches de l’imaginaire fantastique, que l’on peut supposer plus pertinentes. Globalement, cela dit, c’est bien fait.

 

Par contre, j’avoue avoir été surpris par quelque chose – et c’est que ce livre est en fait parfois un peu austère. Comme de juste, la partie « bestiaire » (au sens très large : PNJ, monstres et dieux), est très abondamment illustrée, chaque « créature » étant dessinée (à l’exception des « dieux » pas spécifiques aux Contrées et déjà décrits et représentés dans le Manuel du Gardien ou dans le Malleus Monstrorum V7), et c’est globalement réussi, donc. Les scénarios sont quant à eux illustrés de manière tout à fait correcte, dans les standards de l’exercice, en faisant la part de l’utile et du superflu. Quand je parle d’austérité, c’est en fait dans le cas de la description géographique des Contrées : les deux gros chapitres que sont « La quête onirique de Randolph Carter » et « Index géographique des Contrées du Rêve », et qui comptent tout de même ensemble plus de soixante pages, sont très, très sobres... et peut-être un peu trop ? Disons qu’il y a un décalage entre le chatoiement des Contrées telles qu’elles sont décrites dans le texte, et leur illustration effective, rare et un peu terne. Alors on pourrait justifier ça par le fait que « par essence indescriptible », etc., mais, euh, je ne suis pas sûr que ça serait si pertinent que ça ? Un cas-limite : le chapitre consacré au « Grimoire des Contrées du Rêve » (soit quelques livres plus ou moins maudits, mais surtout une liste de sortilèges adaptés aux Contrées), certes pas si long, ne contient pas la moindre illustration… Entendons-nous bien, je pinaille sans doute, et je fais bien évidemment primer le texte sur le graphisme, en pareil cas. C’est juste que ça m’a… surpris ; et peut-être un peu déçu, oui, dans le cadre de pareille édition de pareil supplément ?

 

Le vrai problème à cet égard est en fait ailleurs – ou plutôt dans la conjonction entre cette relative sobriété et un autre principe de fabrication de ce volume : sa pagination en trois colonnes, relativement épuisante à la lecture. Là où les illustrations peuvent de manière générale aérer le propos et en rendre la lecture plus agréable, ce volume très resserré, très dense, a, dans les chapitres mentionnés, quelque chose de franchement fatiguant – peut-être encore aggravé par la nature d’ « index » de ces chapitres, déjà pas la plus propice à une lecture suivie. Ici, Les 5 Supplices m’ont trompé, peut-être – avec leur présentation très aérée, d’une lecture très agréable, que j’avais cru à tort constituer le standard de la septième édition de L’Appel de Cthulhu – je n’ai parcouru qu’ultérieurement le Manuel de l’Investigateur et le Manuel du Gardien. Pour le coup, cette pagination en trois colonnes ne me séduit vraiment pas, donc...

 

Pour conclure sur ce premier coup d’œil, un mot des annexes : on y trouve, et en pleines pages, les cartes des villes de Céléphaïs, Hlanith et Ulthar, assez jolies et lisibles (même si plus ou moins canoniques ? Sur la base des nouvelles de Lovecraft, et tout particulièrement « Les Chats d’Ulthar », j’ai toujours envisagé Ulthar comme un village, au mieux un petit bourg – pas ce genre de métropole marchande croulant sous les monuments cyclopéens ; mais bon…), outre les habituelles aides de jeu, mais donc sur un format plus grand et lisible qu’à l’intérieur du volume – un progrès appréciable.

 

Traduction et relecture… comme d’hab’ ?

 

Mais la question de la forme ne s’arrête pas là – il faut maintenant dépasser le stade du premier coup d’œil pour se plonger dans le texte, sinon encore dans le fond. Or la traduction et la relecture ne sont pas exactement les points forts de Sans-Détour, de manière générale…

 

Ici, ce qui frappe à mes yeux, c’est la disparité des situations. Les crédits mentionnent deux traducteurs, sans se montrer plus précis quant à leurs attributions respectives, mais j’ai quant à moi, peut-être à tort, eu l’impression d’une opposition entre la partie proprement contextuelle (et rarement technique) du supplément, et les six scénarios qui le concluent. Globalement, la première partie m’a paru d’honnête facture – certes pas irréprochable, néanmoins correcte (si l’on ferme les yeux sur quelques difficultés qui tiennent sans doute davantage à une relecture déficiente, et j’y reviendrai très vite). Par contre, les scénarios, dans l’ensemble, m’ont paru bien plus lourds et moches, perclus de répétitions et de maladresses diverses, parfois au point où le texte en devenait… disons, « obscur ». On a lu pire, sans doute – mais ça n’est jamais une excuse. Jamais.

 

Or ce problème est sans doute accru par une relecture guère plus soignée – même si, là encore, deux correcteurs sont mentionnés… outre la communauté du financement participatif, qui avait reçu les versions bêta des cinq volumes en .pdf, et qui est ici remerciée pour sa relecture bénévole (c’est pratique). Ou peut-être le problème vient-il de ce que tant de monde s’y est mis ? En effet, le principal souci, en l’espèce, ne porte peut-être pas tant sur la qualité de l’expression, les fautes de français, les coquilles, etc. (même s’il y aurait donc des choses à redire à ce propos, tout particulièrement concernant les scénarios), mais sur l’uniformisation.

 

Dans nombre de cas, on a en fait l’impression d’une correction insérée tardivement et sans grande attention, tout particulièrement en ce qui concerne les toponymes : une traduction se substitue à l’autre, car jugée finalement plus pertinente… mais en générant de nouveaux pains ? Et en oubliant parfois que le même toponyme, par exemple, se trouvait ailleurs dans le bouquin, y demeurant sous son ancienne forme…

 

L’exemple le plus flagrant concerne peut-être l’escalier onirique qui prolonge la Caverne de la Flamme où veillent les prêtres Nasht et Kaman-Thah – et il est évoqué plus qu’à son tour : on trouve presque systématiquement des choses du genre « la porte du plus sommeil profond », comme un mix malencontreux entre « la porte du sommeil le plus profond » et « la porte du plus profond sommeil », j’imagine (l’évocation de cet endroit mythique dans l’index géographique renforce cette hypothèse – avec les majuscules qui trinquent, de manière très visible).

 

Mais ce souci d’uniformisation de la traduction des toponymes est décidément un problème récurrent, et particulièrement visible quand on compare les termes employés dans le livre et sur la carte des Contrées du Rêve : très souvent, les deux divergent (c’est énorme) ; ce qui n’est pas forcément dramatique, mais tout de même guère sérieux, et, dans certains cas, même rares, ça ne facilite pas toujours l’appréhension de la complexe géographie des Contrées.

 

Quelques exemples, simplement en survolant l’index : « Vallée-Qui-Est-La-Nuit » et « Vallée de la Nuit », « Ville Où Il Ne Fait Pas Bon Entrer » et « Cité-Où-Mieux-Vaut-Ne-Pas-Entrer », « Gardiens des Terres Désolées » et « Sentinelles du Désert », « Mer Cérénarienne » et « Mer Cérénérienne », « Château de la Source Sacrée » et « Château du Bassin Sacré », « Grandes Montagnes Lugubres » et « Grandes Montagnes Blêmes », « Steppes d’Ossran » et « Steppes ossaraines », « Plaine des Blocs » et « Plaine des Rochers Éparpillés »… Liste non exhaustive (loin de là).

 

Je sais, il y en aura pour dire que ça n’est pas bien grave, et que de manière générale je pinaille, que j’abuse, tout ça – il y en a toujours. Je me souviens qu’on m’avait engueulé sur un forum, une fois, parce que je me plaignais de problèmes du genre, coquilles trop abondantes et incohérences diverses – on m’avait répondu qu’on s’en foutait, et que de toute façon faire une vraie relecture coûterait trop cher, alors déjà que les bouquins sont coûteux, hein, on n’allait pas en rajouter une couche pour la seule satisfaction perverse d’un grammar nazi (pardon : alt-write) dans mon genre, etc. Mais, bordel, livrer un produit fini, y accorder cette attention même minime, ça me paraît pourtant la moindre des choses ! Et d’autant plus au vu du prix du bouquin, en fait ! Et, que je sache, des traducteurs et correcteurs figurent dans les crédits de toute façon, il y en a déjà ! J’adorerais qu’on me tienne le même argument en littérature, tiens...

 

Mais bon, passons – comme d’habitude...

DE H.P. LOVECRAFT À SANDY PETERSEN (ET UN PEU AVANT, ET UN PEU APRÈS)

 

C’est qu’il est bien temps d’aborder le fond. Les Contrées du Rêve ? C’est une longue histoire…

 

Chez Lovecraft

 

À l’origine il y a Lovecraft… ou pas tout à fait ? Bon, pour l’heure, disons que si. On désigne par « Contrées du Rêve », pour l’essentiel, un « cycle » (c’est en fait assez contestable) de nouvelles composées par l’auteur durant les années 1920. Plus précisément, on considère généralement que le premier texte du « cycle » est « Polaris », écrit en 1918, et publié en 1920 ; suivent plusieurs autres nouvelles, disons entre dix et quinze (les avis divergent – c’est énorme, vous dis-je !), généralement assez courtes – et le « cycle » atteint son point culminant, et en même temps son point de non-retour, avec les textes du « cycle de Randolph Carter » (un éventuel « cycle dans le cycle » ; mais mieux vaut sans doute en exclure « Le Témoignage de Randolph Carter », comme on en exclut plus traditionnellement « L’Indicible »), que nous avons longtemps connu en France sous le nom de Démons et merveilles, et centré sur la nouvelle « La Clef d’argent » (1926) et le « roman » La Quête onirique de Kadath l’inconnue (1926-1927, publication posthume) ; du coup, l’ultime texte de l’ensemble serait « À travers les portes de la clef d’argent », en fait une « collaboration » (plus ou moins une « révision ») avec E. Hoffmann Price, en 1932-1933, qui fait une dernière fois figurer Randolph Carter.

 

Ce denier récit mis à part, comme de juste, nous sommes donc globalement dans un pan de l’œuvre de Lovecraft antérieur à la naissance du (plus que controversé) « Mythe de Cthulhu ». Et, de ce fait, parfois un peu dénigré ? Je crois que c’est en train de changer, petit à petit… Mais on y a longtemps vu une œuvre de seconde zone dans la bibliographie lovecraftienne – tout particulièrement, en fait, August Derleth, qui n’a jamais vraiment goûté La Quête onirique de Kadath l’inconnue, notamment. Mais, ici, le cas français est sans doute différent du cas américain : la parution de Démons et merveilles, via Jacques Bergier, dans les années 1950, parmi les premières traductions françaises de Lovecraft, a eu un impact non négligeable (même avec la traduction… « contestable »… de Bernard Noël : « Si long, Carter ! ») : il n’est qu’à regarder, dans le vieux Cahier de l’Herne consacré à l’auteur, le nombre de communications s’attardant sur le « cycle de Randolph Carter », ou même plutôt sur Démons et merveilles, tant c’était l’édition française qui était discutée avant tout. Finalement bien plus que sur Cthulhu et compagnie ? Mais je m’égare un peu...

 

Voilà pour les textes, très prosaïquement. Mais que sont les Contrées du Rêve, au-delà ? C’est une question plus compliquée qu’il n’y paraît… En fait, cette désignation même est éventuellement trompeuse – car la dimension onirique du « cycle », si elle constitue son appréhension classique et, sans ambiguïté, celle du présent supplément, n’est au fond pas si évidente que cela. Certes, les personnages de Randolph Carter et de Kuranes, entre autres, sont identifiés comme étant des « rêveurs » ; certes, le premier texte du « cycle », « Polaris » donc, évoque nommément un rêve, etc. Et, bien sûr, on est instinctivement tenté de faire référence ici à la pratique même de l’auteur, qui, dans les années 1920 tout particulièrement, prétendait souvent que ses nouvelles étaient inspirées de ses rêves – mais qu’il s’agisse des rêves chatoyants associés depuis à l’univers des Contrées, ou d’autres choses plus macabres et grotesques (comme « Le Témoignage de Randolph Carter », en fait, l’exemple le plus célèbre sans doute), des pérégrinations historico-fantaisistes (ainsi le fameux « rêve romain » dont Frank Belknap Long a tiré un récit sur la base de ce que Lovecraft lui en avait dit dans sa correspondance), ou des évocations plus abstraites et insaisissables (ainsi la très courte nouvelle « Nyarlathotep », que Lovecraft disait avoir écrite en dormant à moitié) ; or ces derniers textes, avec une ambiguïté malvenue pour « Le Témoignage de Randolph Carter », du seul fait du nom du protagoniste, ne sont généralement pas insérés dans le « canon » des Contrées du Rêve (généralement – mais certaines éditions américaines, qui voient large, les englobent dans cet ensemble, en incluant aussi quelques textes plutôt « décadents » comme « Hypnos » ; et il faut mettre l’accent sur un cas à part, une nouvelle qui fait office de « pont » : « L’Étrange Maison haute dans la brume » – j’y reviendrai bien sûr en traitant de Kingsport, la cité des brumes). Surtout, d’autres récits, cette fois intégrés dans le « cycle », ne mettent pas véritablement le rêve en avant : « La Malédiction de Sarnath », « Les Chats d’Ulthar », etc., sont des récits de fantasy qui n’impliquent pas nécessairement l’onirisme, à la base ; d’autres, enfin, ont un caractère allégorique marqué, ce qui n’est peut-être pas tout à fait la même chose qu’un rêve – ainsi, surtout, du « Bateau blanc », mais, à tout prendre, « La Clef d’argent », même en mettant en scène le rêveur Randolph Carter, relève plutôt de cette dernière catégorie.

 

Il y a pourtant un lien entre tous ces textes – et qui tient à l’univers qu’ils décrivent, même fluctuant et indécis. Si Sarnath ou Ulthar ne sont pas à la base des visions proprement oniriques, les récits des rêveurs les mentionnent très vite ; le voyage allégorique du « Bateau blanc », de même, introduit nombre de toponymes qui seront ensuite et rapidement repris par divers rêveurs ; et se constitue progressivement un ensemble complexe, fait de références intertextuelles, qui dessine petit à petit un univers cohérent (ou autant qu’il puisse l’être, j’y reviendrai...), entreprise parachevée par La Quête onirique de Kadath l’inconnue, qui rassemble et coordonne tout cela.

 

Mais s’agit-il à proprement parler d’un univers onirique ? Dans ce supplément de jeu de rôle, sans aucun doute, mais, chez Lovecraft, c’est peut-être un peu plus ambigu que cela. En fait, à tout prendre, la vaste majorité de ces récits ne semblent pas se passer tant dans un univers « parallèle » qui serait celui des rêveurs de la Terre, mais plutôt dans un passé antédiluvien (ce qui le rapprocherait de bien des œuvres de fantasy de l’époque, Âge Hyborien du copain Robert E. Howard inclus, ou certains des univers de l’autre copain Clark Ashton Smith). En fait, même dans « Polaris », premier texte du « cycle », et qui se présente délibérément comme étant un rêve, cette dimension est déjà sensible, cruciale même : la ville rêvée n’est en fait pas « ailleurs », mais surtout « avant » ; et, pour le coup, clairement sur Terre – sans quoi l’ultime allusion sur les esquimaux ne ferait tout simplement pas sens. Il ne s’agit donc pas tant, pour le narrateur, d’un rêve, que d’un souvenir – avec tout ce qu’il peut avoir de névrotique, même au travers de l’idée de « mémoire raciale » ou de métempsycose (que prisait particulièrement Howard, mais les récits de Lovecraft, et tout particulièrement celui-ci, le plus vieux des Contrées, sont antérieurs au début de la correspondance entre les deux auteurs – Howard avait alors douze ans, en fait… C’était un thème dans l’air du temps). Les noms de Sarnath et d’Ulthar, dans cette optique, et parmi d’autres, renvoient régulièrement, mais surtout dans les premiers textes du « cycle », à un passé antédiluvien bien plus qu’à un univers proprement onirique – ce qui justifie d’ailleurs leur mention dans des textes pas le moins du monde oniriques, de ces « contes macabres » qui constituent l’autre pan de l’œuvre lovecraftienne antérieure à « L’Appel de Cthulhu », contes qui n’ont le plus souvent pas été intégrés dans le « cycle », même entendu très largement.

 

Mais, certes, c’est là un monde magique, foisonnant de dieux, et qui défie les lois de la physique – notamment, c’est à vue de nez un monde plat et fini, où les océans, au-delà des grands piliers de basalte, se jettent dans le vide cosmique (qu’il arrive aux chats de traverser quand ils sautent sur la lune)… Du moins en cas de lecture au premier degré, mais c’est bien celle qui apparaît la plus pertinente à première vue. Je note, un peu gratuitement, que le « Légendaire » tolkiénien, certes pas encore publié, et à vrai dire à peine entamé alors, jouait cependant à la même époque de cette idée d’un lointain passé surnaturel, monde plat inclus, qui ne serait « courbé » que plus tard… Mais je m’égare à nouveau.

 

Trancher la question n’a donc rien d’évident – et ce serait sans doute un peu absurde, à vrai dire : la quête de la cohérence à tout prix dans les nouvelles de Lovecraft, c’est une des erreurs fondamentales de Derleth après la mort du gentleman de Providence…

 

Sans doute Lovecraft a-t-il bel et bien construit un univers, et le jeu intertextuel incite le lecteur à y entrevoir une forme de cohérence ; la poser comme un acquis, dans le cadre de ce supplément de jeu de rôle, est dans l’ordre des choses, et finalement guère problématique. Je crois cependant que garder à l’esprit cette ambiguïté fondamentale dans l’œuvre lovecraftienne au sens strict peut s’avérer utile ici – oui, même dans l’optique d’une partie de L’Appel de Cthulhu. Et que, finalement, les dimensions onirique et préhistorique ne sont pas nécessairement incompatibles – loin de là.

 

Avant, et après

 

Se pose toutefois une autre difficulté – typique, sinon de l’œuvre lovecraftienne, du moins de l’image qu’on en a longtemps véhiculé, et des nécessités d’une adaptation en jeu de rôle : c’est le problème de la délimitation, et tout particulièrement dans l’optique d’un « univers élargi », constitué par les apports successifs de plusieurs contributeurs, éventuellement fort différents (et plus ou moins talentueux...). Une fois n’est pas coutume, il faut donc envisager « l’après Lovecraft »… mais aussi, figurez-vous, un petit peu « l’avant Lovecraft ».

 

En effet, « avant », on ne peut pas faire l’économie de mentionner Lord Dunsany. L’aristocrate irlandais, essentiellement dans ses récits (très) courts, avait conçu avant Lovecraft plusieurs univers très proches des Contrées du Rêve dans l’esprit, comme Pegāna dans Les Dieux de Pegāna et Le Temps et les Dieux, puis des choses éventuellement moins précises et ordonnées, dans ses recueils suivants, tels L’Épée de Welleran, les Contes d’un rêveur (qui retiennent forcément davantage notre attention, ne serait-ce qu’en raison de ce titre – y figure notamment une nouvelle d’une importance cruciale, « Jours oisifs sur le Yann »…), et le « Bord du Monde » des deux « Livres des Merveilles ». Les mêmes questions se posaient déjà, quant à l’éventuelle dimension onirique de ces récits – même si elle n’est clairement mise en avant, a priori, que dans le cas des Contes d’un rêveur. Si l’on en croit Lovecraft, il avait rédigé le premier texte de son « cycle » des Contrées du Rêve, « Polaris », donc, avant de découvrir l’œuvre de Dunsany – pourtant, la parenté est flagrante. Mais Lovecraft fait bien vite cette découverte, ensuite ; elle le bouleverse profondément, et il ne s’en cache certes pas, semant même ses écrits ultérieurs d’allusions explicites – c’est vrai dès le deuxième récit du « cycle », « Le Bateau blanc », qui fait forcément penser à « Jours oisifs sur le Yann » (même en se montrant incomparablement plus sombre… et sans doute aussi plus lourd, aheum), influence essentielle encore mise en avant dans « La Malédiction de Sarnath », « Les Chats d’Ulthar », etc. Les deux œuvres ne coïncident pas parfaitement : les parfois très brèves vignettes de l’aristocrate irlandais, dans leur langue riche détournée de la Bible du roi Jacques, expriment plus qu’à leur tour un humour un peu tordu et parfaitement réjouissant, et l’accent est mis sur l’émerveillement ; chez Lovecraft, qui, dans ce contexte, ne rechigne pas au mode de la fable, l’horreur demeure toujours, au moins sous-jacente, et ce qui persiste de l’humour dunsanien prend probablement une tournure plus méchamment ironique… Mais la parenté est là, indéniable – on n’ira pas jusqu’à parler de plagiat, si l’influence ne fait bien vite aucun doute, mais la proximité des deux œuvres est saisissante. À n’en pas douter, un gardien désireux de se documenter en vue d’une campagne dans les Contrées du Rêve, et tout particulièrement en quête de pistes concernant l’ambiance de cet univers, aurait tout intérêt à lire Dunsany en sus de Lovecraft (en fait, tout le monde aurait intérêt à lire Dunsany, un immense artiste dont je déplore qu’il soit aussi marginalisé aujourd’hui…). Cependant, dans cette optique essentielle de délimitation, les auteurs du supplément Les Contrées du Rêve ont décidé de faire l’impasse sur la « préhistoire dunsanienne du cycle » : on ne trouvera pas, dans le présent ouvrage, ces villes chatoyantes telles que Bethmoora ou Carcassonne (pas celle que vous croyez), mais il y en a d’autres, les Céléphaïs ou Dylath-Leen, qui n’ont pas forcément grand-chose à leur envier ; Les Dieux de Pegāna y sont plus absents que jamais, mais d’autres divinités, positives ou pas, elles aussi délibérément ridicules le cas échéant, trouvent encore à danser sur des montagnes inaccessibles et à jouer de sales tours aux habitants des Contrées ; et, à défaut de naviguer sur le Yann, on pourra bel et bien descendre le Skai ou l’Oukranos – ce n’est pas si différent…

 

Ne pas inclure un auteur antérieur à Lovecraft dans le canon ainsi délimité était parfaitement cohérent. Mais qu’en est-il des œuvres parallèles et ultérieures ? Le cas est différent – et les solutions adoptées sont plus ou moins défendables. Mais c’est en fait le problème général du « Mythe de Cthulhu »…

 

On trouvera en tout cas dans ce supplément des éléments renvoyant à l’ami (de plume) de Lovecraft, et grand rêveur lui aussi s’il en est, que fut Clark Ashton Smith (au passage, je découvre seulement maintenant son œuvre, en raison d’un autre financement participatif, celui de « l’intégrale » de l’auteur – pas intégrale pour un sou – chez Mnémos, et je me prends une grosse, grosse baffe : c’est proprement excellent ! Je vous en causerai un de ces jours…). Dans ce cas, c’est tout à fait bienvenu. August Derleth, déjà un peu moins ?

 

Surtout, on trouve aussi, au rang cette fois des « disciples posthumes autoproclamés » (ou adoubés par un Derleth au goût plus que douteux en la matière), le redoutable Brian « Indicible » Lumley. Or ce tâcheron aimait visiblement beaucoup les Contrées du Rêve… Il leur a consacré de nombreuses nouvelles (rééditées récemment chez Mnémos), et son ridicule « cycle de Titus Crow », probablement bien pire (mais non moins réédité chez Mnémos...), y est lié par bien des aspects – en fait, il adopte pour point de départ la « révision » déjà bien dispensable « À travers les portes de la clef d’argent »... Tout cela est globalement d’un goût déplorable – au mieux une fantasy de base, plus lourde qu’enthousiasmante, au pire (et le pire est souvent de rigueur avec Lumley), une succession de viols littéraires parfaitement lamentables (gentille sœur de Cthulhu incluse, sauf erreur). Mais voilà : Sandy Petersen et compagnie ont tenu compte de « l’apport » considérable de Brian Lumley aux Contrées du Rêve, et en ont conservé un certain nombre de références. Bon : admettons-le, ainsi dilué dans l’ensemble du cadre de jeu, c’est sans doute moins nocif que « dans le texte » ; déjà, nous n’avons pas à subir son style désastreux… Certains de ces apports s’insèrent en fait correctement, au point de devenir presque invisibles, la patte Lumley ne les rendant finalement pas rédhibitoires ; d’autres sont hélas plus lourds, et opèrent une vague rupture de ton – ainsi d’un bizarre délire sexuel à base de termites vampires, oui… Mais libre à chacun d’en tenir compte ou pas.

 

Pour l’anecdote, un autre auteur postérieur à Lovecraft est très régulièrement mentionné ici, à l’origine de plusieurs apports contextuels, et il s’agit de Gary Myers – je ne crois pas l’avoir jamais lu, il faudra peut-être (il a semble-t-il beaucoup publié dans le fanzine de Robert M. Price Crypt of Cthulhu – du coup, rien d’étonnant à ce que ce soit plus obscur que Brian « Indicible » Lumley).

 

D’autres auteurs pourraient être mentionnés – dont Lin Carter, pas le plus talentueux là encore –, mais voici pour l’essentiel.

 

En littérature, du moins.

 

En jeu de rôle

 

Et en jeu de rôle ? C’est que, là aussi, Les Contrées du Rêve, c’est une vieille histoire. En fait, cela nous ramène aux sources mêmes de L’Appel de Cthulhu, avant même sa parution originale en 1981. En effet, au départ, Sandy Petersen était « simplement » censé écrire un supplément pour le jeu de rôle Runequest décrivant les Contrées du Rêve lovecraftiennes – l’approche était toujours celle d’un jeu de rôle de fantasy, voire plus précisément d’heroic fantasy. Finalement, le projet a été totalement chamboulé, et la fantasy éventuellement donjonneuse un temps remisée de côté pour déboucher sur le jeu d’investigation et d’horreur que vous savez – sans doute une révolution en son temps.

 

Pour autant, le cadre de jeu des Contrées du Rêve n’avait pas été totalement oublié : le supplément invitant à y jouer – et donc maintenant un supplément pour L’Appel de Cthulhu, non pour Runequest – paraît initialement en 1986, toujours orchestré pour l’essentiel par Sandy Petersen ; ce qui ne fait que renforcer son rôle dans la constitution d’un canon rôlistique de l’œuvre lovecraftienne (je vous renvoie au passionnant article de Tristan Lhomme dans Le Musée de Lhomme). Ledit supplément est traduit en français dès l’année suivante, chez Jeux Descartes. En anglais comme en français, le supplément, qui connaît quelques révisions occasionnelles, dont cette forme « définitive » conçue par Chris Williams, a semble-t-il acquis une forme d’aura « mythique » (aha) : il présentait assurément une manière différente de jouer à L’Appel de Cthulhu...

 

Toutefois, en France, les vieux suppléments Descartes étaient indisponibles depuis fort longtemps – des décennies, en fait… D’où ce financement participatif chez Sans-Détour – qui s’est avéré un gros succès, et tout le monde n’y croyait pas à la base.

 

Maintenant, il faut mettre en avant que ce supplément chez Sans-Détour n’est pas à proprement parler « nouveau ». En fait, sauf erreur, le seul contenu inédit, pour qui aurait encore ses vieux suppléments Jeux Descartes, réside dans le chapitre écrit par Tristan Lhomme sur la maîtrise dans les Contrées du Rêve (un ajout très bienvenu). L’approche globale de cette édition se voulait sans doute quelque peu « old school », ce qui est passé notamment par la reprise des six scénarios originaux – qui accusent éventuellement leur âge. Mais ça fait partie du charme… Cependant, je n’aurais pas été contre un chouia de réécriture – mais ça, j’y reviendrai plus tard.

DES QUESTIONS D’AMBIANCE

 

Mille et Une Contrées...

 

Mine de rien, ces longs développements sur la perception du contexte des Contrées du Rêve, chez les auteurs littéraires et chez les auteurs rôlistiques, ne suffisent probablement pas à apporter une réponse satisfaisante aux questions : « Quoi ? Pourquoi ? Comment ? ». Mais ils nous donnent des pistes – et j’en retiens avant tout que les Contrées ne sont pas plurielles pour rien. Ce sont, je crois, leur diversité, et leur souplesse, qui en font un cadre de jeu intrigant et fascinant. Le péril ultime consisterait sans doute à en faire un univers de fantasy comme un autre – à ce compte-là, les Contrées n’auraient finalement guère d’intérêt. Par contre, jouer sur l’ambiance, et sur les thèmes, s’avère autrement pertinent à vue de nez.

 

C’est ici, notamment, que l’article de Tristan Lhomme s’avère intéressant – jusque dans son caractère un peu frustrant, car, de manière délibérée, il s’agit d’y poser des questions, bien plus que d’apporter des réponses : à charge ensuite au Gardien (et à à ses joueurs aussi, en fait) de livrer une ou des lectures d’un univers par essence multiforme et fluctuant, même quand il semble baigner dans une douce léthargie atemporelle (ici – mais, non loin, il y a des monstres). L’article traite aussi de manière judicieuse de thèmes et procédés renvoyant d’une certaine manière à la note d’intentions : maîtriser dans les Contrées du Rêve, cela peut en effet impliquer de questionner le registre de la fable ou du conte, de la tragédie ou plus classiquement de la quête, ou d’envisager d’une manière subtilement différente (et éventuellement plus concrète) le maniement des archétypes autant que des clichés… En fait, ce contexte est propice à l’emploi d’effets narratifs particuliers, que la dimension onirique justifie, et qui ne trouveraient pas forcément leur place dans une partie « classique » de L’Appel de Cthulhu – ou moins instinctivement, disons ; par exemple en jouant sur le temps (en fait, c’est éventuellement un principe de base : le temps ne s’écoule pas de la même manière dans les Contrées – une partie naviguant entre Contrées et Monde de l’Éveil jouera presque nécessairement de ce contraste, à vue de nez), ou, j’imagine, sur le hors-champ (voir le scénario « Le Pays des Rêves Perdus »), ce genre de choses. Et Tristan Lhomme fait utilement appel à des rêveurs « d’un autre ordre » : il cite certes Lord Dunsany et Clark Ashton Smith, mais aussi Lewis Carroll, et, pourquoi pas, Denis Gerfaud…

 

D’ailleurs, en termes de jeu, l’approche des Contrées s’avère forcément différente selon, par exemple, que l’on fait un scénario opérant la bascule, éventuellement à plusieurs reprises, entre le Monde de l’Éveil et les Contrées du Rêve, ou un scénario se déroulant entièrement dans les Contrées du Rêve (c’est plus rare, mais en rien exclu) ; sachant d’ailleurs que d’autres bascules sont possibles, entre diverses Contrées (j’y reviens de suite après), ou, même dans le seul contexte des Contrées du Rêve de la Terre, entre la surface et le Monde Souterrain – un monde à part entière. Des personnages de « rêveurs » et des personnages « natifs » (des Contrées) n’auront par ailleurs pas le même rapport aux choses. Et les Contrées du Rêve de la Terre, bien loin d’exclure d’autres Contrées, les rendent nécessaires par cette seule dénomination – celles de Yuggoth, par exemple ? Sans même compter avec des variantes bel et bien « terrestres » mais pourtant très spécifiques, telles que l’Alcheringa des Aborigènes australiens (qui intervient sauf erreur dans Les Masques de Nyarlathotep), ou, décrits plus récemment, l’Empire des Ombres et le Rêve d’Opium des 5 Supplices ; en fait, il y a là limite un paradoxe… car, dans plusieurs des scénarios ici présents, les classiques Contrées du Rêve de la Terre cèdent assez vite la place à d’autres « Contrées », en miniatures (dans « L’Élève de Pickman ») ou de manière plus ample (dans « Les Voiles jaunes », pourtant le seul scénario « intégralement dans les Contrées du Rêve » de ce supplément)...

 

Mais peut-être n’est-ce pas un paradoxe – car l’essentiel est qu’il y a bien Mille et Une Contrées du Rêve. Dans la perspective ultra-onirique du contexte (qui n’est donc pas si évidente que cela, même si elle semble découler des partis pris de Sandy Petersen), on pourrait avancer qu’il y en a autant que de rêveurs ?

 

Mais un socle commun

 

Mais le flou global n’est pas pour autant à craindre, car des éléments communs semblent subsister, constituant une base sur laquelle le Gardien et les joueurs pourront broder d’une manière unique. Quelques traits, dès lors, peuvent être mis en avant – au-delà de la géographie concrète de ces Contrées, que j’envisagerai un peu plus loin.

 

L’idée est d’abord celle d’un monde archaïque au point d’en être atemporel – en tout cas un monde d’avant la poudre et l’industrie, disons.

 

C’est un monde chatoyant, qui réjouit les sens par ses excès esthétiques – mais c’est aussi un monde où l’horreur n’est jamais bien loin, pouvant atteindre en fait des niveaux extrêmement rares : l’outrance est à mon avis un caractère essentiel des Contrées – proprement, il s’agit d’un monde de Démons et merveilles, un titre spécifiquement français, mais ma foi fort à propos.

 

C’est aussi un monde magique et divin : ici, on ne retrouve pas l’ambiguïté essentielle des autres récits lovecraftiens, et tout particulièrement des récits cthuliens ; dans les Contrées, les dieux (de vrais dieux, pas des entités extraterrestres simplement adorées comme tels) ont pleinement leur place – et, loin de n’être adorés que par quelques cultistes déments, ils s’inscrivent dans le quotidien d’un monde où leur réalité est tellement indéniable, tellement évidente, que la foi n’a aucunement besoin de se montrer démonstrative, étant à vrai dire d’une totale banalité ; ces dieux, d’ailleurs, ne sont pas systématiquement « maléfiques » (ou plutôt indifférents sur le plan cosmique) – c’est sans doute ici, et seulement ici, que les divinités « positives », les Nodens et les Bast, ou encore un Oukranos, ont leur place dans l’univers lovecraftien.

 

Et, dans cette lignée, la magie est à son tour une réalité palpable : moi qui suis globalement peu favorable à l’emploi de la thématique magique, ou, plus exactement, des sortilèges aux effets très concrets (en tout cas dans les mains des PJ), dans le Monde de l’Éveil, je ne peux qu’admettre qu’ils ont pleinement leur place et font pleinement sens dans les Contrées. En fait, il faut sans doute compter avec eux, de manière générale.

 

Sur la corde raide

 

Mais tout ceci n’est pas sans danger – car l’ambiance si particulière des Contrées, qu’il vaut mieux cultiver sous peine d’en faire un univers secondaire lambda et en tant que tel sans intérêt, est souvent sur la corde raide : plus encore que dans les récits « du Monde de l’Éveil » signés Lovecraft, la frontière est mince qui sépare le sublime du ridicule, et maîtriser dans ce contexte a quelque chose d’un redoutable exercice d’équilibriste.

 

Dans les Contrées, après tout, on peut voir l’armée des chats qui bondit des toits d'Ulthar pour gagner la lune ; on peut assister, voire participer, aux longues courses des goules dans le Monde Souterrain – quand on ne chevauche pas un zèbre pour écourter les distances à la surface. Les bateaux qui volent, admettons, mais les zoogs du Bois Enchanté sont déjà plus difficiles à gérer – et ceci sans même s’encombrer des termites vampires sexuelles de D’haz (merci Brian).

 

Pourtant, tout ceci – bon, peut-être pas les termites vampires sexuelles de D’haz… Presque tout ceci, donc, a son importance. Ces excès à la frontière du ridicule participent de l’ambiance des Contrées, mais aussi de quelque chose de plus profond, de plus intime, tandis que la dimension onirique de cet univers, si l’on entend la faire ressortir, justifie plus qu’à son tour l’emploi de procédés éventuellement surréalistes. Au fond, c’est ce qu’il y a d’amusant dans tout ça – mais à la condition classique de s’amuser avec le contexte, et pas du contexte.

 

Le dernier scénario de ce volume, « Le Pays des Rêves Perdus », en est à mon sens une bonne illustration – car, dans ses excès, et jusque dans sa dimension allégorique, assez intelligemment dérivée du « Bateau blanc », il n’est pas exempt d’un certain humour tordu, plutôt réjouissant au fond… jusque dans ses implications éventuellement déprimantes du grand finale. Mais gérer tout cela implique sans doute un certain savoir-faire de la part du Gardien comme des joueurs – et le scénario y insiste, d’ailleurs, et à bon droit, je crois.

 

Le chapitre sur la maîtrise dans les Contrées n’en est que plus important : il pose des questions qui peuvent paraître bien abstraites à vue d’œil, mais le fait de se les poser, et de s’y attarder un peu avant de lancer les hostilités, pourra faire toute la différence entre un grand moment de jeu et une énième itération de fantasy médiocre et plate, sans sève et sans âme, voire grotesque, mais au mauvais sens du terme...

 

UNE DIMENSION TECHNIQUE LIMITÉE (ET TANT MIEUX)

 

Les règles spécifiques aux Contrées du Rêve sont globalement très limitées – et tant mieux en ce qui me concerne. 10 %, nous dit la quatrième de couverture… qui monte à 110 % : This Is Dreamlands Tap !

 

D’autant plus en fait que les chapitres les exposant, et tout particulièrement le premier d’entre eux, contiennent en fait au moins autant d’éléments de contexte que d’éléments techniques – ainsi quand on fait le tour des différents moyens d’accéder aux Contrées, que ce soit effectivement en rêvant (avec la scène canonique de l’escalier et de la Caverne de la Flamme, j’y reviendrai en envisageant le premier « scénario » en fin de volume) ou en employant un portail pour y pénétrer physiquement, par exemple ; divers artefacts (dont une certaine clef...) et sortilèges sont également évoqués, permettant d’entrer dans les Contrées ou de les quitter.

 

C’est parfois un peu ambigu – il y a, dans l’ensemble du volume, comme une hésitation concernant la règle autorisant ou non le franchissement de la Caverne de la Flamme, impliquant dans sa forme la plus rigide un score de SAN + Mythe de Cthulhu supérieur ou égal à 75, ce que je trouve démesurément élevé – certes, les rêveurs sont censés être rares, mais une règle trop stricte à cet égard me paraît inutilement pénalisante. Le cas de la mort onirique est globalement plus clair, mais non sans ambiguïtés là non plus, à en juger par certains scénarios de ce volume.

 

Mais les éléments proprement techniques sont donc très limités, et répartis en trois chapitres. Dans le premier, qui évoque les généralités que je viens de mentionner, il faut surtout retenir ce qui concerne les deux « nouvelles Compétences » que sont Rêver et Savoir Ès Rêves, ainsi que la table des Effets de Cauchemar, qui constitue une variante onirique des épisodes de folie temporaire.

 

Plus loin dans le volume, un bref chapitre (et particulièrement austère) est donc consacré au « Grimoire des Contrées du Rêve » ; il comprend nombre de sorts spécifiques aux Contrées, ou déjà vus ailleurs, dans le Manuel du Gardien en principe, mais qui fonctionnent ici différemment. Comme dit plus haut, le rapport à la magie n’est nécessairement pas le même dans les Contrées du Rêve et dans le Monde de l’Éveil ; dès lors, j’y ai attaché davantage d’importance : ici, ce genre de magie fait bien davantage sens, même et surtout dans les mains des PJ.

 

La dernière partie technique est reléguée dans les annexes, étrangement (ou pas). Elle donne les règles adaptées à la création d’un personnage natif des Contrées du Rêve, ce qui implique notamment de repenser nombre de Compétences, et tout particulièrement celles d’ordre académique, scientifique ou technique. C’est simple et clair, rien à redire.

LA GÉOGRAPHIE ONIRIQUE

 

Et nous en arrivons (enfin, oui, j’ai un peu flâné en chemin…) au gros de l’ouvrage, que l’on peut scinder en trois grosses parties. La première porte sur la géographie des Contrées du Rêve, et se répartit en deux gros chapitres (éventuellement austères, disais-je), « La quête onirique de Randolph Carter » et « Index géographique des Contrées du Rêve », qui couvrent un peu plus de soixante pages bien tassées. La deuxième partie porte sur ce que l’on qualifiera globalement les « rencontres », en trois chapitres : « Les personnages des Contrées du Rêve », « Bestiaire des Contrées du Rêve » et « Les dieux des Contrées du Rêve » ; ensemble, ces trois chapitres comptent environ 70 pages, très abondamment illustrées et aérées, cette fois. Enfin, la troisième et dernière partie rassemble six scénarios (ou cinq et demi…), pour quatre-vingt-dix pages environ.

 

La géographie des Contrées du Rêve est forcément un peu problématique, car elle implique de figer et coordonner des choses qui ne le sont pas chez Lovecraft, bien sûr ; elle est donc en tant que telle une extrapolation, par nature contestable. En tant que telle, elle est donc envisagée sous deux formes différentes. La première s’intitule « La quête onirique de Randolph Carter », et c’est un récit suivi, long et dense, sans intertitres par ailleurs – une vingtaine de pages très resserrées, donc. Unique élément de typographie qui permet de s’y repérer : les lieux, créatures, etc., sont en gras quand on les développe un tant soit peu. À la base, il s’agit d’une reprise du « roman » de Lovecraft La Quête onirique de Kadath l’inconnue, à mi-chemin entre le résumé et la paraphrase – sauf qu’il y a en fait un peu plus que ce matériau précis qui est développé : chaque rencontre faite par Randolph Carter débouche le cas échéant sur des développements empruntés à d’autres récits des Contrées du Rêve, éventuellement mentionnés à la hâte et guère plus dans le roman – la rencontre des chats renvoie tout naturellement aux « Chats d’Ulthar », les personnages récurrents tels que Kuranes ou Atal renvoient à leurs propres récits tels « Céléphaïs », « Les Chats d’Ulthar » à nouveau ou « Les Autres Dieux », etc. En survolant simplement ce chapitre très dense, j’avais un a priori plutôt négatif – en fait, ça me paraissait le pire moyen de présenter les Contrées dans une perspective rôlistique, et non proprement narrative… Après lecture, je me suis demandé si ce n’était pas en fait le meilleur moyen de procéder ! Le fait est que, en dépit de sa densité, ce texte est d’une lecture agréable, et il est de toute évidence très bien conçu. L’atout de cette méthode est sans doute d’appuyer sur l’ambiance d’une manière qu’un index, brutal par essence, ne pourra jamais utilement développer.

 

Mais ce chapitre doit tout de même être envisagé avec l’index qui suit, donc – c’est la conjonction des deux approches qui permet de vraiment se mettre dans le bain des Contrées du Rêve. L’index est long et dense, mais a un abord évidemment plus pratique que le chapitre précédent. Il opère un classement alphabétique selon plusieurs régions : en surface, on distingue l’Est, le Nord, l’île d’Oriab, les mers, et enfin l’Ouest (de très loin la région la plus peuplée et riche en histoires des Contrées – au point où la carte devient difficilement lisible parfois) ; une deuxième partie englobe « les autres lieux », qui sont le Monde Souterrain (avec sa propre grande carte en couleur), la Lune (eh oui – c’est qu’elle joue plusieurs fois un rôle important, la demoiselle), et, très succinctement, « les mondes au-delà » - en fait, trop succinctement pour qu’on puisse en tirer quoi que ce soit de très utile sur cette seule base… Mais on y évoque entre autres Alcheringa, la Cathurie, la Cour d’Azathoth (allons bon), ou encore Sarrub et Yundu, qui seront toutes deux développées dans le scénario « Les Voiles jaunes », plus loin dans ce volume.

 

Cette dernière réserve mise à part, et en rappelant pour la forme le souci d’uniformisation que j’avais mentionné plus haut (c’est ballot pour l’ordre alphabétique, parfois), cet index est bien conçu : il en dit généralement assez sans en dire trop, et il est directement utile mais pas au prix de sacrifier les considérations d’ambiance. Un beau boulot, donc, même si je suis persuadé qu’il aurait bénéficié d’une bonne couche de relecture pour assurer davantage encore la cohérence de l’ensemble (si « cohérence » est le bon mot). L’aperçu qui nous est ainsi fourni des Contrées du Rêve sous leurs divers avatars est riche d’idées réjouissantes, et pouvant presque tout naturellement déboucher sur des scénarios.

 

PLEIN DE NOUVEAUX AMIS

 

Les trois chapitres qui suivent portent donc sur les rencontres que les PJ peuvent être amenés à effectuer durant leur périples dans les Contrées du Rêve.

 

Le premier concerne, disons, les PNJ – sous-entendu, en principe pas divins, en principe pas monstrueux (au sens tentacules et yeux nécessairement globuleux). Je ne garantis pas que ce soit d’une utilité folle, mais c’est très amusant à la lecture, même avec ses graphismes « old school » empruntés à l’édition originale du supplément, il y a de cela… longtemps. L’amateur de Lovecraft prendra plaisir à y croiser quelques personnages emblématiques, tels Atal, le grand prêtre d’Ulthar, le gardien de phare Basil Elton, les prêtres de la Caverne de la Flamme Nasht et Kaman-Thah (qui auraient peut-être davantage eu leur place du côté des divinités, mais ça se discute), les rêveurs d’exception Kuranes et Randolph Carter, ou l’artiste Richard Upton Pickman devenu goule… Il y a aussi des personnages extérieurs à Lovecraft, certes – dont l’Eidolon Lathi, la termite vampire sexuelle en chef (merci Brian)… Mais c’est tout de même un chapitre amusant – et je suppose qu’il pourrait, sans garantie, mais il pourrait, oui, s’avérer utile.

 

Suit le plat de résistance, un gros bestiaire comprenant quatre-vingt bestioles, des enfants d’Abhoth aux zoogs. On y retrouve quelques bébêtes classiques de L’Appel de Cthulhu, mais éventuellement très adaptées dans le contexte des Contrées du Rêve – ainsi les goules, d’ailleurs idéales pour faire le pont avec le Monde de l’Éveil. Et, bon, les chats des Contrées appellent bien quelques précisions… L’essentiel est cependant constitué par des créatures « inédites », même si pas nécessairement spécifiques aux Contrées pour autant. De manière générale, je ne suis pas fan de bestiaires, hein… Cela fait une éternité, en fait, que je n’ai pas maîtrisé un jeu de fantasy (disons…) où ce genre de développements peut se montrer vraiment utile, et, même à l'époque… Maintenant, même avec son ambiance si particulière, le fait est que les Contrées du Rêve sont un univers de fantasy, et qu’à tout prendre la probabilité de rencontrer ce genre de bestioles y est autrement élevée que dans le Monde de l’Éveil. Donc, oui – cela fait sens. Mais la vraie bonne surprise est que ce bestiaire, aéré et abondamment illustré, est d’une lecture agréable – c’est bien avant tout un index dans lequel picorer, mais une lecture suivie n’est pas inenvisageable, et les quelques éléments avancés à chaque fois concernant l’écologie ou plus généralement le mode de vie de ces créatures, éventuellement leurs origines ou leur biologie, suffisent à susciter et entretenir l’intérêt du lecteur : bon boulot, donc.

 

Dernière partie dans ce registre : les dieux ! Au nombre de 29… mais c’est un nombre trompeur, car il y a un certain nombre de reprises des classiques du domaine, figurant dans le Manuel du Gardien et le Malleus Monstrorum (V7). En tant que tels, ceux-ci n’appellent guère de développements : un ou deux paragraphes sur leur rôle spécifique dans le contexte des Contrées du Rêve, c’est bien suffisant – même pour Nyarlathotep, qui y a tout de même une place notable, et dont quelques « masques » sont envisagés. C’est un peu comme pour le bestiaire qui précède, d’une certaine manière : ces descriptions plus détaillées de divinités font davantage sens dans les Contrées, où leur réalité est palpable par tout un chacun, que dans le Monde de l’Éveil. Cette réalité, par ailleurs, est le plus souvent pleinement divine, sans déformations, comme c’est le plus souvent le cas de par chez nous. À la limite, même la nomenclature complexe (et à mon sens absurde dans tout autre cadre) distinguant Grands Anciens, Dieux Très Anciens, Dieux Extérieurs, etc., peut faire sens dans ce contexte. Et, enfin, on y trouve bien davantage de divinités « gentilles », comme Oukranos, etc., qui seraient totalement hors-sujet de l’autre côté du mur du sommeil, mais qui sont bien loin de l’être dans le contexte des Contrées. Bien évidemment, tout cela est à manipuler avec précaution – il ne s’agit pas d’en faire un répertoire d’ultra-streumons à rencontrer par le menu… Comme dans le Malleus Monstrorum, quoi – et, comme dans ce dernier, pour le coup, leur attribuer des caractéristiques n’est pas forcément très pertinent… même si, à la lecture, ça peut s’avérer rigolo ! L’essentiel est heureusement ailleurs – dans la description, dans le culte, etc.

 

Et voici pour le contexte et la technique. Maintenant ? Place à l’aventure...

À L’AVENTURE

 

Les Contrées du Rêve comprend six scénarios, chacun dû à un auteur différent. Ce sont des scénarios qui datent un peu, par ailleurs, issus des éditions antédiluviennes du supplément… Ce qui peut avoir son charme (« old school, people, old school ! »), même si ça sent parfois un peu trop la poussière, peut-être…

 

Attention, il n’est pas exclu que je SPOILE comme un porc ; en fait, c'est même certain. Un rêveur averti en vaut deux...

 

Dormir, et pourquoi pas rêver

 

Le premier scénario s’intitule « Dormir, et pourquoi pas rêver » (une ligne empruntée à Shakespeare, ai-je cru comprendre), et il est dû à Jeff Okamoto. Mais s’agit-il vraiment d’un scénario ? J’en doute, et pas qu’un peu… Ce très bref épisode tient plus de l’aide de jeu qu’autre chose – pas malvenue cela dit, car elle constitue un moyen d’introduire « dans les formes » des PJ du Monde de l’Éveil dans les Contrées du Rêve.

 

En effet, l’essentiel du soi-disant scénario consiste en un rendu précis et canonique de la descente par les rêveurs des soixante-dix marches les conduisant à la Caverne de la Flamme, puis au-delà… s’ils le méritent. C’est que Nasht et Kaman-Thah leur posent les questions habituelles, mais jaugent aussi le problématique niveau de SAN + Mythe de Cthulhu nécessairement supérieur à 75 pour passer… Au-delà, pour ceux qui ont cette chance, les 700 marches du sommeil plus profond – qui, classiquement, débouchent dans le Bois Enchanté, avec ses zoogs curieux. Les précisions s’arrêtent là, mais le « scénario » est censé se prolonger par un petit voyage vers Ulthar, où les PJ doivent retrouver l’homme qui les a attirés ici – en mourant dans le Monde de l’Éveil.

 

Pas un scénario, non – mais, en tant qu’aide de jeu, je suppose que cela fait sens.

 

À noter, par contre : cette approche me paraît particulièrement adaptée pour un jeu en solo – et nous en avons à vrai dire d’autres exemples par la suite, et même immédiatement.

 

Captifs de deux mondes

 

« Captifs de deux mondes », écrit par Sandy Petersen himself, est cette fois bel et bien un scénario… mais pour le coup tellement classique qu’il en a presque quelque chose d’un type idéal (ou d'une caricature, en fonction de comment vous êtes lunés).

 

Les PJ (ou le PJ : dans la présentation du scénario, on avance donc qu’il devrait bien fonctionner en solo) se rendent dans le petit hameau de Bensamin, dans le Vermont, tellement ultra-dégénéré que Dunwich, en comparaison, constitue le pinacle de la civilisation et de l’hygiène sociale. Comme de juste, le seul type, là-bas, à avoir l’air « normal » s’avère en fait un bon million de fois plus guedin que tous les autres – et foncièrement maléfique : il a son plan diabolique pour littéralement remplacer l’espèce humaine ! Passé cette mise en jambes über-conventionnelle mais potentiellement goûtue, surtout si on gère bien l’ambiance de dégénérescence white trash (je serais à vrai dire tenté d’en rajouter des caisses – sans garantir que ce soit pertinent), les choses… eh bien, dégénèrent un peu plus ?

 

D’une manière ou d’une autre, les PJ doivent être faits prisonniers par le Grand Méchant et ses zélés serviteurs consanguins – mais pas avant que l'Odieux ait lâché, paf, comme ça, dans la conversation, le nom de « Céléphaïs »… Et les investigateurs doivent donc comprendre que le bonhomme est un rêveur, fréquentant notamment la ville du roi Kuranes – ce qui implique à vue de nez qu’ils sont eux aussi des rêveurs, et c’est plus d’une fois le cas dans les scénarios compris dans ce volume.

 

Les PJ prisonniers sur Terre doivent donc « s’évader » dans les Contrées du Rêve, et trouver à disposer là-bas du Connard de sorte qu’ils puissent être libres à nouveau dans le Monde de l’Éveil. Le scénario, qui semble prendre un certain plaisir à envisager que les PJ soient « assez stupides pour faire ça », « trop stupides pour comprendre que », etc., appuie bien sûr sur le fait que tuer l’Oncle Maléfique dans les Contrées n’est absolument pas une solution, puisqu’il serait toujours vivant dans le Monde de l’Éveil – et d’autant plus en rogne que les PJ l’auraient ainsi privé de sa friandise onirique. Que faire, alors ? Le scénario est cette fois assez libre – même si la probabilité que Kuranes lui-même soit le mieux placé pour arranger les choses est un brin appuyée. Corollaire : non seulement les PJ doivent être des rêveurs expérimentés, mais en plus ils doivent figurer dans les petits papiers du roi ? Mf.

 

On peut sans doute en tirer quelque chose – et des joueurs inventifs seront probablement à même de trouver une solution narrativement et ludiquement intéressante à cette affaire autrement bien banale. J’ai quand même trouvé ça un peu trop plat, mais, ma foi, peut-être...

 

L’Élève de Pickman

 

On passe à mon sens à quelque chose de bien plus roboratif avec le scénario suivant, bien plus long par ailleurs, « L’Élève de Pickman », écrit par Keith Herber. C’est en tout cas un scénario très riche, surtout comparé au précédent ; en même temps, il pèche peut-être justement dans cet atout ? Car il peut facilement donner l’impression d’un patchwork, ce qui peut pourrait nuire à l’immersion et à l’ambiance, je suppose – ou pas…

 

Là encore, mais tout à fait expressément, les PJ sont supposés être d’ores et déjà des rêveurs expérimentés quand débute l’aventure.

 

Les investigateurs font la connaissance d’un disciple du fameux peintre Richard Upton Pickman. Enfin, la « connaissance »… Pas vraiment, puisque ledit élève est dans le coma – et se transforme jour après jour davantage en un monstre horrible ! C’est qu’il est coincé dans les Contrées du Rêve, et que le Grand Ancien Ghadamon en use comme d’un portail pour gagner le Monde de l’Éveil… Petit souci éventuel : c’est peu ou prou également le point de départ du « Pays des Rêves Perdus », le scénario qui conclut ce volume.

 

Quoi qu’il en soit, sur un mode qu’on dirait peut-être aujourd’hui « jeu-vidéo », les PJ doivent d’abord enquêter de ce côté-ci du mur du sommeil, en se lançant sur la piste de quatre tableaux peints par le gloubiboulga en puissance. C’est ici que l’aspect « patchwork » est le plus marqué, sans doute – mais peut-être faut-il s’en accommoder, car cette enquête est l’occasion de rencontrer des PNJ très amusants (mon chouchou est Jacob le fou), mais aussi de vivre des « mini-immersions » dans des « poches » de Contrées du Rêve, une par tableau – mais, à vrai dire, ces « poches » n’ont vraiment pas grand-chose de commun avec ce qui est décrit dans ce supplément… Nous avons droit à une virée sur Yuggoth (avec à la clef une scène horriblement drôle et drôlement horrible, gaffe à l’ambiance), une autre dans une New York morbide envahie par les goules (sans doute la « poche » la plus « pragmatique » du scénario, voir plus loin), une autre encore dans un lieu indéterminé mais qui ressemble énormément à la chambre du comateux, lit à baldaquin inclus (ce qui peut là encore déboucher sur un beau cauchemar), une dernière enfin… à R’lyeh, Grand Cthulhu inclus (et ça, pour le coup, ça me paraît totalement malvenu).

 

Puis les joueurs se rendront « véritablement » dans les Contrées du Rêve telles que décrites dans ce supplément. Le scénario se montre d’abord ici très libre, il lâche en fait totalement la main du Gardien, lequel est incité, avec ses joueurs, à broder ensemble pour produire une jolie quête, avec un (éventuellement très) long périple dans cet univers fantasmatique, impliquant en tout cas à terme le Monde Souterrain – et ses goules, dont, bien sûr, Pickman lui-même (le tableau new-yorkais peut donc être un moyen d’abréger radicalement tout ça, à voir ce qui est le plus pertinent).

 

Par la suite, le scénario propose des scènes très intéressantes sur le papier, à base de cimetière très, très mal fréquenté et de forêt de champignons, mais, attention, ces passages sont assez mortifères… Et j’ai l’impression qu’il y a ici une ambiguïté ? Normalement, un personnage qui meurt dans les Contrées ne peut plus y retourner, c’est la règle de base – mais ces scènes, et surtout celle du cimetière, semblent envisager plusieurs tentatives successives, en dépit de l’issue fatale de la première et éventuellement au-delà ?

 

En fait, on touche là à un problème plus général du scénario – qui aurait bien bénéficié d’une bonne relecture, et si ça se trouve en anglais comme en français : en plusieurs occasions, il ne se montre « pas très clair », ou en tout cas moins qu’il le devrait… Peut-être y a-t-il aussi quelques incohérences ? J’avoue avoir été surpris par cette traduction du Livre d’Eibon mentionnant « Aegyptus » (pour le symbole de l'ankh), alors que l’original est censé être antédiluvien… À moins que cet « Aegyptus » désigne un état antédiluvien de l’Égypte ? Ou qu’il faille y voir une « facilité » de cette traduction anglaise du vieux grimoire ? Vous vous en foutez ? Vous avez sans doute bien raison, mais, que voulez-vous, on ne se refait pas…

 

Ceci mis à part, j’ai apprécié ce scénario – sans doute en fait le plus intéressant à mes yeux… avec « Le Pays des Rêves Perdus » ; c’est bien pour cela que je trouve un peu fâcheux qu’ils empruntent exactement le même point de départ ou peu s’en faut…

 

Mais, à condition de bien travailler l’ambiance et de gérer adroitement le patchwork, je suppose qu’il est tout à fait possible d’en tirer quelque chose de très intéressant.

La Saison de la sorcière

 

Ce n’est pas le cas, à mon avis, concernant « La Saison de la sorcière », scénario dû à Richard T. Launius, que j’ai trouvé fort peu à mon goût.

 

Ce scénario, comme son nom le laisse assurément entendre, s’inspire énormément, et c’est peu dire, de la nouvelle de Lovecraft « La Maison de la sorcière ». Et ça pose un petit souci de contexte : en effet, on y pompe la nouvelle, donc, mais en y introduisant des variations en fait incompatibles – la sorcière, dont le nom diffère, est morte exécutée, et non disparue ; la maison maudite existe, mais ce n’est pas la même – même si l’immigré polonais qui s’en occupe porte bel et bien le même nom ; le locataire de la mansarde n’est pas le curieux étudiant en mathématiques que nous savons, mais une étudiante en histoire à la même Université Miskatonic, etc. Vous me dites que ce n’est un problème que pour les maniaques dans mon genre ? Vous avez sans doute tout à fait raison. Mais cette incompatibilité avec la nouvelle, pourtant peu ou prou plagiée, se double du coup d’une incompatibilité avec le contenu du supplément consacré à Arkham, postérieur à ce scénario. Bien évidemment, ça ne poserait éventuellement problème que dans le cadre d’une campagne à Arkham, et précise encore : en one-shot, ça n’a sans doute rien d’un souci… Mais un chouia de réécriture aurait peut-être permis d’aboutir à un ensemble plus cohérent ?

 

Décidément, vous vous en foutez ? OK – disons que moi aussi, alors. Mais le vrai problème est ailleurs – et c’est, comme dans « Captifs de deux mondes », le classicisme extrême de ce scénario noyé sous les toiles d’araignée… L’implication est un peu trop artificielle (défaut récurrent de L’Appel de Cthulhu, certes). L’enquête à Arkham est à vue de nez des plus mollassonne, et la référence à la nouvelle n’arrange rien à cet égard (oui, d’accord, j’arrête !). Comme dans le scénario de Sandy Petersen, une référence aux Contrées du Rêve (cette fois Dylath-Leen) tombe au bout d’un moment comme un cheveu sur la soupe, et elle doit parler aux PJ (donc là encore des rêveurs expérimentés), qui n’ont d’autre choix que de s’y rendre. Comme dans « L’Élève de Pickman », le scénario laisse ici une certaine marge au Gardien et aux joueurs pour faire mumuse avec les Contrées, mais en imposant toutefois quelques éléments guère convaincants, à la limite de la grosse artillerie heroic fantasy, j’ai l’impression, avec moult rencontres de vilaines bébêtes et sortilèges… Sauf qu’en l’état ça m’ennuie plus qu’autre chose.

 

Je ne prétendrais pas forcément que ce scénario est à proprement parler « mauvais », il est avant tout (trop) « classique », mais en tout cas il ne m’a jamais donné l’envie de le faire jouer – alors...

 

Les Voiles jaunes

 

On passe à tout autre chose avec « Les Voiles jaunes », scénario de Phil Frances à part dans ce volume, puisque le seul qui se déroule entièrement dans les Contrées du Rêve – en notant cependant que les personnages ne sont a priori pas des « natifs » pour autant, puisque la raison avancée pour les impliquer dans tout ça est qu’ils sont « différents » des autres, et donc, sous-entendu, de ces rares « rêveurs » qui visitent les Contrées…

 

C’est pourquoi un personnage non humain, un Sarrubien vieux de dix mille ans et longtemps réduit en esclavage, vient expressément leur proposer une quête : il s’agit de retrouver deux de ses semblables, peut-être les derniers de leur espèce, et de les libérer de leur sort tragique – et peut-être à la clef de ressusciter tout un monde aimable et qui leur en saura gré ? Ça n’a rien d’une certitude, tout dépendra bien sûr des actions des joueurs, mais le scénario semble privilégier un dénouement aussi heureux que possible – ce qui n’est pas forcément la norme en matière de lovecrafteries, hein.

 

Dans l’absolu, c’est une bonne idée, mais je n’ai pas été vraiment convaincu par son traitement. Pourtant, le point de départ est plutôt intéressant – notamment avec le cycle biologique complexe des Sarrubiens (même si j’ai l’impression que les fiches façon « bestiaire » ne respectent pas tout à fait le cycle tel qu'il est décrit en encart ?). Mais, en l’état, le scénario est un peu trop posé sur des rails – d’autant que le compagnon de nos héros est censé, cette fois, les inciter à ne pas lambiner en chemin, contrairement à ce qui se produisait dans la plupart des scénarios précédents. Par ailleurs, le scénario « purement dans les Contrées du Rêve », passé un premier temps tout à fait intéressant, délaisse en fait les Contrées du Rêve de la Terre pour envisager, mais bien trop hâtivement en l’état, les autres Contrées de Sarrub (OK, pas mal) et Yundu (ces dernières n'ont hélas absolument aucune âme)…

 

Tout ceci, donc, en l’état – les retours agacés sur ma chronique des 5 Supplices m’incitent à préciser ce qui me paraissait acquis : bien sûr, c’est au Gardien et aux joueurs de s’accaparer tout ça pour en tirer quelque chose d’intéressant – c’est sans doute faisable. Mais il me semble qu’une critique doit d’abord porter sur ce qui est concrètement proposé par le texte – si cela n’exclut bien évidemment pas un travail d’adaptation sans doute nécessaire ultérieurement. Et, sur le papier, ça ne m’emballe pas – je suis fainéant, ça doit être ça.

 

Le Pays des Rêves Perdus

 

Ultime scénario de ce supplément, « Le Pays des Rêves Perdus » est sans doute le plus déconcertant. Son auteur n’est bizarrement pas mentionné dans les crédits (un oubli…), mais le camarade Cube Gélatineux m’a expliqué qu’il s’agissait de Mark Morrison. En farfouillant un peu sur le ouèbe, j’ai lu çà et là de très bons échos concernant ce scénario : il semble en avoir marqué plus d’un, et d’aucuns vont jusqu’à le citer comme faisant partie des tout meilleurs de l’ensemble de la gamme de L’Appel de Cthulhu. Mais avec aussi cette remarque, soulignée d’emblée dans la présentation du scénario : il requiert un Gardien et des joueurs expérimentés, car il a son lot de procédés narratifs qui n’ont rien d’évident et s’éloignent éventuellement des canons rôlistiques – ou du moins de ceux de l’époque, je suppose que les choses ont pu changer depuis.

 

Ah, une autre note préalable : comme dans « La Saison de la Sorcière », nous trouvons ici plusieurs « incompatibilités » de background ; mais, pour le coup, c’est peut-être plus fâcheux ici… car ces incompatibilités concernent des éléments expressément décrits dans ce supplément ! Là encore, m’est avis qu’un peu de réécriture, et un souci d’uniformisation… Bon, je sais, je pinaille.

 

Comme avancé plus haut, le point de départ de ce scénario est (peut-être fâcheusement ?) très proche de celui de « L’Élève de Pickman », avec un rêveur piégé dans les Contrées, et qui sert bien malgré lui de « portail » destiné à permettre à une entité des Contrées de passer dans le Monde de l’Éveil. Heureusement, les similitudes ne vont guère au-delà – et, globalement, en remplaçant le Grand Ancien Ghadamon, finalement banal, par quelque chose de beaucoup plus insidieux, le scénario décuple tant son potentiel cauchemardesque que sa charge narrative, disons ; et c’est en fait essentiel.

 

Mais il y a… non, pas un souci, pas du tout, mais, disons, une « difficulté » : de tous les scénarios de ce volume, « Le Pays des Rêves Perdus » est, de très loin, celui qui joue le plus de cette « corde raide » que je mentionnais plus haut – ce qui ressort éventuellement d’un certain humour un peu tordu, qui le parcourt de long en large, et ce alors même que le périple des investigateurs ne manque pas d’horreur pure et de déprimants vertiges métaphysiques ; car ce scénario a finalement, et en même temps, une dimension allégorique marquée, qui emprunte beaucoup à la nouvelle « Le Bateau blanc ». Le rire n'en est que plus tentant, et en même temps redoutable.

 

Le scénario débute ainsi in media res, avec une scène parfaitement grotesque, qui peut être géniale mais à condition de bien la mener. Sur cette base, nous enchaînons sur une classique enquête préalable dans le Monde de l’Éveil, mais somme toute assez brève – moins d’une journée, en fait, et expressément ; tout juste le temps d’introduire quelques PNJ amusants, et de poser un décor qui aura son sens tout du long, mais n’apparaîtra cependant plus par la suite, et seulement si le Gardien se sent de s’y risquer, qu’en hors-champ, disons – une des stratégies narratives avancées par le scénario pour en faire une expérience essentiellement distincte du scénario type de L’Appel de Cthulhu.

 

En effet, on passe très vite dans les Contrées du Rêve, mais celles-ci ne se présentent pas ici comme un bloc – on peut sans doute distinguer trois « moments » narratifs, aux implications bien différentes.

 

L’enquête initiale se dédouble bien sûr dans les Contrées du Rêve, plus précisément à Dylath-Leen. Là, les investigateurs apprennent que leur « cible » se trouve à Xura, patelin maudit s’il en est, et où personne ne les conduira. Personne… si ce n’est ces satanés « galions verts », à la très mauvaise réputation ! Le scénario laisse d’abord une certaine marge, mais pas forcément beaucoup sur ce point : disons qu’il y a dès lors 95 % de chance pour que les PJ montent à bord des galions verts…

 

Deuxième moment, le voyage – et ses escales éventuelles ? Car, sur la côte, les navires longent d’autres patelins très infréquentables, successivement Zak, Zar et Thalarion. Ici, le scénario emprunte expressément au « Bateau blanc », sur un mode qui peut paraître tout d’abord relativement prosaïque, mais qui révèle petit à petit la matière allégorique de la nouvelle de Lovecraft. En fait, comme dans la nouvelle, ces escales sont plus que déconseillées – encore que, pas par les marins du galion vert, qui ricanent tout du long ! Gérer ces escales, sur le plan narratif, peut s’avérer périlleux… mais aussi très enthousiasmant ; par contre, le Gardien opèrera alors sans filet.

 

Troisième et dernier moment, Xura – et là le scénario brise tout ce qu’il pouvait avoir de conventionnel jusqu’alors, pour susciter des scènes… « différentes », impliquant émotionnellement les PJ – car tel est le rôle de Xura. D’où des confrontations individuelles des investigateurs avec leur ego, leurs passions, leurs échecs, leurs craintes, leur conception du monde… Et des rencontres censément « notées » par le Gardien, qui a son équation finale pour déterminer comment tout cela se conclura. Et c’est le moment le plus périlleux du scénario – plus que jamais sur la corde raide. Ces scènes, bien gérées, peuvent sans doute déboucher sur des merveilles, et très marquantes pour les joueurs ; mais la moindre incartade risque de faire sonner l’ensemble… parfaitement ridicule.

 

« Le Pays des Rêves Perdus » est sans doute un bon scénario – je n’irais pas jusqu’aux déclarations d’amour extatiques de certains fans, mais, dans le cadre de ce seul supplément, il est probablement le meilleur. Mais dans les mains d’un Gardien très compétent, et avec une table très motivée ! En fait, je ne suis franchement pas persuadé que je serais capable de mener à bien pareille entreprise – non, disons même que je ne le crois pas un seul instant. Mais d’autres, peut-être…

 

TOUS À BORD DU BATEAU BLANC

 

Le bilan, alors ? Eh bien, globalement positif, comme on dit. Mais probablement plus que ça, en fait – en sachant raison conserver, toutefois. Quoi que l’on pense de ce choix, le fait demeure : ces Contrées du Rêve sont passablement « old school », ce qui ressort tout particulièrement de (la plupart de) ses scénarios. Et, à l’évidence, le cadre de jeu des Contrées ne saurait convenir à tout le monde. D’aucuns n’y verront, et c’est leur droit, qu’un énième univers de fantasy, pas spécialement palpitant en tant que tel, et éventuellement « trop » différent de L’Appel de Cthulhu classique pour que l’y adjoindre fasse encore sens. D’autres apprécieront cette opportunité de subvertir un peu le vénérable jeu – même avec des moyens tout aussi vénérables. Et il y aura ceux qui, tout simplement, goûteront la balade ?

 

Une chose que j’ai tout particulièrement apprécié dans ce supplément, c’est qu’il ne se contente pas de décrire un cadre de jeu – il consacre aussi pas mal de pages à le questionner, à essayer de définir ce qui en fait la sève, ce qui pourrait en faire l’intérêt ; mais ces questions priment comme de juste sur les réponses, en laissant une grande latitude à tout un chacun pour s’approprier ce rêve.

 

En fait, d’une certaine manière, le lecteur est appelé à devenir lui-même Kuranes – le rêveur qui se lasse de l’Angleterre industrielle et crée par la seule force de ses rêves des villes merveilleuses en un ailleurs idéal… mais qui, à terme, recrée également son Angleterre industrielle dans son rêve, car elle lui manque à son tour. À la différence du roi, le lecteur peut cependant enchaîner les allers-retours – et, en cela, il peut vivre des expériences uniques, de ce côté du mur du sommeil comme de l’autre ; liberté !

 

Pour ma part, je ne refuserai pas pareille invitation au voyage. Alors, s’il y a une place sur le Bateau blanc, et quand bien même la désillusion serait comme de juste au bout du périple à force de surenchère onirique, je crois que je vais tenter le coup et monter à bord… Le voyage peut après tout constituer sa propre récompense.

 

Et à bientôt, pour Kingsport, la cité des brumes...

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La Lumière de la nuit, de Keigo Higashino

Publié le par Nébal

La Lumière de la nuit, de Keigo Higashino

HIGASHINO Keigo, La Lumière de la nuit, [白夜行, Byakuyakô], roman traduit du japonais par Sophie Refle, Arles, Actes Sud, coll. Babel Noir, [1999, 2015] 2017, 741 p.

 

AU PIF

 

Toujours désireux de découvrir petit à petit ce qui se fait maintenant en littérature japonaise, au-delà des seuls classiques, je me suis rendu compte, en déambulant dans une librairie, que je ne savais absolument rien du polar nippon – à vrai dire, je ne sais guère plus du polar non nippon, certes… Mais passons. J’en reste ici à mes lectures japonaises ! Or cette totale ignorance de ma part ne vaut au fond pas que pour le polar contemporain, dans la mesure où, même en remontant au premier XXe siècle, je ne suis pas allé (pour l’heure) au-delà de quelques lectures du maître ayant introduit la matière au Pays du Soleil Levant (mais pour le coup en prisant la nuit et les utopies souterraines...), à savoir Edogawa Ranpo.

 

Or, si l’on fait dudit l’introducteur du polar au Japon, ce qu’il fut bel et bien – statut confirmé par le prix qui porte son nom, et qui est toujours l’ultime récompense du polar littéraire japonais –, il faut cependant noter que son approche est tout de même très spécifique à l’occasion : au-delà du polar « classique », il emprunte aussi à son maître à écrire Edgar Allan Poe un goût des traitements à la lisière du fantastique… et des sujets éventuellement très scabreux. Et, à tout prendre, c’est plutôt cet Edogawa Ranpo-là que j’ai apprécié – celui de L’Île panorama et de La Bête aveugle bien avant celui du Lézard Noir (même si ce roman n’est certes pas avare en bizarreries par ailleurs) ; peut-être même pourrait-on aller jusqu’à dire que ce n’est pas tant l’introducteur du récit policier qui m’intéresse, mais bien plutôt le chef de file du courant « ero guro », éventuellement prolongé dans ses adaptations en BD par Maruo Suehiro (par exemple L'Île panorama), etc.

 

Au-delà ? Rien de rien. J’avais relevé quelques titres, notamment au catalogue des Éditions d’Est en Ouest, qui avaient l’air assez intéressants, mais sans trouver encore le temps de m’y mettre. Puis je suis tombé complètement par hasard sur ce pavé relativement conséquent en Babel Noir qu’est La Lumière de la nuit. Je dois avouer qu’à simplement parcourir d’un œil plus ou moins distrait les rayonnages, j’ai eu comme un frisson vaguement méprisant à la lecture de ce titre en forme d’oxymore – un réflexe dont je ne parviens pas à me débarrasser, ça me fait toujours redouter le pire… J’ai quand même jeté un œil à la quatrième de couverture… Et, ma foi, ça m’a paru plutôt intéressant, en fin de compte. Au point où je me suis dit que cela valait peut-être le coup de tenter l’expérience, même comme ça, largement au pif…. Dont acte.

 

UN AUTEUR À SUCCÈS

 

Je ne savais absolument rien de l’auteur, donc – un certain Higashino Keigo, dont je n’avais jamais entendu parler… Or le bonhomme, très prolifique par ailleurs, a son succès. En fait, au Japon, il a été abondamment primé (dont, bien sûr, le prix Edogawa Ranpo, donc, et ce dès son premier roman), et plus abondamment encore adapté au cinéma et à la télévision (cela vaut pour le présent bouquin, et de manière particulièrement éloquente, puisqu’il a été adapté à la scène tout d’abord, en 2005, puis deux fois au cinéma – la première en Corée en 2009, la seconde seulement au Japon mais dès l’année suivante – et, surtout, a donné lieu à une série télévisée, dès 2005, qui a rencontré un immense succès) ; et ses ventes là-bas sont colossales, se chiffrant en millions d’exemplaires !

 

Quand la présentation de l’auteur, en quatrième de couverture, en fait « l’une des figures majeures du roman policier japonais », ce n’est donc pas une exagération promotionnelle – en fait, c’est peut-être même limite un euphémisme, au plan commercial tout du moins…. Mais justement, c’est donc Actes Sud qui publie son œuvre en français – aux côtés de plein de trucs scandinaves qui marchent bien. Il y a déjà au moins huit titres à ce catalogue, tout de même... Et, ne connaissant rien au polar, je n’en avais comme de juste pas idée, mais au moins un de ces romans a rencontré un beau succès critique en France, La Maison où je suis mort autrefois, récompensé par le prix Polar international de Cognac en 2010.

 

FORENSIQUE

 

Mais, au-delà de ces histoires de ventes et de gros sous (qui sont forcément vulgaires, hein), le parcours de l’auteur présente des particularités notables. Sans doute faut-il mentionner qu’il est né à Osaka, car cela a son importance dans le cas de La Lumière de la nuit. Mais une de ces particularités m’interpelle particulièrement, et qui est sa formation d’ingénieur. Sorti de la fac, Higashino Keigo n’a finalement guère travaillé dans ce domaine, car il a profité du succès critique et commercial de son premier roman (prix Edogawa Ranpo, donc) pour lâcher l’affaire et devenir écrivain professionnel – en 1985, à l’âge de 27 ans (il s'est montré depuis très prolifique, avec en moyenne deux parutions chaque année).

 

Pour autant, il n’a certes pas tiré un trait sur cette extraction scientifique et technique – car il lui a régulièrement ménagé une place de choix dans ses livres. C’est tout particulièrement vrai, semble-t-il, d’une de ses séries, et semble-t-il celle qui a connu le plus grand succès (mais là je m’avance peut-être un peu trop), dite en France « Physicien Yukawa » (ailleurs, au Japon et aux États-Unis en tout cas, on dit plutôt « Détective Galileo » ; trois titres au moins en ont été publiés en français, Le Dévouement du suspect X, Un café maison et L’Équation de plein été). Le principe de la série consiste à associer deux personnages, un classique et rusé inspecteur de police du nom de Kusanagi, et son ami Yukawa, professeur de physique à l’Université de Tokyo – qui l’assiste dans ses enquêtes en brodant des théories très improbables mais parfaitement sérieuses sur la base d’éléments parfois bien limités, mais toujours avec pertinence. La série a ainsi pu traiter, et semble-t-il de manière assez pointue, de choses comme les mathématiques ou le fonctionnement des centrales nucléaires, en insérant parfaitement ces éléments scientifiques et techniques dans la trame policière. J’avoue, je suis assez curieux de lire ça...

 

Et c’est un aspect qui persiste au-delà de cette seule série. À titre d’exemple, La Lumière de la nuit, qui est un roman totalement indépendant (de la série du « Physicien Yukawa », mais aussi des autres, car l’auteur use régulièrement d’autres personnages récurrents), contient à son tour nombre d'éléments d’ordre scientifique et technique, concernant essentiellement cette fois l’informatique naissante (ou, plus exactement, commençant à se démocratiser au Japon) ; et j’avouerai sans peine que ce sont les passages du roman consacrés à cette thématique qui m’ont le plus emballé, ceci alors même que je n’y connais à peu près rien (ou peut-être justement pour cette raison).

 

MEURTRE D’UN PRÊTEUR SUR GAGES

 

Mais nous n’en sommes pas encore là. Quand le roman débute, en 1973, c’est sous la forme d’un policier parfaitement classique – avec le meurtre de Kirihara Yôsuke, un prêteur sur gages, dans un quartier populaire d’Osaka, et plus concrètement dans un immeuble en construction. Une affaire a priori tout ce qu’il y a de banal – d’autant que la disparition d’une forte somme d’argent, retirée peu avant par la victime, laisse supposer un motif crapuleux.

 

Ce qui n’exclut pas d’autres dimensions, mais somme toute très classiques là encore : l’inspecteur Sasagaki s’intéresse à la famille de la victime – sa veuve, Yaeko, leur petit garçon, Ryôji… et le très suspect employé de l’agence, Matsuura ; ne vivrait-il pas une aventure avec Mme Kirihara ? Cela dit, M. Kirihara était probablement un époux volage lui aussi… L’enquête conduit Sasagaki et ses collègues auprès d’une jeune veuve du nom de Nishimoto Fumiyo, qui vit seule avec sa fille Yukiho… et que M. Kirihara fréquentait assidûment. En fait, Mme Nishimoto devient bien vite un suspect de choix – mais plus encore un étrange énergumène du nom de Terasaki Tadao, qui la fréquente également.

 

À ce stade, l’enquête piétine – parce qu'elle croule sous les suspects ? Mais Terasaki meurt dans un accident de la circulation, et quelques indices laissent supposer qu’il était bien l’assassin. Impossible d’en jurer, cependant, aucune certitude… mais, sur la base de ce retournement plus ou moins inattendu, l’affaire, sans être classée, est remisée de côté. Elle demeure un relatif mystère, mais dont tout le monde se désintéresse de plus en plus – le travail ne manque pas, pour la police d’Osaka ; et décider de la culpabilité ou non d'un mort n'a rien d'une priorité.

 

Sasagaki, toutefois, n’est pas satisfait. La culpabilité de Terasaki, il en doute – il faisait un peu trop « coupable idéal » pour cela. L’inspecteur subodore qu’il y a quelque chose d’autre, dans cette affaire, quelque chose de bien plus compliqué, de bien plus dérangeant, peut-être… Mais il n’a plus guère le temps d’enquêter là-dessus. Tenace, il ne lâche pourtant jamais totalement l’affaire – mais, pour la résoudre enfin, il lui faudra attendre une vingtaine d’années… bien au-delà du délai de prescription, et bien au-delà de sa carrière de policier.

DEVENIR ADULTE DANS LE JAPON DES VINGT DERNIÈRES ANNÉES DE SHÔWA

 

Or c’est la particularité la plus flagrante du roman – à la fois la plus déstabilisante, et la plus enthousiasmante. Sur ce gros pavé, l’inspecteur Sasagaki, que l’on serait tout d’abord porté à envisager comme le héros de l’histoire, n’apparaît, disons, que dans les cent premières pages, puis, mais de manière bien moins systématique, dans les cent dernières, en gros ; entre les deux, un tunnel de 500 pages… et de dix-neuf années (1973-1992).

 

Sur cette longue période, le propos se décale donc – adieu Sasagaki, place aux jeunes ! C’est-à-dire à Ryôji et Yukiho, qui ont tous deux une dizaine d’années au moment de l’assassinat de Kirihara Yôsuke (le père de Ryôji, donc). Nous les voyons grandir, devenir adultes même, avec d’importantes ellipses – j’ai cru comprendre d’ailleurs que le roman avait initialement été publié en feuilleton, entre 1997 et 1999, et totalement remanié pour sa publication en volume en 1999 : c’était sans doute un format qui s’y prêtait très bien, mais la cohérence du roman ne fait aucun doute

 

Après la mort de la mère de Yukiho, un an plus tard et dans des circonstances un peu troubles (accident ? suicide ? ou… autre chose?), la jeune fille est adoptée par une parente vivant seule, et bien différente de Fumiyo. Pour la jeune fille, cette adoption équivaut à une soudaine ascension sociale, qui lui permet d’intégrer une école privée autrement cotée que les collèges et lycées publics des quartiers pauvres d’Osaka qu’elle aurait dû autrement fréquenter. Et cette ascension sociale se double d’un certain raffinement, car la mère adoptive de Yukiho est une femme de goût et sensible, qui enseigne la cérémonie du thé et l’arrangement floral. Yukiho, toujours plus belle, acquiert dans ce milieu les traits d’une jeune femme idéale de la bonne société japonaise. Avec l’entrée à l’université se dessine toujours un peu plus un futur qui se doit de passer par un bon mariage (arrangé), avec un homme de bonne famille et au compte en banque solide. Pourtant, c’est là un sort, si commun, auquel la florissante jeune femme ne semble pas vraiment pouvoir se résoudre – car, si elle veut bien jouer le jeu en façade, elle n’a aucune envie de se plier au rôle traditionnel de l’épouse, calfeutrée dans le foyer marital, et compte bien avoir sa propre vie… ou du moins une carrière : elle boursicote, comme tout le monde alors mais avec bien plus de succès, et, à terme, elle crée une boutique de mode, très luxueuse, qui devient à terme une chaîne de boutiques, etc.

 

Ryôji ? Son cas est bien différent. Lui n’a pas eu la chance de quitter les quartiers populaires d’Osaka, et vivote dans un collège puis un lycée miteux, et passablement violents. Beau garçon par ailleurs, et à l’évidence d’une intelligence supérieure, à l’instar de Yukiho, il vise lui aussi l’ascension sociale – simplement, en usant de moyens plus troubles… du moins en apparence. Il magouille, tout d’abord – baignant dans de scabreuses histoires de trafics de photos voyeuristes, puis, un cran au-delà, en jouant au proxénète, « fournissant » des camarades adolescents et éventuellement vierges à des femmes entre deux âges mais qui se sentent toujours un peu plus vieillir, jour après jour… Puis il découvre l’informatique – qui devient sa passion, alors même qu’elle commence tout juste à se démocratiser au Japon. En façade, il ne tarde guère à ouvrir sa boutique, vendant des ordinateurs pour des sommes conséquentes ; dans l’ombre, cela va plus loin – il pirate des cartes bancaires, il pirate (surtout) ces jeux-vidéos qui commencent à rencontrer le succès, à partir de Space Invaders, mais qui ne sont alors guère protégés par le droit d’auteur du fait d’un flou dans la législation en matière de propriété intellectuelle ; jusqu’à Super Mario Bros… Il découvre aussi le piratage au sens du hacking – s’infiltrant dans des réseaux d'entreprises alors guère protégés pour se livrer à de l’espionnage industriel…

 

QUI, POURQUOI, COMMENT

 

Vous vous doutez que ces trajectoires parallèles ne sont pas si indépendantes que cela ? Vous avez bien raison. Faut-il alors placer ici la traditionnelle balise SPOILERS ? Faisons-le au cas où… Même si je ne suis pas persuadé que cela fasse vraiment sens.

 

En effet – et j’ai cru comprendre que c’était un trait récurrent des romans de Higashino Keigo –, La Lumière de la nuit n’a rien d’un classique « whodunit ». Le pitch suffit à comprendre ce qu’il en est : au fond, dans mon résumé, je ne me suis montré ni plus ni moins secret que la quatrième de couverture – mais je ne lui fais aucun reproche à cet égard. Higashino Keigo ne nous révèle pas le « truc » dans les premières pages, certainement pas – il attend pour ce faire les vingt dernières du roman, et non sans habilité, j’y reviendrai. Mais nous savons dès le départ, d’une manière ou d’une autre, ce qu’il en est.

 

Disons-le : nous savons que les enfants Yukiho et Ryôji, d’une manière ou d’une autre, sont les « coupables » du meurtre – et nous devinons, au fil d’allusions cryptiques semées çà et là dans cette « comédie humaine », qu’ils sont liés d’une manière ou d’une autre, dans les vingt années qui suivent le crime.

 

Bien évidemment, cela n’est pas sans poser problème – on peut tout spécialement se demander si tout cela est bien « plausible »… Je n’en suis vraiment pas convaincu. Même si, je suppose, en concevant son récit, Higashino Keigo pouvait se référer à la fameuse sentence d’Arthur Conan Doyle : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. » Ou, plus exactement, c’est ici Sasagaki qui pourrait reprendre les mots de son prestigieux devancier, Sherlock Holmes…

 

Car, s’il ne le dit pas, il sait au fond de lui qu’il y a « quelque chose » avec les enfants Ryôji et Yukiho – et c’est bien pour cela qu’il les suit, sans se montrer (pas même au lecteur, le plus souvent), vingt années durant… Et, à la façon d’un reflet, c’est ce que nous lecteurs faisons également – aussi met-on plus ou moins consciemment l’accent, au fil de notre lecture, sur les traits de caractère qui nous semblent aller dans ce sens, qu’il s’agisse des « mauvaises fréquentations » de Ryôji, auprès de yakuzas ou pseudo-yakuzas qui ne se présentent certes pas toujours comme tels tout en jouant leur rôle à fond, ou qu’il s’agisse des manœuvres que l’on soupçonne chez Yukiho, dont la dimension subversive (et souvent réjouissante !) pourrait sans peine évoquer quelque avatar nippon et non moins fascinant et terrible de la marquise de Merteuil… Ce en quoi nous pouvons très facilement nous égarer, pourtant.

 

Le fait demeure : dans La Lumière de la nuit, on sait donc très vite qui a fait le coup – on ne nous le dit pas explicitement, mais on le sait ; et l’auteur en est pleinement conscient, ce n’est pas un « défaut » de son roman, mais un principe délibéré d’élaboration. C’est que le lecteur peut et même doit, selon les intentions du romancier, se raccrocher à d’autres composantes essentielles du récit policier, à d’autres questions, à même de susciter et maintenir son intérêt tout au long de ces 740 pages : nous savons en effet qui, mais nous ne savons pas comment (« howdunit ») et pourquoi (« whydunit »).

 

Le récit policier, dans La Lumière de la nuit, se focalise donc sur ces deux questions, et habilement – si l’on peut suspecter à terme le mobile, encore que sans grande certitude (sa révélation convainc peut-être plus ou moins, même si elle est bien amenée), on devine par contre assez tôt que ses implications dépassent la seule commission du meurtre à proprement parler ; cette fresque sociologique de vingt années nous y incite, et même plus – en fait, au point de nous entraîner sur de fausses pistes…

 

Quant au « comment », il demeurera largement un mystère jusque dans les toutes dernières pages – où l’auteur, pour le coup virtuose, rassemble une infinité d’indices et de motivations qui ne faisaient pas sens séparément, et les agence avec méticulosité pour assurer la parfaite cohérence de la narration policière.

 

DU CHOC PÉTROLIER À L’ÉCLATEMENT DE LA BULLE SPÉCULATIVE

 

Cependant, cette virtuosité est sensible avant tout, car de manière plus inventive et originale, peut-être, dans la trame de fond des vingt années durant lesquelles les enfants Yukiho et Ryôji deviennent des adultes – car la subtile mécanique du récit policier se décale ici au niveau de la fresque historique et sociologique… Et, dans le cadre de cette fresque, se posent à nouveau les questions du pourquoi et du comment – cependant, sans jamais verser dans le simplisme didactique, bien au contraire. En fait, la documentation resserrée de l’auteur se sent, à chaque page, et pourtant sans que jamais son récit ne vire à la démonstration encyclopédique – loin de là, il n’en est que plus fluide, et d’un naturel étonnant à ce stade.

 

Higashino Keigo se fait donc notre guide au fil des vingt dernières années de Shôwa, dans un Japon qui, au lendemain de la « Haute Croissance », s’achemine vers la crise sans bien s’en rendre compte, et, surtout ? qui change à toute allure. Pourtant, le spectre de la crise est là dès le début – simplement, les Japonais, sur le moment, ne le percevaient pas forcément très bien.

 

La « Haute Croissance » des années 1960, qui avait vu le pays se développer et s’enrichir de façon exponentielle, se met à ralentir progressivement à partir de ce que les Japonais appellent les « Chocs Nixon » de 1971. Quand le roman débute, en 1973, c’est cette fois le choc pétrolier qui se fait ressentir – et le roman abonde en anecdotes traduisant l’impact de ce lointain phénomène sur l’économie et les mentalités japonaises, ainsi avec cette ruée des consommateurs sur des produits tel que le papier toilette…

 

À l’autre bout de la période, en 1992, se profile l’éclatement de la bulle spéculative – la fin de Shôwa et le début de Heisei donnent alors la vague impression d’un pays qui est allé trop vite, trop loin, et de manière bien trop insouciante, et qui en fera bientôt les frais, même si un peu tardivement. Là encore, le roman comprend nombre d’allusions plus ou moins discrètes aux phénomènes ayant conduit à cet éclatement, mais toujours avec un grand naturel, et ces allusions s’insèrent donc parfaitement dans la narration ; c’est pourquoi on nous parle tant de la véritable folie spéculative qui s’était alors emparée du Japon, et qui voyait tout le monde ou presque se mettre à boursicoter, dans les mythes conjoints de cette vaste classe moyenne hégémonique sensément caractéristique du pays, croyait-on alors, et de perspectives d’enrichissement proprement infinies… Ici, c’est surtout Yukiho qui en témoigne – mais elle a pour elle d’être extrêmement compétente à ce petit jeu qui, à terme, en a ruiné plus d’un, et le pays dans la foulée. Mais la bulle a d’autres aspects, et ce n’est sans doute pas un hasard si la question de l’immobilier revient plus qu’à son tour dans le récit, même si essentiellement sous l’angle commercial.

 

Entre les deux, durant cette vingtaine d’années, bien d’autres traits caractéristiques de la société japonaise d’alors sont de même mis en avant par l’auteur, et toujours avec une grande pertinence. Ce qui peut valoir pour des choses à nos yeux parfaitement futiles, et pourtant significatives – ainsi de l’engouement des Japonais d’alors pour la pratique du golf, qui permet en outre d’appuyer sur la thématique de l’ascension sociale, dans le roman comme dans l’histoire et la sociologie du Japon des vingt dernières années de Shôwa.

MANIPULATIONS DERRIÈRE LES ICÔNES

 

Cependant, le roman met avant tout l’accent sur deux thématiques plus particulièrement développées : l’émancipation des femmes, et le développement de l’informatique personnelle et d’entreprise. Inutile sans doute d’en dire beaucoup plus ici, j’en ai dit quelques mots plus haut, que je crois bien suffisants dans le cadre de ce compte rendu.

 

Mais, pour le coup, c’est sans doute ici que le roman se montre le plus passionnant ; en ce qui me concerne, la thématique des jeux-vidéos, tout particulièrement, m’a vraiment enthousiasmé.

 

C’est aussi là qu’il se montre le plus lucide, notamment quand il traite de l’émancipation des femmes – lucide, et madré, peut-être aussi, car l’auteur prend plaisir à jouer avec les préjugés à cet égard, ceux de ses personnages… mais aussi ceux du lecteur ? Tout particulièrement en raison de la défiance que nous inspire d’emblée Yukiho, la trop parfaite Yukiho… Devinant ses manipulations dans l’ombre, et suspectant qu’il en a toujours été ainsi, nous sommes portés, ou du moins je l’ai été, à redouter et mépriser, derrière la façade de parfaite respectabilité de la jolie, intelligente et active jeune femme, quelque monstre froid d’un cynisme révoltant (je maintiens qu’elle a quelque chose d’une Merteuil, peut-être la cruauté en moins mais ce n’est pas dit ; surtout, cela vaut aussi, mais à terme, pour les aspects positifs de la marquise !). Si elle boursicote, par ailleurs, c’est qu’elle est matérialiste au sens vulgaire ; en outre, une femme aussi attentive à son apparence ne saurait être que superficielle, dans une société qui l’est certes tout autant ? Eh bien, non... Car, à tout prendre, les accusations plus ou moins conscientes portées contre le personnage se contredisent d’elles-mêmes – témoignant, comme de juste, de ce que rien n’est jamais simple : ni le personnage, ni la société dans laquelle il vit.

 

Et, par répercussion, nous pouvons enfin en dire autant de Ryôji – qui n’a jamais été le simple petit escroc que nous voulions y voir, et qui a toujours été plus complexe que cela ; y compris et peut-être avant tout sur le plan éthique.

 

UN MAILLAGE COMPLEXE

 

La forme du roman n’en demeure pas moins surprenante, au travers de cette longue fresque historico-sociologique mêlée de polar. Les premiers chapitres, avec Sasagaki, nous donnent la fausse impression d’un récit policier lambda, bavard par ailleurs – avec de longs dialogues en forme d’interrogatoires, où le rusé policier ne laisse pas passer le moindre détail… Sauf que c’est bien ce qu’il fait, en fin de compte.

 

Sasagaki ne revient donc véritablement qu’à la toute fin du roman – dix-neuf ans plus tard… C’est alors un vieil homme, et même plus un policier – il a pris sa retraite… Mais il poursuit son enquête – pour lui, sinon pour la justice ; un peu dans le vide, un peu absurdement...

 

Il récapitule, notamment – il rassemble et ordonne les milliers d’indices que nous avions pu entrevoir au fil des 500 pages où nous avons vu grandir Yukiho et Ryôji ; car il y avait bien des milliers d’indices, mais toujours amenés avec un certain naturel – encore que le sourire en coin de l’auteur manipulateur soit de la partie, qui sait jouer, donc, avec les attentes et les préjugés du lecteur, attentes et préjugés aussi bien sociaux et psychologiques, que pleinement littéraires.

 

Mais ce qui est vraiment remarquable, c’est la densité et la cohérence de ce maillage d’une extrême complexité. La Lumière de la nuit est un roman qui ne laisse rien au hasard – sa dimension historico-sociologique participe en fait pleinement de la narration policière, et jusque dans son ampleur (le roman ne se disperse pas, il n'y a pas de scènes proprement gratuites). Tout donne l’impression d’être lié ; l’habileté, c’est que cette intuition se vérifie parfois (souvent), mais s’avère donc en d’autres occasions seulement révélatrice des préjugés du lecteur… Et cela fonctionne parfaitement aussi bien dans un cas que dans l’autre.

 

UNE PLUME FLUIDE ET UNE SENSATION DE NATUREL...

 

Le style de l’auteur y est, je crois, pour beaucoup – non qu’il soit d’une grande élégance, il ne l’est pas, visant plutôt à la fluidité et à la clarté de l’exposition.

 

C’est le style d’un habile conteur d’histoires – il a pu me faire penser à un Stephen King, de par son aptitude à poser un contexte et à définir rapidement mais sans jamais verser dans le simplisme une kyrielle de personnages (oui, il y en a vraiment beaucoup dans ces 740 pages), qui sont tous ancrés dans le réel et psychologiquement comme sociologiquement consistants (aussi ne se perd-on pas dans leur foule qui n'a rien d'indifférencié).

 

En tout cas, tout cela coule très bien – et le pavé se lit tout seul, assez vite somme toute, car il est entraînant d’emblée et le demeure jusqu’à la dernière page, même avec tous ces détours délibérés au fil de vingt années de vie bien plus que d’enquête.

 

Je suppose donc que la traduction de Sophie Refle fonctionne globalement très bien – puisqu’elle communique cette sensation de fluidité et de naturel. C’est sans doute là l’essentiel.

 

MAIS UN (GROS) SOUCI EN FRANÇAIS ?

 

Mais j’ai eu l’impression de quelques vagues pains de temps à autre dans ce texte français – des aspects perfectibles ? En fait, il y a surtout un problème en particulier, qui m’a fait très, très peur au début du roman, disons les 100 ou 150 premières pages, car il se montre bien plus discret, voire inexistant, par la suite. Mais c’est une question très complexe – voire insoluble de manière véritablement satisfaisante ?

 

Il s’agit de la question des « dialectes », disons. Le roman débute à Osaka, ville natale de l’auteur, et y reste assez longtemps, ou y revient en tout cas, même si l’intrigue, via Yukiho tout spécialement, se décale globalement vers Tokyo. Or, à Osaka et à Tokyo, on ne parle en fait « pas tout à fait » la même langue. Le japonais « de Tokyo » a été élevé au rang de « japonais standard » (assez récemment, somme toute, et notamment dans une perspective de développement international, ai-je cru comprendre, au-delà de la seule « unification » interne). Mais le japonais « d’Osaka » peut être très différent – on le dit « dialectal », donc, mais c’est sans doute plus compliqué que cela ; en tout cas, c’est plus qu’un simple argot – on est à la limite d’une « autre langue », parfois.

 

Le problème, dans le cadre de ce roman, ou du moins de ses premiers chapitres, c’est que les personnages (d'Osaka) passent sans cesse et tout naturellement, au sein d’une même conversation, d’une réplique à l’autre, du japonais « d’Osaka » au japonais « standard », et inversement. C’est sans doute une dimension non négligeable du style de l’auteur en VO, une dimension qui, par ailleurs, n’est peut-être pas que formelle, mais peut aussi renvoyer au fond ; comme telle, il fallait bien trouver une manière de la rendre en français… Mais la solution adoptée ici ne m’a pas convaincu – parce que, pour le coup, elle rompt bien trop la fluidité essentielle du récit, et s’alourdit encore de répétitions que j’ai trouvées pour le coup vraiment très pénibles…

 

En VO, je suppose que tout cela demeure du domaine de l’implicite : le lecteur japonais, à vue de nez, doit percevoir ces nuances dialectales, ces variations dans la langue employée, sans qu’on ait besoin de le les lui rapporter de manière explicite – les répliques elles-mêmes suffisent, du moins je le crois. Or le texte français fait tout le contraire : à chaque réplique ou presque, dans les premiers chapitres, nous avons donc droit, en substance, à des « dit-il en japonais standard », « répondit-il dans le dialecte d’Osaka », « avança-t-il en japonais de Tokyo », « avec un fort accent d’Osaka », « passant au japonais standard », « faisant comme son interlocuteur et employant le japonais standard », « revenant au japonais d’Osaka après avoir employé jusqu’alors essentiellement celui de Tokyo » (je ne cite pas, mais je vous jure qu’il y a des passages comme ça, je n’exagère pas), etc. Et c’est pour le coup très, très pénible – parce que ces variations, dans un sens ou dans l’autre, ne se comptent pas dans les premiers chapitres du roman ; cela arrive alors au moins une fois par page, en gros, et cela peut aller bien au-delà – quatre, cinq fois, peut-être même plus ! En français, cela m’a vraiment donné une impression de balourdise d’autant plus envahissante qu’elle implique des répétitions à la pelle. Pour être franc, j’ai failli remiser le bouquin pour ne plus y revenir – ce qui ne m’arrive pas très souvent… Heureusement, j’ai persévéré – et tant mieux, car ce problème disparaît par la suite, et le roman, en définitive, m’a tout à fait séduit.

 

Je me rends bien compte que la traduction de ces nuances est particulièrement problématique. Je ne vois pas de solutions alternatives. Il y en a sans doute – avec des camarades, on a pu mentionner, pas très sérieusement (ah bon ?), le recours à l’argot connoté provincial, mais je ne me leurre pas : Patrick Honnoré et Sahé Cibot, traducteurs du Gourmet solitaire de Taniguchi Jirô et Kusumi Masayuki, ont beau comparer Osaka à Marseille face à Tokyo qui serait Paris (ça vaut ce que ça vaut, et ça n’est sans doute pas à prendre au pied de la lettre), on ne pouvait tout simplement pas glisser un « Peuchère ! » dans les répliques de Sasagaki – hypothèse que je ne mentionne bien sûr que pour la blague, hein (même si le recours à l’argot, simplement « moins voyant », semble bel et bien employé dans des cas pas si éloignés que cela). Mais que faire, alors ? La solution adoptée dans La Lumière de la nuit m’a paru mauvaise, mais je n’ai aucune idée de ce que pourrait être une « meilleure » solution… Alors une « bonne » solution...

 

Ce n'est certes pas avec mon infime et globalement désastreuse expérience en tant que traducteur de l'anglais, et après seulement un an de japonais, que je serais en mesure de dire quoi que ce soit à ce propos, bien sûr ; je n'exprime mes doutes qu'en tant que lecteur, ici.

 

Je vous engage cependant, si vous deviez lire ce roman, à ne pas vous arrêter à cette première impression assez effrayante : par la suite, le problème ne se pose heureusement plus. Mais c’est quand même un sacré souci au démarrage…

 

(Note : je suis tombé sur cette interview de Sophie Refle, portant entre autres sur Higashino Keigo, et datant de 2012, c’est assez intéressant ; ce problème est d’ailleurs hâtivement mentionné, mais en rapport avec un manga, pas un roman de Higashino Keigo.)

 

BONNE SURPRISE, HEUREUSE RENCONTRE

 

Ceci mis à part, cette lecture « au pif » s’est avérée plus que satisfaisante. Je ne vais pas aller jusqu’à crier au génie, d’autant que je manque de référents en matière de polar, mais j’ai eu l’impression d’un roman inventif et intelligent, roublard et efficace mais non sans charme et non sans personnalité, et dont le maillage complexe, entre policier et fresque historico-sociologique, constitue un atout essentiel et tout à fait appréciable. Et, du coup, je l'ai lu avec beaucoup de plaisir.

 

Une bonne surprise et une heureuse rencontre, donc, qui me donne d’ores et déjà envie d'approfondir un peu ma découverte de l’auteur – par exemple avec La Maison où je suis mort autrefois, ou peut-être avec un « Détective Galileo », car cette dernière approche me séduit particulièrement.

 

On verra bien.

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Satsuma, l'honneur de ses samouraïs, t. 4, de Hiroshi Hirata

Publié le par Nébal

Satsuma, l'honneur de ses samouraïs, t. 4, de Hiroshi Hirata

HIRATA Hiroshi, Satsuma, l’honneur de ses samouraïs, t. 4, [薩摩義士伝, Satsuma gishiden], traduction du japonais [par] Yoshiaki Naruse, adaptation [par] Vincent Zouzoulkovsky, adaptation graphique [par] Éric Montesinos, postface de Jean Karnac, [s.l.], Delcourt – Akata, [1981] 2005, 208 p.

 

LE SABRE ET LA PELLE

 

Retour aux gekiga pointus du grand Hirata Hiroshi avec ce quatrième tome de la série Satsuma, l’honneur des ses samouraïs, construite autour d’une anecdote historique du temps d’Edo, quand le shogun Tokugawa avait contraint les samouraïs plus ou moins rebelles du clan Shimazu, dans la province excentrée de Satsuma, à se faire terrassiers bien loin de chez eux, en prenant en charge l’aménagement de rivières aux crues meurtrières, moyen aussi bien de les humilier que de les ruiner.

 

La série a connu une certaine évolution depuis son tout premier chapitre – l’éprouvante, répugnante et fascinante scène du hiemontori. Les personnages sur lesquels le premier tome mettait l’accent se sont faits plus discrets ensuite, la dimension documentaire, persistante, a connu des variantes formelles, et les thèmes mis en avant ont pu être subtilement ou moins subtilement décalés.

 

Autant d’évolutions qui me convainquent plus ou moins ? Le fait est que j’avais adoré les deux premiers tomes, vraiment brillantes ; le troisième, sans être mauvais pour autant, certainement pas, m’avait paru bien inférieur… et ce quatrième tome, si je n’irais là encore pas jusqu’à le qualifier de mauvais, m’a tout de même beaucoup moins séduit, ou même, autant le dire, m’a laissé globalement indifférent en maintes occasions… Je commence à redouter la suite, du coup (même s’il me semble avoir lu que le sixième et dernier tome, notamment, remontait sacrément le niveau ?).

 

Pourquoi cette relative déception, ici ? Je tends à croire que cela tient à ce que le développement du récit, au travers des habituelles (depuis le deuxième tome) « histoires courtes » qui l’expriment, est devenu à ce stade bien trop répétitif… et, parfois, un peu confus.

 

« HÉROS » À PLUS OU MOINS LONG TERME

 

Cela tient pour une bonne part à nos « héros », entendus plus abstraitement peut-être, et qui sont plus qu’à leur tour agaçants – mais éventuellement avant tout pour un lecteur occidental du XXIe siècle, tel que qui vous savez ?

 

Notons déjà que la BD, sans les oublier totalement, ne met finalement guère en scène les « principaux » personnages « récurrents » que nous avions rencontré auparavant. Sakon Shiba, peu ou prou absent depuis le premier tome, fait certes ici une apparition remarquée dans le deuxième chapitre, et son (plus ou moins) reflet Jûzaburô Gondô occupe une place notable dans le premier épisode du présent volume (prenant directement la suite du dernier chapitre du tome précédent, pour le coup, ce qui est tout sauf systématique), encore que la dimension la plus marquante du récit, à mes yeux, ne l’implique en fait pas. Voici pour les héros du tome 1. Concernant ceux du tome 2, le sage conseiller Hirata est régulièrement cité, mais n’apparaît pas dans ces pages – toutefois, un nouveau personnage, le seigneur Ijûin, le rappelle énormément au lecteur ; le riche fermier Heinaï Kitô intervient par contre dans le premier chapitre, et on le croise à nouveau çà et là. Le tome 3 ne se prêtait sans doute guère à l’apparition de tels personnages, s’il avait connu quelques reprises, et il en va pour l’essentiel de même dans ce tome 4, même si quelques noms retiennent l’attention, mais sans qu’ils présagent de l’avenir… ne serait-ce que parce que la mort est au rendez-vous, plus que jamais peut-être – j’y reviendrai.

 

J’ai donc le sentiment que, globalement, les samouraïs au premier plan du récit dans ce quatrième tome ont quelque chose d’un peu plus abstrait… encore que ça se discute : les plus importants sont nommés, et il se trouve parmi eux des personnages iconiques qui tranchent sur les seuls « figurants » les environnant. J’ai cité le seigneur Ijûin du côté des sages, je pourrais aussi mentionner les « faibles » Tetsubeï et « le Chétif » du quatrième épisode, si les « forts » me paraissent moins marquants (Hikoshirô, peut-être… Guillemets plus que nécessaire dans les deux cas) ; enfin, le dernier chapitre, focalisé sur les agents shogunaux Ôya et Naïtô, joue sans doute dans une autre catégorie.

 

DES SAMOURAÏS PLUS QU’OBTUS…

 

Tout cela, en soi, ça n’est absolument pas un problème. Comme ne devrait pas être un problème le fait qu’ils sont à peu près tous « guère sympathiques » ? En fait, ces personnages éventuellement nommés tranchent sans doute sur la masse indifférenciée des samouraïs de Satsuma, définis au premier chef par un trait de caractère certes déjà croisé dans les tomes précédents : ils sont obtus.

 

Mesquins. Très attachés à leur rang et à leurs prérogatives. Qu’importe si ces dernières sont fondées sur du vent : les samouraïs qui ont été contraints de se faire terrassiers s’y raccrochent plus que jamais, comme à l’ultime reliquat de leur honneur souillé par l’humiliation du labeur. Ce en quoi, bien sûr, ils font fausse route… Des sages, çà et là, le leur démontrent – mais ces samouraïs sont pour nombre d’entre eux bien trop bornés pour admettre qu’ils se trompent.

 

C’est là un thème récurrent de ce quatrième tome, où les guerriers de haut rang, revêches au point d’en être franchement pénibles, n’ont que le mot d’ « insolence » à la bouche : tout, absolument tout, peut s’avérer insolent à leurs yeux – les crasses pas davantage que les générosités (en maintes occasions, je suppose que l’on peut ici renvoyer au système de l’obligation décrit par Ruth Benedict dans Le Chrysanthème et le sabre).

 

Mais ce thème apparaît tout particulièrement dans les deux premiers chapitres : dans le premier, les samouraïs s’indignent de ce que le riche fermier Heinaï Kitô ose requérir, même humblement, les services d’un médecin de Satsuma afin qu’il soigne un non-samouraï ; dans le deuxième, les samouraïs pauvres que sont les gôshi (et qui étaient au cœur du premier tome, avec Sakon Shiba) font les frais de l’arrogance de samouraïs de rang supérieur, qui refusent de cohabiter avec eux et les accablent d’insultes témoignant de leurs préjugés – et ce alors même que la politique du clan Shimazu dans cette affaire, largement définie par le conseiller Hirata, implique en théorie l’abandon au moins temporaire des distinctions de rang, ou, formulé autrement (le choix de la BD parfois, je ne suis pas sûr qu’il soit très pertinent, mais ne sais pas si cela vient du texte originel de Hirata Hiroshi ou de la traduction), « l’égalité des classes » : les gôshi se rebellant, et ne s’attirant que davantage les foudres de leur supérieurs, il faudra toute la sagesse et la force d’âme du seigneur Ijûin pour conclure cette affaire au mieux… et vous vous doutez de quelle manière ?

 

ET LEUR COMPULSION MORBIDE

 

Et oui. Le thème morbide, très présent dès le début de la série, est toujours aussi essentiel. On est vraiment dans cette culture de la mort dont témoignera notamment le Hagakure, et qui sera aussi décrite bien plus tard par Maurice Pinguet dans La Mort volontaire au Japon. Le suicide est l’ultime solution, dans toutes les affaires quelles qu’elles soient – il est l’alpha et l’oméga du bon droit, lequel s’avère peu sensible au raisonnement. Pour témoigner de la justesse de ses pensées, de ses dires et de ses actes, il ne saurait y avoir de meilleur moyen, ou même, il ne saurait y avoir d’autre moyen, que le seppuku ou quelque autre variante pas forcément moins ritualisée du suicide altruiste.

 

La série a mis en scène nombre de dilemmes moraux, depuis le départ – des dilemmes souvent cruels, et dont chaque solution, en quelque sens que ce soit, impliquait généralement de verser le sang, le sien ou celui des autres… et finalement davantage le sien que celui des autres ? C’est toujours le cas ici, dans la mesure où chaque nouveau dilemme, ou presque, peut être ramené à cette question : « Qui de nous deux doit mourir ? » De toute façon quelqu’un mourra – c’est le prix de cet « honneur » dont les samouraïs se rengorgent, même et peut-être surtout dans leurs obsessions les plus pernicieuses et mesquines, tenant au rang.

 

Sans doute est-ce là un trait essentiel de la culture samouraï, et pas seulement une obsession du gekigaka. Mais, et c’est peut-être en moi l’Occidental du XXIe siècle qui parle, à force de variations sur ce thème, je m’en suis lassé. Chaque épisode ou presque de Satsuma, l’honneur de ses samouraïs met en scène de semblables suicides, ou du moins en discute-t-on beaucoup. En tant que telle, la série baigne dans une préoccupation éthique complexe – mais en définitive affectée et amoindrie par la solution « simple » et systématique du suicide rituel protestant du bon droit du suicidant. À ce stade, la BD est devenue extrêmement et, je le crains, excessivement répétitive. Ces samouraïs tous plus désireux de mourir au nom de « l’honneur » n’étant par ailleurs guère admirables le plus souvent, leur fin censément édifiante ne porte plus guère à ce stade que quelques envahissants remugles de dégoût… Ce que la BD y gagne en noirceur et en violence sèche, elle le perd en subtilité du fait de la brutalité de la solution, brutalité d’autant plus pénible que c’est toujours la même solution qui s’applique, à quelque situation que ce soit. Satsuma, l’honneur de ses samouraïs est une casuistique du suicide altruiste bien avant que de l’honneur, en définitive – une casuistique au sens d’énumération d’espèces, car, finalement, elle ne s’embarrasse guère de subtilités théoriques, en n’ayant à avancer de manière générale qu’une seule réponse, simple et définitive, la même pour tous les cas exposés.

 

Dans les quelques rares mangas ou gekiga historiques que j’ai pu lire (bien peu : ces quatre tomes de Satsuma, l’honneur de ses samouraïs, L’Argent du déshonneur du même Hirata Hiroshi, et, bien sûr, mais dans un registre tout autre, les quatre premiers tomes de la cultissime série Lone Wolf and Cub de Koike Kazuo et Kojima Goseki), j’ai toujours été intéressé par le traitement violent et sans concession que les auteurs infligeaient à la thématique centrale de « l’honneur » ; sans doute l’exotisme de ces considérations éthiques bien particulières y était-il pour quelque chose, mais aussi, je crois, la manière dont les scénarios témoignaient de ce que le monde était bien trop complexe pour s’accommoder véritablement de simplisme en la matière – car ce monde était en nuances de gris, où le Bien et le Mal en tant qu’orientations cardinales ne pouvaient faire sens. La ruse d’Ogami Itto, en même temps que sa haine du monde, autorisent à cet égard des variations saisissantes – tandis que le chasseur de têtes de L’Argent du déshonneur s’avère plus moral qu’on pouvait le croire, et parfois même ses cibles ou commanditaires, en dépit de la souillure ultime qu’est supposée représenter la monétisation de la vie et de la mort ; dans les tomes précédents de Satsuma, cela avait pu donner lieu à des scènes tout à fait remarquables également – et, dans tous ces exemples, l’incompréhension du lecteur français de maintenant quant aux dilemmes éthiques du Japon d’Edo participait sans doute de l’intérêt de la BD, quelle qu’elle soit.

 

Mais, à ce stade, et à force de répétition, de variations finalement pas toujours si subtiles, ne reste plus guère en moi qu’un triste et désagréable écœurement. Mon intérêt pour ce tome 4 en a été considérablement affecté, car la douleur des situations rapportées par l’auteur, et ce par réflexe protecteur peut-être devant cette overdose de seppuku, s’est chez moi muée en une forme d’indifférence vaguement navrée.

 

Ce qui explique aussi, peut-être, pourquoi ce quatrième tome m’a paru inhabituellement confus ? C’est que je ne me sentais plus de m’y investir totalement...

LES ÉPISODES

 

Quelques mots, maintenant, de chacun des cinq épisodes de ce quatrième tome (ils sont globalement d’un volume comparable). Il peut y avoir quelques SPOILERS occasionnels.

 

Deux Âmes

 

« Deux Âmes » n’oppose pas que des âmes, mais aussi deux trames (eh) plus ou moins imbriquées. Dans la première, nous retrouvons Jûzaburô Gondô, affaibli suite à son coup d’éclat sur lequel s’était conclu le tome 3 (du coup les deux épisodes se suivent directement, ce qui est somme toute assez rare dans la série) ; cela lui vaut l’admiration d’un jeune samouraï – dont le père, plus sage sans doute, entend lui faire comprendre que rien n’est jamais aussi simple en pareil cas. Un déroulé un peu didactique, mais dans la lignée des questionnements de la série.

 

J’avoue avoir été davantage séduit par la deuxième trame, aux dimensions sociales marquées, et qui, en tant que telle, renvoie au brillant premier tome… et prépare le chapitre suivant. Comme dit plus haut, nous y voyons le riche fermier Heinaï Kitô avoir l'audace de quémander les services d’un médecin (samouraï) pour un non-samouraï, ce qui irrite et stupéfie tout à la fois les arrogants guerriers de Satsuma. Pour le coup, je suppose que c’est un épisode « positif », et sans doute plus conforme à la morale contemporaine occidentale que bien d’autres, puisque le vieux médecin pose expressément qu’ « il n’y a pas de différence entre les vies humaines ». Mais, comme de juste, cet « argument » demeure incompréhensible aux samouraïs, qui n’ont que le rang en tête – et le rigide système de castes du Japon d’Edo. Aussi le médecin doit-il user d’un autre expédient pour les « convaincre » : le seigneur Shimazu lui-même lui aurait donné toute latitude pour soigner qui il le souhaite… en précisant que ceux qui s’y opposeraient n’auraient d’autre choix que de s’ouvrir le ventre. Eh. Pour le coup, ils s’abstiennent…

 

C’est Jûzaburô Gondô qui fait le lien entre les deux trames – rebelle d’emblée, « l’insolent » si difficile à catégoriser est tout disposé à plaider la cause de Heinaï Kitô…

 

Un épisode assez bien troussé. On a lu bien mieux dans la série, mais cela fonctionne.

 

La Révolte des gôshi

 

J’ai déjà dit quelques mots du deuxième épisode, « La Révolte des gôshi », qui nous ramène au premier tome de Satsuma, l’honneur de ses samouraïs – et doublement, en fait, puisque, outre sa thématique sociale marquée, il est aussi l’occasion de ramener brièvement sur le devant de la scène le charismatique Sakon Shiba, largement aux abonnés absents dans les deux volumes précédents.

 

La rébellion des gôshi, qui en ont plus qu’assez du mépris et des brimades que leur infligent les samouraïs de rang supérieur, et ce alors même qu’ils sont tous autant de terrassiers dans cette affaire, constitue probablement le moment le plus épique de ce quatrième tome – et avec une efficacité certaine. Je suppose que, comme pour « Deux Âmes », ce chapitre a quelque chose de positif, puisqu’il se conclut sur l’intervention raisonnée et juste du seigneur Ijûin, autrement plus sensé que sa compagnie d’arrogants samouraïs : on évite ainsi le bain de sang attendu.

 

Mais, pour parvenir à ce résultat, le seigneur doit donc faire la démonstration de son courage en succombant, contraint et forcé, à cette compulsion morbide qui seule peut décider du bon droit aux yeux des samouraïs. C’en est tout particulièrement navrant…

 

Mais l’épisode est réussi – jusque dans son caractère de redite, en fait, car retrouver les gôshi, et non loin Sakon Shiba, c’est tout à fait appréciable. Il a peut-être quelque chose de « simple », mais il remplit bel et bien son office.

 

Voleur de riz

 

Je suis plus réservé concernant les deux épisodes suivants, et tout d’abord « Voleur de riz », qui se situe à un niveau plus « intime », peut-être, et en tout cas pas le moins du monde épique.

 

Le samouraï Tetsubeï est affaibli – et son comparse Hikoshirô sait pourquoi : c’est que Testubeï, costaud, est un gros mangeur – et leur ordinaire dans cette opération de travaux publics bien loin de chez eux est considérablement restreint (la politique du shogun, on l’a vu dans les tomes 2 et 3, consistant à imposer les plus rudes et humiliantes des conditions de travail aux samouraïs de Satsuma – notamment en empêchant les paysans locaux de leur venir en aide de quelque manière que ce soit)… Hikoshirô prend sur lui de voler du riz pour Tetsubeï – en l’assurant bien sûr que ce supplément de riz ne provient pas d’un larcin…

 

Mais la vérité se fait jour, et, comme d’habitude, on en vient au questionnement traditionnel : qui doit mourir ? Tetsubeï ou Hikoshirô ? Et les deux en causent longuement… Pour le coup, c’est assez ennuyeux. Et l’intervention en dernière minute d’une petite paysanne mentant pour sauver Hikoshirô, si elle est sans doute dans la lignée des épisodes précédents, ne suffit pas, je le crains, à assurer l’intérêt de ce développement un peu convenu et assez médiocre.

 

La Force de l’âme du Chétif

 

Je tends à croire qu’il en va un peu de même avec le quatrième épisode, « La Force de l’âme du Chétif » ; probablement davantage, en fait… Sur le plan du scénario, du moins, car, graphiquement, l’épisode est tout spécialement beau – aussi bien dans le registre délibérément caricatural de l’ouverture, une orgie de saké, que dans la grandiloquence (mais là encore pas dénuée d’aspects sciemment grotesques) de la danse du vieux père honorant le dragon.

 

Hirata Hiroshi, dans ses gekiga, a souvent mis en scène des « petits » qui s’avèrent plus admirables que les « grands » ; voir notamment, ai-je cru comprendre, le volume intitulé… La Force des humbles. Ici, il y a de ça, et, en même temps, c’est un peu différent – car « le Chétif », comme on l’appelle, est tout de même un samouraï. Mais de par sa naissance uniquement, disent les imbéciles, qui le moquent sans cesse pour sa constitution malingre, laquelle l’empêche de boire du saké aussi bien que de travailler efficacement en tant que terrassier, en dépit de tous ses efforts.

 

Et le mot fatidique survient bien vite : en étant ce qu’il est, « le Chétif », à l’évidence, « déshonore » les samouraïs de Satsuma ! Ben voyons… Comme de juste, notre petit bonhomme s’emploiera à démontrer que tel n’est pas le cas – encore qu’il doive, pour ce faire… abandonner son affiliation au clan Shimazu pour se faire rônin. Cette spécificité intéressante mise à part, et les deux scènes mentionnées plus haut mais surtout pour leur graphisme, l’épisode s’avère donc bien convenu dans son propos (plus ou moins façon fiction sportive...), et un peu trop « mécanique » pour convaincre.

 

Corbeau et Pie-Grièche

 

Reste un dernier épisode, intitulé « Corbeau et Pie-Grièche », et que je trouve assez problématique – je ne sais pas si je l’ai aimé, voire adoré, ou pas… Je suppose que je l’ai aimé – mais il est pour le moins déconcertant.

 

Il se distingue à plus d’un titre, mais déjà parce qu’il met en scène, non des samouraïs de Satsuma ou des paysans des régions de Mino et Owari, mais des agents du shogun sur place – autant dire « le camp ennemi »… ou pas. Deux fonctionnaires, Ôya et Naïtô, se disputent sur les implications de leur mission et la meilleure manière de servir les intérêts du shogun. Le second est pieux, pas le premier – et la dispute qui les oppose porte sur la signification exacte d’un serment signé avec du sang sur un talisman de Kumano… Pour Ôya, ce n’est qu’un bout de papier comme un autre – et Naïtô est profondément choqué de ce mépris à l’égard des dieux ! Alors il prie pour Ôya… lequel a d’autres manœuvres en tête.

 

L’opposition des deux hommes n’est (d’abord ?) pas tant une question d’hostilité mutuelle que d’incompréhension fondamentale ; il n’empêche, les noms d’oiseaux volent bientôt… Et littéralement, puisque Naïtô est dit « Corbeau » par Ôya, et répond en qualifiant l’autre de « Pie-Grièche » – ce qui nous vaut une assez longue (et intrigante) dissertation sur le symbolisme afférent, débouchant, via la généalogie des kanji, sur des considérations pleinement métaphysiques.

 

Ici, il y a sans doute, plus encore que d’habitude, un choc culturel à prendre en compte – et je vais SPOILER, clairement… Au cours du débat entre les deux hommes, et que nous y assistions directement ou indirectement, j’ai clairement penché du côté d’Ôya, tout cynique et froid soit-il – et c’est d’autant plus intéressant, je trouve, que ledit Ôya est celui qui entend se montrer le plus sévère, et même sans contredit injuste, pour les samouraïs de Satsuma, soit « nos héros », avec tout ce qu’ils ont de navrant. Mais c’est qu’en face Naïtô est d’une bigoterie telle qu’il en devient ridicule – et finalement plus superstitieux que véritablement pieux ? Il en va de même pour ceux qui pensent comme lui – et auxquels Hirata Hiroshi confère des traits largement caricaturaux, s'il n'en afflige pas le fonctionnaire.

 

C’est que la controverse dégénère quand les deux hommes se mettent à disserter sur le concept de « punition divine ». Naïtô, bien légèrement pour un homme de religion, met au défit Ôya d’encourir ladite punition en commettant quelque sacrilège – saccager un temple, par exemple. Ce qui n’effraie en rien Ôya : Naïtô n’osait sans doute pas croire qu’une chose pareille serait possible, il lui paraissait impensable que quiconque puisse commettre pareil crime au mépris des répercussions surnaturelles à ses yeux inévitables, mais Ôya exécute son blasphème sans même y penser, et plastronne : la punition divine ne semble pas disposée à le frapper, décidément… Naïtô, vaincu dans son pari, et stupéfait, doit se plier à la sanction décidée par Ôya – sanction qui le rendra plus ridicule que jamais, mais cette fois d’une manière plus pathétique : il doit se promener avec un corbeau mort sur la tête ! L’affaire finira mal pour le pieux agent du shogun, bien sûr – humilié, jugé totalement fou et même accusé du sacrilège qui l’avait tant horrifié…

 

Et Ôya ? C’est ici qu’une bascule opère, dont je ne sais que penser… Car, sur le mode d’une fable édifiante, mais pas qu’un peu grotesque, il subit enfin le courroux divin pour ses méfaits – jusqu’à une mort parfaitement ridicule (bien des années plus tard – la BD opère ici un bond en avant, et il y en a quelques autres exemples).

 

Et je ne sais pas ce qu’il faut en penser – je ne sais pas si cette mise en scène moralisante de la punition divine est pertinente ou pas, et doit être prise au sérieux ou pas. Je ne sais pas davantage ce qui, dans ma réaction de petit agnostique faisant plus que loucher sur l’athéisme et qui a biberonné aux Lumières, est à propos ou ne l’est pas dans cette lecture.

 

Ou, pour dire les choses autrement, je ne sais pas si c’est mon épisode préféré de ce quatrième tome, ou celui qui m’a le plus déçu (mais pas le plus médiocre, ça, c’est encore autre chose, et « Corbeau et Pie-Grièche » a évidemment pour lui d’être plus original que les bien convenus « Voleur de riz » et « La Force de l’âme du Chétif »).

 

Manière de signifier que c’est peut-être en moi que réside ici le problème, et non dans la BD.

 

MAIS… MAIS NON ?!

 

J’en ai fini avec les cinq épisodes… mais pas tout à fait avec ce quatrième volume. Il est en effet complété (comme souvent) par un bref paratexte… hélas pour le moins déconcertant, au mieux.

 

En guise de postface, nous avons un article signé d’un certain Jean Karnac (?), et intitulé « L'Esprit sacré de la Voie du Samouraï et son universalité ». Et c’est passablement mauvais. Notez, je n’aurais pas la prétention d’expliquer au juste ce qu’était un samouraï, et a fortiori ce que pouvait bien être la Voie du Samouraï (malgré Miyamoto Musashi et son Traité des Cinq Roues, abondamment mentionné, le Hagakure qu’il me faudra bien approcher un de ces jours, Mishima Yukio trippant sur le précédent au travers de ses fantasmes les plus moites dans Le Japon moderne et l’éthique samouraï, ou le Ghost Dog génialissime de Jim Jarmush). Je doute cependant, et c’est peu dire, que cet article nous renseigne en quoi que ce soit à ce propos. Car il s’agit en l’espèce d’un gloubiboulga syncrétique à prétention « spirituelle », prétendant disséquer la Voie du Samouraï sur la base de considérations « universelles » tirées, par exemple, du Coran ou de Raimond [sic] Lulle (oui). Si l’universalisme tend à me laisser un peu sceptique assez souvent (jusqu'à battre en brèche mes fondamentaux humanistes et libéraux, etc.), je ne nie certainement pas la pertinence du comparatisme, de manière générale. Mais ça, c’est tout sauf pertinent – c’est de la bouillie « spirituelle », mêlée d’un inévitable mysticisme lourdingue. Un machin totalement à côté de la plaque, fond et forme, et dont on pourra juger le sérieux, la précision et l’élégance tout spécialement dans cette magnifique citation :

 

« La guerre et le combat est [sic], en définitive, un désordre pour rétablir l'ordre rompu, comme le définissait René Guénon (voir sur Internet). »

 

Mais pourquoi, bon sang ? Qu’est-ce que ça vient foutre là ? Hélas, ce n’est pas la première fois que je lis une BD de Hirata Hiroshi desservie par un pseudo-paratexte des plus malvenu – même si le précédent cas (chez Akata « pur », puisque Satsuma, l’honneur de ses samouraïs est une coédition Delcourt/Akata) était sans doute encore plus consternant, et tant qu'à faire carrément nauséabond dans son sous-texte : la préface idiote et improbable du guignolesque Pierre Jovanovic, passablement conspi et probablement fafisante, en tête de l'excellent volume qu'est autrement L’Argent du déshonneur

 

Pourquoi, bordel ? Hirata Hiroshi est un bien trop brillant gekigaka pour mériter d’être ainsi souillé...

 

UNE VAGUE LASSITUDE

 

Bon, on peut faire l’impasse sur cette ultime bizarrerie, hein. Mais, en définitive, que penser de ce quatrième tome de Satsuma, l’honneur de ses samouraïs ?

 

Je ne peux pas cacher une certaine déception – qui est avant tout lassitude. J’avais adoré les deux premiers tomes, vraiment superbes ; le troisième tome, sans me déplaire à proprement parler, m’avait paru un bon cran inférieur... et c’est à nouveau le cas concernant ce tome 4.

 

La compulsion morbide des samouraïs, telle qu’elle est mise en scène, à force de répétition, a fini par me lasser – et m’écœurer légèrement ; ce qui était peut-être dans les intentions de l’auteur, mais pas dit, car la distance culturelle joue forcément dans cette affaire – en fait, je peux d’autant moins me montrer catégorique à cet égard que le discours tenu par l’auteur me paraît plus confus qu’auparavant… Et les épisodes un peu trop « mécaniques » de ce quatrième volume compensent en mal l’inventivité appréciable du dernier chapitre – tout perplexe qu’il m’ait laissé…

 

Au crédit de l’auteur, bien sûr, le dessin s’avère toujours aussi brillant, mais pas au point de me masquer ce que je suis porté à voir comme des faiblesses du scénario – tout en relevant bien que le problème est peut-être plutôt en moi que dans la BD à proprement parler, donc

 

Je poursuivrai néanmoins – d’autant que j’ai cru comprendre que le niveau remontait dans les derniers tomes (et tout particulièrement l’ultime ?).

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CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

Première séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.

 

Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici.

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.

 

0 : PROLOGUE

 

Il s’agit d’une simple amorce qu’il m’a fallu imposer pour justifier tant bien que mal l’implication de ce groupe assez conséquent de six PJ ; comme cela tourne autour du personnage de Gordon Gore, j’en avais fait part à son joueur avant la partie.

 

[0-1 : Gordon Gore : Timothy Whitman] Gordon Gore, c'est notoire, aime à se distraire en enquêtant de manière totalement bénévole (pour lui...) et dilettante sur des affaires intéressant la bonne société de San Francisco. Son nom a pu circuler dans ce milieu, et aboutir à ce que le banquier Timothy Whitman, richissime patron de l'American Union Bank, le contacte pour une affaire nécessitant la plus grande discrétion. Whitman n'a rien de commun avec Gore : grand bourgeois austère et même puritain, il méprise à l'évidence le dilettante dépensier et décadent, mais les références indéniables de ce dernier ont emporté la décision du banquier, qui se veut avant tout un homme de « bon sens », pragmatique.

 

[0-2 : Gordon Gore : Timothy Whitman ; Clarisse Whitman] Lors de leur première entrevue à ce propos, la veille au soir, en privé, Whitman a rechigné à se montrer très précis sur ce qu'il attendait au juste. Gore lui a fait la remarque qu'il aurait besoin de davantage d'éléments pour accepter l'enquête, et Whitman a commencé, à regrets, à évoquer quelques éléments plus précis – il s'agit de retrouver sa fille cadette, Clarisse, qui a disparu depuis plusieurs jours ; et qui sait dans quel guêpier elle a pu se fourrer... Mais, pour lui, c'est davantage qu'une simple fugue : il n'a rien lâché de plus précis, mais il dispose sans doute d'éléments en ce sens, et c'est bien pourquoi il considère qu'une enquête s'impose, une enquête n'impliquant pas la police, ni, directement du moins, un ou des détectives privés, affiliés à Pinkerton notamment, car il n'a pas confiance... Le profil de Gore, par contre, le rend approprié pour régler cette affaire au mieux.

 

[0-3 : Gordon Gore : Timothy Whitman] Gore sait qu'il manque encore d'éléments, mais, sur la base de ces premiers échanges, il a néanmoins pu constituer une équipe qu'il juge adéquate, et qu'il compte bien imposer à Whitman quoi qu'il en soit, d'où ce rendez-vous à l'American Union Bank, dans Financial District, le lundi 2 septembre 1929, à 10 h. Whitman, mis devant le fait accompli, n'en sera que plus furieux, suppose Gore, mais le banquier devra admettre qu'il n'a pas vraiment le choix, et accueillir tout ce petit monde dans son bureau.

 

[0-4 : Gordon Gore : Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Veronica Sutton ; Clarisse Whitman, William Randolph Hearst] Pour Gore, il allait de soi que sa compagne du moment, la très délurée et active Eunice Bessler, serait mêlée à l'affaire – et d'autant plus, mais cela il le garde pour lui, qu'elle pourrait ressembler d'une certaine manière à Clarisse Whitman ? De même en ce qui concerne son vieux domestique chinois, Zeng Ju, dont il sait qu'il dispose de ressources insoupçonnées au regard de sa fonction de majordome... À plusieurs reprises, Gore a eu recours aux services du détective privé Bobby Traven et du journaliste Trevor Pierce ; il pense qu'ils pourraient être utiles en cette affaire, tout en étant suffisamment discrets – Pierce n'est ainsi pas du genre à susciter un scandale de mœurs, ce sont les affaires politico-financières qui l'intéressent, et il déteste Hearst... Bien sûr, ces deux-là doivent être payés – Traven n'est pas regardant, mais, pour Pierce, il a fallu davantage que de l'argent : la promesse de confidences sur les filouteries de certains membres de la bonne société san-franciscaine – et à la mairie... Ce « paiement » aura lieu à la fin de l'affaire. Enfin, Gore a eu l'occasion de constater qu'une approche plus « intellectuelle » était souvent fructueuse, et le profil de Clarisse l'a incité à requérir les services de sa propre psychiatre, Veronica Sutton ; celle-ci était extrêmement réticente au départ – ce genre d'enquêtes, ce n'est absolument pas son monde, et Gore est son patient ! Mais il a su lui faire miroiter des sujets d'étude intéressants (la personnalité de Clarisse au premier chef), et se montrer vraiment très généreux financièrement... Sutton n’a rien de cupide, mais l’idée de disposer de fonds suffisants pour mettre en place une institution psychiatrique d’avant-garde n’a pas manqué de la séduire, aussi a-t-elle bien voulu remiser, au moins temporairement, ses préventions de côté, et participer à l'entretien à l'American Union Bank, sans pour autant s'engager plus avant ; cela convient très bien à Gore, qui ne doute pas qu'une fois accrochée, elle s'intègrera d'elle-même et volontairement dans leur petit groupe d'investigateurs…

I : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 10H – AMERICAN UNION BANK, 105 MONTGOMERY STREET, FINANCIAL DISTRICT, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[I-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Veronica Sutton] Les personnages ont rendez-vous, à 10 h, à l’American Union Bank. La plupart sont à l’heure, ayant pris soin de venir avec un peu d’avance, d’abord le petit groupe constitué par Gordon Gore, Eunice Bessler et Zeng Ju, ensuite et séparément Bobby Traven et Trevor Pierce. Mais Veronica Sutton, elle, a choisi d’avoir quelques minutes de retard – pas grand-chose, mais c’est une manière pour elle de signifier qu’elle n’a rien d’un larbin à qui on donne des ordres ; tout spécialement en pareil cas : l’initiative de son patient Gordon Gore la laisse pour le moins perplexe…

 

[I-2 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Timothy Whitman] Ils patientent dans une luxueuse salle d’attente attenante au bureau de Timothy Whitman. À 10 heures tapantes, ils sont rejoints par un jeune homme au port hautain, qui, de manière très explicite, jette un œil à sa montre en pénétrant dans la pièce. Sans dire un mot, il consacre deux, trois minutes à dévisager successivement les investigateurs – ce qui donne le temps à Veronica Sutton d’arriver, et il s’attarde quelque peu sur elle… Mais la psychiatre suppose que c’est aussi, pour lui, une manière de signifier qu’il sait qui elle est. Le jeune homme se présente enfin : Daniel Fairbanks, le secrétaire particulier de M. Whitman, lequel va les recevoir.

 

[I-3 : Gordon Gore, Bobby Traven : Daniel Fairbanks ; Timothy Whitman] Toutefois, il lui faut d’abord spécifier quelques détails, d’ordre très pragmatique : le salaire journalier sera de 25 $ par personne, plus les frais, mais seulement sur présentation de factures dûment complétées (« Nous sommes dans une banque, nous sommes des gens sérieux, et attendons à cet égard autant de sérieux de votre part. ») ; il y aura un bonus de 300 $ par personne si l’affaire est réglée de manière satisfaisante en moins d’une semaine, soit d’ici au lundi 9 septembre. « Posons les choses : si vous n’êtes pas d’accord avec ces conditions, inutile d’ennuyer M. Whitman, vous êtes libres de vous en aller. » Il arrête son regard sur Gordon Gore. Lequel se lève, et se tourne vers ses associés : « Les banquiers, qui préparent tout à l’avance et avec le plus grand soin... », leur dit-il avec un sourire ; mais admettons, ce n’est pas ce qui les intéresse, après tout ? Bobby Traven se lève à son tour : il n’est pas d’accord avec cette allégation désinvolte de son employeur, et le lui fait comprendre… Toutefois, il sait, d’expérience, que le tarif proposé est à vue de nez tout à fait raisonnable, et même généreux – dans l’absolu, tant qu’ils ne savent rien de plus quant au sujet même de leur enquête… Presque par réflexe, il demande toutefois davantage ; mais Gordon Gore, d’un ton plus sérieux, le rassure – il sait très bien ce qu’il en est, ils ont déjà travaillé ensemble… Le tarif proposé par Fairbanks lui paraît correct, mais il est près à rallonger la sauce pour son employé au langage guère châtié ; ce qui convient parfaitement à Bobby, souriant. Gore a un geste de la main traduisant un vague agacement pour ces questions d’argent ; si M. Fairbanks veut bien les introduire auprès de M. Whitman ? Le secrétaire les dévisage tous une dernière fois, regarde à nouveau sa montre – très chère –, puis ouvre la porte du bureau attenant et invite les investigateurs à y pénétrer.

 

[I-4 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Timothy Whitman, Daniel Fairbanks] Gordon Gore approche de la porte et fait signe à ses amis d’entrer, il fermera la marche. Voyant que son maître s’est débarrassé de sa veste, Zeng Ju offre aussitôt de la prendre. Situé au dernier étage d’un gratte-ciel, le bureau de Timothy Whitman est une grande pièce des plus luxueuse, offrant une impressionnante vue panoramique sur la Baie de San Francisco ; mais l’aménagement intérieur n’a finalement rien de clinquant. Assis à son poste de travail, Timothy Whitman est en train d’étudier avec le plus grand sérieux des dossiers quand les investigateurs pénètrent dans la pièce. C’est un homme assez imposant et rebondi, affichant un air perpétuellement sérieux, et impeccable dans son costume de qualité (mais sans épate) ; affligé d’une calvitie déjà avancée, il arbore une moustache soigneusement entretenue qui n’est pas pour rien dans l’aura de sévérité qui émane de sa personne. Il ne fait pas attention à ses invités tandis qu’ils le rejoignent et que Daniel Fairbanks les invite à prendre place dans six fauteuils visiblement confortables, spécialement disposés à leur intention – mais Zeng Ju, à son habitude, préfère rester debout juste derrière son maître. Une fois tout le monde installé, et après avoir jeté lui aussi un œil à sa montre (encore plus luxueuse, incomparablement, que celle de son zélé secrétaire), Timothy Whitman lève enfin la tête, et dévisage à son tour les investigateurs – avec un air sévère, donc ; il s’attarde un peu plus sur Gordon Gore, avec une vague moue de scepticisme, mais ignore presque totalement la souriante Eunice Bessler

 

[I-5 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Timothy Whitman ; Louise Whitman, Clarisse Whitman, Dorothy Whitman] Le banquier prend enfin la parole : inutile de faire les présentations, il s’en moque ; Gordon Gore lui a assuré que les investigateurs étaient des gens compétents, capables de régler cette affaire au mieux, le reste ne l’intéresse pas. Il regarde sa montre, puis lâche un bref soupir : « Une chose quand même... Je vous parle en tant que père, et non en tant que banquier. » Il s’interrompt brutalement, puis, regardant tous ses interlocuteurs : « Est-ce que vous avez des enfants ? » A priori, seul Zeng Ju est dans ce cas, mais il n’en fait pas état – conformément à son rang. Devant l’absence de réponse positive, le banquier grommelle : « Mais qu’est-ce qui ne va pas, chez vous... » Après quoi, dans un nouveau soupir, il adresse un regard assez inquisiteur à Eunice Bessler. Puis il reprend : « Bon. Moi, je suis père. J’ai deux filles. Il y a Louise, l’aînée, adorable, belle, gentille… Je compte bien sûr la marier à un beau parti, et prochainement ; elle ne s’intéresse pas trop aux hommes que je lui présente, mais… Bon. Il y a Louise, et il y a Clarisse. » Il s’attarde à nouveau sur Eunice. « Clarisse, elle… elle est effrontée, défiante ; elle a des avis sur tout et n’importe quoi, et ne se prive pas d’en faire part à tout bout de champ. Et ses… relations… Des hommes, oui, beaucoup – et aucun de convenable ! Des "artistes", des "musiciens", des "auteurs"... » On entend les guillemets méprisants dans sa voix. Il bloque à nouveau, et dévisage ses invités : « Est-ce qu’il y a des "artistes" parmi vous, de ces gens qui ont la… la "fibre artistique", comme ils disent ? » Eunice, avec un grand sourire, lui dit être une actrice (les autres ne pipent pas mot). Le banquier reprend : « Une "actrice"… Ouais… Ce pays court à sa perte. Hollywood, hein ? Les "fantaisies" artistiques… Une perte d’espace, de temps, et donc d’argent. Qui ne remboursera jamais les sommes absurdes investies dans ces sottises… L’idée de voir ma Clarisse traîner en pareille compagnie de parasites... » Nouveau soupir, plus profond que les précédents. Et il reprend : « Clarisse… Elle a disparu. Et je veux qu’elle revienne avant de se fourrer dans les ennuis. Des ennuis sérieux. Ma femme et moi ne l’avons pas vu depuis cinq jours, maintenant – et… Oui, je suis inquiet. Comprenez bien : ce n’est pas la première fois qu’elle quitte la maison sans autorisation – des sorties nocturnes… Elle trouvait même à quitter sa chambre, inutile de l’enfermer. Elle rentrait tard dans la nuit, le lendemain matin parfois… Mais elle n'est jamais partie aussi longtemps. Cinq jours. Je suis inquiet... Elle a des mauvaises relations, et… je crains le pire. C’est bien pour cela que je vous ai contacté, M. Gore. Clarisse est une fille difficile – mais c’est ma fille, et je veux qu’elle retourne à la maison.»

 

[I-6 : Veronica Sutton : Timothy Whitman] Veronica Sutton intervient : a-t-il envisagé que sa fille souhaitait simplement vivre sa vie sans lui ? « Madame… J’ai fait plus que l’envisager, et je vous l’ai dit : ce n’est pas une bête escapade comme les autres, même le mot de "fugue"… Avec toutes les fadaises que l’on répand de nos jours, l’idée de "s’émanciper", forcément… Qu’importe : elle a 18 ans, elle est mineure, je suis son représentant légal ; sa place est dans ma maison. »

[I-7 : Gordon Gore : Timothy Whitman, Daniel Fairbanks ; Clarisse Whitman, Dorothy Whitman] Gordon Gore demande un cigare à Timothy Whitman, d’une manière très désinvolte qui surprend le banquier ; il a quelques questions à lui poser… Peut-il se montrer plus précis quant aux « fréquentations » de Clarisse ? A-t-il des noms à leur soumettre ? Sans doute ces bons-à-rien ont-ils des noms, mais il n’a jamais pris la peine de s’en enquérir, à quoi bon… Après un temps de réflexion, il semble envisager quelqu’un de plus précis, puis secoue la tête : non, il ne sait pas ; peut-être sa femme pourra-t-elle les renseigner ? Il pourrait de toute façon être utile à Gore et à son équipe de rendre une visite à la Résidence Whitman : « Fairbanks peut vous organiser un rendez-vous pour cet après-midi, 15 heures. » Le banquier regarde à nouveau sa montre.

 

[I-8 : Gordon Gore, Bobby Traven : Timothy Whitman] Puis Gordon Gore invite le détective privé Bobby Traven à poser des questions à Timothy Whitman : c’est sa partie, après tout ! « Merci coco. » Quant le banquier a-t-il vu pour la dernière fois sa fille, et où ? Il y a cinq jours, à la maison. Et il n’appelle Gore qu’après cinq jours ? Bizarre, son histoire… Brusqué, Whitman lâche que « les circonstances sont… particulières ». Et la police, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle n’est pas au courant – et le banquier entend bien que cela reste ainsi, c’est pourquoi il a fait appel aux services de M. Gore, qui a la réputation de pouvoir régler ce genre d’affaires discrètement, et il tient à la discrétion. « Ouais… C’est quoi que la police doit pas savoir, y a quoi là-dessous ? De la drogue ? De la prostitution ? » Whitman commence à s’énerver : la police de San Francisco est notoirement inefficace et corrompue, il n’attend rien d’elle ! Le détective est-il aussi compétent que le prétend M. Gore ? Peut-il trouver sa fille, ou pas ? Gordon Gore répond de lui. Le banquier regarde à nouveau sa montre : « Bon, vous avez d’autres questions ? J’ai du travail ! »

 

[I-9 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Timothy Whitman ; Clarisse Whitman] Gordon Gore coupe court et suppose qu’ils n’apprendront rien de plus utile ici – effectivement, autant se rendre à la Résidence Whitman à 15 heures. Il propose donc de s’en tenir là pour l’heure. Mais oui : mieux vaut pour M. Whitman ne pas leur mettre la police dans les pattes, il est sans doute possible de régler cette affaire discrètement. Zeng Ju sort de sa réserve habituelle : M. Whitman pourrait-il leur confier une photographie de Mlle Clarisse ? Oui, bien sûr, le banquier leur en tend une, qu’il sort du tiroir de son bureau. Une jeune fille pétillante, un brin espiègle, assurément charmante… Gordon Gore la regarde, puis se tourne vers Eunice Bessler, souriant : « Elle vous ressemble à s’y méprendre ! » Et précise en chuchotant : « En moins jolie, toutefois. » L’actrice le remercie, et joue son jeu : « Elle pourrait sans doute percer à Hollywood ! » Gore, taquin, suppose qu’ils pourront lui en parler quand ils l’auront retrouvée – si son père le veut bien, naturellement… Whitman ne goûte pas la plaisanterie : « Vous me ferez le plaisir d’avoir ces conversations ailleurs que dans mon bureau. Fairbanks, raccompagnez-les, et voyez avec eux pour… la paperasse. » Après un nouveau coup d’œil à sa montre, le banquier s’attelle de nouveau à la lecture de ses dossiers.

 

[I-10 : Gordon Gore, Zeng Ju, Trevor Pierce, Bobby Traven, Eunice Bessler, Veronica Sutton : Daniel Fairbanks ; Timothy Whitman, Dorothy Whitman] Daniel Fairbanks les reconduit dans la salle où ils avaient patienté. Il faut faire les choses en bonne et due forme : il a préparé les contrats – libre à eux de les lire en détail, mais ils devront être signés avant qu’ils ne quittent cette pièce. Par ailleurs, concernant les honoraires, M. Whitman l’a autorisé à leur verser à chacun une avance de 50 $. Il va de ce pas s’occuper du rendez-vous de cet après-midi (et en donne l’adresse, à Pacific Heights) ; il insiste sur leur ponctualité : Mme Whitman est tout aussi exigeante que son époux à cet égard. Enfin, il exige un rapport téléphonique quotidien, chaque matin à 9 heures précises, témoignant des avancées de l’enquête, et, le cas échéant, des frais engagés – mais il rappelle au passage la nécessité de factures en bonne et due forme. Gordon Gore persiste sur le goût des secrétaires pour la précision, et n’a guère envie de perdre du temps à lire quelque chose d’aussi ennuyeux qu’un contrat – peut-être Zeng pourrait-il s’en charger ? Mais il n’y connaît rien… Trevor Pierce est plus compétent – et ne comptait certainement pas signer quoi que ce soit sans le lire au préalable ; Bobby Traven non plus. Tous deux constatent que les contrats ont été conçus avec sérieux et application, probablement davantage que ce à quoi le détective privé est habitué. Mais le journaliste comprend autre chose, suite à se lecture méticuleuse : le contrat est conçu de telle sorte que rien de fâcheux ne pourra impliquer M. Whitman en cas de soucis des investigateurs avec la justice, tout spécialement – il est totalement protégé en pareil cas, et ne serait d’aucun secours à des maladroits se retrouvant en cellule ou devant le juge… Ce n’est pas forcément une clause inhabituelle, mais on y a apporté un soin particulier. Bobby Traven n’en est que davantage convaincu qu’il y a anguille sous roche – une dimension proprement criminelle à l’affaire, dont Timothy Whitman n’a pas fait état ; il en fait part, discrètement, à Gordon Gore – pour lui, ça justifierait bien un supplément, d’ailleurs… Mais le dilettante, une fois de plus, prend sur lui de payer la différence. La paperasse l’ennuie, il a hâte de quitter la banque et de se mettre à enquêter ; il signe donc le contrat sans plus attendre, avec son très luxueux stylo-plume, et invite ses camarades à ne pas faire davantage de chichis – ils signent à leur tour, Eunice Bessler lui empruntant son stylo au passage. Veronica Sutton prie Fairbanks de bien vouloir lui adresser un double à son cabinet.

[I-11 : Bobby Traven, Gordon Gore : Daniel Fairbanks ; Clarisse Whitman, Dorothy Whitman, Timothy Whitman] Bobby Traven ne compte toutefois pas partir sans un dernier et brutal coup d’éclat, et prend violemment à partie Fairbanks : ça ne serait pas lui qui aurait vu la petite pour la dernière fois ? Il a un comportement très suspect ! Le secrétaire en tombe des nues – ce qui efface sur son visage son habituelle moue arrogante… Il regarde le détective les yeux exorbités, puis se tourne, presque désespéré, vers Gordon Gore lequel se contente de vanter la « rafraîchissante gouaille populaire de M. Traven »… Mais Fairbanks s’insurge : c’est de la diffamation ! Il ferait bien d’adopter un comportement plus séant – tout particulièrement quand il se rendra à la Résidence Whitman : Mme Whitman ne sera pas aussi coulante que lui face à pareilles allégations grossières ! Par ailleurs, le secrétaire a du travail – vont-ils enfin quitter les lieux ? Gordon Gore se montre sarcastique : un travail plus important que retrouver la fille de M. Whitman ? Fairbanks se raidit : « Le monde n’a pas cessé de tourner, M. Gore. » Le dilettante concède que c’est tout à fait vrai – la chose la plus pertinente que Fairbanks ait jamais dite. Il tend au secrétaire son cigare à peine entamé – Fairbanks ulcéré lui indique un cendrier d’un signe de la tête… Gore y dépose nonchalamment le mégot, et ils prennent tous la direction de la sortie.

 

[I-12 : Gordon Gore, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce : Timothy Whitman, Dorothy Whitman, Clarisse Whitman, Daniel Fairbanks] En chemin, Gordon Gore demande à son domestique Zeng Ju ce qu’il pense de tout cela. Le vieux Chinois ne saurait dire en l’état – et il se rangera à son avis ; comme toujours… Avant le rendez-vous de 15 heures, Gordon Gore incite Bobby Traven à fouiner dans ses dossiers, voir s’il ne trouverait rien concernant la famille Whitman - aussi bien Timothy Whitman ou son épouse que Clarisse. Le détective privé est sceptique – en tout cas, gérer « la haute », c’est l’affaire du patron ; lui, son truc, c’est les bas-fonds ! Mais si la petite fréquentait bien des « aaaaaartistes », il ne doute pas qu’il lui faudra bientôt enquêter dans des « trous pourris ». Il embarque d’autorité la photo de Clarisse ; il va la montrer à quelques contacts du Tenderloin, et d’ores et déjà Chez Francis, où il a ses habitudes… enfin, il le fera à l’ouverture, dans la soirée. En fait, il est persuadé que « la petite » se terre quelque part dans un trou, désireuse de changer de vie, peut-être fait-elle déjà « la danseuse »… Il pense pouvoir mettre la main sur elle dans les vingt-quatre heures au plus ; il chuchote d’ailleurs à Gordon Gore qu’il ferait bien traîner un peu les choses, histoire d’être correctement payé, puisque le salaire est journalier... Le dilettante, bien loin de s’en offusquer, lui répond en souriant que ce serait terriblement décevant : pour l’amour du sport, il faut aller vite ! Mais Bobby s’en moque totalement, du « sport »… Trevor Pierce, de son côté, compte lui aussi compulser ses dossiers personnels, très amples et bien informés : le banquier n’a-t-il pas trempée dans des affaires louches ? Peut-être aussi l’arrogant FairbanksLe journaliste également est convaincu qu’il y a anguille sous roche.

 

[I-13 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Timothy Whitman, Clarisse Whitman, Dorothy Whitman, Louise Whitman] Veronica Sutton va rentrer chez elle en taxi – elle a des chats à nourrir, et retrouvera le petit groupe à Pacific Heights. Mais Gordon Gore, qui savait que la psychiatre était la seule dont l’engagement n’était pas acquis, la retient un bref instant : « Une affaire excitante, n’est-ce pas ? » La psychiatre prend son temps pour répondre – ce qui, elle le sait très bien, vaudra acceptation ou refus de l’affaire. Mais elle concède que le portrait fait par M. Whitman de sa fille Clarisse l’intéresse ; en fait, elle a hâte de rencontrer Dorothy Whitman, et éventuellement aussi Louise Gordon Gore en est ravi, c’est parfait ! « À tout à l’heure, ma chère ! »

II : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 15H – RÉSIDENCE WHITMAN, 32 LYON STREET, PACIFIC HEIGHTS, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[II-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Veronica Sutton, Bobby Traven, Trevor Pierce : Clarisse Whitman, Timothy Whitman] Les investigateurs n’ont pas forcément eu le temps de faire grand-chose d’ici au rendez-vous à la Résidence Whitman : tandis que Gordon Gore et Eunice Bessler déjeunaient dans un restaurant huppé de Downtown (l’actrice confiant à son amant qu’elle se reconnaît un peu dans le portrait de Clarisse Whitman), Zeng Ju est rentré à la Résidence Gore, sur Nob Hill, pour y effectuer ses tâches domestiques. De retour à son appartement, Veronica Sutton s’est essentiellement occupée de ses chats. Bobby Traven, frustré qu’il soit trop tôt pour aller Chez Francis, son « restaurant français » fétiche du Tenderloin, est passé faire un tour à son agence, mais ses dossiers ne contenaient rien pouvant concerner la disparition de Clarisse Whitman de toute façon, ce n’est pas sa manière d’enquêter... Trevor Pierce, enfin, n’a guère eu davantage de chances de son côté : le nom du richissime banquier revient bien régulièrement dans ses dossiers, et il ne doute pas que ce « gros poisson » soit mêlé à des affaires louches ; il compte bien l’avoir un de ces jours, mais n’a rien trouvé de probant…

 

[II-2 : Gordon Gore, Bobby Traven : Timothy Whitman, Clarisse Whitman, Dorothy Whitman, Louise Whitman] Tous les investigateurs se retrouvent donc à la Résidence Whitman, une demeure cossue de Pacific Heightstrès riche à l’évidence, mais sans le clinquant des manoirs de Nob Hill tel que celui de Gordon Gore. Bobby Traven sonne sans plus attendre, et c’est un majordome qui leur ouvre – très strict à l’évidence. Ils ont été annoncés – s’ils veulent bien le suivre ? Il les conduit dans un salon assez luxueusement décoré – mais essentiellement avec du mobilier ancien : pas de tableaux ou de sculptures, plutôt du fonctionnel ; quelques photos de famille tout de même, très dignes, guère souriantes : les investigateurs y reconnaissent aisément Timothy Whitman ainsi que Clarisse, et peuvent supposer que les deux autres femmes qui reviennent le plus souvent sont Dorothy et Louise. Le majordome leur dit qu’il va de ce pas prévenir Mme Whitman… mais, un peu nerveux, « préfère les prévenir » que cela pourra prendre un peu de temps, il faut que Madame se prépare. Il va leur amener des rafraîchissement en attendant – une excellente limonade ; à moins qu’ils ne préfèrent du thé ? Mais Gordon Gore l’interpelle : on a insisté sur leur ponctualité, y a-t-il un imprévu ? Non, rien de la sorte ! Madame va les recevoir sous peu, c’est simplement… Mais justement, il vaut mieux qu’il aille la prévenir ! Bobby réclame un whisky, ce qui lui vaut un sourire crispé du majordome, lequel ne s’attarde pas davantage : « Si vous voulez bien m’excuser... »

 

[II-3 : Veronica Sutton : Montgomery Phelps, Dorothy Whitman, Louise Whitman ; Clarisse Whitman] L’attente dure vingt minutes. Le majordome était revenu entre temps pour les rafraîchissements (non, pas de whisky…), mais il les invite alors à le suivre dans une autre pièce, où « Madame et Mlle Louise » vont les recevoir. Il les conduit dans un autre salon, au premier étage (et avec une vue imprenable sur le Présidio ; les fenêtres sont ouvertes, une petite brise agréable de fin d’été baigne la pièce) ; la pièce est assez similaire à la précédente, mais avec un bureau derrière lequel est assise Dorothy Whitman, tandis que la sœur aînée de Clarisse se tient debout à ses côtés. Veronica Sutton perçoit très vite, avant même la moindre parole, que Mme Whitman est nerveuse, et elle a son idée sur la raison de cet état : la dame a passé vingt minutes à se préparer pour être parfaitement impeccable, et elle l’est, mais, en dépit du caractère attendu de cette réception, elle se sent prise au dépourvu… Mme Whitman remercie « Phelps », qui peut disposer. Le majordome se retire et ferme la porte derrière lui.

 

[II-4 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Dorothy Whitman] Dorothy Whitman fait alors part de ce que son époux l’avait prévenue de cette visite, et remercie les investigateurs de leur présence. Pourraient-ils, cependant, attester de leur identité ? On n’est jamais trop prudent… Gordon Gore se présente, et la loue pour sa mise parfaite ; il l’assure que les autres personnes dans cette pièce ont été spécialement choisies par lui-même, et qu’elle peut avoir en eux tous pleine et entière confiance ; toutefois, il peut témoigner de son identité – et, suppose-t-il, ses associés de même. On tend quelques cartes… mais, et c’est une évidence tout spécialement pour Veronica Sutton, Mme Whitman ne sait tout simplement pas quoi en faire : elle aurait accueilli avec la même satisfaction de façade une carte de bibliothèque périmée… Dès lors, elle s’adresse essentiellement à Gordon Gore, à l’évidence l’homme qui présente le mieux dans cette pièce – elle a noté la présence de Veronica, mais la psychiatre a vite compris qu'elle avait pour elle quelque chose d’un peu gênant : en fait, dans les banalités précédant le cœur de l’entretien, Veronica a pu constater que Mme Whitman ne s’adressait jamais à elle, pas plus qu’à Eunice Bessler ; elle a son opinion sur la place des femmes en bonne société, et c’est là une affaire d’hommes – d’une certaine manière, à ses yeux, toutes deux accaparent la place traditionnellement dévolue à des hommes…

 

[II-5 : Bobby Traven, Gordon Gore : Dorothy Whitman, Montgomery Phelps] Ces banalités se poursuivent jusqu’à ce que le majordome revienne avec du thé et des cookies ; il ressort aussitôt, et les choses sérieuses vont pouvoir commencer. Toutefois, Bobby Traven, qui ne se sent pas forcément à sa place dans ce salon feutré, se lève alors et fait mine de rejoindre Phelps. Mais Dorothy Whitman, profondément surprise, presque choquée, l’interpelle aussitôt : « Monsieur ? » Le détective se retourne : oui ? « Nous avons à discuter, Monsieur, je vous prie de bien vouloir rester dans cette pièce. » Bobby répond que son « représentant, M. Gordon Gore », est là pour elle – quant à lui, il a besoin d’aller aux toilettes, sans doute Phelps pourra-t-il les lui indiquer, et… « Est-ce une envie si pressante, Monsieur ? Je pense que vous pourriez attendre que nous ayons discuté concernant cette affaire… Après quoi Phelps pourra vous accompagner, certes, mais pour l’heure nous sommes occupés ici, n’est-ce pas ? » Bobby obtempère et se rassied en maugréant…

 

[II-6 : Veronica Sutton : Dorothy Whitman, Louise Whitman ; Clarisse Whitman, Timothy Whitman] Dorothy Whitman évoque enfin l’affaire qui les intéresse, et Clarisse. Pour l’essentiel, elle reprend exactement les termes de son époux, mais en appuyant peut-être encore davantage sur l’idée que la jeune fille disparue n’a conscience, ni de son rang dans la société, ni de la place qui est la sienne eu égard à son sexe – chose qui importe énormément aux yeux de Mme Whitman. D’où une profonde honte pour la famille dans son ensemble, bien mal payée de tout l’amour prodigué au fil des année à Clarisse ! Par ailleurs, Dorothy Whitman ne cesse de comparer ses deux filles, dressant l’éloge de Louise, qui se trouve à ses côtés… mais sans jamais lui laisser la parole, et, finalement, l’impression n’en est que plus grande qu’elle n’en parle que comme d’un objet – chose qui n’échappe certes pas à Veronica Sutton. En fait, Louise se contente d’être là – les yeux baissés sur le plancher, le visage fermé, sans dire un mot.

 

[II-7 : Trevor Pierce, Eunice Bessler : Dorothy Whitman, Louise Whitman ; Clarisse Whitman] Trevor Pierce, qui sent l’agacement pointer, interrompt le discours confus et répétitif de Mme Whitman : à l’entendre, Clarisse était un tel poids, pourquoi alors s’inquiéter de ce qu’elle a quitté leur vie ? Dorothy Whitman est profondément choquée par cette remarque à laquelle elle ne s’attendait pas ; elle assure le journaliste et ses collègues qu’elle aime bien évidemment sa fille cadette, quoi qu'il en soit, mais, presque aussitôt, insiste avant tout sur le scandale qui pourrait rejaillir sur la famille Whitman d’autant plus que se pose la question de « ces hommes » que Clarisse fréquente… Or la jeune fille, mineure par ailleurs, leur en veut visiblement – pour Dieu sait quel tort imaginaire qu’elle impute à ses parents. Dorothy Whitman ne doute pas que sa fille disparue serait ravie du scandale, l’espèrerait même, voire ferait tout pour le provoquer… L’idée de souiller la réputation immaculée des Whitman par Dieu sait quelles turpitudes l’excite probablement (Eunice Bessler contient difficilement un éclat de rire) ! « C’est toute la différence avec Louise, voyez-vous » ; et elle remet le même disque…

[II-8 : Gordon Gore, Bobby Traven, Eunice Bessler : Dorothy Whitman] Gordon Gore, appuyé par Bobby Traven, entreprend de rassurer (et de calmer) Mme Whitman. Ce qui lui est arrivé est tout à fait tragique,et ils déploieront tous leurs efforts pour lui restituer sa fille. Concernant la suite, le dilettante avance aussi que « d’excellents établissements » sont spécifiquement destinés à « redresser » les jeunes filles « difficiles », il pourra lui communiquer quelques bonnes adresses et la recommander – il pense notamment à une institution à la réputation admirable, située à New YorkC’est du baratin : Eunice Bessler, d’abord un peu perplexe, le comprend vite, mais Dorothy Whitman est pour sa part tout à fait réceptive ; Gordon a acquis sa confiance – de tous les investigateurs, il est le seul avec qui elle soit relativement à l’aise.

 

[II-9 : Gordon Gore, Eunice Bessler : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman, Timothy Whitman, « Johnny »] Gordon Gore pousse son avantage : d’ici-là, afin de retrouver Clarisse, il faut leur communiquer des informations utiles – et confidentielles, le cas échéant ; il assure à nouveau Mme Whitman de leur discrétion – et ils sont liés par leur contrat. M. Whitman n’a pas su leur répondre, mais peut-être pourrait-elle leur en dire plus sur les « artistes… licencieux et aux mœurs dégradées » que fréquentait Clarisse ? Le vocabulaire n’y est sans doute pas pour rien : une larme coule sur la joue de Mme Whitman. Il y en a eu tant… Elle ne retenait pas vraiment leurs noms – guère le temps de toute façon. Tout récemment, cependant, elle a entendu le simple prénom de « Johnny » ; encore un « artiste », mais elle n’en sait pas davantage… ou du moins est-ce ce qu’elle prétend – mais il est facile de deviner qu’il y a encore autre chose, qu’elle n’ose pas dire. Eunice Bessler lui demande de quel type d’artiste il s’agissait : un acteur, peut-être ? Non, elle croit plutôt que c’était un peintre… ou un photographe, elle ne sait plus.

 

[II-10 : Gordon Gore : Dorothy Whitman, Louise Whitman] Mais Gordon Gore entend lui faire cracher le morceau, même si ses paroles sont très douces et élégantes : il faut tout leur dire, absolument tout. Dorothy Whitman se tourne alors vers sa fille Louise : « Louise, peux-tuTu as quelque chose à faire, je crois ? » Louise se contente de hocher la tête, sans dire un mot, et sort du bureau.

 

[II-11 : Bobby Traven, Gordon Gore : Louise Whitman, Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman] Mais Bobby Traven se lève à nouveau pour la suivre… Mme Whitman est plus stupéfaite encore que la première fois : « Monsieur ! Monsieur ! Nous avons à discuter ici ! C’est déjà assez pénible pour moi de… de remuer toute cette boue, je vous prierais de ne pas en rajouter, s’il vous plaît ! » Elle est à deux doigts des sanglots. Bobby compatit tout d’abord… puis son ton se fait soudainement plus dur : c’est justement qu’il entend retrouver sa fille, il va falloir que « la vieille » le laisse travailler ! Gordon Gore le saisit par le bras et l’enjoint à se calmer ; il présente aussi ses excuses à Mme Whitman, ulcérée par le « comportement inacceptable » de son employé. Elle est sur le point d’exiger que le détective privé quitte la pièce et même la maison… mais comprend soudain, car elle n’est pas si idiote que cela, que c’était exactement ce qu’il attendait ! Elle est placée devant un dilemme des plus délicat… Finalement : « Monsieur, j’exige que vous restiez ici ! » Bobby lui dit qu’alors, elle ferait bien d’en venir au fait ; Gordon avance que c’était bien ce qu’elle allait faire… et Mme Whitman ajoute qu’ils ne devraient pas « hurler quand il s’agit de discuter de matières aussi sensibles »…

 

[II-12 : Bobby Traven : Dorothy Whitman ; Louise Whitman, « Johnny », Clarisse Whitman] C’est tout le problème – et c’est bien pour cela qu’elle ne voulait pas en parler devant Louise… Ce « Johnny », on lui a dit qu’il vivait dans... ces « maisons de rendez-vous » du Tenderloin ! Bobby Traven affiche un grand sourire : « Voilà, on y est ! » Est-ce qu’elle a un nom à leur donner ? Si c’est le cas, il y descend direct et la lui ramène, sa fille… Toujours agacée, Mme Whitman n’apprécie pas le ton du détective, mais, de toute façon, elle ne dispose donc que du seul prénom de « Johnny ». Un artiste, dans le Tenderloin… Mais elle suppose qu’il peut y avoir là-bas beaucoup d’artistes qui s’appellent « Johnny », enfin, elle n’en sait rien…

 

[II-13 : Trevor Pierce, Eunice Bessler, Veronica Sutton : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman] Trevor Pierce demande alors à Mme Whitman s’il leur serait possible de jeter un œil à la chambre de sa fille : ils pourraient y trouver des indices… Les jeunes filles font cela, n’est-ce pas ? Tenir un journal intime, ce genre de choses… Puisqu’il est visiblement difficile à Mme Whitman de répondre à leurs questions, peut-être qu’en menant l’enquête d’une autre façon… Elle a un temps d’attente, puis suppose que le journaliste a raison. Elle va d’abord y jeter un œil elle-même, après quoi elle permettra à « une de ces dames » d’y pénétrer – sans doute le journaliste comprend-il qu’il est hors de question d’introduire un homme dans la chambre d’une jeune fille, ça ne serait pas convenable…

 

[II-14 : Zeng Ju, Gordon Gore, Bobby Traven : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman, « Johnny », Louise Whitman] Le toujours très discret Zeng Ju prend alors sur lui d’intervenir, mais son rang lui suggère de s’adresser à son maître Gordon Gore plutôt qu’à Mme Whitman directement : peut-être pourrait-on déterminer les lieux que Mlle Whitman fréquentait, ou apprendre les noms de quelques-uns de ses amis, qui pourraient détenir des renseignements précieux ? Gore comptait bien poser cette question – si Traven l’avait laissé parler… Mme Whitman pourrait-elle citer quelques endroits, quelques personnes ? Rien de précis, hélas… Les « maisons de rendez-vous » du Tenderloin, c’est tout à fait récent, Dieu soit loué ; mais avant cela… Sans doute de ces lieux où se trouvent des artistes, imagine-t-elle. On dit qu’ils sont nombreux du côté de North Beach, non ? Ou Russian Hill ? Et il y a ces institution, du côté du Présidio, croit-elle savoir, ou peut-être du Golden Gate ParkElle ne peut pas se montrer plus précise. Gordon Gore lui demande si « Johnny » exposait quelque part, dans un de ces endroits : Clarisse avait bien mentionné une exposition, mais elle ne saurait dire où ; c’était tout récent, en tout cas, un mois au plus. Et saurait-elle quel est son style de peinture, à ce « Johnny » ? Une marque de fabrique, peut-être ? « Je ne sais rien de tout cela, M. Gore ; je suppose qu’il utilise des pinceaux... » Le nom d’une personne à qui Clarisse aurait pu confier d’éventuels soucis, alors ? Sa sœur, peut-être ? Elle ne sait pas – et Louise et Clarisse sont si différentes… Gordon Gore lui demande si elle leur permettrait de discuter avec Louise – en se montrant discrets, bien sûr, et en maintenant secret le scabreux de l’affaire… Dorothy Whitman n’y voit pas d’inconvénient – tant que c’est en sa présence.

 

[II-15 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman] Gordon Gore se tourne vers ses associés : ont-ils d’autres questions ? Veronica Sutton prend la parole et demande à Mme Whitman si, outre ces mauvaises fréquentations, il ne se serait pas passé quelque chose de « particulier » dans les quelques jours ayant précédé la disparition de Clarisse. Non, elle n’a rien constaté de spécial… La psychiatre se montre pressante : elle a donc disparu comme ça, d’un seul coup ? Eh bien, elle sortait déjà en cachette la nuit avant cela… Mais Dorothy Whitman n’a rien vu de spécial, non.

[II-16 : Trevor Pierce, Gordon Gore : Dorothy Whitman ; Timothy Whitman, Clarisse Whitman] Trevor Pierce intervient à son tour : pourquoi avoir attendu cinq jours pour signaler cette disparition à quelqu’un – et donc pas à la police ? Ou des recherches ont-elles déjà été menées par les Whitman en amont ? « Quatre jours. M. Whitman a contacté M. Gore hier. Nous voulions croire que ce ne serait qu’une autre des petites escapades de Clarisse, simplement un peu plus longue que d’habitude… Mais maintenant nous ne pouvons plus nous bercer de ce genre d’illusions. »

 

[II-17 : Eunice Bessler, Gordon Gore : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman, Louise Whitman] Eunice Bessler demande alors à Mme Whitman si elle pourrait les éclairer sur les circonstances de sa dernière rencontre avec sa fille. Elle ne sait pas s’il y a grand-chose à en dire… « Dites toujours ! » Eh bien, elles s’étaient disputées… À quel motif ? Rien de spécial : son caractère impossible, son refus d’obéir à ses parents, son mépris pour la bienséance, tous ces hommes, ces « bohémiens », alors que Louise, si admirable, ne manquerait pas d’épouser sous peu un homme bien sous tous rapports… Clarisse avait alors éclaté de rire ! Gordon Gore chuchote à l’oreille de sa maîtresse que « cette petite » lui plaît, décidément – elle a de l’humour ! Eunice se retient de pouffer, mais n’en pense pas moins.

 

[II-18 : Veronica Sutton, Eunice Bessler : Dorothy Whitman, Montgomery Phelps ; Clarisse Whitman, Louise Whitman] Devant l’absence d’autres questions, Mme Whitman suppose qu’il est temps de jeter un œil à la chambre de Clarisse. Mais, elle y tient, elle s’y rendra d’abord seule – après quoi Mlle Sutton pourra la suivre. Eunice Bessler les accompagne – elle sait qu’elle met Dorothy Whitman encore plus mal à l’aise que Veronica, mais la convainc qu’elle ferait aussi bien de les accompagner pour mettre toutes les chances de leur côté. Mme Whitman appelle Phelps « pour qu’il tienne compagnie à ces messieurs », puis guide les deux femmes au 1er étage, où se trouve la chambre de Clarisse. Tandis qu’elle peine dans l’escalier, Veronica demande à son hôte pourquoi elle tenait tant à ce que Louise assiste au début de leur entretien, alors qu’il ne fallait visiblement pas qu’elle entende certaines choses ? Dorothy Whitman ne pouvait certes pas parler devant sa fille aînée de ces « maisons de rendez-vous » où se serait rendue Clarisse ; toutefois, l’exclure des discussions portant sur sa sœur n’aurait pas été vraiment justifiable dans l’absolu. Veronica fait la remarque que Louise n’a pas dit un mot : « Certes, elle n’est pas très… communicative. » Et ses rapports avec sa sœur ? « Je ne crois pas qu’elle m’en ait jamais fait part, mais, ma foi, je suppose qu’il s’agissait de rapports normalement entretenus par deux sœurs… Louise est assurément trop douce pour s’emporter sur le comportement inconvenant de sa cadette ; mais je suppose qu’elle n’en pense pas moins, après tout, elle est une Whitman. » Veronica aimerait s’entretenir avec elle : elle connaît bien la psychologie des jeunes filles… Dorothy Whitman revient à sa réponse originelle : elle y consent, mais en sa présence.

 

[II-19 : Eunice Bessler, Veronica Sutton : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman] Eunice Bessler et Veronica Sutton, guidées par Mme Whitman, arrivent devant la chambre de Clarisse. Mme Whitman pénètre seule à l’intérieur, ferme la porte derrière elle, la verrouille même, et se met à fouiller – on l’entend qui déplace des cintres, ouvre des tiroirs, etc. Eunice Besller colle son oreille à la porte pour essayer de comprendre ce qui se passe à l’intérieur – difficile à dire avec plus de précision, cependant.

 

[II-20 : Veronica Sutton : Louise Whitman, Timothy Whitman, Dorothy Whitman] Veronica Sutton, pendant ce temps, jette un œil aux autres pièces de l’étage – simplement pour en avoir un aperçu, pas pour fouiller à proprement parler. Une chambre à côté doit être celle de Louise Whitman. Plus loin, une chambre plus grande, avec un lit immense qu’elle aperçoit car la porte a été laissée entrouverte, est selon toutes probabilités celle des époux Whitman. De l’autre côté, une seule pièce occupe la majeure partie de l’étage ; Veronica y jette un œil rapidement, et suppose qu’il s’agit du bureau de M. Whitman – aux dimensions proprement impressionnantes, avec de nombreuses étagères croulant sous de volumineux dossiers, toutefois classés avec une méticulosité remarquable : on travaille dans cette pièce, mais elle est tenue aussi impeccablement que tout autre.

 

[II-21 : Eunice Bessler : Dorothy Whitman ; Clarisse Whitman] Cela fait maintenant près de dix minutes que Dorothy Whitman fouille la chambre de sa fille – et de plus en plus frénétiquement, à en croire les bruits qu’entend Eunice Bessler toujours l’oreille collée à la porte. Elle décide de toquer : « Mme Whitman ? Tout va bien ? » Elle l’entend répondre que oui, oui, tout va très bien, elles vont bientôt pouvoir rentrer – mais la voix de Dorothy Whitman n’est guère assurée et, exactement au même moment, Eunice perçoit le bruit d’une chasse d’eau... Une minute plus tard, des bruits de pas se font entendre, et Mme Whitman ouvre la porte de la chambre. Elle est d’une extrême pâleur… D’une voix tremblotante, elle engage ces dames à « faire ce qu’elles ont à faire ».

[II-22 : Eunice Bessler, Veronica Sutton : Clarisse Whitman, Dorothy Whitman, Bobby Traven] Eunice Bessler et Veronica Sutton pénètrent dans la chambre de Clarisse, et ferment derrière elles – Mme Whitman ne les a pas suivies. C’est une chambre de jeune fille riche, à l’évidence. Comme les autres pièces de la résidence, elle est luxueuse, mais dans une optique fonctionnelle – pas d’œuvres d’art de quelque sorte que ce soit ; il y a toutefois une toute petite bibliothèque ; concernant les autres meubles, une grande commode, une grande penderie, un petit secrétaire juste sous la fenêtre (très belle vue sur le Présidio), et une table de chevet. Une salle de bains avec toilettes est attenante à la chambre. Eunice et Veronica ont toutes deux le même réflexe, et jettent d'abord un œil à la bibliothèque ; il y a peu de livres, mais sans doute ont-ils été lus – tous sont en anglais, mais autrement assez divers, sans qu’il soit possible de dégager une ligne générale : quelque essais ou manuels, rien de bien pointu, davantage de romans, plutôt à l’eau de rose… Veronica parcourt les livres, en quête d’annotations, de papiers glissés, etc., mais cela ne donne rien. Eunice se rend pendant ce temps dans la salle de bains ; elle constate bien que la chasse a été tirée peu de temps avant, mais ne remarque rien d’autre. Veronica fouine dans les vêtements de la jeune fille, nombreux, luxueux, mais rien à en retirer – simplement, cette garde-robe n’a rien d’excentrique, qui aurait pu coller au caractère de Clarisse. Eunice va à la fenêtre, et regarde le secrétaire – sur lequel se trouve un carnet de notes, un stylo, des enveloppes et des timbres ; elle examine le carnet de notes, sans succès, puis le tend à Veronica – qui n’y repère rien de plus. Mais Eunice pense à un récent tournage – un film policier plutôt médiocre, mais où le détective révélait un texte absent en usant de la technique du frottage avec une pièce de monnaie… Ne préférant pas tenter quoi que ce soit de la sorte, elle « emprunte » le carnet de notes – sans doute Bobby Traven saura-t-il qu’en faire… La table de chevet comprend des tiroirs – l’un d’entre eux témoigne d’une « absence », en laissant de la place pour une sorte de boîte rectangulaire, peut-être un peu plus grande qu’une boîte à cigares ? Eunice, emportée par le souvenir de son tournage, suppose qu’il pourrait y avoir une latte du parquet amovible, ou quelque autre chose du genre, mais ce n’est pas le cas ; elle regarde aussi sous le lit, mais il ne s’y trouve rien – pas même de la poussière. Elles ne pensent plus trouver quoi que ce soit dans la chambre, et en sortent. Mme Whitman patientait devant la porte. Elles n’ont rien trouvé ? « Malheureusement, non », répond Veronica. « C’est bien ce qu’il me semblait », conclut Mme Whitman – elle a récupéré une certaine contenance.

 

[II-23 : Bobby Traven, Gordon Gore, Trevor Pierce : Montgomery Phelps ; Dorothy Whitman, Clarisse Whitman, Timothy Whitman] Pendant ce temps, les quatre hommes patientent dans la pièce où Mme Whitman les a reçus, sous la bonne garde du majordome Phelps – elle l’a clairement envoyé là à cette fin, et c’est un rôle qui ne le met pas à l’aise… Bobby Traven a enfin l’occasion de lui parler ! Que sait-il donc des habitudes de Mlle Clarisse ? « Vous l’avez vue sortir la nuit en cachette, hein, et vous n’avez rien dit à Madame... » Phelps est visiblement très gêné. Bobby poursuit : « Je sais que Clarisse vous a demandé de garder le secret. Mais bon… Et puis la vieille est sortieNous, on veut juste retrouver la petite. Dites-nous ce que vous savez, ça ira plus vite. Il ne vous arrivera rien, et ça sera mieux pour elle... » C’était la bonne approche : de toute la maison, le majordome est probablement celui qui s’inquiète le plus pour Clarisse à la différence de tous les autres, elle s’adressait à lui comme à un être humain, et peut-être même comme à un égal... Parler devant Mme Whitman était impossible, mais, dans ces conditions… Phelps ne sait pas ce qu’il pourrait leur apprendre d’utile ; le détective lui répond que tout est utile. Mais, disons, quand est-ce qu’elle est sortie, qui elle voyait, où elle allait, ce qu’elle faisait… Gordon Gore entend par ailleurs le rassurer : rien ne remontera à cette « pisse-froid » de Mme Whitman (expression qui choque quand même un peu le majordome – c’est un dragon, mais ça reste sa patronne…). Phelps le reconnaît : oui, il était bien au courant des escapades nocturnes de Clarisse – et depuis bien plus longtemps que ses employeurs. Quand elle sortait par sa fenêtre du premier étage, elle utilisait la solide gouttière juste à côté pour descendre – et arrivait ainsi juste devant la fenêtre de la petite chambre du majordome : il savait quand elle partait et quand elle revenait. Mais pas cette fois… Bobby lui demande comment elle se sentait en revenant de ces excursions. Eh bien... Le sentiment de vivre ; une excitation que son existence feutrée de jeune bourgeoise aurait autrement prohibée… Elle était en quête d’expériences – et oui, cela incluait les hommes. Gordon intervient : est-ce que ça n’incluait pas aussi des stupéfiants ? Phelps baisse la tête : « Si, Monsieur. Mlle Clarisse fume de l’opium. Je le sais depuis longtemps, mais je ne crois pas que Mme Whitman soit au courant, et il vaut sans doute mieux qu’elle ne le soit pas... » Décidément, « la petite » plaît à Gordon. Trevor Pierce demande au majordome s’il pourrait les renseigner sur les lieux que Clarisse fréquentait. « Eh bien, de ces endroits où vont les jeunes – ces cafés tout près des universités, ceux des artistes à North Beach... » Mais Phelps ne peut pas citer de noms. Il n’a pas la rigidité de ses employeurs quant aux mœurs de la jeune fille – qu’elle vive tant qu'elle le peut ! Il n’en est pas moins très inquiet. Et concernant Louise ? Une jeune fille effacée – elle ne parle pas, ne sourit pas, s’ennuie, toujours engoncée dans les tenues que lui impose sa mère et qui la desservent… Est-elle aussi respectable que le prétend sa mère ? Il le suppose – mais n’a jamais eu avec elles les mêmes relations qu’avec Clarisse, il ne saurait dire.

 

[II-24 : Eunice Bessler, Veronica Sutton : Dorothy Whitman, Montgomery Phelps, Louise Whitman ; Clarisse Whitman] Dorothy Whitman raccompagne Eunice Bessler et Veronica Sutton auprès de « ces messieurs » à ce moment-là. S’adressant à tous : « Je suppose que vous n’avez plus rien à faire ici ? » Mais Veronica lui rappelle qu’elle avait sollicité un bref entretien, en sa présence, avec Louise – ce qui agace un peu la maîtresse de maison, visiblement pressée de les voir tous déguerpir. Mais certes : que Phelps demeure encore un peu avec ces messieurs, et… Mlle Bessler. Mme Whitman conduit Veronica jusqu’à un petit bureau où, bien loin d’avoir quelque chose à faire, Louise se contentait d’attendre. « Louise chérie, cette dame aurait quelques questions à te poser, concernant Clarisse… Je t’en prie, parle en toute liberté. » Mais elle reste là… Veronica avance que Louise doit être accablée par la disparition de sa sœur ; mais à peine la jeune fille ouvre-t-elle la bouche pour répondre que sa mère le fait à sa place : « Eh bien, oui, à l’évidence, c’est une certitude. » Veronica dit alors comprendre que Mme Whitman ait souhaité assister à cet entretien, mais pourrait-elle laisser répondre sa fille ? « Mais je la laisse parler, voyons ! N’est-ce pas, Louise ? » Cette dernière baisse la tête. Veronica reprend : n’a-t-elle rien remarqué dans les jours et les semaines ayant précédé la disparition de Clarisse ? À peine la jeune fille a-t-elle le temps d’avancer un timide « non » que sa mère la coupe à nouveau : « Bien sûr que non, sans quoi elle m’en aurait parlé. » Veronica, agacée, insiste : Louise est-elle bien certaine de n’avoir rien à lui dire ? Elle regarde la jeune fille dans les yeux – pour lui faire comprendre qu’elle peut lui faire confiance. Louise a visiblement envie de dire quelque chose, mais regarde brièvement sa mère (qui n’y prête pas attention), et baisse à nouveau la tête : « Je ne crois pas avoir grand-chose de plus à dire... » Et Mme Whitman à Veronica : « Vous voyez bien, elle n’a absolument rien à vous dire. » Veronica comprend bien qu’elle n’obtiendra rien de la sorte, et se dit prête à partir, en remerciant Louise pour ses réponses... Mais, en se levant de son fauteuil, elle fait en sorte de faire tomber sa canne pour détourner l’attention de Dorothy Whitman. Louise a le réflexe de s’avancer vers elle, mais s’interrompt aussitôt. Veronica ramasse sa canne et suit Dorothy Whitman dans le couloir – mais elle a profité de ce que la mère l’ait précédée pour laisser derrière elle une carte de visite à l’attention de Louise... Mme Whitman n’y a vu que du feu. Elle la reconduit auprès des autres.

 

[II-25 : Gordon Gore : Dorothy Whitman, Montgomery Phelps ; Clarisse Whitman] « Bien ! Maintenant je suppose que vous en avez fini ici. » Et ce n'est plus une question. Gordon Gore lui demande, affable, si elle est bien sûre de tout leur avoir dit – c’est le cas. Pourrait-elle leur fournir d’autres photographies de Clarisse ? Oui – deux, sans prendre la peine d’en chercher davantage. « Phelps, veuillez raccompagner nos invités. » Ils s’en vont.

III : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 18H – RUES DE PACIFIC HEIGHTS, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[III-1 : Eunice Bessler, Bobby Traven, Trevor Pierce, Gordon Gore : « Johnny »] Les investigateurs partagent leurs informations respectives et discutent de la marche à suivre dans les rues de Pacific Heghts, avant de se séparer pour la soirée. Eunice Bessler suppose qu’il faudra traquer ce « Johnny » dans le Tenderloin, mais ce serait encore un peu « à l’aveuglette », tant qu’ils n’en savent pas davantage... Toutefois, le Tenderloin est le terrain de jeu de Bobby Traven il s’en charge (et Eunice lui tend le carnet de notes qu’elle a dérobé dans la chambre de Clarisse, en lui suggérant d’user de la technique du frottage, ce qui le laisse un peu pantois...). Ce « Johnny », en outre, est censé être un artiste, et on parlait d’expositions récentes, c’est une autre piste à creuser, qui pourrait rendre le suspect plus « concret » ; la presse en a peut-être fait état, et Trevor Pierce fouinera donc dans les (rares) pages culturelles des numéros du San Francisco Call-Bulletin depuis un peu plus d’un mois, mais Gordon Gore a sans doute aussi quelques contacts à faire jouer dans le milieu de l’art, et envisage de visiter quelques expositions – en compagnie de Eunice, bien sûr.

 

[III-2 : Gordon Gore, Zeng Ju : Clarisse Whitman] Gordon Gore rappelle aussi qu’ils savent maintenant que Clarisse consommait de l’opium – il y a peut-être quelque chose à faire à ce sujet ? Zeng Ju intervient : peut-être ses amis à Chinatown pourraient-ils le renseigner ? Trouver son fournisseur, par exemple ? Il propose de s’y rendre illico. Gordon Gore suppose que c’est une piste intéressante, et Zeng Ju le laisse donc – il le retrouvera plus tard au manoir de Nob Hill.

 

[III-3 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Louise Whitman, Dorothy Whitman] Et concernant Louise, demande Gordon Gore à Veronica Sutton ? L’entretien en présence de sa mère n’a rien donné – elle étouffe beaucoup trop la jeune fille. Mais cette dernière semble avoir quelque chose à dire, oui : Veronica a fait en sorte de lui laisser un moyen de la contacter – mais il faudra attendre… Elle fatigue un peu, par ailleurs ; elle va rentrer chez elle – et consulter à tout hasard les dossiers de certains patients liés d’une manière ou d’une autre au milieu de l’art.

IV : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 19H – CHEZ FRANCIS, 59 O'FARRELL STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[IV-1 : Bobby Traven : Eugénie ; Francis] Bobby Traven passe brièvement par son bureau de Mission District, mais ne s’y attarde pas : son « restaurant français » fétiche du Tenderloin, Chez Francis, est maintenant ouvert (comme tous les établissement de sa catégorie, il n’ouvre en principe pas avant 18 h). Habitué des lieux, il est accueilli avec un large sourire par les « serveuses ». Il s’assied à une table et fait un signe à « Eugénie » pour qu’elle lui apporte un whisky – la Prohibition n’est nulle part plus laxiste que dans ce genre d’établissements, que la police corrompue au possible n’embête en principe pas. Ils échangent des banalités ; « Francis » est disponible ? Sans doute : Bobby connaît le chemin… Il se rend dans son bureau, qui se trouve au rez-de-chaussée, au bout d’un couloir à côté des cuisines.

 

[IV-2 : Bobby Traven : Francis ; Clarisse Whitman] Bobby Traven s’enquiert pour la forme des affaires de Francis, un homme affable dont il se doute qu’il se nomme en fait « John » ou quelque chose comme ça, mais qui s’est pleinement adapté à sa façade du Tenderloin : pour tout le monde, il est « Francis », on ne l’appelle pas autrement. Mais le détective passe bien vite à autre chose – un truc bizarre qu’il a appris, ça gratte peut-être le patron derrière l’oreille ? Il cherche… « une fille » ; y a pas des « nouvelles » ? Ça dépend : de quel genre ? « Ce genre-là », dit Bobby en montrant la photo de Clarisse Whitman. Francis s’y attarde : « Ouais, mignonne… Ça sent le pognon, ça… Du coup, ça ressemble pas vraiment aux filles qu’on emploie ici. Qu’est-ce que tu cherches au juste avec elle ? » Eh bien, Francis est un homme de bon sens et de bon goût, et… « Te fous pas de moi, Bobby : tu sais très bien qu’une fille comme ça va pas travailler pour moi. » Mais Francis n’a rien d’agressif en disant cela – il fait juste comprendre à Bobby qu’il n’est pas dupe de ses intentions, et qu’il ne pourra pas l’aider s’il n’en sait pas davantage. Une fille pareille, on chercherait plutôt ça du côté de Nob Hill, non ? Bobby lui demande juste d’ouvrir l’œil – avançant même que, s’il la trouve lui d’abord, et si elle intéresse Francis… « Pourquoi pas, si elle a du savoir-faire. » Mais il éclate de rire aussitôt : « Bobby, franchement, on se connaît depuis un bail, je pourrais t’imaginer faire plein de choses dans la vie, mais mac, non, ça te va pas ! » Bobby l’admet : Francis le connaît, c’est qu’il y a quelqu’un qui cherche la fille… Le détective lui laisse 20 $ : si Francis la croise ou entend parler d’elle, il le prévient ? Le patron va garder les yeux ouverts – et montrer la photo aux filles. Bobby ajoute qu’un certain « Johnny », un peintre à ce qu’il paraît, lui serait lié – et il zonerait dans le coin. Là aussi, si Francis en entend parler… Il y aura d’autres billets verts à la clef : « Mon sponsor est blindé… Par contre, si tu me files un faux tuyau, c’est mon .45 qui va parler ! » Ils éclatent tous deux de rire : « Arrête tes conneries... » Bon, Bobby va faire un petit saut à l’étage, histoire de se distraire un peu…

 

V : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 19H – BOUTIQUE DE XIANG HAI, 13 STOCKTON STREET, CHINATOWN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[V-1 : Zeng Ju : Xiang Hai] Zeng Ju se rend donc de son côté à Chinatown. Il a conservé de sa jeunesse « tumultueuse » des contacts dans la pègre du quartier – outre sa loyauté toujours acquises aux Combattants Tong. Il sait que les fumeries d’opium de Chinatown ne sont guère fréquentées par les Blancs, et ne pense donc pas y trouver des renseignements dans l’affaire qui l’intéresse. À vrai dire, il manque tellement d’éléments que cela revient à chercher une aiguille dans une botte de foin… Mais s’il est un endroit où il pense pouvoir dénicher quelques informations, c’est sans doute la boutique de Xiang Hai – pas tant une fumerie d’opium qu’une sorte de « grossiste » en stupéfiants, qui gère une partie non négligeable de l’approvisionnement en opium des fumeries hors Chinatown, et éventuellement des transactions privées.

 

[V-2 : Zeng Ju : Xiang Hai ; Gordon Gore, Ling, Clarisse Whitman, Timothy Whitman, « Johnny », Lin Chao] La boutique de Xiang Hai ne paye pas de mine : en dehors d’une petite salle de réception où conclure les affaires, elle relève à vrai dire plutôt du petit entrepôt. Mais Zeng Ju est accueilli avec un large sourire par le maître des lieux : « Cela faisait quelque temps... » Ils discutent un peu – de Gordon Gore, de Ling… Mais Zeng Ju en vient bien vite au fait : M. Gore enquête sur une disparition – celle de la fille cadette du banquier Timothy Whitman, Clarisse, dont on n’a plus de nouvelles depuis cinq jours. Xiang Hai a une vague idée de qui est ce M. Whitman, mais guère plus que ce qu’il a pu lire dans les journaux. Mais Zeng Ju poursuit : la fille a des mœurs dissolues, et ils ont pu apprendre qu’elle consommait de l’opium. Cela pourrait être une piste pour la retrouver, croit-il. Xiang Hai pourrait-il l’orienter vers des personnes susceptibles de lui avoir fourni de la drogue ? Bien sûr, il ne s’agit certainement pas de leur causer des ennuis… Simplement de retrouver la fille. Xiang Hai commence par une évidence : une jeune fille de bonne famille ne se fournit pas elle-même à Chinatown. Zeng Ju acquiesce. Mais alors, envoie-t-elle quelqu’un se fournir ici, ou bien se fournit-elle elle-même ailleurs ? Or Xiang Hai ne traite pas ce genre d’affaires au détail… Pour lui, Zeng Ju ne trouvera pas de réponse à Chinatown ; peut-être… du côté de North Beach, ou Russian Hill ? Ce sont des quartiers « bohèmes », on y trouve forcément des consommateurs d’opium. Ou sinon le Tenderloin, sans doute… Ce genre de quartiers… Xiang Hai est sincèrement désolé, il aimerait faire plus pour aider son vieux camarade, mais, en l’état… Zeng Ju, toutefois, réagit à la mention du Tenderloin : voilà qui l’intéresse – on a mentionné ce quartier à propos d’un… « ami de cette jeune personne ». Xiang Hai pourrait-il lui recommander quelqu’un sur place – quelqu’un, par exemple, qui y vendrait de l’opium ? Le trafiquant dit qu’il y a plusieurs revendeurs qui font le tour des « restaurants français »… Il faudrait en savoir plus. Mais peut-être peut-il d’ores et déjà s’adresser à un certain Lin Chao ? C’est un jeune homme ambitieux, qui a délaissé Chinatown pour s’installer là-bas ; Xiang Hai donne son adresse à Zeng Ju, qui le remercie – le trafiquant s’excuse de n’avoir pas pu faire davantage, mais le domestique pense qu’il lui a bel et bien fourni une piste intéressante, et précise qu’il saura s’en souvenir – s’il a besoin d’aide, qu’il n’hésite pas. Le domestique prend congé.

 

VI : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 19H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[VI-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce] Gordon Gore et Eunice Bessler sont rentrés au manoir du dilettante sur Nob Hill, et ont invité Trevor Pierce à les suivre. Ils ont pris le temps de se poser un peu (façon de parler en ce qui concerne le journaliste, que tant de luxe met mal à l’aise...), mais n’ont pas oublié leur mission pour autant.

 

[VI-2 : Gordon Gore : Howard Sanford ; Jonathan Colbert] Gordon Gore compte jouer de la piste « artistique » ; il suppose qu’un de ses contacts, un critique d’art du nom de Howard Sanford, pourrait l’éclairer, et il lui passe donc un coup de fil. Son ami répond aussitôt. Pourrait-il lui parler des plus récentes expositions – à North Beach ou Russian Hill, par exemple ? Et connaîtrait-il un jeune peintre qui serait susceptible de se faire appeler « Johnny » ? Sanford réfléchit un instant, ça lui dit quelque chose : « Johnny, Johnny… C’est quoi son nom déjà… Ah ! Jonathan Colbert, peut-être ? Oui, on en a pas mal parlé ces derniers temps… Il a eu quelques "petits soucis" avec ses expositions... » C’est-à-dire ? Sanford n’a pas les détails en tête – mais ça ne remonte pas à très longtemps, un mois, guère plus ; les journaux s’en sont fait écho, et pas seulement ceux s’intéressant à l’art – on avait annoncé en grande pompe une exposition au Palace of Fine Arts, dans le Présidio ; le couplet habituel : un jeune prometteur, avec de très bonnes recommandations… Mais les commissaires de l’exposition se sont emballés, et ont été surpris par les… « thèmes » traités ; des peintures « licencieuses »… Gordon Gore se dit intéressé. « Je m’en doute, que tu l’es… Il s’agissait de nus, assez explicites – des prostituées avaient posé pour Colbert… Aucune idée de ce que ça pouvait bien valoir – artistiquement s’entend. Mais la bonne société de San Francisco a été choquée – l’autre "bonne société de San Francisco", celle dont tu ne fais pas partie… Bon, bref, l’exposition a été fermée. Je crois qu’il a essayé de la recycler, dans une galerie de North Beach, mais où précisément… En tout cas ça a été fermé à nouveau. Je ne me souviens pas des détails, mais ça se trouvera facilement dans la presse. » Gordon Gore le remercie – c’est pour une de ses « aventures », il va essayer de jeter un œil à ces peintures scandaleuses… Si Sanford apprend quelque chose sur ce « Johnny », qu’il n’hésite pas à lui faire signe !

 

[VI-3 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce : Jonathan Colbert] Gordon Gore résume sa conversation téléphonique à Eunice Bessler et Trevor Pierce ; il se tourne plus particulièrement vers ce dernier – il faudrait qu’il fouine dans les journaux, remontant au pire à, disons, cinq semaines, des éléments concernant un certain Jonathan Colbert, un jeune peintre qui a défrayé la chronique avec ses nus (le dilettante sourit) : rien de sûr, mais ça pourrait bien être leur « Johnny ». Toute information est donc la bienvenue : avant de mettre la main sur lui, il faut sans doute en savoir un peu plus sur qui il est. Trevor acquiesce et s’en va aussitôt.

VII : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 20H – RÉDACTION DU SAN FRANCISCO CALL-BULLETIN, 207 NEW MONTGOMERY STREET, SOUTH OF MARKET, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[VII-1 : Trevor Pierce : Howard Sanford, Jonathan Colbert, Gordon Gore] Arrivé à la rédaction du San Francisco Call-Bulletin, dans le quartier de South of Market, Trevor Pierce se plonge aussitôt dans les archives. Un peu sceptique tout d’abord, car son journal n’est pas très pointu en matière culturelle, il trouve pourtant les articles mentionnés par Howard Sanford – lapidaires, avec un évident parfum de scandale, mais qui comportent quelques éléments intéressants. Trois articles récents traitent donc de Jonathan Colbert. Le premier remonte à quatre semaines :

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

Le deuxième à trois semaines :

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

Le troisième et dernier à la semaine précédente seulement :

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

Ces informations notées, Trevor Pierce retourne aussitôt au manoir de Gordon Gore à Nob Hill.

 

VIII : LUNDI 2 SEPTEMBRE 1929, 22H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[VIII-1 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler] Tous ont le même réflexe de se rendre chez Gordon Gore pour faire le point sur l’avancement de l’enquête après cette première journée et échanger leurs informations respectives. Zeng Ju, rentré un peu plus tôt après son enquête à Chinatown, s’est aussitôt rendu en cuisine pour y faire des miracles, à son habitude. Eunice Bessler prend quant à elle bien soin de se repoudrer… le nez. Bobby Traven préfère un whisky – ça ne pose aucun problème chez Gordon Gore.

 

[VIII-2 : Veronica Sutton, Gordon Gore] Veronica Sutton est venue elle aussi, et Gordon Gore s’en félicite : « Elle est définitivement mordue ! » Par contre, ses recherches sur ses patients artistes n’ont sans surprise débouché sur rien de vraiment probant… Elle a bien de tels patients – et en nombre : sa profession, son sexe, ses idées, sont autant de raisons expliquant cette relative disproportion. Mais, ne disposant alors d’aucun nom…

 

[VIII-3 : Gordon Gore, Bobby Traven, Trevor Pierce, Eunice Bessler : Daniel Fairbanks, Jonathan Colbert, Timothy Whitman, Dorothy Whitman] Gordon Gore s’interroge : dans quelle mesure le rapport qu’ils doivent soumettre le lendemain matin, 9 heures, à Daniel Fairbanks, doit-il être exhaustif ? Il n’a guère confiance en leurs employeurs… Bobby Traven lui rétorque aussitôt qu’il a confiance en leurs dollars, c’est bien suffisant – et Trevor Pierce rappelle qu’ils sont liés par un contrat très rigoureux. Eunice Bessler suppose qu’ils pourraient très bien se contenter d’un lapidaire « Nous sommes sur une piste... » De toute façon, c’est sans doute à Gordon Gore de s’occuper de ce genre de choses. Mais justement : le dilettante avance qu’il vaudrait peut-être mieux, pour l’heure, garder pour eux le nom de Jonathan Colbert. Trevor Pierce ajoute que cette idée de peinture de nus risquerait d’effrayer un peu trop les WhitmanMais Bobby répond justement sur ce thème : lui non plus n’a pas confiance en les Whitman, mais c’est bien le problème – ils ne leur ont sans doute pas tout dit, et il est possible qu’ils soient parfaitement au courant de cette histoire de nus, voire du nom de Jonathan Colbert ; peut-être, de leur part, est-ce un test ? Il faut se montrer prudent… Gordon Gore admet qu’il n’a pas tort – il va y réfléchir.

 

[VIII-4 : Trevor Pierce, Eunice Bessler, Bobby Traven, Gordon Gore : Irena Kreniak, Jonathan Colbert, Nicolas Robinson] Mais comment procèderont-ils demain, après le rapport à Fairbanks ? Sur la base des articles qu’il a trouvés, Trevor Pierce avance qu’il serait sans doute utile de rendre une petite visite à Irena Kreniak, la propriétaire de la dernière galerie où Jonathan Colbert a exposé, a priori. À en croire le troisième article, elle semble proche du peintre, ou du moins favorablement disposée envers son travail, à la différence des gens du Palace of Fine Arts. Eunice Bessler a aussi noté le nom du professeur de Jonathan Colbert, un certain Nicolas Robinson – lui aussi, cela pourrait être intéressant de lui rendre visite… Trevor relève par ailleurs qu’il n’a jamais été possible d’obtenir des commentaires du peintre à la suite de ses déboires avec la bonne société san-franciscaine : doit-on en déduire que lui aussi à disparu ? Quant à Bobby Traven, il évoque sa virée dans le Tenderloin, mais il ne disposait pas alors du nom de Jonathan Colbert, seulement de « Johnny »... Toutefois, dit-il à Gordon Gore, ça lui a déjà coûté 20 $, alors si Monsieur veut bien faire une « facture »… Gordon Gore se dit « fatigué » par le matérialisme du détective privé, mais il fera ce qu’il pourra... En fait, Trevor est sans doute celui qui s’y connaît le mieux en droit et en comptabilité dans le petit groupe – Bobby le sait, le lui dit, et l’assure qu’il pourra lui réserver une très bonne « table » Chez Francis ! Et Trevor, surpris, ne dit pas non…

 

[VIII-5 : Bobby Traven, Eunice Bessler, Gordon Gore : Clarisse Whitman] Bobby Traven semble prêt à repartir… mais Eunice Bessler l’interpelle : et le bloc-notes de Clarisse Whitman ? Ça a donné quelque chose ? Le fait est que Bobby l’avait totalement oublié… Il l’a toujours sur lui – et le manoir de Gordon Gore est un endroit aussi approprié qu’un autre pour faire usage de cette technique du « frottage » dont avait parlé l’actrice… Cela révèle en effet l’empreinte d’une lettre (non datée) :

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[VIII-6 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Veronica Sutton, Bobby Traven, Zeng Ju, Trevor Pierce : Clarisse Whitman, Lin Chao, « Johnny », Irena Kreniak, Daniel Fairbanks] Cette histoire d’ « ombre », ou de « noirceur », excite Gordon Gore, qui ne s’attendait pas à ce genre de choses ; Eunice Bessler ne comprend pas bien en quoi c’est excitant – des clochards qui sont sales, c’est dans l’ordre des choses... Veronica Sutton, elle, déplore la naïveté de la jeune Clarissemais, en tant que psychiatre, elle suppose que cette insistance, concernant les clochards, exprime peut-être une certaine tendance à la paranoïa ? Bobby Traven lui rétorque sèchement que le whisky ou l’opium seraient des explications plus simples... Zeng Ju va dans son sens, et explique ce qu’il a fait à Chinatown ; il lui faudra rendre visite à ce Lin Chao. Le détective privé revient à la lettre, et relève qu’Ellis Street se trouve bien dans le Tenderloin, et que la lettre fait clairement allusion aux « restaurants français » ; raison de plus d’y retourner ! Trevor Pierce l’approuve (intéressé ?), car ce « Johnny » lui fait l’effet d’être un maquereau… Mais Gordon Gore ne veut pas trop précipiter les choses : en ce qui le concerne, il faut d’abord voir au moins Irena Kreniak – ce qui repousse au lendemain, et après le rapport, la galerie ne sera pas ouverte avant (Bobby Traven envisage « une expédition nocturne », mais Gore ne prête pas la moindre attention à cette suggestion). Veronica Sutton, enfin, précise qu’elle ne poursuivra l’enquête que si on lui donne l’assurance qu’il n’en résultera rien de fâcheux pour Clarisse Whitman ; Gordon Gore la rassure, pour lui, cela va de soi – et il aura cette obligation à l’esprit quand il fera son rapport à Daniel Fairbanks. Zeng Ju rappelle aussi que son maître devra faire attention s’il évoque la question de l’opium : il ne faut pas mouiller ses contacts à Chinatown...

 

[VIII-7 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Veronica Sutton, Bobby Traven, Trevor Pierce] Gordon Gore suppose qu’ils s’en tiendront là pour la soirée. Il offre d’héberger ceux qui le souhaitent (la question ne se pose pas pour Eunice Bessler et Zeng Ju). Mais Veronica Sutton décline l’invitation – elle préfère rentrer chez elle, à Fisherman’s Wharf, auprès de ses chats (et déplore avec un sourire moqueur le goût atroce de Gordon en matière de décoration intérieure… Il répond sur le ton de la blague, mais est un peu vexé, il y a quand même quelques tableaux auxquels il tient !). Quant à Bobby Traven, il ne compte pas se coucher de suite : c’est le moment d’aller enquêter dans le Tenderloin ! Trevor Pierce, assez excité, offre de l’y accompagner.

 

IX : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 1H – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[IX-1 : Bobby Traven, Trevor Pierce : Clarisse Whitman] Bobby Traven, suivi de Trevor Pierce, retourne donc dans le Tenderloin, dans l’idée de patrouiller le coin, puis de se rendre Chez Francis. Le quartier se partage en avenues bien éclairées et très fréquentées, et ruelles autrement sombres – le domaine de ces sans-abris nombreux dans les environs, mais auxquels on ne fait jamais attention. Peut-être est-ce l’effet de la lettre de Clarisse Whitman ? Toujours est-il que tous deux remarquent en même temps, dans une ruelle sordide, un attroupement de clochards plus conséquent que d’habitude… Du bruit provient de leur groupe, c'est ce qui a attiré Bobby et Trevor – des bruits de coups ? Ils sont une dizaine de clochards, qui leur tournent le dos ; et ils sont tous armés de gourdins improvisés – planches cloutées, tuyaux de plomb… Ils ne cessent de porter des coups, très mécaniquement, de haut en bas et sur un rythme lent et monotone. Pour Bobby, aucun doute : ce son mat lui confirme qu’ils tabassent quelqu’un ! Mais nul gémissement de la part de la victime… Bobby et Trevor s’avancent discrètement – les clochards ne font pas attention à eux. Mais le détective remarque que chacun des coups qu’ils portent suscite une grande gerbe de sang, qui repeint les murs, voire se répand sur les sans-abri, lesquels n’en tiennent absolument pas compte… Bobby s’avance un peu plus – pour voir ce sur quoi ils tapent. Trevor reste en arrière, et pose une main nerveuse sur ce revolver qu’il fait suivre partout et dont il n’a jamais fait usage… Mais le détective privé n’y tient plus – leur victime est peut-être une de ces filles du quartier ! Il se fraie un passage, sans plus chercher à se montrer discret, et écarte sans ménagement plusieurs clochards crasseux, qui ne prêtent aucune attention à lui. Écartés de la scène, les yeux hagards et sombres, ils se contentent de marmonner des choses incompréhensibles. Bobby voit enfin ce sur quoi les clochards tapaient : il s’agit d’un chien – pas encore mort, mais qui le sera bientôt, à l’évidence : il a deux pattes cassées, des marques de coups partout sur le corps, le ventre crevé, dont jaillissent ses intestins, un œil réduit à de la pulpe sanglante à force d’être perforé mécaniquement par un tuyau de plomb… L’animal est trop faible pour gémir, et n’en a plus pour longtemps. La scène impressionne Trevor, qui en a un aperçu maintenant que les vagabonds se sont écartés – et ce qu'il voit le rend furieux... Bobby, lui, rassuré de voir que la victime n'est pas un être humain, s’en désintéresse : un nouveau jeu pour les clochards, qu’est-ce que ça peut bien lui faire… Ils se contentent maintenant de rester debout, un peu chancelants, dans les environs, en émettant des borborygmes : « Ai...m...s'il...ait, je p...er...ez...oi… yo...th...m'a...is... » Bobby voit cependant que Trevor réagit mal, et suppose qu’il est bien temps de quitter les lieux. Il hausse le ton pour disperser les clochards – et remarque alors comme des « taches d’ombre » sur leurs visages, surtout autour des yeux, mais aussi ailleurs… Dans la faible luminosité de la ruelle, Bobby n’est sûr de rien, mais il a l’impression que ce n’est pas de la crasse, ou même du maquillage, mais… comme si le peu de lumière dans la ruelle se reflétait différemment ? C’est une sensation assez étrange… Le détective s’approche de l’un d’entre eux, intrigué. Mais tous lâchent alors leurs « armes »… et se précipitent sur le chien pour le dévorer à pleines dents – du moins, celles qu’il leur reste. Ils s’amassent sur l’animal, beaucoup plus vifs qu’ils ne l’étaient jusqu’alors, et mordent à même la chair, en se repoussant mutuellement pour s’assurer une place au festin aux dépends des moins solides ; certains engloutissent les intestins, l’un d’entre eux gobe avec délectation l’œil qui restait... La scène, cette fois, stupéfie Bobby – et Trevor encore un peu plus, qui est pris de nausée. Le détective est convaincu que les clochards sont fous à lier, et qu’il faut partir d’ici : aucune envie de jouer du pistolet dans cette foule, et il redoute que les vagabonds ne leur laissent pas beaucoup plus longtemps le choix. Mais, alors que Bobby lui fait signe de partir, Trevor, captivé, est interpellé par un détail : certains clochards, repoussés par les autres, ne semblent pas avoir la force de se battre et s’effondrent contre le mur, hagards, en grommelant… mais une femme, parmi eux, remarque alors une flaque d’eau juste à côté d’elle ; dans un grognement, elle s’approche à quatre pattes, et se met à laper à même le sol défoncé l’eau de pluie crasseuse ! Bobby sidéré fait signe au journaliste de partir – il en a assez vu pour ce soir… Son métier l’a habitué à voir des comportements scabreux, mais ça… Vingt mètres plus loin à peine, ils se retrouvent dans les avenues éclairées et fréquentées du quartier – contraste saisissant avec le spectacle répugnant dans la ruelle, au point où ils ne sont plus sûrs de ce qu’ils ont vu… mais sans pour autant chercher à s’assurer de ce que les clochards sont toujours là. Bobby traîne presque Trevor jusque Chez Francis : ils ont bien besoin d’un remontant !

 

X : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 1H30 – CHEZ FRANCIS, 59 O'FARRELL STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (01)

[X-1 : Bobby Traven, Trevor Pierce : Eugénie ; Clarisse Whitman, Jonathan Colbert] Bobby Traven et Trevor Pierce, qui ne se connaissaient guère auparavant, se sentent liés par ce qu’ils viennent de voir. Assis à une table Chez Francis, immobiles devant leurs verres de whisky (que vient de leur servir Eugénie, trop occupée pour s’attarder à discuter), ils demeurent muets quelque temps, puis ne cachent plus leur stupéfaction. Le détective demande au journaliste s’il a déjà vu une scène pareille ; ce n’est bien sûr pas le cas – même si ça évoque à Trevor des anecdotes sur les époques de famine... Mais à San Francisco, en 1929 ? Tentant désespérément l’humour, Bobby dit : « À Chinatown, au moins, il les font cuire... » Mais il n’a pas le cœur à rire, au fond : qu’est-ce qui peut bien expliquer pareil comportement ? Une nouvelle drogue, peut-être ? En tout cas, il confirme au journaliste qu’il n’a jamais vu ça lui non plus… Et ils sont trop choqués pour penser encore à Clarisse Whitman ou Jonathan Colbert.

 

[X-2 : Bobby Traven, Trevor Pierce : Eugénie] Bobby Traven alpague tout de même Eugénie entre deux commandes, et lui demande si les clochards du coin n’ont pas un… « comportement inhabituel », ces derniers temps. Mais la « serveuse » est interloquée : « Les clodos ? Non… Enfin, c’que j’en sais… C’est des clodos, on s'en fout... »

 

À suivre...

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CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (00)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (00)

Je maîtrise en ce moment le scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », tiré du supplément Les Secrets de San Francisco. Je l’avais déjà maîtrisé « IRL » il y a quelques années, bien sûr avec une autre table.

 

Avant de faire le compte rendu de la première séance, je vais donner ici quelques éléments préparatoires : des éléments de contexte concernant ce que tous les San-franciscains savent de leur ville et éventuellement de la Bay Area à l'époque (ce qui implique son lot de simplifications, et éventuellement d’inexactitudes, même si je m’en suis tenu pour l’essentiel au contenu des Secrets de San Francisco), puis une description succincte des six PJ que j’ai créés pour la partie.

 

[EDIT 07/10/2017 : on m'avait demandé d'intégrer les caractéristiques des PJ en fin d'article, pour qu'ils puissent servir de prétirés, dont acte !]

 

INDICATIONS DE CONTEXTE

 

Géographie physique

 

Le Golden Gate est un étroit passage reliant l'océan Pacifique et la baie de San Francisco, au sud, et celle de San Pablo au nord – un passage si étroit en fait qu'il n'a été découvert que très tardivement : aussi bien Drake que les premiers Espagnols chargés de cartographier la côte californienne, aux XVIe et XVIIe siècles, sont passés à côté sans le voir (il faudra attendre 1775 pour qu'un navire espagnol pénètre dans la baie de San Francisco et qu'elle figure sur les cartes !) ; les microclimats typiques de la région ne leur avaient certes pas facilité la tâche, car il y a souvent des bancs de brume dans le Golden Gate et ses environs, à même de le dissimuler totalement.

 

Mais ces microclimats sont très divers, et, dans la région, voire dans la ville de San Francisco même, on passe très vite, par exemple, de ce genre de brume au plein soleil – d'un quartier à l'autre (et les quartiers sont connus pour ces microclimats : par exemple, le quartier rupin de Nob Hill est souvent considéré comme une île surnageant au-dessus de la brume… et éventuellement de la pauvreté). Le climat global de la Californie est méditerranéen, mais il y a donc des sortes de « poches », dans la région, qui conservent leur spécificité au-delà.

 

Il faut ajouter que les eaux de la baie de San Francisco peuvent s'avérer traîtresses, voire carrément dangereuses : la brume si fréquente, donc, mais aussi les récifs tranchant sur les hauts fonds, les courants parfois violents, les requins même pour ceux qui se retrouveraient à y faire trempette pour une raison ou une autre, ont provoqué leur lot de drames – et les eaux du Pacifique au large du Golden Gate, ou, juste un peu plus au sud, dans la Half Moon Bay réputée pour ses naufrages à répétition, sont plus redoutables encore...

 

La région, c'est notoire, a une activité sismique élevée. San Francisco est située sur la faille de San Andreas, et les failles Hayward et Calaveras traversent la baie immédiatement à l'est. À terme, personne n'en doute, un grand tremblement de terre remodèlera totalement la région, noyant certaines zones et transformant les côtes continentales actuelles en îles. Le souvenir demeure du tremblement de terre de 1906, qui a fait beaucoup de mal à la ville et détruit bon nombre de ses plus vieux bâtiments – en fait, les bâtiments antérieurs à 1906 y sont très rares de manière générale. Les pertes humaines ont été relativement limitées (dans les 600 morts) pour un séisme de cette taille (8,5 sur l'échelle de Richter, le plus important jamais enregistré aux États-Unis), et plus de la moitié de ces victimes ont péri en raison des incendies ayant suivi le séisme, plutôt que du fait du séisme lui-même (comme souvent à l'époque). Mais la majeure partie de la ville – tout l'est, en gros, son cœur historique – a été ravagée, et il a fallu tout reconstruire au presque... La ville, très dynamique, y a cependant très tôt remédié dans l'ensemble.

 

(Ici une parenthèse plus « humaine », et pas seulement historique, car elle peut faire sens dans le cadre d'une partie de L'Appel de Cthulhu, où les investigateurs ont pour réflexe bien légitime de fouiner dans les archives, etc. : le tremblement de terre de 1906 a causé beaucoup de destructions, et les archives, les bibliothèques et les musées ont été au premières loges... Nombre de collections ont été affectées par le cataclysme, et beaucoup d'archives ont brûlé. Au moment de la partie – j'ai choisi de placer son point de départ au lundi 2 septembre 1929 –, plus de vingt ans après, la ville, vite reconstruite et prospère à nouveau, ne s'en est toutefois pas complètement remise. Cela ne signifie bien sûr pas que ce genre de recherches est impossible, certainement pas, mais il y a deux particularités qu'il faut prendre en compte : d'une part, les trouvailles sont peut-être plus aléatoires qu'ailleurs, et d'autre part les documents ne sont pas nécessairement centralisés – il faut donc éventuellement se partager entre plusieurs sites, certains publics, certains privés ; par exemple, si les institutions publiques disposent d'un annuaire très bien conçu et régulièrement mis à jour, l'état-civil, et notamment le registre des naissances, pour les documents antérieurs à 1906, ont souffert lors du tremblement de terre, alors que les registres de baptême pour la même époque ont été globalement mieux conservés, etc.)

 

Enfin, la région dans son ensemble, en raison de ce qui précède, présente un relief biscornu – le Golden Gate et les baies sont bien sûr en eux-mêmes les illustrations les plus flagrantes de cette activité géologique sur le long terme (ou à moins long terme, il y a des théories farfelues qui circulent encore à ce propos en 1929...) ; mais, en outre, la ville de San Francisco elle-même, pourtant d'une superficie relativement limitée, tout au nord, et surtout au nord-est, d'une étroite péninsule donnant sur le Golden Gate, est bâtie sur plus de quarante collines – tant pis pour Rome... ou Providence. Toute la baie est environnée de semblables collines, et parfois escarpées ; le mont Tamalpais, au nord du Golden Gate, culmine ainsi à 770 m.

Histoire et société

 

Le San-franciscain moyen n'est probablement pas très au fait de la préhistoire ni de la présence indienne dans la région (une histoire ancienne de toute façon ; au moins sait-il qu'il s'y trouvait plusieurs tribus différentes avant l'arrivée de l'homme blanc, tribus que les Espagnols qualifiaient ensemble de costanoanes, « Ceux de la côte », sans s'embarrasser de faire dans le détail), mais il sait à peu près certainement que la région a été colonisée, à la toute fin du XVIIIe siècle seulement, par les Espagnols, et notamment des évangélisateurs franciscains qui ont fait de la future ville le point central de leurs missions dans la région. Le plus vieux bâtiment de la ville est ainsi la Mission San Francisco de Asis (plus tard appelée Mission Dolores), et c'est d'ici que viendra le nom de la ville – et de son plus vieux quartier : Mission. En fait, on considère généralement que la date de la fondation de la ville correspond à la première messe célébrée dans la mission. Avec un bémol à noter, cependant : les Espagnols appelaient le site Yerba Buena ; le nom, même hispanique, de San Francisco, n'a en fait été adopté officiellement qu'au moment de l'annexion américaine, vers le milieu du XIXe siècle (et le nom de Yerba Buena a été recyclé pour désigner une petite île de la baie, entre San Francisco et Oakland, sur laquelle s'appuiera le Bay Bridge reliant les deux grandes villes à partir de 1936).

 

Quand le Mexique s'est émancipé de l'Espagne, dans la première moitié du XIXe siècle, la future San Francisco, avec l'ensemble de la Californie (entendue bien plus largement que le seul État américain qui porte aujourd'hui ce nom), lui est revenue ; mais San Francisco n'était pas alors une ville très importante, et pas non plus la capitale de la province – laquelle était la ville de Monterrey (toujours mexicaine selon nos frontières contemporaines).

 

La donne a changé vers le milieu du XIXe siècle quand, coup de bol, les jeunes États-Unis ont conquis la Californie (au sens large, donc), après une brève guerre contre le plus jeune encore Mexique, quelques années à peine avant la découverte des filons d'or dans la région, qui allait susciter la grande ruée vers l'or, dont San Francisco serait la plaque tournante. D'où un afflux considérable et très soudain de nouveaux colons, aux origines extrêmement variées. L'épuisement des filons susciterait quelques années plus tard une sévère crise économique, mais somme toute brève, car il y eut ensuite une ruée vers l'argent, moins colossale, mais qui eut néanmoins son impact ; après quoi la ville était devenue suffisamment développée et riche pour prospérer dans des activités plus variées et moins aléatoires.

 

C'est un point crucial de l'histoire de la ville – à maints égards, la ruée vers l'or a constitué la vraie naissance de San Francisco, et non seulement la source de sa puissance économique et l'origine de son développement, mais aussi une raison essentielle à un caractère très important de la ville, qui est son cosmopolitisme : San Francisco est en fait alors la ville la plus cosmopolite des États-Unis, devant même New York (Ellis Island ou pas – en fait, San Francisco a son équivalent sur la côte ouest d'Ellis Island, qui se nomme Angel Island ; mais ce dispositif peut fonctionner à l'envers, car on y garde aussi pour un temps les Chinois sous le coup de la loi d'exclusion...) ; bien sûr, le quartier si particulier de Chinatown en est une illustration flagrante, mais cela va au-delà.

 

Parmi les spécificités historiques et culturelles à noter dans la région, certaines sont peut-être à mettre en avant dans le contexte d'une partie de L'Appel de Cthulhu : ainsi, dans cette ville au développement parfois anarchique, on a vu à plusieurs reprises des « Comités de Vigilance », temporaires, se mettre en place, qui se substituaient aux autorités jugées défaillantes pour « rendre la justice » – généralement des sociétés plus ou moins « secrètes », conçues et dirigées par des membres en vue de l'élite san-franciscaine, mais promptes à manœuvrer les masses populaires pour susciter des lynchages ; ces comités étaient dissous quand leur mission était jugée « accomplie », mais ils ne cessaient de ressusciter de leurs cendres. Il y a toujours un de ces comités en 1929 : au-delà de ses attributions de principe, sous couvert de protection des honnêtes gens, il s'en prend essentiellement et très violemment à tout ce qui pourrait ressembler à du socialisme dans la région...

 

Il faut dire que la ville est idéologiquement active, voire turbulente – et qu'à cette époque et dans ce contexte, la propagande socialiste peut se montrer « dure », voire prendre une forme que l'on jugerait plus tard terroriste.

 

Dans une dimension pas si éloignée que cela, les ouvriers (éventuellement guidés par les élites) sont souvent les premiers à s'en prendre aux immigrés – et tout particulièrement aux Chinois, ethnie victime de très fortes discriminations, ciblées et institutionnalisées, en sus des lynchages occasionnels et du simple mépris populiste teinté d'angoisse : on est à fond dans le « péril jaune ».

 

La ville est cependant assez libérale dans l'ensemble – et on s'y est accommodé avec beaucoup de souplesse de la Prohibition, par exemple... Notez qu'elle est cependant toujours en vigueur en 1929, théoriquement du moins. Il y a un revers de la médaille – consistant en de nombreuses affaires de corruption (plusieurs maires ont été mouillés dans de sales affaires, et la police est notoirement au cœur d'un système de pots-de-vin) et autres scandales en tous genres, souvent liés à la prostitution endémique (éventuellement liée au commerce des bootleggers, même s'il serait plus pertinent de présenter les choses en sens inverse), mais pouvant aussi prendre des proportions colossales, comme dans le cas de Roscoe « Fatty » Arbuckle ; en fait, pour le meilleur et pour le pire, la relative proximité d'Hollywood (à environ 500 km, certes, et pourtant, dans ce contexte, on considère cette distance limitée et nombreux sont ceux qui font l’aller-retour) avait justement un certain poids à cet égard, tant en ce qui concernait un certain laxisme en matière de mœurs, d'abord plutôt apprécié, qu'eu égard aux implications plus scabreuses des plaisirs excentriques de cette élite bien particulière – le retour de bâton moraliste était sans doute inévitable.

 

Dans un registre éventuellement lié, il faut noter la puissance de la presse dans la région – une presse surtout populiste et sensationnaliste, pas étouffée par la déontologie, pratiquant le « yellow journalism ». À San Francisco, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècles, on voit s'affronter plusieurs richissimes magnats, s'inspirant des modèles de la côte est (comme surtout Joseph Pulitzer), qui sont à la tête de tous les titres importants de la ville. La concurrence est très violente, et le ton des journaux s'en ressent : ce n'est pas une presse portée sur la réserve – l'objectivité est hors-sujet, la virulence des allégations même les plus douteuses voire outrancièrement mensongères assure de bien meilleures ventes...

 

Mais, en 1929, le vainqueur de cette guerre est désigné : c'est William Randolph Hearst, qui détient alors la quasi-totalité des grands journaux de la ville, à diffusion d'ailleurs bien plus large, dans l'État et même au-delà (il reste par contre toujours à San Francisco même de très nombreuses feuilles « indépendantes » à tout petit tirage, d'opinion ou communautaires, et éventuellement dans d'autres langues que l'anglais). Hearst était un personnage « excentrique », comme on dit, mais aussi prêt à tout pour gagner de l'argent : c'est notoire, à la fin du XIXe siècle, il a délibérément « provoqué » la guerre hispano-américaine pour accroître ses tirages... Il a aussi tiré profit de la campagne de presse lancée à l'époque du Lusitania pour engager les États-Unis dans la Première Guerre mondiale, et plus encore en couvrant de manière très scabreuse et en même temps hypocritement « moraliste » le scandale Roscoe « Fatty » Arbuckle. Pour l'anecdote, mais vous le savez sans doute, c'est le personnage historique qui a inspiré à Orson Welles son Citizen Kane – et Xanadu et compagnie ne sont pas des exagérations... Quant à « Rosebud », je vous laisse juges !

 

Géographie humaine – généralités

 

Un point important à mentionner d'emblée : la carte postale de San Francisco, le pont du Golden Gate, n'existe pas encore en 1929 ; les projets étaient déjà anciens, mais la construction ne débute qu'en 1933, et le pont n'est achevé qu'en 1937 (le Bay Bridge, lui, qui relie San Francisco à Oakland via l'île de Yerba Buena, ouvre en 1936). Pour traverser la baie, il faut donc emprunter le ferry – mais le système est bien rôdé, et la traversée ne prend en principe pas plus d'une heure au pire. Comme dit plus haut, les eaux de la baie peuvent s'avérer traîtresses, et il y a de temps à autre des naufrages, mais, au regard du trafic, les accidents demeurent très rares, et les San-franciscains n'y pensent pas, de manière générale : pour eux, emprunter le ferry relève des activités quotidiennes, d'autant que la seule liaison avec les grands axes de circulation, autrement, ne peut se faire que par le sud avec la voie ferrée, San Francisco se trouvant au bout d'une péninsule et étant environné par le Pacifique à l'ouest, la baie à l'est, et le Golden Gate au nord ; le grand terminus ferroviaire de la Bay Area se trouve cependant au nord-est de la baie de San Pablo, à Vallejo, extrémité occidentale du chemin de fer transcontinental.

 

Autre carte postale à relativiser : l’îlot d'Alcatraz, au milieu de ses eaux foisonnantes de requins, n'est pas encore la prison fédérale de haute sécurité que nous connaissons tous, et « dont on ne s'évade pas », qui n'ouvrira ses portes (façon de parler, aha) qu'en 1934. Cependant, il s'agit déjà d'une prison, même si pas encore le symbole intimidant de la politique carcérale la plus brutale. Mais ses « pensionnaires » sont particuliers : elle a beaucoup servi à « héberger » des détenus politiques, voire des espions, etc., notamment durant la Première Guerre mondiale (elle dépendait alors de l'armée), et (depuis sa cession au ministère de la Justice) elle accueille exceptionnellement dans les années 1920 et au début des années 1930 des prisonniers hors-normes – peu de temps après 1929, ce sera le cas d'Al Capone ou de « Machine Gun » Kelly, par exemple. En fait, la grande prison de la région se situe sur une autre île de la baie, davantage éloignée de San Francisco, plus au nord, et c'est San Quentin – mais c'est une prison d'État, pas fédérale ; les conditions de détention y sont notoirement très dures.

 

La ville de San Francisco n'est pas très étendue – elle se tasse sur une péninsule où les places sont chères ; mais elle est donc assez densément peuplée. A l'instar de bon nombre des grandes villes américaines, sa cartographie obéit plus ou moins au système de la « grid », dont New York est emblématique ; mais c'est une dimension à relativiser, car la ville s'avère en fait davantage « anarchique » dans son développement, au-delà des apparences.

 

Ceci étant, elle bénéficie, de manière générale, d'un bon réseau de transports en commun, ce qui inclut les célèbres « cable-cars », conçus justement pour dompter les nombreuses collines de San Francisco.

Géographie humaine – les principaux quartiers de la ville

 

San Francisco comprend bien sûr plusieurs quartiers, assez clairement délimités. Je ne vais pas m'étendre sur le sujet, mais voici tout de même quelques noms et brèves descriptions que les PJ san-franciscains connaissent forcément ; par ordre alphabétique :

Chinatown : au nord-est de la ville, ce quartier appelle des développements plus approfondis que tous les autres, car il ne faut pas se tromper sur ce que représente au juste Chinatown en 1929... C'est littéralement une ville dans la ville, voire un État dans l'État : les Blancs ne s'y rendent qu'exceptionnellement, ça n'a rien du « Disneyland pittoresque » qu'on s'imagine parfois aujourd'hui ; c'est un autre monde, et où la communauté chinoise « s'autogère », avec les Six Compagnies (de marchands, mais liées à des organisations criminelles telles que les Triades et aux sociétés secrètes typiques de la Chine d'alors, comme celle des Boxers aux environs de 1900, etc.) qui en règlent les affaires et y exercent dans les faits le pouvoir politique et répressif, dans une optique communautariste et mettant en avant la défense des intérêts des habitants chinois de San Francisco – les autorités de l'État et de la ville ainsi que la police laissent faire, peu désireuses de s'impliquer dans ce monde qu'elles ne comprennent absolument pas. C'est la plus grande communauté chinoise de tous les États-Unis. Les Chinois avaient immigré en masse durant la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXe, espérant faire fortune en Amérique, sinon lors de la ruée vers l'or, du moins, par exemple, en travaillant sur la construction du réseau de chemin de fer transcontinental ou en exerçant d'autres métiers dont les Blancs ne voulaient pas (celui de domestique, notamment, c'est très fréquemment le cas à San Francisco à l'époque – outre le cliché en fait fondé du blanchisseur chinois) ; mais il leur était quasiment impossible de s'intégrer, dans une société extrêmement xénophobe à leur encontre, et d'autant plus qu'ils n'entendaient certainement pas se couper de leur culture et de leurs traditions, bien au contraire – elles sont pour eux un refuge ; d'où Chinatown, en fait... Nombre de ces immigrés envisageaient leur séjour aux États-Unis comme temporaire, et pensaient regagner la Chine après avoir gagné de l'argent ; un retour rendu plus hypothétique du fait des bouleversements au pays à partir de la révolution de 1912, même si les autorités américaines l'encouragent... En fait, l'expression « il est retourné en Chine », en 1929, a des implications éventuellement sinistres – c'est parfois, pas toujours mais parfois, un euphémisme pour signifier que ledit personnage est mort et qu'il vaut mieux ne pas poser de questions... Car Chinatown exprime en fait des réalités sociales et criminelles sous-jacentes avec lesquelles il faut compter – les impitoyables Combattants Tong qui chapeautent le système de sociétés secrètes recourent volontiers à la violence, les homicides sont fréquents jusque dans les rues... où l'on trouvait même affichées des annonces publicitaires de tueurs à gages proposant ouvertement leurs services ! C'en est arrivé au point où la mairie et la police ont fini par s'en plaindre aux Six Compagnies et aux Combattants Tong, qui ont bien voulu se montrer plus « discrets »... Les règlements de compte sanglants demeurent, c'est juste qu'ils sont moins voyants. Et le quartier abrite nombre de trafiquants divers (d'armes, notamment), de salles de jeu illégales, de fumeries d'opium (note par rapport au cliché : les Blancs sont donc très rares à s'y rendre, qui disposent de leurs propres installations en dehors de Chinatown, même si souvent liées), et (surtout ?) de maisons de passe : la prostitution est endémique, et les jeunes filles en provenance de Chine sont pour la plupart clairement des esclaves (le marché aux esclaves peut aussi concerner des hommes, cela dit, mais c'est moins systématique). On trouve quelques organisations caritatives (blanches, chrétiennes) qui luttent contre ce trafic d'esclaves et notamment de prostituées – Donaldina Cameron est une figure célèbre de ce mouvement ; mais, en tant que telle, elle est vraiment une exception.

Downtown/Financial District : est, nord-est ; le quartier des affaires, avec tout ce que cela implique : toutes les principales banques de la ville s'y trouvent, mais aussi nombre d'activités commerciales luxueuses, ainsi que les hôtels les plus rupins ou les rédactions des grands journaux de Hearst.

Mission District : à l'est de la ville, le site originel de San Francisco, autour de la Mission Dolores (anciennement San Francisco de Asis), le plus vieux bâtiment de la ville, très austère par ailleurs (absolument tout sauf monumental) ; c'est un quartier très populaire, où vivent des populations immigrées des classes laborieuses – plusieurs communautés différentes, qui affichent leur singularité, et ne s'entendent pas toujours très bien entre elles.

Nob Hill : nord-est ; c'est le quartier résidentiel le plus riche de la ville ; Nob Hill fait donc figure d'îlot surnageant au-dessus des brumes (et de la pauvreté, le cas échéant), et on y trouve de très riches demeures, autant dire à ce stade des manoirs, et souvent extravagants, pour ne pas dire d'un goût déplorable. En même temps, ça fait partie du charme…

North Beach : nord-est, avec de nombreuses collines escarpées (Telegraph Hill, Russian Hill, Nob Hill) qui redescendent brusquement vers la baie, mais en laissant de la marge pour une plage ; c'est le cœur de la communauté italienne de San Francisco, mais aussi un quartier notoirement bohème, où se concentrent les artistes en tous genres.

Pacific Heights : nord, à l'ouest de Nob Hill, c'est toujours un quartier résidentiel, mais davantage « classe moyenne » dans l'ensemble ; on y trouve également de très, très riches demeures, mais globalement moins tape-à-l’œil que sur Nob Hill.

Présidio : tout au nord, nord-ouest, au bout de la péninsule, à l'orée du Golden Gate mais donnant sur l'océan, ce « quartier » n'en est pas tout à fait un, et reprend le nom d'une vieille forteresse espagnole toujours en place ; le Présidio a conservé en 1929 toute sa dimension militaire, les États-Unis y ayant adjoint divers forts (comme Fort Point ou Fort Winfield Scott) et bases navales et aériennes (comme Crissy Field, le seul terrain d'aviation dans la ville ; interdit aux civils jusqu'en 1927, il commence donc tout juste à se « libéraliser » sous cet angle). En fait, le Présidio est alors la plus grande base militaire de tous les États-Unis se situant à l'intérieur d'une ville. La zone a été très active durant la Première Guerre mondiale, et le terrain d’entraînement du Présidio était une plaque tournante dans l'effort de guerre. Des manœuvres y ont lieu régulièrement. Pour autant, le Présidio n'est pas réservé aux seuls militaires, et les civils peuvent se rendre en nombre d'endroits du « quartier » qui sont perçus comme autant de lieux de promenade ; on trouve à la lisière du Présidio quelques institutions remarquables, d'ailleurs. Le grand Cimetière National est également ouvert au public, avec ses alignements de tombes blanches toutes semblables.

Richmond District : plus à l'ouest, jusqu'à l'océan, encore un quartier résidentiel, accueillant surtout les classes moyennes supérieures ; c'est un ajout bien plus récent à la ville, et un endroit qui se flatte d'être paisible (qui a dit « ennuyeux » ?).

 

Ce sont les « grands » quartiers de la ville ; mais d'autres peuvent être mentionnés, aux dimensions souvent plus réduites, mais qui peuvent avoir leur singularité, comme Fisherman's Wharf, associé à North Beach, un ensemble de ports et de jetées très fréquenté, ou le Tenderloin, quartier correspondant à l’est de Downtown, où la prostitution a peu ou prou pignon sur rue, notamment via les soi-disant « restaurants français » offrant toute une gamme de services pas uniquement gastronomiques... et guère français de manière générale, c'est plus une affectation qu'autre chose, à base d'accent simulé et des clichés que vous supposez.

 

Parmi les autres noms, on peut relever Butchertown, Castro (qui n'est pas à l'époque le haut-lieu de la culture gay américaine qu'il deviendra après la guerre), Civic Center (à nouveau dans Downtown, mais plutôt sud, sud-ouest), Haight (la future Mecque des hippies), Hayes Valley, Marina, Outer Mission, Potrero Hill, Russian Hill (associée à North Beach et également bohème), South of Market, South Park (rien à voir), Sunset, Telegraph Hill, Twin Peaks (non, rien à voir non plus)...

 

Au-delà, c'est la Bay Area – une zone assez large autour des deux baies, voire se prolongeant davantage encore vers le sud. Certaines villes peuvent être citées : Alameda et ses chantiers navals, Benicia vaincue par le développement de San Francisco, Berkeley où se trouve l'Université de Californie, Oakland la grande rivale à tous points de vue, Palo Alto où se trouve l'Université de Stanford, Redwood City et ses scieries, Richmond avec son industrie pétrolière, San José l'ancêtre avec ses missions et son agriculture, la station balnéaire de San Rafael, ou encore Vallejo, le terminus ferroviaire de l'ouest.

 

Je ne m'étends pas davantage sur la question, mais la Bay Area compte bien sûr nombre d'endroits intéressants, que ce soit au regard de la géographie physique ou humaine.

 

Géographie humaine – lieux et institutions notables (et quelques personnalités)

 

Le Golden Gate Park est un immense parc tout en longueur ; situé à l'ouest de San Francisco, entre Richmond au nord et Sunset et Twin Peaks au sud, c'est une bande rectiligne de 5 km de long pour 800 m de large, s'étendant tout droit d'est en ouest. Il a été conçu en 1870 et entretenu depuis avec goût, notamment en raison du long « règne » d'un administrateur doué et sérieux, qui détestait la statuaire, qu'il jugeait vulgaire (il s'est toujours débrouillé pour entourer les statues de végétation les dissimulant largement – et tout particulièrement pour la statue dressée en son propre honneur, qu'il a noyée dans les buissons !). Mais ce n'est pas seulement un joli et même très joli parc – il a également un côté zoo, et abrite des bâtiments distingués d'importance culturelle ou scientifique : ça va du musée botanique ou d'histoire naturelle au conservatoire, en passant par l'académie des sciences, les Beaux-Arts, etc. Ça peut évoquer une sorte de Smithsonian de la côte ouest, à cet égard. Hearst avait le projet un peu fou d'y reconstruire un monastère qu'il avait acheté en Espagne et fait démonter pierre par pierre, mais ça ne s'est jamais fait. Ouf ?

 

La ville comprend plusieurs universités et collèges, etc., éventuellement accessibles au public, de même que des musées, dont un certain nombre sont privés (la collection Sutro, etc.), couvrant toutes les disciplines culturelles, artistiques et scientifiques. Mais les plus grandes universités « de San Francisco » ne se trouvent en fait pas dans la ville, mais dans sa « banlieue » (le terme est sans doute impropre). À 50 km au sud de San Francisco, à Palo Alto, on trouve la très prestigieuse université privée de Stanford – en fait déjà une des universités les plus prestigieuses au monde, statut qu'elle a encore plus développé jusqu'à nos jours ; elle couvre toutes les disciplines, mais est souvent associée en premier lieu à la technologie de pointe, alors (c'est le point de départ de la radiophonie commerciale américaine, et c'est aussi là que l'on réalise les premières expériences de télévision, en 1927) comme aujourd'hui (c'est le centre de ce que l'on appelle désormais la « Silicon Valley »). Sa « rivale » (théorique) est l'Université de Californie, d'abord privée mais devenue ensuite publique (elle l'est en 1929), et qui se trouve à Berkeley, au nord-est (et donc de l'autre côté de la baie) ; l'Université de Los Angeles en est en fait une extension.

 

Parmi les célébrités de l'Université de Californie, il faut probablement mettre en avant l'anthropologue Alfred Louis Kroeber, le plus grand spécialiste des Amérindiens de l'ouest et du sud-ouest. Il avait acquis une certaine célébrité au-delà des seuls cercles académiques – notamment en raison de son association avec Ishi, « le dernier des Indiens sauvages d'Amérique », comme on l'envisageait (« Ishi » n'était pas son vrai nom, c'était un terme de sa tribu anéantie, les Yahi, pour désigner « l'homme » ; Kroeber l'appelait ainsi devant les journalistes, car, en dépit des pressions incessantes de la presse, Ishi voulait garder pour lui son vrai nom). Ishi avait été capturé en 1911, et promis à un sort guère enviable sans doute, mais Kroeber avait exigé sa libération et l'avait accueilli à Berkeley ; c'était une source de première main pour connaître les sociétés amérindiennes de la région, leur culture, leur rites, etc. – mais aussi un homme d'une grande amabilité, et non sans charme ; et l'association Kroeber-Ishi a parlé à beaucoup de monde en dehors du seul milieu scientifique : la presse s'y intéressait, parce que la foule, séduite autant qu'intriguée, s'y intéressait. Ishi est mort en 1916, mais Alfred Kroeber ne mourra qu'en 1960, et il est en 1929 probablement la plus grande sommité de Berkeley – et, pour l'anecdote, oui, c'est accessoirement le pôpa d'une certaine Ursula K(roeber) Le Guin (Theodora Kroeber, la mère de cette dernière et l'épouse d'Alfred, anthropologue également, publiera en 1961 une biographie d'Ishi, Ishi in Two Worlds, qui rencontrera un grand succès).

 

On trouve de même et dans toute la région de très nombreux hôpitaux, très divers, publics, privés, confessionnels, communautaires, etc. À noter que les institutions psychiatriques de San Francisco et de la Bay Area sont globalement progressistes, en visant davantage à soigner qu'à contrôler et punir ; mais le manque de moyens ne permet pas toujours à ces généreuses ambitions de se réaliser... N'empêche : comparativement, c'est bien mieux qu'ailleurs.

 

Dans ce registre d'avant-garde, il faut aussi relever que la police de San Francisco bénéficie d'une approche « scientifique » très novatrice, avec répertoire d'empreintes digitales, etc. On trouve même, à Berkeley, un corps de police réservé aux seuls agents titulaires d'un diplôme universitaire, et qui accueille, à terme, des policiers noirs, sans vraiment susciter la polémique – la Bay Area n'est décidément pas le Sud profond. Hélas, le manque de moyens, là encore, et la corruption endémique, pénalisent ces efforts par ailleurs... Et, forcément, les « Comités de Vigilance » trouvent la police insuffisante et inefficace, en dépit de bons résultats occasionnels – certes, leurs préoccupations sont tout autres...

 

Mais le travail policier peut de toute façon s'effectuer en dehors de la seule police « officielle » : l'agence Pinkerton, ainsi, est bien implantée dans la région, qui fournit des détectives privés affiliés. Pour l'anecdote, l'un d'entre eux est tout particulièrement célèbre aujourd'hui : un certain Dashiell Hammett... qui a cependant quitté l'agence en 1921, suite à la mort pour le moins douteuse d'un « wobbly » (un syndicaliste internationaliste), sur lequel Pinkerton enquêtait... Il avait eu l'occasion de travailler sur Roscoe « Fatty » Arbuckle, par ailleurs. En 1929, il n'est pas encore connu pour être le maître du récit policier « hard-boiled », même si on l'estime sans doute déjà dans le milieu des pulps, où il publie des nouvelles dès 1922 ; mais 1929 est en fait l'année où il publie son séminal roman Moisson rouge, qui redéfinira le genre policier (même s'il avait été en fait publié en serial entre 1927 et 1928). Le Faucon maltais sortira en 1930, et popularisera, au travers du personnage de Sam Spade, le « private eye » – une expression empruntée à Pinkerton – indépendant, dur à cuire, en imper et chapeau mou. Mais il y a bien sûr déjà de tels détectives hors Pinkerton.

 

(Bien évidemment, dans le registre des écrivains, et plus directement lié à L'Appel de Cthulhu, on pourrait aussi citer Clark Ashton Smith – mais c'est un ermite, qui vit dans une région assez reculée de la Bay Area.)

 

San Francisco compte de nombreux hôtels, dont certains, gigantesques, suintent le luxe, et trois sont clairement hors-concours :

Au premier chef, le Palace Hotel, avec ses 800 chambres : il est très prisé des élites, incroyablement rupin, et deux chefs d'État y sont morts, dont le président Warren G. Harding, allez savoir pourquoi.... Pour l'anecdote, juste devant se trouve Lotta's Fountain, unanimement considérée comme le plus atroce monument de la ville ; dix-neuf projets pour la remplacer sont proposés en quelques années, aucun n'aboutit, et un des artistes en devient même fou… ce qui, vous en conviendrez, est passablement lovecraftien.

Aussi, l'Hôtel St Francis, 450 chambres, peut-être un peu plus bohème, ou en tout cas davantage au goût des stars d'Hollywood, ce qui n'est sans doute pas tout à fait la même chose – il est d'ailleurs directement lié au Plus Colossal Scandale de l'Époque : c'est ici que débute la si délicieuse affaire Roscoe « Fatty » Arbuckle (où la presse, et nommément Hearst, jouent un rôle crucial).

L'Hôtel Fairmont, lui, compte 550 chambres ; moins renommé que les deux palaces précédents, il offre pourtant toute une gamme de services dont ces derniers font parfois l'économie, en s'appuyant sur leur seul prestige...

LES PERSONNAGES JOUEURS

 

J’ai créé six PJ pour ce scénario. Je n’ai pas rédigé pour eux de background précis et linéaire, simplement quelques indications, à charge pour les joueurs de se les approprier.

 

[EDIT 07/10/2017 : j'ai largement augmenté cette section, avec les caractéristiques techniques des personnages, ainsi que les indications de background que j'avais fournies dès le départ. Ils peuvent ainsi faire office de prétirés.]

Bobby Traven, 34 ans, détective privé

C’est Sam Spade en moche – ou, plus exactement, c’est comme ça qu’il se voit. C’est une montagne, et sa face de brute, à ses yeux, implique qu'il doit être une brute ; alors il en rajoute quand il joue au dur. Mais, au fond, c'est une bonne âme... Son franc-parler, propice à irriter les bonnes gens, ne le dissimule peut-être jamais tout à fait ; mais il déteste qu’on lui en fasse la remarque, ne jouant alors que davantage le gros dur... Ceci étant, il est parfaitement compétent, et éventuellement redoutable. Il a ses habitudes dans son quartier de Mission, ainsi que dans le Tenderloin, où il fréquente assidûment le « restaurant français Chez Francis », là où il a rencontré son premier et dernier amour, « Antoinette », décédée de la tuberculose il y a déjà quelques années de cela...

 

Gordon Gore lui a confié du travail à plusieurs reprises, et l'a recommandé à certains de ses amis. Zeng Ju lui a peut-être bien sauvé la vie lors d'une filature à Chinatown qui avait mal tourné. Son rapport aux femmes intéresserait très probablement le Dr Sutton…

 

Résidence : San Francisco, un appartement dans Mission District qui lui sert aussi d’agence

Lieu de naissance : San Francisco, Mission District

Caractéristiques : FOR 60 ; CON 60 ; TAI 85 ; DEX 65 ; APP 50 ; INT 70 ; POU 50 ; EDU 60

Caractéristiques dérivées : PV 14 ; PM 10 ; SAN 50 ; Chance 30 ; Mouvement 7 ; Impact +1d4 ; Carrure +1 ; Aplomb 1

Compétences : Art et métiers (photographie) 25 ; Baratin 15 ; Bibliothèque 50 ; Combat à distance (armes de poing) 60 ; Combat rapproché (corps à corps) 60 ; Crédit 15 ; Crochetage 35 ; Discrétion 40 ; Droit 40 ; Écouter 60 ; Esquive 32 ; Estimation 20 ; Grimper 40 ; Imposture 50 ; Intimidation 60 ; Langue maternelle (anglais) 60 ; Langues (chinois) 20 ; Psychologie 56 ; Sauter 30 ; Trouver objet caché 70

Combat :

* Corps à corps 60, dommages 1d3+1d4

* Coup de poing américain 60, dommages 1d3+1d4+1

* Cran d’arrêt 60, dommages 2d4

* Automatique cal. 45 60, dommages 1d10 +2, portée 15 m, attaques 1 (3), munitions 7, panne 100

 

Équipement et possessions : imperméable et chapeau mou, matériel de bricolage, un pied-de-biche, une paire de menottes, un appareil photo « Brownie », un poing américain, un cran d'arrêt, un automatique cal. 45. Richesse : dépenses courantes 10 $, espèces 30 $, capital 750 $ ; Bobby loue un appartement à la lisière de Mission District, qui lui sert aussi d’agence ; il s'y trouve notamment une machine à écrire Remington et du matériel de développement.

Description : Bobby est une force de la nature au visage guère avenant – cependant, il se croit bien plus laid qu'il ne l'est réellement. Il suppose que son physique de brute doit décider du cours de sa vie, et joue donc les durs, même s'il a bon fond.

Idéologie et croyances : Bobby prétend ne croire en rien et ne s'intéresser qu'à l'argent. C'est une façade, car il a bon cœur et est toujours prêt à aider les autres (en pestant pour la forme).

Personnes importantes : Bobby n'a guère d'attaches – a fortiori vivantes... Mais il a un lien particulier avec Zeng Ju, qui lui a très probablement sauvé la vie lors d'une filature qui avait mal tourné, à Chinatown ; depuis, il se considère redevable, mais doute de pouvoir un jour rembourser sa dette. Il n'est pas dit que le Chinois soit bien conscient de tout ça.

Lieux significatifs : Bobby revient toujours « Chez Francis », un « restaurant français » du Tenderloin où il a rencontré son premier (et dernier...) amour, « Antoinette » – décédée de la tuberculose il y a déjà quelques années de cela.

Biens précieux : Bobby garde toujours sur lui une photographie d' « Antoinette » – et c'est une photographie « pas exactement romantique »... Mais elle l'est pour lui, c'est tout ce qui compte.

Traits : Bobby aide toujours ceux qui sont dans le besoin ; il joue au dur, il a un physique de dur, mais cela ne dissimule pas toujours très bien son cœur d'or... Par contre, il s'énerve quand on en fait la remarque !

Séquelles et cicatrices : Bobby a perdu plusieurs dents au cours de nombreuses bagarres.

Phobies et manies : Bobby est d'une extrême timidité avec les femmes.

 

Eunice Bessler, 19 ans, actrice

Née Rebecca Reuben (dans une famille juive russe, et pauvre, de Brooklyn, dont elle ne veut plus entendre parler), Eunice est une toute jeune (mineure, en fait) starlette d'Hollywood : un vrai miracle, avec tout pour elle. Si elle joue la dinde devant les inconnus, c'est un rôle de composition, en forme de test : à ceux qui le franchissent, elle se révèle comme bien plus qu’un joli minois, et tout sauf une jeune fille évaporée et superficielle. Le problème, c'est que, d'autant plus qu'elle est assurément brillante à tous points de vue, et a connu une ascension extrêmement rapide, elle est affligée de pulsions plus ou moins autodestructrices – qui vont bien au-delà de son goût pour les drogues, et notamment la cocaïne. En fait, d’une certaine manière, si elle a bien sûr des modèles dans les stars de cet Âge d’Or d’Hollywood qui passe alors, éventuellement dans la douleur, du muet au parlant, elle préfigure en fait James Dean : sa devise pourrait être « Vivre vite, mourir jeune et faire un beau cadavre ». Mais d'ici-là, donc, elle compte bien vivre à fond, et grimper tous les échelons en même temps ; elle est parfaitement qualifiée pour cela.

 

C'est la maîtresse (principale ?) de Gordon Gore – en fait, elle vit avec le dilettante coureur de jupons une relation étonnamment longue au regard des habitudes de ce dernier. « Objectivement », ça serait « bien » si le Dr Sutton, par exemple, la prenait en charge, mais elle ne veut pas en entendre parler (et, en fait, le Dr Sutton non plus, tant que Gordon Gore est son patient, elle considère ne pas pouvoir prendre en charge les deux en même temps.

 

Résidence : San Francisco (surtout chez Gordon Gore, à Nob Hill ; elle a un appartement dans Pacific Heights, mais n’y met jamais les pieds), sinon Hollywood

Lieu de naissance : New York, Brooklyn

Caractéristiques : FOR 40 ; CON 60 ; TAI 55 ; DEX 70 ; APP 85 ; INT 75 ; POU 70 ; EDU 70

Caractéristiques dérivées : PV 11 ; PM 14 ; SAN 70 ; Chance 45 ; Mouvement 8 ; Impact +0 ; Carrure +0 ; Aplomb 1

Compétences : Arts et métiers (comédie) 60 ; Arts et métiers (danse) 40 ; Baratin 55 ; Charme 80 ; Combat à distance (armes de poing) 35 ; Conduite 30 ; Crédit 55 ; Discrétion 60 ; Écouter 55 ; Esquive 50 ; Grimper 25 ; Imposture 60 ; Langue maternelle (anglais) 70 ; Langues (russe) 36 ; Langues (yiddish) 16 ; Nager 30 ; Persuasion 60 ; Psychologie 35 ; Sauter 30 ; Trouver objet caché 55

Combat :

* Corps à corps 25, dommages 1d3

* Derringer cal. 25 35, dommages 1d6, portée 3 m, attaques 1, munitions 1, panne 100

 

Équipement et possessions : une infinité de toilettes de luxe et de chaussures, mais assez peu de bijoux (seulement le collier de perles de sa mère) ; au moins une dose de cocaïne à portée. Une voiture Pierce Arrow. Richesse : dépenses courantes 50 $, espèces 275 $, capital 27 500 $ ; Eunice est propriétaire d’un appartement à Hollywood, et d’un autre à San Francisco, Pacific Heights (mais elle n'y met quasiment jamais les pieds, elle réside en temps normal chez Gordon Gore, à Nob Hill).

Description : Eunice est une très jolie jeune femme, en fait d'une beauté telle qu'elle en est presque inhumaine. Elle joue volontiers le rôle de la dinde devant les inconnus, mais ce n'est qu'une façade en guise de test : avec les gens qui en valent la peine, elle révèle bien vite qu'elle n'a rien à voir avec ce rôle de composition que l'on attend d'une charmante starlette.

Idéologie et croyances : Eunice croit en elle-même, et en sa capacité à dépasser sa condition ; mais, tout au fond, elle redoute en fait le retour de bâton du déterminisme social...

Personnes importantes : Gordon Gore – ils ne se l'avouent pas, mais sans doute prennent-ils conscience que leur relation n'est pas une simple amourette, quoi qu'ils prétendent... 

Lieux significatifs : Eunice déteste être seule ; quand elle n'est pas avec Gordon ou sur un plateau, elle va aussitôt se réfugier dans un speakeasy réservé à l'élite, à Hollywood comme à San Francisco – où on la voit aussi régulièrement à l'Hôtel St Francis.

Biens précieux : un seul – le collier de perles qu'elle a volé à sa mère quand elle a fugué de chez ses parents ; c'était la seule richesse de sa mère...

Traits : Eunice est hédoniste au possible. Elle entend profiter de la vie au maximum, et grimper au plus tôt tous les échelons. Une génération plus tard, on aurait pu lui accoler le slogan « vivre vite, mourir jeune et faire un beau cadavre ».

Phobies et manies : Eunice ne supporte pas d'être seule – ce qui provoque chez elle de terribles crises d'angoisse. Elle est également cocaïnomane.

Gordon Gore, 29 ans, dilettante

Horriblement riche, horriblement charmeur (mais surtout du fait de ses manières et de sa repartie – il est bel homme, mais d’une constitution fragile, en raison d’épreuves traversées durant son enfance), Gordon Gore est aussi agaçant (au premier abord en tout cas) que fascinant. Il connaît tout le monde et a tout le monde dans sa poche. Fils de bonne famille, il a hérité d’un capital plus que conséquent, avec des nombreux biens immobiliers à San Francisco, en Californie, ou même au-delà. Il a une mentalité d’aristocrate, pas de bourgeois : il ne compte certes pas « travailler ». Certes, il peint un peu, mais sans guère d’application. Ses véritables loisirs sont tout autres : courir les jupons, et « partir à l'aventure », pour pimenter son quotidien de bien né dans les deux cas. En l’espèce, il s’agit surtout pour lui de régler de manière discrète des affaires affectant la bonne société san-franciscaine ; Gordon Gore n’est pas un enquêteur hors-pair sur les modèles du chevalier Dupin ou de Sherlock Holmes, mais il a un gros atout, en dehors de son compte en banque, qui est de savoir s'entourer des meilleurs.

 

Il a de ce fait un rôle pivot parmi les PJ : c’est lui qui a été contacté pour « régler une affaire », et qui a suscité le groupe d’investigateurs afin de mener cette enquête à bien. Il a déjà confié du travail à Bobby Traven et Trevor Pierce. Eunice Bessler est sa (principale ?) maîtresse, et Zeng Ju son majordome. Quant à Veronica Sutton, elle est sa psychiatre – car, sous sa façade de golden boy à qui tout réussit, il y a des failles, et nombreuses…

 

Résidence : San Francisco, un manoir sur Nob Hill

Lieu de naissance : San Francisco, Nob Hill

Caractéristiques : FOR 50 ; CON 45 ; TAI 50 ; DEX 70 ; APP 70 ; INT 65 ; POU 55 ; EDU 70

Caractéristiques dérivées : PV 9 ; PM 11 ; SAN 55 ; Chance 50 ; Mouvement 8 ; Impact +0 ; Carrure +0 ; Aplomb 1

Compétences : Arts et métiers (peinture) 35 ; Baratin45 ; Bibliothèque 35 ; Charme 75 ; Combat à distance (armes de poing) 50 ; Conduite 40 ; Crédit 90 ; Écouter 25 ; Esquive 35 ; Estimation 30 ; Histoire 20 ; Langue maternelle (anglais) 70 ; Langues (chinois) 21 ; Langues (français) 41 ; Mécanique 20 ; Occultisme 40 ; Persuasion 65 ; Psychologie 50 ; Sciences (histoire de l’art) 66 ; Trouver objet caché 45

Combat :

* Corps à corps 25, dommages 1d3

* Luger modèle P08 50, dommages 1d10, portée 15 m, attaques 1 (3), munitions 8, panne 99

 

Équipement et possessions : toute une garde-robe extrêmement luxueuse ; un Luger modèle P08. Une voiture Rolls-Royce Phantom I. Dépenses courantes 250 $, espèces 1800 $, capital 180 000 $ ; Gordon est propriétaire de plusieurs biens immobiliers de grande valeur, à travers l’État de Californie et au-delà (notamment à New York) ; à San Francisco, il vit dans son manoir à Nob Hill, mais possède aussi, entre autres, une résidence secondaire sur le flanc du mont Tamalpais – à Nob Hill surtout, il dispose d’une riche bibliothèque et d’un cinéma privé ; on trouve du matériel de peinture dans toutes ses demeures.

Description : Gordon est un jeune homme horriblement charmant – mais pas tant du fait de son apparence (sa constitution est par ailleurs assez chétive), ce sont plutôt sa mise et son comportement qui jouent ; il est toujours impeccablement vêtu, coiffé, etc. Il suinte le luxe.

Idéologie et croyances : Gordon est franc-maçon, aussi prétend-il croire au « Grand Architecte de l'Univers » ; en réalité, il ne croit guère qu'en lui-même... et qui plus est pas toujours.

Personnes importantes : Gordon est bien plus attaché à Eunice Bessler qu’il ne l’admettrait. Il voue un vrai culte à William Blake, dont il aimerait avoir le talent – au moins de peintre ; il en est loin...

Lieux significatifs : son manoir familial sur Nob Hill – où il a grandi et dont il a hérité récemment ; c'est toute sa vie – et un havre de luxe.

Biens précieux : sa voiture, une Rolls-Royce Phantom I entretenue avec amour (par un vrai mécanicien ; il s'y est essayé, mais sans grand succès).

Traits : Gordon est un coureur de jupons invétéré. Sa compagne du moment, Eunice Bessler, semble très bien s'en accommoder, et c'est sans doute en partie pour cela que leur relation dure autant, et se singularise toujours un peu plus.

Phobies et manies : Gordon est arachnophobe. Il est obsédé par son image. Il éprouve parfois comme un complexe de culpabilité pour sa richesse. De manière générale, il est sujet à de sévères crises dépressives – mais il faut bien le connaître pour s'en rendre compte, il dissimule tout cela autant qu'il le peut.

Ouvrages occultes, sorts et artefacts : Gordon dispose d'une petite bibliothèque comportant des ouvrages maçonniques ou théosophiques ; de la culture générale pour l'essentiel, rien que de parfaitement inoffensif.

 

Trevor Pierce, 31 ans, journaliste d’investigation

Chétif, des suites d’une longue maladie, mais doté d'une grande force de caractère qui, croit-il, lui a permis de la surmonter, Trevor Pierce est un homme en croisade – contre la corruption des élites politiques et financières. Il travaille au San Francisco Call-Bulletin, un journal récemment racheté par Hearst (qu'il méprise) et engagé dans une croisade de ce genre – c’est parfait ! Trevor Pierce n'est certainement pas dupe : cet engagement de la part de son journal est « intéressé ». Mais il s'en accommode, car c'est pour lui un moyen d'agir, et il ne se pince donc même pas vraiment le nez quand il se rend à la rédaction. Il faut dire que son travail est tout pour lui : il n’a pas de loisirs, en dehors de sa méticuleuse et maniaque collection de timbres. Il révère Upton Sinclair, c’est son modèle, qu'il entend égaler – et même dépasser, car il n’est pas sans ambition : rien d’aussi sordide que l’argent, le crédit ou le pouvoir – ce qu’il veut, c’est être le meilleur, et qu’on ne puisse faire autrement que le reconnaître. Idéologiquement, Trevor Pierce a quelque chose de socialisant de longue date, mais il est en train de virer pleinement socialiste à cette époque. C’est aussi une usine à troubles obsessionnels compulsifs…

 

Gordon Gore lui a régulièrement fourni des missions, et, occasionnellement, il l'a aiguillé sur des scandales passablement juteux (Trevor Pierce ne travaillerait pas en dehors de son journal seulement pour de l’argent). Zeng Ju, voire Bobby Traven, ont pu enquêter avec lui, de temps en temps.

 

Résidence : San Francisco, un appartement de Mission District

Lieu de naissance : un village perdu dans le fin fond de la Californie

Caractéristiques : FOR 40 ; CON 55 ; TAI 65 ; DEX 60 ; APP 60 ; INT 75 ; POU 80 ; EDU 72

Caractéristiques dérivées : PV 12 ; PM 16 ; SAN 80 ; Chance 30 ; Mouvement 7 ; Impact +0 ; Carrure +0 ; Aplomb 1

Compétences : Arts et métiers (photographie) 25 ; Baratin 60 ; Bibliothèque 70 ; Combat à distance (armes de poing) 36 ; Comptabilité 55 ; Crédit 20 ; Crochetage 21 ; Discrétion 60 ; Droit 55 ; Écouter 40 ; Esquive 30 ; Histoire 20 ; Imposture 45 ; Langue maternelle (anglais) 79 ; Langues (espagnol) 21 ; Persuasion 40 ; Psychologie 40 ; Trouver objet caché 75

Combat :

* Corps à corps 25, dommages 1d3

* Revolver cal. 32 36, dommages 1d8, portée 15 m, attaques 1 (3), munitions 6, panne 100

 

Équipement et possessions : des tenues fonctionnelles ; un appareil photo « Brownie » ; un revolver cal. 32. Richesse : dépenses courantes 10 $, espèces 40 $, capital 1000 $. Trevor loue un petit appartement dans Mission District ; il contient une petite bibliothèque, des montagnes de dossiers d'enquête, et du matériel de développement.

Description : Trevor est un homme longiligne et sec. On sent qu'il est passé par des épreuves douloureuses, qui l'ont marqué à vie, mais sa force de caractère rayonne littéralement.

Idéologie et croyances : Trevor est en croisade contre la corruption des élites politiques et financières. Il profite de ce que le San Francisco Call-Bulletin joue de cette carte, mais ne se leurre pas sur le caractère « intéressé » de cette politique éditoriale - et il déteste Hearst. Jusqu'alors socialisant, il devient de plus en plus ouvertement socialiste.

Personnes importantes : Trevor voue une admiration sans borne au journaliste et écrivain Upton Sinclair : c'est son modèle, il voudrait faire comme lui, être comme lui, ou même se montrer encore meilleur dans sa partie. Il hait William Randolph Hearst – pourtant (ou parce que) son patron.

Lieux significatifs : Trevor est un bourreau de travail : s'il n'enquête pas sur le terrain, on le trouvera le plus souvent à la rédaction du San Francisco Call-Bulletin ; il ne rentre chez lui que quand c'est indispensable – « physiologiquement » ou non.

Biens précieux : sa collection de timbres, très soigneuse : c'est son seul passe-temps, sa seule détente.

Traits : Trevor est ambitieux : ce n'est pas (du tout) qu'il court après la richesse ou même le pouvoir, c'est qu'il veut être « le meilleur » – et qu'on le reconnaisse et l'admire comme tel.

Séquelles et cicatrices : Trevor était un enfant chétif, et il n'a triomphé de la maladie que grâce à sa force de caractère – ou du moins en est-il convaincu ; mais son corps en porte encore les marques, éloquentes.

Phobies et manies : Trevor est affecté de toute une collection de troubles obsessionnels compulsifs.

Veronica Sutton, 47 ans, psychiatre

Chirurgienne de formation, et douée, le Dr Sutton a progressivement délaissé les blocs opératoires pour s’intéresser à la psychiatrie – et, chose qui ne passe pas forcément très bien aux yeux des bonnes âmes de son temps, à la psychanalyse : qu'une femme adhère à cette théorie qui accorde une place si fondamentale à la sexualité, c'est terriblement choquant ! Elle le sait, et ça lui va très bien ; en fait, c’est un intérêt qui s’accorde tant avec sa curiosité intellectuelle globale qu’avec son caractère militant – car le Dr Sutton est une féministe assez radicale pour l’époque ; philosophiquement, elle est aussi matérialiste, rationaliste, et vigoureusement athée. Elle a beaucoup lu, dans bien des matières – notamment, bien sûr, elle a lu tout Freud, dans le texte, et même échangé quelques courriers avec le fameux docteur ; mais ses centres d’intérêt vont au-delà, par cycles éventuellement, et, ces dernières années, outre les langues vivantes ou mortes, elle s’est beaucoup intéressée à l’anthropologie (elle relit sans cesse Le Rameau d’or, de Frazer, un de ses livres fétiches, ou encore The Witch Cult In Western Europe, de Margaret Murray). Elle envisage des passerelles entre ses différents centres d'intérêt. Physiquement, le Dr Sutton, si elle est demeurée sobrement élégante, commence à accuser son âge, et a notamment des difficultés pour se mouvoir – elle use d’une canne devenue indispensable. Ceux qui la rencontrent sont parfois un brin gênés en sa présence, parce qu’elle donne systématiquement l’impression de les étudier, voire de les disséquer – et pour cause : c’est exactement ce qu’elle fait.

 

Gordon Gore est un de ses patients, et il considère qu'elle lui a sauvé la vie. Il aimerait qu'elle s'occupe également de Eunice Bessler, mais ça ne s'est pas fait – tant la starlette que la psychiatre semblent penser que ce serait une mauvaise idée.

 

Résidence : San Francisco, un appartement coquet qui fait aussi office de cabinet, à la lisière de Fisherman’s Wharf.

Lieu de naissance : San Francisco

Caractéristiques : FOR 40 ; CON 45 ; TAI 60 ; DEX 45 ; APP 60 ; INT 75 ; POU 80 ; EDU 79

Caractéristiques dérivées : PV 10 ; PM 16 ; SAN 74 ; Chance 75 ; Mouvement 6 ; Impact +0 ; Carrure +0 ; Aplomb 1

Compétences : Anthropologie 51 ; Archéologie 11 ; Bibliothèque 75 ; Crédit 45 ; Écouter 50 ; Esquive 22 ; Histoire 25 ; Langue maternelle (anglais) 79 ; Langues (allemand) 51 ; Langues (grec ancien) 21 ; Langues (latin) 31 ; Médecine 81 ; Occultisme 30 ; Persuasion 30 ; Premiers soins 65 ; Psychanalyse 56 ; Psychologie 80 ; Sciences (biologie) 17 ; Sciences (chimie) 41 ; Trouver objet caché 40

Combat :

* Corps à corps 25, dommages 1d3

 

Équipement et possessions : tenues féminines très ordinaires, deux blouses de médecin, du matériel médical (elle fait toujours suivre au moins une trousse de soins). Richesse : dépenses courantes 10 $, espèces 90 $, capital 2250 $. Veronica est propriétaire d’un appartement/cabinet coquet encore qu’assez modeste, à la lisière de Fisherman's Wharf ; il contient une bibliothèque assez bien fournie (médecine, psychologie, psychanalyse, anthropologie, un peu d'histoire et d'occultisme).

Description : Veronica est une femme entre deux âges, qui commence à se tasser et à avoir des difficultés pour se mouvoir – depuis quelque temps, elle s'est munie d'une canne. Son visage donne l'impression d'étudier tout le monde – pour la bonne et simple raison que c'est exactement ce qu'elle fait.

Idéologie et croyances : Veronica est une féministe militante ; elle est par ailleurs rationaliste, matérialiste et athée.

Personnes importantes : Personne... Mais elle a des connaissances dans les milieux médicaux et universitaires qui apprécient toujours d'échanger avec elle. Sinon, elle admire quelques grands intellectuels, comme Freud ou Frazer.

Lieux significatifs : Veronica se promène tous les soirs sur les jetées de Fisherman's Wharf.

Biens précieux : Sa chatte, Bastet ; elle se fait vieille et un peu lourde – comme sa maitresse... Veronica a trois autres chats, plus jeunes, mais sa relation avec Bastet est très singulière.

Traits : Veronica adore les animaux, et tout particulièrement les félins.

Séquelles et cicatrices : Aucune à proprement parler – mais elle vieillit et a de plus en plus de mal à se mouvoir.

Phobies et manies : Veronica est agoraphobe.

Ouvrages occultes, sorts et artefacts : la bibliothèque de Veronica comprend quelques traités sur l'occultisme, plutôt qu'occultes par eux-mêmes ; elle n'y croit pas, c'est de la culture générale... Mais c'est une grande lectrice du Rameau d'or de Frazer, ouvrage qui la passionne et auquel elle revient presque aussi souvent qu'à Freud.

SPÉCIAL : Veronica ayant une longue expérience en tant que médecin, et notamment chirurgienne, elle est immunisée contre les pertes de SAN résultant de la vue d'un cadavre ou d'une sale blessure.

 

Zeng Ju, 52 ans, majordome

Ce Chinois est né à Shanghai, et a pris le bateau pour les États-Unis alors qu’il n’était qu’à peine un adolescent. Aujourd’hui, il est un peu vieillissant, et se tasse de plus en plus… même s’il a conservé une certaine dextérité qui peut surprendre. Il est depuis des années attaché à la famille Gore, et tout particulièrement à Gordon, qu'il a vu grandir ; que le petit ait développé un goût pour « l'aventure » en devenant adulte n'est pas pour lui déplaire – ça lui rappelle ses jeunes années dans Chinatown... et à l’époque il se livrait à nombre d'activités « pas très catholiques ». Autant le dire, c'était un criminel : il a fait le pickpocket, quelques cambriolages aussi, et surtout joué du couteau... Or quelques souvenirs de cette époque demeurent, notamment parce que sa loyauté exemplaire lui interdit de causer du tort aux Combattants Tong, ce qui serait en outre causer du tort aux Chinois de San Francisco – et ça, pas question ! Sa loyauté est tout aussi poussée concernant Gordon Gore ; il s'agit dès lors d'éviter les conflits d'intérêts... Sa fille Ling, qui vit dans un appartement minable qu’il loue à Chinatown (il a toujours refusé les invitations de son patron à l'héberger dans son manoir), lui permet de faire le pont entre ces multiples facettes : Zeng Ju est plus que jamais un homme entre deux mondes.

 

Il a plusieurs fois travaillé avec Bobby Traven (et lui a très probablement sauvé la vie, en une occasion), ainsi qu'avec Trevor Pierce (mais plus rarement). Discret et réservé par nature quant aux amourettes de son patron Gordon Gore, il est cependant intrigué par Eunice Bessler – qui est incomparablement plus brillante mais aussi, trouve-t-il, sympathique, que toutes celles qui l’ont précédée, nombreuses ; mais il en perçoit bien le côté sombre, qui le chagrine, de manière presque paternelle…

 

Résidence : San Francisco, Nob Hill (chez Gordon Gore) ou Chinatown (l’appartement de Ling).

Lieu de naissance : Shanghai

Caractéristiques : FOR 55 ; CON 55 ; TAI 65 ; DEX 65 ; APP 40 ; INT 80 ; POU 50 ; EDU 58

Caractéristiques dérivées : PV 12 ; PM 10 ; SAN 49 ; Chance 35 ; Mouvement 7 ; Impact +1d4 ; Carrure +1 ; Aplomb 1

Compétences : Arts et métiers (cuisine) 55 ; Combat à distance (armes de poing) 65 ; Combat rapproche (corps à corps) 75 ; Comptabilité 15 ; Crédit 10 ; Crochetage 31 ; Discrétion 45 ; Écouter 70 ; Esquive 62 ; Estimation 20 ; Grimper 30 ; Intimidation 30 ; Langue maternelle (chinois) 58 ; Langues (anglais) 43 ; Pickpocket 50 ; Premiers soins 50 ; Psychologie 30 ; Survie 20 ; Trouver objet caché 65

Combat :

* Corps à corps 75, dommages 1d3+1d4

* Grand poignard 75, dommages 1d8+1d4

* Automatique cal. 38 65, dommages 1d10, portée 15 m, attaques 1 (3), munitions 6, panne 99

 

Équipement et possessions : plusieurs uniformes de majordome, tous impeccables ; un costume chinois traditionnel (populaire) ; un grand poignard ; un automatique cal. 38. Richesse : dépenses courantes 10 $, espèces 30 $, capital 750 $. Zeng Ju loue un appartement minable à Chinatown pour héberger sa fille Ling (il ne s'y rend en principe que le dimanche ; en semaine, il vit dans le manoir de Gordon Gore à Nob Hill).

Description : Zeng Ju est un Chinois vieillissant, un peu rabougri, pourtant étonnamment vivace. Il est borgne (œil droit) et a une mine quelque peu patibulaire. Il n'est jamais parvenu à avoir l'air à l'aise dans les costumes de sa fonction, même s’il les entretient avec grand soin.

Idéologie et croyances : Zeng Ju est un ardent défenseur des intérêts de la communauté chinoise de San Francisco – ça lui tient lieu de religion.

Personnes importantes : sa fille, Ling – elle donne un sens à sa vie, qui en a bien besoin. Mais il envisage aussi peu ou prou Gordon Gore comme un fils, s’il n’est pas du genre à se répandre en témoignages ostentatoires d’affection.

Lieux significatifs : son appartement minable de Chinatown, où vit Ling ; malgré les offres répétées de Gordon Gore, Zeng Ju n'a jamais accepté que sa fille s'installe dans le manoir de Nob Hill – Gore lui laisse ses dimanches pour qu'il aille s'occuper d'elle à Chinatown.

Biens précieux : sa pièce « porte-bonheur » – il la considère comme telle depuis son voyage à fond de cale entre Shanghai et San Francisco ; elle est plus qu'émoussée maintenant, à peine lisible.

Traits : Zeng Ju est extrêmement loyal – envers Gordon Gore, et envers la communauté chinoise de San Francisco et d'abord les Combattants Tong ; il fait en sorte d'éviter les conflits d'intérêts...

Séquelles et cicatrices : Zeng Ju est borgne (œil droit).

SPÉCIAL : la langue maternelle de Zeng Ju est le chinois. Du fait de son passé en tant que criminel violent, Zeng Ju est immunisé contre les pertes de SAN résultant de la vue d'un cadavre, du fait d'être témoin ou acteur d'un meurtre, ou de la vue de la violence à l'encontre d'un être humain.

 

Pour le compte rendu de la première séance, c’est par ici...

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Le Mort amoureux, de Junji Itô

Publié le par Nébal

Le Mort amoureux, de Junji Itô

ITÔ Junji, Le Mort amoureux, [死びとの恋わずらい, Shibito no koiwazurai ; 伊藤潤二恐怖マンガ Collection, Itô Junji Kyofu Manga Collection, vol. 15], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, Paris, Tonkam, coll. Frissons – Intégrale Junji Itô, [1996-1998] 2013, 207 p.

 

LE MAÎTRE DE L’HORREUR

 

Je poursuis ma découverte de l’œuvre d’Itô Junji avec ce 15e volume de l’intégrale de ses bandes dessinées qu’est Le Mort amoureux.

 

Jusqu’à présent, après ma découverte émerveillée via le chef-d’œuvre Spirale, j’avais lu un autre gros volume (plus ou moins ) suivi, Tomié, puis, un peu au pif, le 13e volume de l’intégrale, soit Le Cirque des horreurs. Ce qui avait sans doute été l’occasion d’appréhender combien mon regard sur l’œuvre de ce maître avait quelque chose de biaisé ? Car Spirale et Tomié sont ses deux BD les plus amples, et de loin. Or, si Spirale au premier chef bénéficie d’une excellente réputation ô combien méritée, il semblerait que l’auteur soit plus communément loué pour ses histoires courtes – dont Le Cirque des horreurs livrait quelques exemples, convaincants parfois, voire très convaincants (« La Ville aux pierres tombales » en tête), d’autres nettement moins à mes yeux… Mais cet unique volume ne me permet certainement pas de porter un jugement assuré sur l’œuvre de « nouvelliste » d’Itô Junji – il me faudra donc creuser davantage cette intégrale pour pleinement saisir, et au plus près, la portée de cette œuvre remarquable, au firmament de l’horreur, et pas seulement japonaise, et pas seulement en BD.

 

Le Mort amoureux (publication initiale en revue en 1996, soit juste un peu avant Spirale et le troisième et dernier arc de Tomié) est d’une certaine manière l’occasion de couper la poire en deux. En effet, il s’agit d’une histoire « longue », au sens où les quatre « récits » contenus dans ce volume se suivent et se développent – plutôt des chapitres, du coup. Mais sur un format global autrement bref que Spirale ou Tomié : 200 pages seulement, soit un volume comparable au Cirque des horreurs, dans la même collection. Nous sommes donc un peu à la croisée des chemins – ce qui a ses avantages, et ses inconvénients.

 

Pour dire les choses, j’ai globalement beaucoup apprécié cette lecture ; cependant, elle souffre de défauts criants, je ne peux le nier – ils ne m’ont pas paru de nature à oblitérer tout intérêt pour cette bande dessinée délicieusement horrible, certes pas, mais je comprendrais très bien que d’autres se montrent moins enthousiastes ; tâchons donc de voir ce qu’il en est...

 

RETOUR À NAZUMI

 

La scène est à Nazumi, une relativement petite ville japonaise pour le moins inquiétante, avec ses bancs de brume si fréquents… En fait, autant le dire, elle est en proie à une sorte de malédiction : sous cet angle, elle peut assurément faire penser à d’autres villes ainsi décrites par l’auteur, comme bien sûr celle de Spirale, mais aussi « La Ville aux pierres tombales ».

 

Et peut-être d’abord cette dernière, car Nazumi est d’emblée déconcertante, sur la base de ses coutumes fort singulières – là où, dans Spirale, sauf erreur, les particularismes de la ville sont certes latents dès le départ, mais ne se révèlent que petit à petit. Ici, les femmes, essentiellement, de la bourgade, et au premier chef les lycéennes, se livrent dès le départ au petit jeu des « prédictions de rue », lesquelles consistent à patienter dans la brume (de bon augure, dit-on), puis à interpeller le premier passant, quel qu’il soit, pour lui demander de prédire son avenir – plus spécialement, sa vie amoureuse : sera-t-elle heureuse en amour ? demande la timide jeune fille – généralement en brandissant son sac devant ses yeux pour dissimuler son visage déjà noyé dans la brume… Hélas, ce petit jeu fort innocent peut dégénérer à tout moment ; car les oracles ne sont pas tous généreux et positifs...

 

Et nul ne le sait mieux que Ryûsuke, lycéen lui aussi, et qui avait vécu à Nazumi enfant, jusqu’à l’âge de six ans, mais avait fait sa vie ailleurs depuis. Il retourne maintenant à sa ville natale avec ses parents ; l’occasion de retrouver des figures de son enfance, comme son premier amour, la charmante Midori, et quelques autres… Ce qui ne le met guère en joie, visiblement – en fait, Ryûsuke est d’un naturel sombre et angoissé, irritable aussi : notamment, cette coutume « stupide » des « prédictions de rue » suscite en lui des réactions extrêmes, où la colère explose !

 

Mais la colère n’est qu’une façade pour la culpabilité et le remords. Enfant, Ryûsuke avait (indirectement ?) fait les frais de cette petite coutume absurde : une femme l’avait désigné dans la brume pour être son augure, et le petit garçon, pressé et inconscient de la portée de ses mots, avait déguerpi sans plus attendre en assurant méchamment à son interlocutrice qu’elle ne serait jamais heureuse en amour… Et la femme l’a pris au mot : horrifiée par cette prédiction dont elle ne pouvait remettre en cause la véracité, elle s’est suicidée en se tranchant la gorge avec une lame de cutter.

 

Un petit garçon de six ans n’était certes pas à proprement parler responsable de ce drame – mais, depuis ce très jeune âge, Ryûsuke vit avec cette culpabilité insupportable, cette conviction d'avoir provoqué la mort de cette femme de par sa seule méchanceté irréfléchie. D’autant peut-être qu’il ne s’agissait pas de n’importe quelle femme ? Mais de la tante de Midori – elle-même inconsciente de ce qui s’est passé et de l’implication de Ryûsuke. Il s'agissait d'une femme aux abois, engagée dans une liaison sans avenir avec un homme marié, et enceinte de lui… Les mots du petit garçon n’ont fait que précipiter son malheur, mais sans doute la résolution était-elle déjà là, sous les naïves prétentions de la femme au bonheur conjugal.

 

SUICIDE CLUB ?

 

Ryûsuke, un temps, voudrait croire que, tout cela, c’est du passé : le remords demeure, il sera toujours là, mais le drame en lui-même remonte à une dizaine d’années, après tout…

 

Sauf que la coutume idiote persiste – elle a peut-être même pris davantage encore d’importance ; et, comme dans tout bonne malédiction, la marche implacable du destin, avec une ironie cruelle, force l’histoire à se répéter… et à s’amplifier.

 

Le retour de Ryûsuke à Nazumi, en effet, coïncide avec plusieurs suicides de jeunes filles, toutes selon le même procédé : elles se sont tranchées la gorge avec un cutter. Et il ne fait guère de doute, aux yeux des habitants de Nazumi et tout spécialement des camarades des défuntes, qu’elles ont agi ainsi parce qu’elles avaient reçu un mauvais oracle en réclamant des « prédictions de rue »… À vrai dire, exactement comme la tante de Midori en son temps – mais cela, seul Ryûsuke le sait.

 

Mais il y a autre chose, un lien potentiel entre ces divers suicides : la rumeur court qu’un beau jeune homme, tout de noir vêtu, les traits androgynes, des boucles aux oreilles, navigue dans la brume, et que c’est lui qui rend ces oracles fatidiques – délibérément ? La ville est bientôt obsédée par la figure fantomatique du beau jeune homme – les lycéennes en viennent même à le traquer, non qu’elles lui veulent du mal, la vengeance en tête, mais pour obtenir précisément de ce prophète singulier et de mauvais augure la certitude de ce que leur vie amoureuse, contrairement à celle des autres, sera heureuse !

 

Mais Ryûsuke aussi cherche le jeune homme – qu’il hait, redoute, méprise… d’autant plus qu’il suppose lui être lié. Il lui est forcément lié...

 

Car cette histoire ne saurait le laisser en paix, mais l’accable d’autant plus sous le poids des remords. Ryûsuke est plutôt mignon, il a du succès auprès des lycéennes – trop, sans doute : quand sa prétendante la plus assidue, emportée par sa passion insane, dépérit à vue d’œil jusqu’au moment terrible où le cutter devient la seule solution à son drame, il n’y a plus guère de doute – d’une manière ou d’une autre, il est « responsable » de ce qui se produit… et intimement lié à cette épidémie de suicides qui frappe Nazumi ! Or la ville n'a encore rien vu, et le beau jeune homme de la brume ne s'en tiendra pas à quelques cadavres de fraîches et naïves lycéennes...

 

IMPUISSANCE ET REMORDS

 

Sous cet angle, Le Mort amoureux (je ne sais pas vraiment ce qu’il faut penser de ce titre, à ce stade…) m’a fait l’effet d’une lecture très douloureuse, je ne peux le cacher. L’histoire est proprement horrible, mais sur un mode assez différent des codes du genre – et qui peut avoir une certaine résonance, variable selon les lecteurs et les circonstances.

 

Reste que le thème essentiel est donc celui du suicide, ou, plus exactement, et non sans une certaine cruauté perverse, des répercussions du suicide (ou d'une flopée en l’espèce) sur ceux qui survivent ; d’où ce jeu complexe et terrible sur la responsabilité en la matière, qui débouche bientôt, et inévitablement, sur le remords, trait essentiel de Ryûsuke.

 

Mais, bien sûr, dans la BD comme dans la vie, le fait est que ces personnages qui demeurent ne sont au fond pas responsables, quoi qu’on leur dise (les suicidés, dans un éventuel chantage pas forcément conscient, mais pas seulement – aussi d’autres survivants prompts à se défausser sur un « coupable » idéal les exonérant de leur propre mauvaise conscience), ou quoi qu’ils se disent eux-mêmes : l’horreur ne réside pas tant dans leurs propos un peu trop désinvoltes, ou dans leur questionnement éventuel quant à leur part de responsabilité dans ce qui se produit, mais bien dans l’impuissance qui est la leur – impuissance qui, bien loin de leur apporter le moindre réconfort en les assurant de ce qu'ils ne sont au fond pour rien dans tout cela, ne fait qu’accroître encore leur souffrance.

 

Ryûsuke, bien sûr, en témoigne : culpabilité, remords, il a déjà donné. Impuissance ? Il entend trouver le beau jeune homme dans la brume, et mettre fin à son petit jeu cruel ; en tant que tel, il a un comportement héroïque – mais, nous nous en doutons d’emblée, cette quête est au mieux vaine ; au pire, elle pourrait même confronter notre « héros » aux turpitudes latentes de son inconscient...

GROTESQUE ET TERREUR

 

Le thème est grave assurément, terrible même – mais, pour en traiter, Itô Junji use de plusieurs outils en apparence seulement contradictoires. En effet, Le Mort amoureux joue aussi bien de la carte de la terreur pure et parfaitement premier degré, que de la carte du grotesque perversement drôle à un autre niveau – oui, drôle et horrible tout à la fois ; mais plus subtilement, probablement, que dans « Le Cirque des horreurs », nouvelle que j’avais trouvée proprement hilarante : ici, le ton demeure plus sérieux dans l’ensemble (comparaison qui s'applique éventuellement aussi au cas du Suicide Club de Sion Sono, sur un thème pas forcément si éloigné, au départ tout du moins).

 

Mais oui : l’auteur, même avec un sujet pareil, ou peut-être a fortiori, ne rechigne donc pas à user d’un expédient à première vue saugrenu : l’humour. Un humour pervers, sadique même, néanmoins de l’humour – et qui doit beaucoup à l’outrance assumée du propos. En ce sens, et sans que le gore soit nécessairement de la partie (mais il l’est régulièrement), l’excès des tableaux et des situations relève sans doute un peu de la tradition du Grand Guignol, avec tout ce qu’elle peut avoir de jubilatoirement scabreux.

 

(En même temps, parenthèse, car, Japon oblige, mais pour le coup en évacuant au moins pour un temps cette dimension d’humour grotesque, en fait de tradition, je suppose de toute façon que l’on pourrait traiter de la question au travers de traits culturels plus spécifiquement nippons – à creuser, disons, outre Suicide Club, dans La Mort volontaire au Japon, l’essai de Maurice Pinguet, ou, sans passer nécessairement par ce détour extérieur, en envisageant directement, mettons, les Tragédies bourgeoises de Chikamatsu, tout particulièrement celles mettant en scène des doubles suicides amoureux, basés sur des faits-divers des plus sordides.)

 

En fait, s’il est un procédé ici qui convoque en même temps l’angoisse, la gêne, la terreur et le rire nerveux, c’est sans doute la mise en scène du « harcèlement » (les guillemets s’imposent, bien sûr, car le harcèlement n’a objectivement rien de drôle), en fait une ligne directrice du récit d’Itô Junji : Ryûsuke, tout au long de ces quatre récits, est très régulièrement confronté à des formes de « harcèlement » particulièrement excessives, et qui pourraient le cas échéant se trouver à deux doigts seulement de la parodie comme de la grivoiserie, un jeu d'équilibriste assurément délibéré.

 

Ainsi, peut-être, dans le premier chapitre, de cette première amoureuse, insistante et qui se mue toujours un peu plus en cadavre – même si c’est alors clairement la gêne, teintée d’impuissance et de désespoir, qui domine clairement.

 

La thématique du harcèlement est ensuite reprise dans le deuxième « récit », avec cette « femme tourmentée », plus âgée, mais foncièrement indécise, et qui s’invite chez les gens, et pas uniquement Ryûsuke d’ailleurs, pour qu’ils lui disent ce qu’il faut qu’elle fasse – au fil de longs argumentaires qu’elle oublie aussitôt, revenant sans cesse pour poser encore et toujours les mêmes questions aux allures de dilemme ; ici, la coutume un peu bébête des « prédictions de rue » est détournée pour exprimer plus frontalement son contenu sous-jacent… et, sous la gêne dominante, voire l’agacement (souhaité), le rire nerveux commence à percer.

 

Enfin, l’approche s’assume plus ouvertement grotesque vers la fin de la BD, quand Ryûsuke est poursuivi dans les rues embrumées de Nazumi par des centaines de lycéennes amoureuses, qui voient en lui le beau jeune homme tout de noir vêtu, qu’elles vénèrent comme autant de groupies… et par-delà la mort, tant leur passion est envahissante. Et, pour le coup, c’est horrible à dire, mais l’excès des tableaux devient alors assez clairement drôle, oui…

 

Faut-il y voir une rupture de ton pour autant ? Pas forcément – je suppose que l’on pourrait comparer, par exemple, avec ce qui se produit dans Spirale, BD certes moins portée sur l’humour, et c’est peu dire, mais dont la saveur tenait pour partie à ces excès soudains et d'autant plus terribles ; en fait, ai-je l’impression, c’est bien une marque de fabrique de l’auteur, une singularité, même – car si l’association du rire et de l’effroi est un lieu commun du genre horrifique, la manière dont Itô Junji en use a toujours quelque chose de foncièrement original, et souvent surprenant.

 

ERREMENTS DU RÉCIT ?

 

Toutefois, ne nous voilons pas la face, la BD pèche par plusieurs aspects – je m’en tiens pour l’heure uniquement à la dimension narrative, j’en viendrai ensuite seulement au dessin.

 

Comme souvent, j’ai parcouru les critiques en ligne avant de rédiger ce compte rendu. Pour le coup, le ressenti global est très varié : si personne ne hisse Le Mort amoureux au niveau, disons, de Spirale, on trouve çà et là des retours très positifs néanmoins ; d’autres sont plus mitigés, voire négatifs, et qui proviennent souvent d’amateurs d’Itô Junji avant tout quand il s'exerce dans la forme courte. Mais, dans les critiques, bonnes ou mauvaises, une remarque revient souvent, qui se rapporte au rythme du récit – généralement jugé problématique, et parfois précisé comme étant trop lent.

 

Pour ma part, je ne suis pas tout à fait certain qu’il s’agisse vraiment d’une question de rythme – et, en tout cas, la lenteur relative de l’exposition, disons donc le premier des quatre récits, ne m’a pas le moins du monde gêné. Bien au contraire, même ! Pour le coup, j’y ai retrouvé quelque chose anticipant Spirale, qui ne tarderait plus guère dans la bibliographie de l’auteur… Et la comparaison me paraît toujours valable pour la suite des opérations – et tout particulièrement, bien sûr, le climax excessif au possible : dans les deux BD, Itô unji, après avoir très soigneusement élaboré son ambiance au travers d’une exposition méticuleuse et riche de présages menaçants, lâche totalement la bride, et brutalement, pour coucher sur le papier ses fantasmes les plus outrés… Et, me concernant, ça marche très bien.

 

Mais, que ce soit vraiment une question de rythme, ou encore autre chose, j’avoue que certains passages sonnent un peu faux – qui affaiblissent l’intérêt global du Mort amoureux, même si, j’y tiens, c’est dans l’ensemble une lecture qu j’ai beaucoup appréciée. En fait, pour le coup, le format un peu bâtard de cette BD (une « novella » ?) a peut-être sa part de responsabilité – car certains développements tapent à côté, qui donnent un peu l’impression d’un auteur cherchant de quoi rallonger la sauce, au risque, comme on dit pour les séries télévisées s'éternisant un peu trop, de l’évolution façon « jump the shark ».

 

Ici, c’est tout particulièrement le cas, à mon sens, dans le troisième « récit », certes pas dénué de bonnes choses, mais usant néanmoins d’un fil rouge que j’ai trouvé très maladroit – avec le « copain » de Ryûsuke, Tejima, qui fait n’importe quoi et, chose particulièrement gênante, ruine finalement par ses actions la question pourtant pertinente et forte, cruciale même dans la BD, de l’identification entre Ryûsuke et le beau jeune homme dans la brume… C’est vraiment dommage, car les bonnes scènes ne manquent pas dans ce chapitre, mais elles sont inévitablement affaiblies par ce dévoiement un peu grossier d’une intrigue de fond qu’il avait d’abord au mieux servie.

 

Globalement, le quatrième et dernier « récit » sauve les meubles, en revenant indirectement sur cette maladresse – quitte, donc, à mettre en avant la carte de l’humour un peu pervers en guise d'ultime retournement. L’image des lycéennes acharnées dans leur poursuite de Ryûsuke délaisse le prosaïsme « policier » du troisième chapitre pour revenir, mais différemment, au substrat antérieur d'horreur psychologique un peu malmené, donc, en l'opposant pourtant, cette fois, à une couche supplémentaire d'horreur graphique ; ceci, globalement, avec bien plus de pertinence, et bien plus d’efficacité.

 

Ou du moins est-ce le cas pour la majeure partie de cet épisode ? Car la fin n’est clairement pas satisfaisante… Et ça, j’ai l’impression que c’est un travers commun chez Itô Junji. Si la bizarrerie ultime de la fin de Spirale se montre convaincante, la série Tomié pèche sans doute un peu sous cet angle, ainsi que plusieurs des histoires courtes du Cirque des horreurs (et au premier chef la nouvelle titre) ; bien sûr, sur la base de ces trois seules lectures, dénoncer un défaut récurrent chez l’auteur est sans doute un peu hardi… Nous verrons bien – car j’en lirai davantage.

 

En tout cas, ici, la conclusion n’en est pas vraiment une, elle est particulièrement plate – en contraste avec l’outrance globale de ce dernier chapitre –, clairement précipitée (là, pour le coup, oui, intervient la question du rythme, aucun doute là-dessus) et parfaitement frustrante. C’est très fâcheux, car cette dernière impression vient ternir quelque peu l’effet général de la BD, qui, globalement, m’a beaucoup parlé, séduit, effrayé, dérangé, agressé, sur le vif...

 

DES TRAITS DANS LA BRUME

 

Et le dessin ? Il m’a fait l’effet d’être assez inégal – même s’il s’agissait peut-être de jouer justement sur ce contraste.

 

Disons que le dessin « normal » m’a paru globalement plutôt médiocre, au mieux, avec des personnages relativement ternes, et des décors plutôt minimalistes le plus souvent. Bizarrement, alors même que cette approche ne m’a pas vraiment convaincu ici, la parenté avec certains œuvres du maître nippon d’Itô Junji, à savoir l’immense Umezu Kazuo, m’a paru assez marquée – comme dans les premiers épisodes de Tomié, peut-être ? Ce quasi-paradoxe mis à part, le dessin « lambda » du Mort amoureux n’est clairement pas son plus grand atout.

 

Pourtant, il s’accompagne d’autres séquences qui m’ont fait l’effet d’être autrement travaillées et pertinentes. Le plus flagrant, sans doute, concerne les scènes proprement horrifiques, d’une grande méticulosité qui fait contraste avec la simplicité dévolue aux personnages « normaux » de la BD – même si les traits de plus en plus marqués de Ryûsuke fatigué autant qu’horrifié par les événements qui font alors le quotidien de Nazumi constituent probablement une sorte de passerelle entre la norme et l’horreur ; jusqu’au moment, bien sûr, où l’horreur submerge totalement la norme ? La foule grotesques des lycéennes suicidaires ou suicidées, dans le dernier « récit », participe étrangement de cette même approche, mais en accentuant les traits jusqu’au stade où le rire nerveux perce sous l’effroi. Globalement, Le Mort amoureux m’a paru ici plus sage, assurément, que Spirale, peut-être aussi que Tomié ou les trois premières nouvelles du Cirque des horreurs – l’extrême folie des déformations les plus improbables n’est finalement guère de la partie, et l’horreur du Mort amoureux est sans doute plus conventionnelle sur le plan graphique. Pour autant, cet album ne manque pas d’images fortes, avec ces jeunes filles qui sont autant de cadavres, pas moins passionnées pour autant ; une touche de gore çà et là, essentiellement dans les geysers de sang jaillissant sous les coups de cutter, garantit au lecteur qu’il en a pour son argent en matière d’horreur graphique – Itô est dans ce domaine un maître, et je ne lui connais pas de pair.

 

Mais, au-delà de ces éclats démonstratifs (je ne m’en plains pas, bien au contraire), il faut aussi relever, dans le dessin du Mort amoureux, l’astuce et l’inventivité d'Itô Junji baignant son récit dans la brume ; cette idée somme toute assez banale est brillamment mise en scène par un auteur qui n’a certes pas de leçons à recevoir de qui que ce soit en ce qui concerne l’ambiance, mais cela va au-delà, en lui permettant de tenter des choses un peu différentes sur le plan graphique, que je n’irais certainement pas jusqu’à qualifier d’expérimentales, ça serait bien exagéré, mais qui constituent une alternative bienvenue, jouant sur le contraste, avec le dessin « banal » du récit en pleine lumière, et à vrai dire tout autant avec les compositions outrées de la terreur dessinée.

 

DES PAINS, MAIS BIEN PLUS QUE ÇA

 

D’où ce bilan global, mitigé forcément, ou plutôt mitigé « objectivement » : la BD souffre à n’en pas douter de quelques pains, au regard tant du scénario que du dessin.

 

Mais c’est fatiguant, « l’objectivité »… Le fait est que Le Mort amoureux m’a beaucoup parlé, sur la durée ; j’y ai retrouvé bien des choses que j’apprécie chez Itô Junji, son don pour l’ambiance, son inventivité et son originalité qui hissent ses productions au-dessus des standards de l’horreur et parviennent toujours ou presque à surprendre le lecteur – en tout cas à me surprendre moi… La douleur profonde associée au thème de cette BD a achevé d’en faire une lecture précieuse à mes yeux, et forte en tout cas – au point où je m’accommode en définitive des quelques errances de la narration, de cette fin frustrante, ou de ce dessin parfois médiocre…

 

Et je compte bien poursuivre avec Itô Junji, je n’en ai certainement pas fini avec lui.

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Pline, t. 1 : L'Appel de Néron, de Mari Yamazaki et Tori Miki

Publié le par Nébal

Pline, t. 1 : L'Appel de Néron, de Mari Yamazaki et Tori Miki

YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 1 : L’Appel de Néron, [プリニウス, Plinius 1], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique [par] Hinoko, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2014] 2017, 190 p.

 

ÉCHOS DANS LES THERMES

 

Yamazaki Mari, passionnée par Rome et qui a su communiquer cette passion à ses lecteurs d’abord japonais avec l’étonnante série à succès Thermae Romae, disait déjà à l’époque ne pas vouloir s’en tenir là – aussi ne faut-il sans doute pas se contenter de voir dans cette nouvelle série qu’est Pline une simple opportunité commerciale : en fait, la passion ressurgit, avec la même volonté de contamination, d’une certaine manière.

 

Pline est une série à quatre mains – mais ne reposant pas pour autant sur l’association classique d’un scénariste et d’un dessinateur. Ici, le scénario est pleinement le fait de la seule Yamazaki Mari, mais le dessin se partage entre elle et Miki Tori (qui travaillent à distance, merveilles de notre ère numérique). Ce dernier, peu connu en France (et semble-t-il surtout pour Intermezzo, une BD de gags en quatre cases, autant dire le jour et la nuit par rapport à Pline), avait déjà fait office d’assistant pour sa collègue plus jeune sur Thermae Romae, en prenant au bout d’un moment en charge certains décors, exigeant une importante documentation et une grande précision dans le trait ; l’association fructueuse est donc ici reconduite, et précisée : Yamazaki Mari, outre le scénario, prend en charge les personnages, et Miki Tori les décors et éventuellement quelques créatures non humaines – pour ma part, je suppose que c’est bien le graphisme de ce dernier qui me parle le plus dans cette BD pour l’heure (comme dans Thermae Romae, en fait) ; en notant bien sûr qu’il s’agit d’une association, le résultat global est harmonieux.

 

Mais il est difficile d’envisager Pline sans revenir à Thermae Romae, car les deux séries dialoguent, d’une certaine manière. Forcément, la reprise du thème romain à elle seule justifie ce retour en arrière, et Yamazaki Mari en est évidemment consciente, qui adresse quelques clins d’œil complices au lecteur, notamment, bien sûr, au travers de scènes de bains qui auraient très bien pu figurer dans Therma Romae ; et, de manière plus profonde, Pline, comme Thermae Romae, procède d’une optique comparatiste confrontant le Japon contemporain et la Rome antique, ce sur quoi il me faudra revenir.

 

Mais les deux œuvres sont en fait très différentes – d’abord et avant tout parce que Thermae Romae était une série largement humoristique, dimension qui, de son propre aveu, avait parfois pesé à l’auteure. Pline ne manque pas forcément d’humour, mais l’approche est clairement différente, plus « sérieuse », si cela veut dire quelque chose.

 

Et, à ce jeu des sept différences, on pourrait être tenté de mettre en avant que Thermae Romae n’était pas seulement une BD humoristique, mais aussi un manga de science-fiction – avec un pitch passablement improbable, et une utilisation non moins surprenante du thème classique du voyage dans le temps. Rien de la sorte dans Pline… ou presque ? En fait, ça me paraît un aspect important de cette nouvelle série (mais à la lecture du seul premier tome, il serait sans doute par trop présomptueux de m’engager résolument dans cette voie), que de laisser planer une vague ambiguïté concernant « l'imaginaire » (terme sans doute guère adéquat, mais j’y reviendrai), tandis qu’en mettant en scène un « scientifique », elle place bel et bien la science au cœur de sa fiction.

 

LE SAVANT

 

Le héros de notre histoire est donc cette fois un personnage historique, ni plus ni moins que Pline l’Ancien, ou Gaius Plinius Secundus (23-79), auteur (entre autres – mais ces « autres » n’ont pas toujours traversé les siècles jusqu’à nous) d’une monumentale Histoire naturelle, qui constituerait pendant des siècles la somme du savoir scientifique européen.

 

Cette véritable encyclopédie n’est plus guère lue dans son intégralité, de nos jours, car son contenu s’avère très divers et plus ou moins pertinent au regard des avancées de la science. On est tenté de conserver seulement les plus belles et justes des intuitions ou découvertes (de seconde main généralement) du naturaliste, comme sa surprenante compréhension des mécanismes de la foudre, mise en scène très tôt dans la BD : à l’instar de prestigieux prédécesseurs tels, à Rome, Lucrèce, ou en Grèce quelques siècles auparavant, tant de sages dans tant de domaines différents (je mettrais bien en avant, même dans un registre tout autre, l’extraordinaire Thucydide), notre héros délaisse les explications « religieuses » (la foudre, c’est Jupiter en colère) pour des explications rationnelles des phénomènes naturels. La précision de ses notes en matière botanique ou éventuellement zoologique est aussi régulièrement mise en avant.

 

Cependant, en bien des domaines, Pline « se trompe », et sa somme du savoir scientifique de son temps comprend aussi des éléments moins probants, évoquant par exemple des « remèdes de bonnes femmes » à base de crottin de cheval censé guérir l’asthme, ce genre de choses… On trouve de même dans son Histoire naturelle nombre d’anecdotes finalement guère édifiantes, mais mises au même niveau que des considérations bien autrement sérieuses et pertinentes.

 

Mais, pour Yamazaki Mari, cela fait pleinement partie du personnage : ses « erreurs » sont tout aussi fascinantes que ses « vérités ». Bien loin de s’en tenir à une Histoire naturelle expurgée, ne conservant de la somme originelle que le « juste », elle mêle sans cesse dans son manga, comme son personnage lui-même dans son encyclopédie, le « vrai » et le « faux » ; et à raison, car cela participe de l’essence du personnage comme de son temps – finalement, Pline affirmant que les tremblements de terre sont dus à l’action des vents n’est pas jugé moins pertinent que Pline expliquant la foudre par le frottement des masses de vapeur à l’intérieur des nuages ; ses remèdes douteux, ses anecdotes gratuites, sont également au même niveau.

 

Mais cela va en fait bien plus loin que cela – et c’est ici que je reviens à ma remarque concernant le genre science-fictif. En effet, nous pouvons avoir l’impression, à la lecture de ce premier tome, que, dans la Rome de Pline, ce qu’il dit est tout simplement vrai – l’asthme soignée par le crottin de cheval pas moins que les mécanismes de la foudre. Dans ce monde-ci, Pline voit juste : ce sont bel et bien les vents qui provoquent les tremblements de terre. Ou du moins ai-je tendance à voir les choses ainsi.

 

Une scène très surprenante nous en fournit l’intuition – quand un enfant, sur une plage, voit sortir des flots une étrange créature humanoïde, quelque part entre un Profond, sans doute, et... eh bien, un yôkai. Pline parle de cette créature dans son Histoire naturelle – mais en se fiant aux témoignages, car lui-même ne l’a pas vue. Dans la BD, la focale du personnage ne vient donc pas perturber la réalité objective des faits, d’autant que nous ne voyons pas la scène a posteriori, sur la base de ce que le naturaliste en a noté : nous voyons bel et bien la créature sur le moment, avant que Pline n’en entende parler – mais, bien sûr, s’il s’agit de voir la scène par les yeux de quelqu’un, c’est donc avec les yeux de cet enfant… Une idée plus qu’étonnante, mais qui me paraît vraiment très intéressante.

 

LE PERSONNAGE

 

Le réalisme historique en prend pour son grade ? Pas dit, au fond : c’est un processus d’immersion qui me paraît tout à fait pertinent. Toutefois, il est un domaine essentiel de la BD où Yamazaki Mari prend éventuellement ses distances avec la « réalité »… et c’est la vie de Pline lui-même.

 

Car nous n’en savons presque rien : il était grand, il était corpulent… La voix qui porte, je crois, et il écrivait en permanence (dans la BD, c’est en fait un personnage fictif, le scribe Euclès, qui note tout ce qu’il dit – j’y reviendrai) ; ah, et il a été très influencé par Sénèque. Autrement ? Rien… à une chose près : ironiquement, de la vie de Pline, on ne connaît guère que sa mort – en 79, à Pompéi, lors de l’éruption du Vésuve ; un épisode devenu proprement mythique.

 

Mais ce flou global (qui est même méconnaissance absolue pour le lecteur japonais moyen, et je ne suis pas bien certain que le lecteur français moyen soit mieux loti, votre serviteur inclus) est une bénédiction pour l’auteure, que le poids de la réalité objective et assurée aurait pu étouffer. La BD est réaliste, mais Pline, tout historique qu’il soit, est un personnage.

 

Sur la base de ce seul premier tome, définir la personnalité de Pline est peut-être encore un peu prématuré – mais quelques traits sont tout particulièrement saillants. Bien sûr, le premier, c’est le goût des sciences – et toutes les sciences (l’Histoire naturelle est riche de considérations très diverses, de l’astronomie à la pharmacologie en passant par la zoologie et la botanique, mais les centres d’intérêt du Pline historique pouvaient tout aussi bien être la rhétorique, la philosophie ou les guerres en Germanie). Yamazaki Mari pousse ce point à l’extrême – jusqu’à conférer à son Pline des traits vaguement autistiques (ce n’est sans doute pas le meilleur terme). La science est en effet tout pour lui, elle a clairement des implications qu'on pourrait dire d'ordre métaphysique, voire théologique (sans doute dans une veine stoïcienne). Mais c'est au point où le savant si admirable peut parfois se montrer… bête ? Non, disons un peu absent, et maladroit, socialement surtout. Le Vésuve va exploser ? Rien à craindre : prenons donc un bon bain avant de quitter Pompéi… Jeune homme, tu as tout perdu dans l’éruption de l’Etna ? C’était un beau spectacle… Note donc sur tes tablettes, la seule chose qui te reste de ton père mort de maladie il y a quelques semaines à peine, ce dont je me moque complètement, que la foudre n’est pas le résultat du courroux de Jupiter, mais… L’empereur me convoque à Rome, de toute urgence ? Et une menace de mort pèse sur les légionnaires qui m’accompagnent, si nous devions arriver trop en retard ? Ah bon… Mais regardons plutôt ce temple grec, et il faut que je me renseigne sur ce béton, aussi, oh, et ce monstre sorti des flots, ah, et puis le raz-de-marée qui s’annonce, c’est que les vents souterrains, voyez-vous…

 

Mais cette passion de la science peut aussi générer ses moments héroïques. L’ouverture de la BD à Pompéi bientôt anéantie a quelque chose de délibérément agaçant : le lecteur sait que Pline va périr, Pline qu’il n’a même pas eu encore le temps de s'accaparer en héros, et ses atermoiements n’en sont que plus insupportables – donnant l’image d’un homme arrogant qui, d’une certaine manière, « méritera bien », le moment venu, de mourir dans ces circonstances hors-normes. Que pareil savant se montre aussi inconscient du danger, au point où cela en devient fatal, c’est pour le moins désolant… Mais l’histoire revient ensuite vingt ans plus tôt, au lendemain d’une autre éruption, de l’Etna cette fois ; le volcan n’est plus une menace, mais la foudre fait paniquer les légionnaires qui accompagnent Pline – et il a cette repartie cinglante : « Celui qui fuit une occasion de s’instruire est la lie de l’humanité ! » Conviction sans cesse répétée, et qui, rétrospectivement (ou en fait par anticipation), éclaire sous un autre jour l’apparente désinvolture de Pline bientôt noyé sous les cendres du Vésuve… Et l'on n'en retire que davantage l'impression d'un Pline qui est à sa manière un prêtre de la science, qui perçoit dans l'acquisition de connaissances une raison d'être, éventuellement eschatologique même.

 

Mais nous sommes ici dans le registre du « bigger than life », disons. D’autres aspects de la personnalité de Pline sont mis en avant dans la BD, qui le ré-humanisent, en bien comme en mal : le bonhomme est quelque peu pédant, porté à faire étalage de son érudition il est vrai monumentale, jusque dans les situations où pareil comportement ne saurait être plus incongru ; il est jovial, cependant, bon camarade une fois qu'on a appris à le connaître, et sans doute un peu farceur – certains passages de l’Histoire naturelle en témoignent, n’est-ce pas ? Il est intelligent, sans l’ombre d’un doute ; il est bon, aussi, généreux… Socialement maladroit, mais pourtant pas aussi indifférent aux hommes et à leurs souffrances que l’on pourrait le croire sur la seule base de son comportement en apparence totalement dénué d’empathie…

 

Autant de traits qui figurent dans ce premier tome, mais appellent sans doute des compléments dans les volumes suivants.

D’UN VOLCAN L’AUTRE

 

La BD commence donc par la fin, en s'ouvrant sur l’éruption du Vésuve en 79 – événement dont on sait qu’il en résultera la mort de Pline, mais le naturaliste semble totalement inconscient du danger. Les belles pages couleurs du début confèrent au phénomène une majesté terrifiante, qui entre en résonance avec le destin quasi mythique de Pline à Pompéi.

 

Mais il s’agit ensuite de retourner vingt ans en arrière – lors d’une autre éruption : cette fois, de l’Etna. Pline est alors substitut du gouverneur de Sicile, et fait la rencontre, dans le champ de cendres qu’est devenue sa ville, avec un jeune Grec du nom d’Euclès, qui a tout perdu – à l’exception des deltoi de son père, outil approprié à la prise de notes. D’abord irrité par l’indifférence apparente de ce mystérieux Romain qui parle un grec parfait, Euclès découvre bientôt en Pline un personnage hors-normes, et dont la vaste érudition le séduit au plus haut point ; fasciné par le savoir débordant du naturaliste, qui fait la démonstration de sa finesse comme de son courage en disséquant la foudre alors même qu’elle menace de le frapper, le jeune Grec qui se destinait à devenir grammairien se met à noter toutes les paroles de Pline. Euclès, personnage fictif, est notre guide dans cette histoire, et notre narrateur – il l’était en fait déjà dans le premier chapitre, se situant donc vingt ans plus tard.

 

LE DESPOTE AU BOUT DE LA ROUTE

 

Mais les deux hommes – et la troupe qui accompagne tout naturellement le substitut du gouverneur de Sicile – ne peuvent pas s’attarder sur place, au grand dam du naturaliste ; c’est que l’empereur le convoque à Rome…

 

L’empereur, c’est Néron – probablement le plus haï de tous (plus encore que Caligula, auquel il était lié) : Suétone et Tacite en ont livré des portraits absolument calamiteux, l’incendie de Rome mythifié en a établi l’image éternelle de monstre odieux de perversion, les auteurs chrétiens plus tard n’ont pas manqué d’invectiver l’empereur ayant initié les persécutions contre leur « secte juive » en leur attribuant la responsabilité de la catastrophe… Même si on a parfois essayé, ces derniers temps de revenir sur ce jugement on ne peut plus négatif – en partie, du moins.

 

Il est trop tôt encore pour dire ce qu’il en est dans la BD – d’autant que j’ai cru comprendre que le tome 2 approfondissait le personnage –, mais se dessine déjà le portrait d’un jeune homme arrogant et autoritaire, affligé d’un complexe de persécution et redoutant chez ses « amis » (dont Pline, et bien sûr Sénèque, leur maître à tous deux) une trahison imminente, affligé aussi d’angoisses nocturnes qui ne le lâchent pas, voire s’aggravent toujours un peu plus depuis son matricide, et, bien sûr, davantage porté à s’envisager en artiste qu’en homme d’État… Le personnage a déjà quelque chose de profondément inquiétant, mais le parti-pris de Yamazaki Mari semble être d’appuyer sur les faiblesses de l’empereur, plutôt que d’en faire unilatéralement un génie du mal, ou se contenter de le dire « fou », ce qui en tant que tel ne signifie pas grand-chose.

 

Il faut noter que, dans son entourage, elle accorde une importance tout particulière à Poppée – une femme qu’elle dépeint aussi belle qu’intelligente, plus qu’ambitieuse assurément, sans doute d’une morale au mieux douteuse, mais au moins aussi fascinante que son impérial amant. Un personnage dont j'attends avec impatience de voir comment l'auteure la développera.

 

La convocation de Pline est un caprice de l’empereur, à l’évidence – et Pline avait certes évité jusqu’alors de répondre aux invitations de Néron à venir assister à ses soirées « artistiques » pour l’y applaudir : Néron s’en doute, et cela l’irrite profondément. Cette fois, il ordonne donc à Pline de venir – même s’il se trouve en Sicile. Et le refus n’est pas une option – tout le monde le sait, Pline comme les légionnaires qui l’accompagnent. Leur vie est en fait en jeu.

 

Ce qui n’empêche pas Pline de lambiner en chemin – ou plutôt de prendre son temps pour étudier tout ce qui borde la route, ce qui fait pas mal de choses… D’où un rythme assez lent dans ce premier tome, qui est largement d’exposition ; cela passe bien, parce que le propos est intéressant et amené de manière subtile, le « road manga » est une option pertinente. Mais sans doute faudra-t-il que les choses changent sous peu, et dès le deuxième tome, j’ose l’espérer.

 

URBI ET ORBI

 

Il est sans doute un point où cette évolution s’imposera tout particulièrement – et c’est la représentation de Rome elle-même, jusqu’alors accessoire : l’Urbs, menacée par le grand incendie dont on accusera Néron lui-même, ou les chrétiens, se doit dans cette BD d’être plus « réaliste » probablement que dans la série plus fantasque Thermae Romae – mais les références essentielles demeurent, dont la série HBO/BBC Rome, que j’avais adorée en son temps, comme l’auteure elle-même (elle l’a régulièrement mentionné).

 

Mais, derrière Rome, il y a le monde – et notamment le Japon. Comme dans Thermae Romae, Yamazaki Mari entend profiter du support BD pour se livrer à une analyse comparative de ces deux mondes séparés par des distances énormes, spatiales comme temporelles. Le procédé du voyage dans le temps de Modestus affichait frontalement cette dimension dans Thermae Romae, mais Pline en traite également, de manière assez évidente.

 

Il ne s’agit plus ici de s’intéresser aux bains et aux activités liées, mais de mettre l’accent sur les conditions géologiques des deux milieux : le Vésuve et l’Etna renvoient aux innombrables volcans japonais, les tremblements de terre vécus sur la route pour Rome sont de même une allusion flagrante, d’autant qu’ils s’accompagnent d’un raz-de-marée, finalement minime, mais dont la crainte qu’il suscite renvoie assez clairement au tsunami de 2011 dans le Tôhoku, qui avait débouché entre autres sur la catastrophe de Fukushima… La nature hostile et les moyens dont disposent les hommes pour s’en prémunir occupent donc une place très importante dans ce premier tome – même si je suppose qu’il ne pourra pas en être éternellement ainsi ; pour autant, je tends à croire que cette entreprise comparatiste sera prolongée dans les volume suivants, simplement au travers d’autres sujets – ils ne manquent pas.

 

D’autant que cette entreprise, en fait de « relativisme » cultuel et historique, porte sans doute en elle quelque chose d’universel.

 

À SUIVRE

 

Que penser donc de ce premier tome de Pline ? Le bilan est assurément positif : le personnage fascinant, l’intelligence de sa représentation, la pertinence du propos comparatiste et le sens aigu de la narration, même sur un mode relativement lent, s’associent à un dessin subtil, précis et varié tout en demeurant cohérent pour livrer une bande dessinée plus qu’honorable, à même de satisfaire les amateurs de Thermae Romae et au-delà.

 

Mais ce premier tome est à mes yeux largement « d’exposition » : il pose des personnages et des situations plus qu’il n’en use au service d’une véritable trame. Je suppose que la donne peut changer par la suite – et je ne doute pas que Yamazaki Mari serait assurément capable de me surprendre, et en bien. En l’état, ce premier tome est tout à fait satisfaisant, si je ne l’ai pas trouvé pour autant proprement enthousiasmant ; avant de conseiller la lecture de cette série, je suppose qu’il me faudra lire le deuxième tome – mais je suis tout à fait volontaire pour cela, et nous verrons alors ce qu’il en est au juste.

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Poumon vert, de Ian R. MacLeod

Publié le par Nébal

Poumon vert, de Ian R. MacLeod

MACLEOD (Ian R.), Poumon vert, [Breathmoss], traduit de l’anglais par Michelle Charrier, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière, [2002] 2017, 126 p.

 

LUMINEUSE

 

Retour à l’excellentissime collection « Une Heure-Lumière » des Éditions du Bélial’, sans doute une des meilleures choses qui soient arrivées à l’édition de science-fiction en France ces dernières années. La collection, consacrée au format délicieusement bâtard (c'est un compliment) qu’est la novella, abrite sous les splendides couvertures, d’une belle identité graphique, signées Aurélien Police, des textes rares et souvent primés (presque systématiquement, je crois que la seule exception était le Dragon de Thomas Day, totalement inédit et par ailleurs toujours le seul texte francophone de la collection) ; et, qu’on attache de l’importance aux prix ou pas, le fait est que, parmi ces textes, nombre étaient proprement excellents.

 

J’avoue avoir cependant une préférence particulière pour les trois précédents titres de la collection, les très bons Un pont sur la brume de Kij Johnson et Cérès et Vesta de Greg Egan, et encore deux bons crans au-dessus L’Homme qui mit fin à l’histoire de Ken Liu (dont Le Regard sort sous peu dans la même collection – Liu devient le premier auteur à avoir deux ouvrages en « Une Heure-Lumière »). Mais on peut prendre les choses à l’envers : pour l’heure, je n’ai pas lu de « mauvais » texte en UHL – tout au plus Dragon de Thomas Day et Le Nexus du Docteur Erdmann de Nancy Kress me paraissaient-ils inférieurs, mais pas au sinistre point de la médiocrité…

 

Et maintenant, Poumon vert de Ian R. MacLeod…

 

Et là, c’est le drame ? N’exagérons rien… D’autant qu’il n’est pas mauvais, ni même médiocre, ce livre. En fait, « objectivement », sans doute est-ce un bon voire très bon texte, et vous trouverez plein de gens pour vous expliquer pourquoi, sans doute à raison, sur le ouèbe. Mais voilà : moi, il m’a profondément ennuyé. Il n’aurait pas dû, pourtant… Mais c’est bien ma première vraie déception dans cette collection – que je continuerai de louer par ailleurs, mais il fallait bien que cela arrive un jour, j’imagine. Et c’est peut-être avant tout une déception parce que les premiers retours étaient excellentissimes, et parce que ce que je savais du livre m’intéressait tout particulièrement ? C’est bien possible… Et je n’ai pas envie d’en dire du mal, au fond – mais j’ai ramé dessus comme ça ne m’était pas arrivé depuis un bon moment : mon compte rendu ne peut faire l’impasse sur cet ennui profond…

 

RARE

 

Ian R. MacLeod est un auteur (britannique) rare, et tout particulièrement en France, où on n’en connaît guère que deux romans (Les Îles du soleil et – surtout ? – L’Âge des Lumières), outre quelques nouvelles çà et là ; or il semblerait qu’outre-Manche (et outre-Atlantique aussi, je suppose) il soit surtout loué en tant que nouvelliste.

 

Poumon vert, en tout cas, est à nouveau un texte auréolé de louanges – mais aussi un texte qui remonte un peu, pour le coup, puisque sa publication originale date d’il y a quinze ans déjà. Quoi qu’il en soit, blam : finaliste des prix Hugo et Sturgeon 2003, nominé au prix Nebula 2004, et récompensé en tant que « meilleur court roman de l’année 2003 » par les lecteurs d’Isaac Asimov’s Science Fiction Magazine. Pas rien.

 

Mais je confesse mon ignorance crasse : à ce jour, je n’avais jamais rien lu de ce que Ian R. MacLeod avait pu écrire – ou alors des nouvelles oubliées, en tout cas pas un de ses romans. Mais c’était plutôt un argument en faveur de ce petit volume, pour le coup – il y a tant de choses à découvrir… et l’enrobage dudit livre était assurément alléchant.

 

DIX MILLE ET UN MONDES – MAIS D’ABORD UN

 

Bienvenue dans les Dix Mille et Un Mondes – appellation qui ne laisse guère de doutes sur le contexte, essentiellement arabisant. C’est une dimension fondamentale de la novella, mais, par ailleurs, elle se montre assez référencée, et ce dans divers registres. Deux de ces « références » me paraissent devoir être mises en avant, toutefois – et le genre de « références » qui me parle, plus qu’un peu.

 

La première, et à mon sens de loin la plus importante, c’est l’immense Ursula K. Le Guin, pour son immense « cycle de l’Ekumen ». Les Dix Mille et Un Mondes me paraissent clairement s’inscrire dans cette filiation, jusque dans leur relative indéfinition. Mais ce n’est peut-être là qu’un clin d’œil : le vrai lien entre les deux œuvres réside dans l’approche anthropologique du récit, adoptant un cadre de planet opera, pour traiter de thématiques éventuellement très leguiniennes, genre et sexualité au premier chef. Habara, la planète arabisante de Poumon vert, pourrait être ainsi une variante de Nivôse dans La Main gauche de la nuit, et à plus d’un titre – mais ses institutions en la matière pourraient tout autant renvoyer à L’Anniversaire du monde. Il me paraît clair qu’Ian R. MacLeod, ici, entendait faire quelque chose à la manière de la grande dame de la SF, ce qui aurait (presque) dû suffire pour emporter mon adhésion. Et pourtant…

 

Bien sûr, même si au fond ça me paraît moins crucial, il faut envisager une deuxième « référence » prestigieuse, et sans doute plus explicite encore – car étant cette fois directement liée à la thématique arabisante et éventuellement islamisante de Poumon vert : le « cycle de Dune » de Frank Herbert. Même si, pour le coup, l’aventure n’est guère au rendez-vous… Reste que ce modèle ultime du planet opera qu’est Dune est ici rappelé à maintes reprises dans le cadre de Habara – et tout particulièrement quand nous faisons la découverte de la vieille tariqa, adaptation des Navigateurs de la Guilde dans un contexte dont la mystique renvoie davantage à une hybridation entre le Bene Gesserit et les Fremen, mais qui autorise de même les voyages spatiaux, selon ses propres termes, en pliant l’espace – qu’il s’agisse de passer par de bien plus classiques portails, et non de s’adonner à une drogue rarissime à la base même d’un système économique galactique, me paraît de peu d’importance en fin de compte.

 

Avec des « modèles » aussi illustres, ça devrait bien se passer, non ?

 

Eh bien, non.

 

En ce qui me concerne tout du moins.

 

GRANDIR

 

Habara, donc – une planète parmi d’autres, au sein des Dix Mille et Un Mondes, mais particulièrement teintée d’orientalisme. Nous y suivons une certaine Jalila, douze ans quand débute le récit, et qui vient tout juste de quitter les hautes plaines de Tabuthal pour aller s’installer à Al Janb, sur la côte – un environnement tellement différent que, pour la jeune fille, cela revient à changer de planète ; de manière peut-être ironique, car les bateaux prenant le large sur l’immense océan de Habara font presque pâle figure devant ces fusées qui, fonction des saisons, font le transit entre la planète et quelque portail lui permettant de se rendre dans un ailleurs inconcevable, un spectacle qui laisse notre jeune fille des plus perplexe, mais ne manque pas non plus de la séduire.

 

Jalila n’est certes pas descendue toute seule de ses montagnes – elle n’a fait que suivre ses trois mères, ou, pour dire les choses autrement, son haremlek, à la fois lieu (mobile) et institution. Quatre femmes, oui – dans un monde où il n’y a peu ou prou que des femmes (comme dans tous les Dix Mille et Un Mondes, peut-on supposer). On ne dit plus « humanité » mais « féminité », il n’y a pas Dieu mais Déesse, et Cook, capitaine de l’Endeavour dans les temps antiques, se prénommait Jane. Nous ne saurons jamais vraiment comment nous en sommes arrivés là – ou bien c’est que je suis passé à côté, pas impossible, ça : entre deux bâillements… Qu’importe, au fond : l’important, c’est qu’il en va ainsi, et c’est bien suffisant. En fait, c’est un aspect important de la novella, je suppose, qui implique une immersion brutale dans un monde qu’il ne s’agit guère de décrire et en tout cas pas d’expliquer – j’y reviendrai.

 

Pourtant, les hommes ne sont pas totalement absents de cet univers – seulement très, très rares, et perçus comme « handicapés » ou « bestiaux », disons du moins des citoyens de second ordre au mieux. En fait, Jalila, en arrivant à Al Janb, y fait, entre autres expériences traumatisantes (mais pas dit que ce soit la pire, loin de là – et ça c’est un point plutôt intéressant à mes yeux), la rencontre d’un jeune homme (un garçon, se corrige-t-elle, on disait ainsi), du nom de Kalal, ainsi que de son père Ibra. D’où maintes interrogations dans sa tentexplo, où la jeune fille se documente sur les « mâles », entrevoyant même avec un soupçon d’horreur les échos d’une sexualité antique qu’elle ne parvient pas très bien à distinguer du viol.

 

Or les hormones forcément en ébullition de l’adolescente l’amènent bien vite à l’éveil de sa sexualité, mais pas vraiment avec Kalal : avec la plus charmante des filles, Nayra. Forcément : dans ce monde, l’homosexualité est de rigueur – encore que je ne sois pas bien sûr que le terme soit très pertinent, la différence entre les genres n’y étant qu’un minuscule épiphénomène, ne permettant guère de distinguer ainsi les sexualités. Mais pour nos yeux extérieurs, oui, l’homosexualité est la norme, et l’hétérosexualité, rarissime, a quelque chose d’un peu déviant – et cependant globalement accepté avec bienveillance : là encore, le monde décrit par Ian R. MacLeod n’est sans doute pas un reflet exact du nôtre...

 

Mais, dans cette novella aux allures de récit initiatique, ou de roman d’apprentissage si vous préférez, ce ne sont certes pas là les seuls choix qui tracassent notre héroïne. En fait, l’adolescence en tant que telle y est vécue comme le moment de tous les choix – et, là encore, la trajectoire choisie par Jalila dépasse allègrement la seule dimension sexuelle, même s’il est tentant d’établir des liens entre toutes ces options ; idée peut-être appuyée par ce fameux « poumon vert » du titre, très rarement entraperçu dans la novella, mais qui avait déjà témoigné d’un premier changement, celui duquel découleraient tous les autres, quand Jalila avait laissé derrière elle ses montagnes et leur air raréfié pour la côte certes pas plus pure, mais où il était possible de respirer sans passer par cette sorte de moisissure qui faisait jusqu’alors partie de son corps, presque naturellement ; à ceci près, bien sûr, que le « poumon vert » persiste alors indépendamment d’elle, plus comme un être autonome que comme un simple reliquat d’une enfance perdue, quelque peu déprimant en tant que telle – bien au contraire, le poumon reverdit.

UN CONTACT UN BRIN ARDU

 

Tout cela est bel et bon, sans doute (enfin…), mais encore faut-il pouvoir s’immerger dans cet univers. Et là, Ian R. MacLeod ne nous facilite pas la tâche. À raison, dans le fond, mais je tends à croire que cette prise de contact un brin ardue a pesé de tout son poids dans mon ressenti global – et donc dans mon ennui.

 

Il y a en effet ici un parti-pris en soi intéressant et plus que justifié, de la part de l’auteur, qui consiste à nous plonger dans ce monde exotique sans préparation, et sans scènes d’exposition par la suite. Le récit se focalise sur Jalila, pas sur son monde, que nous ne faisons qu’entrevoir avec ses yeux, et donc ses biais.

 

Il en va de même pour tout ce qui caractérise ce monde, et qui nous est jeté à la figure sans périphrases explicatives : pour reprendre les mots très justes de l’intrépide Raoul Abdaloff (dans sa chronique de la répugnante Salle 101, ici vers 46:50), un romancier contemporain ne s’embarrasse pas de nous expliquer ce qu’est un four micro-ondes ; pour un lecteur ne sachant pas ce qu’est au juste un four micro-ondes, ça n’est pas sans poser problème, mais c’est en même temps un moyen de choix et pertinent, pour l’auteur, afin de plonger son lecteur dans un monde autre et de le confronter presque brutalement à cette altérité, en jouant sur le sentiment de normalité, de naturel.

 

Ici, cela passe notamment par l’emploi d’un lexique relativement abondant, coloré certes, mais pour le moins déconcertant. Dans les premières pages, j’ai eu l’impression de me noyer dans tous ces plus-ou-moins néologismes plus-ou-moins arabisants, haremlek, tentexplo, qasr, malqaf, hayawan, tariqa… Le contexte fournit bien quelques indices pour comprendre de quoi il retourne, et les sonorités peuvent aider dans ce cadre de langage dérivé, mais par accrétion, et on a de quoi être passablement largué tout d’abord… et, dois-je dire, parfois à terme également ; car je m’ennuyais trop pour me concentrer sur le texte et percer ses énigmes – ou en garder le souvenir entre deux séances de lecture un peu forcées et en tout cas guère enthousiastes.

 

Bon, je suis un lecteur de science-fiction et de fantasy, hein, je devrais être habitué à ce genre de procédés… Y être plutôt favorable, même. En ayant conscience bien sûr de ce que l’abus de jargon malvenu est souvent l’apanage d’une SF maladroite, celle qui tient à vous faire savoir qu’un Zr’fublxi adulte ghr’ygthe volontiers son kghbbb’nyl par gbvxj – ah, par ailleurs, sur cette planète, ils utilisent des jhgfffkn (c’est-à-dire des fours micro-ondes). Rien de la sorte ici : en fait, l’emploi de ce lexique est sans aucun doute réfléchi et certainement pas maladroit ; simplement, il ne facilite pas le contact – et cette immersion qui se veut brutale s’est finalement avérée pour moi tout sauf immersive, en me tenant à l’écart d’un texte pour lequel je n’avais faut-il croire pas la moindre envie de fournir un effort de compréhension ; je n’étais tout simplement pas assez concentré pour cela – et encore moins happé.

 

ELLES

 

Ce n’est pas le seul parti-pris formel de cette novella, car il en est un second qui frappe et séduit davantage – et qui est la féminisation de la narration.

 

Le français et l’anglais sont des langues tellement différentes à cet égard, je ne sais pas le moins du monde ce qu’il en est de cette dimension dans le texte original, où « they » ne s’embarrasse pas d’un masculin censé l’emporter. Mais la traductrice Michelle Charrier a donc eu recours à divers procédés pour exprimer cette nécessaire féminisation de la langue dans un monde où 99,9 % des humains sont des femmes. Rien que de très logique, dès lors, à ce que, dans un monde pareil, le masculin ne l’emporte pas. « Il » est un mot antique pour Jalila, et elle n’y pense pas toujours quand elle évoque Kalal (surtout) ou Ibra ; car elle vit dans un monde où seul le genre « elle » peut faire sens. Quand Jalila et Kalal se promènent ensemble, c’est donc qu’elles se promènent, et elles, toutes deux, ce sont des femmes. Il y a plusieurs autres trucs du genre, je ne les ai pas tous en tête.

 

Globalement, c’est très bien vu : c’est pertinent, relativement inventif, déstabilisant mais d’une manière intéressante, et ça n’a rien de gratuit pas plus que de tape-à-l’œil ; pas de quoi générer un blocage chez le lecteur quand bien même un peu secoué, plutôt de quoi lui donner matière à réflexion concernant l’empreinte lourdement patriarcale de la langue qu’il emploie tous les jours.

 

C’est un thème semble-t-il à la mode ces dernières années – je n’ai pas lu la « trilogie de l’Ancillaire », d’Ann Leckie, mais il y avait semble-t-il de cela ? Avec les problèmes de traduction afférents. D’autres titres récents pourraient sans doute être cités. Bien sûr, Poumon vert est antérieur en version originale, puisque datant de 2002 – les parutions françaises rapprochées peuvent donner l’impression d’une parenté thématique et formelle qui n’est en réalité pas si appuyée que cela. Et, bien sûr aussi, on pourrait encore remonter au-delà – ne serait-ce que chez Ursula K. Le Guin, bien sûr… Qu’importe : cette approche, pour le coup, me paraît au crédit de la novella.

 

QUOI DE PIRE QUE DES ADOLESCENTS

 

Cependant, ce monde « autre » est avant tout un cadre, autant dire ici un prétexte, et sa caractérisation féminine certes un outil narratif puissant, riche de réflexions bien pensées, mais dont il s’agit d’exprimer ici la « normalité », le « naturel » : même principe dès lors que pour le lexique arabisant de Habara, on montre, on ne dit pas, ou du moins on n’explique pas. Le naturel implique de ne pas s’étendre sur ces questions, ou même de les envisager comme des questions, d'ailleurs : c'est ; et c'est tout.

 

Mais où réside alors le récit, sinon la novella ? Probablement dans quelque chose de davantage convenu : l’évocation de l’adolescence… Et je dois dire, comme bien des gens sans doute qui ne révèrent pas exactement le souvenir de leur propre adolescence, que c’est là un thème qui ne me séduit guère, voire m’agace, sinon m’ennuie… Ici, bingo : je me suis ennuyé.

 

L’éveil à la sexualité de Jalila m’a laissé totalement froid ; sur le plan de la narration, j’ai certes trouvé intéressant, dans l’absolu, que cela passe surtout par la relation « normale » entre Jalila et Nayra plutôt que par la supposée « perversion » que serait une relation entre Jalila et Kalal, mais, au-delà… Froid. Ça ne m’intéressait tout simplement pas.

 

Oh, sans doute le conte d’Ian R. MacLeod est-il à cet égard sensible – ce qui n’est pas la même chose que de faire dans la sensiblerie –, mais, oui : froid. Il y a là un paradoxe, peut-être, car certains textes d’Ursula K. Le Guin portant sur ce genre (aha) de questions (notamment dans les deux titres cités tout à l’heure, La Main gauche de la nuit et L’Anniversaire du monde) sont parfois jugés « froids », alors qu’ils ne me font pas du tout cet effet, et que c’est justement leur intelligence, si j’ose dire, qui m’émeut… Mais ici ? Non. Vraiment, non.

 

Et les autres choix de Jalila ? Ils ne m’ont guère plus parlé. Ce qui tourne autour de la vieille tariqa, même avec sa double-dose de mysticisme à la Dune, m’intriguait davantage, mais la course du récit, là encore, m’a assez tôt laissé dans l’indifférence. Kalal et son bateau, dans un registre sciemment à mi-chemin, même chose, en fait…

 

UN STYLISTE ?

 

Mais pourquoi ? Serait-ce une question de style ? Peut-être – mais je n’en suis pas totalement certain. La présentation de l’auteur, dans le rabat, nous affirme qu’Ian R. MacLeod, est un « styliste à la sensibilité hors-pair ». C’est bien possible, mais cela ne m’a pas du tout frappé à la lecture de Poumon vert.

 

Et, en disant cela, je ne critique certainement pas la traduction de Michelle Charrier, que je suppose même très bonne – pas seulement en raison du gimmick féminin évoqué plus haut, bien trouvé, mais aussi parce que d’autres traductions signées de ladite avaient assurément témoigné de ce qu’elle brille dans sa partie. Mais aussi, justement, qu’on peut briller dans l’effacement.

 

Non, cela doit venir du texte original… Mais quel est alors le problème ? Je ne sais pas. Les néologismes y ont sans doute eu leur part, surtout au début, mais autrement… Rien à faire, pourtant : au bout de deux paragraphes, je baillais.

 

D’où le sentiment d’une novella au fond brillant, intelligent, sensible, mais qui m’a laissé de côté à force d’ennui, ne parvenant peu ou prou jamais à me donner l’envie de me concentrer davantage – fâcheux paradoxe…

 

À CÔTÉ

 

Ce problème de concentration débouchait forcément sur un autre pas moins grave : ne parvenant pas à m’immerger dans ce monde parmi les Dix Mille et Un Mondes, et ne parvenant pas à m’intéresser aux émois adolescents de Jalila, je suis sans doute passé à côté de plein de choses, et probablement de l’essentiel.

 

Ceci dit, l’essentiel, je ne crois pas qu’il réside dans la dimension féminine des Dix Mille et Un Mondes : c’est davantage qu’un outil, mais je ne crois pas que ce soit vraiment le cœur de Poumon vert

 

Qui pourrait bien être, justement, ce « poumon vert », aussi peu évoqué soit-il ? Sauf que je serais bien en peine d’en dire grand-chose de plus que ce que j’ai déjà dit… Je ne sais pas de quoi il s’agit, je l’ai sans doute lu mais je ne l’ai pas retenu, et je serais dès lors bien en peine de vous l’expliquer. Plus gênant, mais ça en découle, je ne sais pas le moins du monde pourquoi ce « poumon vert » devrait être important au point que le titre de la novella en dérive (même si avec des connotations pour le coup très différentes en anglais, Breathmoss, et en français, Poumon vert) ; je ne comprends pas le propos, sur le plan narratif ou intellectuel, à supposer qu’il faille distinguer les deux.

 

Et bien d’autres choses dans le récit d’Ian R. MacLeod sont dans ce cas. Il y a une part assumée de mystère dans la manière qu’a l’auteur de nous narrer tout cela, toujours cette volonté de ne pas expliquer, mais, à ce stade, con de moi, je ne comprenais pas grand-chose à tout ça, voire rien du tout.

 

 

Je suppose qu’il faudrait que je me remette aux romans Warhammer 40,000, tiens.

 

FALLAIT BIEN QUE

 

Et le bilan est sans appel – en même temps qu’il m’attriste, parce que je le sens injuste. J’ai au fond de moi la conviction que ce livre n’est pas mauvais, voire qu’il est bon, et plein de gens bien vous l’assureront, mais je ne peux pas faire abstraction de mon profond ennui à sa lecture. Je plie généralement les « Une Heure-Lumière » en une soirée, mais j’ai passé plus d’une semaine (pour 126 pages !) sur Poumon vert – parce que, chaque fois que je m’y remettais, j’avais toujours un peu plus le sentiment que ce n’était pas ce que j’avais envie de lire, que j’avais envie de lire autre chose.

 

Et – ultime illustration sans doute de ce que ce compte rendu ne rime à rien – je ne sais absolument pas pourquoi il en a été ainsi. « Objectivement », j’aurais dû adorer ce texte – qui aurait d’autant plus dû me parler qu’il a tout de même vraiment quelque chose d’Ursula K. Le Guin, un de mes auteurs de SF préférés ; j’y devine une intelligence et une sensibilité typiques des meilleurs planet operas de la dame… mais je ne les ressens pas. Est-ce une histoire de Canada Dry, alors – ou Habara Dry ? Peut-être ; je n’en sais rien.

 

Tout ce que je sais, c’est que je me suis ennuyé à mourir, alors que j’en attendais beaucoup – et que beaucoup y ont trouvé ce que j’y cherchais. C'est frustrant...

 

Il fallait bien que cela arrive un jour, j’imagine : la collection « Une Heure-Lumière », aussi brillante soit-elle, ne pouvait pas indéfiniment perpétuer le sans-faute, à mes yeux du moins… Sauf qu’en tant que tel il n’y a probablement pas eu de faute, justement – juste moi, qui ai été déçu, parce que je me suis fait chier.

 

Ça ne m’empêchera pas de continuer à plébisciter cette excellente collection – et de lire le prochain titre de la gamme, Le Regard, de Ken Liu.

 

 

Je me sens bête, quand même.

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Le Gourmet solitaire, de Jirô Taniguchi et Masayuki Kusumi

Publié le par Nébal

Le Gourmet solitaire, de Jirô Taniguchi et Masayuki Kusumi

TANIGUCHI Jirô et KUSUMI Masayuki, Le Gourmet solitaire, [孤独のグルメ, Kodoku no gurume], traduction [du japonais par] Patrick Honnoré [et] Sahé Cibot, préface de Patrick Honnoré, postface de Masayuki Kusumi, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [1997] 2005, 198 p.

 

UN SUCCÈS AU JAPON (CETTE FOIS)

 

Petite pause dans Le Sommet des dieux, pour lire une autre BD de Taniguchi Jirô qui m’a été gentiment offerte : Le Gourmet solitaire. Et c’est un tout autre registre, à tous points de vue, que cette œuvre conçue en collaboration avec le scénariste Kusumi Masayuki – et une tout autre ampleur, même si, à ce « premier tome », il faut en adjoindre un « second », titré en français Les Rêveries d’un gourmet solitaire (composé d’épisodes épars, publiés çà et là dans la presse, après la composition du recueil initial).

 

À l’intimidante fresque alpine répond ici une œuvre autrement intime et resserrée, composée de dix-huit (dans le présent tome) chapitres de huit pages chacun, c’est tout, et à la structure délibérément répétitive. Pour autant, on est bien dans du Taniguchi – mais tirant davantage du côté de Quartier lointain, par exemple, car il s’agit de sublimer une forme de poésie du quotidien, éventuellement inaccessible aux héros se mesurant aux dieux sur tel sommet de l’Himalaya.

 

Mais ce Gourmet solitaire a une autre particularité notable à envisager au préalable : il est le plus grand succès de Taniguchi au Japon, et semble-t-il de loin. La BD s’est très bien vendue et continue de le faire, ayant été systématiquement rééditée ; et elle a débouché sur une adaptation en série TV, comptant six saisons de douze épisodes, et où le scénariste Kusumi Masayuki joue son propre rôle !

 

Or il faut se rappeler que feu Taniguchi Jirô, si révéré en France, où il incarnait l’idée même d’un « manga d’auteur », n’était pas forcément si prisé que cela dans son propre pays – ou en tout cas nettement moins qu’ici. Le Gourmet solitaire fait donc figure d’exception… mais ce n’est pourtant pas une bande dessinée d’un abord si facile, et elle n’a sans doute rien des codes qui font habituellement les best-sellers.

 

MANGER AVEC LES YEUX

 

Le pitch de la BD peut en effet passer pour improbable – en France du moins, car j’ai cru comprendre que c’était plus ou moins un genre développé au Japon. Nous y suivons un homme dont nous ne savons pas grand-chose (mais suffisamment pour en dire quelques mots un peu plus loin), qui travaille beaucoup et voyage beaucoup pour son travail, et qui, dans chacun de ces petits chapitres à la fois denses et dilatés, mange – généralement dans des petites gargotes. Il nous rapporte avec exhaustivité ce qu’il choisit, ce qu’il déguste, ses sensations. Fin.

 

Une BD « culinaire », donc – non, décidément, ce n’est pas banal, ici du moins… Même si pas sans précédent, j’imagine, c’est seulement que je n’y connais rien – sans précédent au sens le plus strict, car je me souviens de discussions avec des camarades sur le don qu’avait Uderzo, du temps où…, pour faire saliver ses lecteurs dans ses très gauloises productions avec des banquets rabelaisiens abondant en sangliers rôtis bien gras comme il faut ! Mais ces paillardises étaient accessoires : ici, le fait de manger est le thème même de la BD.

 

Même si, bien sûr, le thème est aussi parfois un prétexte – et les repas propices à l’évocation de souvenirs, comme à des aperçus plus ou moins conscients de la société japonaise, en bien ou en mal, en tout cas sur le mode de l’ordinaire, du quotidien.

 

VAGUE SOUCI NÉBALIEN

 

Ici, je dois confesser un vague souci de ma part – et c’est que je n’ai rien d’un gastronome ou d’un gourmet ; à vrai dire même pas d’un simple gourmand, car notre gourmet est peut-être avant tout cela.

 

Je n’ai certes rien contre la bonne bouffe, et peux m’accommoder bien mieux de la grosse cuisine que des raffinements étoilés bien au-delà de ma bourse, ce en quoi je ne suis pas si éloigné que cela de notre héros. Et, du temps où j’avais une vie sociale, je n’avais certes rien non plus contre une virée impromptue au resto (mais très rarement en solitaire, même si ça m'est arrivé). Mais je n’ai finalement guère de goût, je suppose, et n’attache pas vraiment d’importance au fait de me sustenter ; cela peut être pour moi un plaisir, oui – mais de manière générale, c’est d'abord une obligation physiologique ; moyen contourné de dire que c’est une corvée.

 

Bien sûr, je ne connais absolument rien à la cuisine – même française. Alors la cuisine japonaise… Je suis d'autant plus largué – d’autant que, japonisant masochiste, je suis incapable de manger du poisson, je déteste ça (bien joué, Nébal !). Je ne dis pas non à une soupe miso, je me régale volontiers avec des makis adaptés à mon ichtyophobie, et plus encore avec des yakitoris (ça, pour le coup, ça me fait facilement saliver…), et, dans un autre registre mais qui peut étrangement parler au héros de cette BD, je ne suis pas contre une pause ramen au cœur de la nuit ; mais au-delà ? Il va falloir remédier à cela, un de ces jours – mais sans ce putain de poiscaille et ces Autres Choses Indicibles Qui Viennent De La Mer ; pas déconner, non plus.

 

Alors m’intéresser à une BD sur un type qui mange – et qui mange beaucoup de poison et de ces Autres Choses Indicibles Qui Viennent De La Mer ? Cela pourrait être problématique, oui – mais au fond ça ne l’est pas forcément. Bien sûr, l’idée de ces aperçus sociétaux en trame de fond suffit probablement à susciter et entretenir mon intérêt pour les péripéties culinaires du Gourmet solitaire. Mais il y a autre chose qui peut jouer – et c’est le style ; dédoublé, ici, puisque la forme, comme de juste, implique en égale mesure le texte et le dessin. En fait, ça me renvoie à une expérience pas si éloignée que cela, mais dans la littérature française : À vau-l’eau, de Joris-Karl Huysmans.

 

« Le garçon mit sa main gauche sur la hanche, appuya sa main droite sur le dos d’une chaise et il se balança sur un seul pied, en pinçant les lèvres.

 

« — Dame, ça dépend des goûts, dit-il ; moi, à la place de monsieur, je demanderais du Roquefort.

 

« — Eh bien, donnez-moi un Roquefort.

 

« Et M. Jean Folantin, assis devant une table encombrée d’assiettes où se figeaient des rogatons et de bouteilles vides dont le cul estampillait d’un cachet bleu la nappe, fit la moue, ne doutant pas qu’il allait manger un désolant fromage ; son attente ne fut nullement déçue ; le garçon apporta une sorte de dentelle blanche marbrée d’indigo, évidemment découpée dans un pain de savon de Marseille.

 

« M. Folantin chipota ce fromage, plia sa serviette, se leva, et son dos fut salué par le garçon qui ferma la porte. »

 

Aaah… Huysmans...

 

Dans le fond, certes, ce n’est pas la même chose – c’est même l’opposé : Folantin livre sans plus y croire un combat désespéré pour dégoter un repas décent dans ce Paris qui l’ennuie et qu’il exècre – notre gourmet nippon, lui, s’il n’est certes pas sans angoisses, s’avère le plus souvent satisfait par ce qu’il mange. Mais il y a, je crois, ce même art, littéraire comme graphique, qui permet de sublimer le plus trivial et d’en extraire la poésie pure, à la limite de l'exercice de style en apparence, mais avec pourtant un fond conséquent.

 

Et je note au passage qu’il y a peut-être quelque chose de très japonais ici – après tout, L’Éloge de l’ombre de Tanizaki Junichirô s’achève bien sur une recette de sushis… Et, ici, la nouvelle « en guise de postface » de Kusumi Masayuki, brillante (si j’ose dire), déploie tout un discours esthétique de la pénombre qui n’aurait pas déparé dans le fameux essai confrontant le beau au Japon et le beau en Occident.

NOTRE HÉROS, SOLITAIRE...

 

Revenons à notre gourmet. Nous ne savons donc pas grand-chose de lui – mais suffisamment cependant pour en dire quelques mots ; et, en définitive, il n’est pas si « en creux » que cela : en fait, il a vraiment une forme d’âme, et se révèle d’une complexité étonnante – qui est aussi subtilité, ou finesse, même dans les situations les plus triviales, et avec une caractérisation aussi limitée en apparence. C’est en fait un atout essentiel de la BD ; probablement celui qui m’a le plus parlé, à vrai dire.

 

Son nom ne figure que très rarement dans la BD, mais il s’y trouve bel et bien : Le Gourmet solitaire se nomme donc Inokashira Gorô ; son âge est incertain, mais je suppose qu’on peut le dire trentenaire. Son métier est autrement défini : nous savons qu’il s’agit d’un commercial, qui fait dans l’import-export d’accessoires de mode ; il travaille beaucoup, jusque très tard dans la nuit, voire au point de la nuit blanche, et son emploi l’amène régulièrement à voyager, même si uniquement à l’intérieur du Japon dans ce premier tome (à l’exception d’un très bref flashback parisien), mais il se présente lui-même comme un Tokyoïte – autant dire qu’il est une figure typique du sarariman ; chez Taniguchi, il pourrait très bien renvoyer au héros de Quartier lointain à ceci près, donc, qu’il s’avère bien vite plus complexe que cela – et probablement aussi, du coup, plus sympathique.

 

Il n’en est pas moins essentiellement solitaire : tout au long de la BD, nous ne lui connaissons pas d’amis, guère plus de collègues ou de clients – qui ne seraient de toute façon rien de plus que des collègues ou des clients… La famille ne s'en tire pas mieux. Le flashback mentionné plus haut est une occasion rare de pénétrer dans son intimité sous cet angle, en mettant en scène sa compagne de l’époque – mais il a pour but avant tout de témoigner de l’échec de cette relation… Un autre flashback encore plus bref va dans ce sens, et quand Inokashira Gorô se rend au stade de base-ball pour applaudir son neveu Futoshi, c’est en précisant aussitôt (pour lui-même ? pour le lecteur ?) qu’il n’a jamais vraiment fréquenté le jeune garçon, il ne l’avait d’ailleurs pas vu depuis quatre ans, et il ne s’intéresse de toute façon pas au base-ball…

 

Il est donc seul – et porté aux monologues intérieurs ; en fait, il n’en est que davantage un véhicule parfait des interrogations tant culinaires que sociétales qui sont au cœur de la BD.

 

ET SES GARGOTES

 

Mais il est aussi un gourmet, nous dit-on – encore que ce terme puisse paraître assez peu approprié à un lecteur français, tout pétri de chefs assurément chefs et de Nouvelle Cuisine ? Car il a au fond des goûts très simples : ce qu’il aime, c’est la bonne bouffe, pas celle qui est étoilée – comme celle des restaurants français le cas échéant. Le raffinement, il y tient, mais il le prise quand il est tout particulièrement insoupçonné, sans prétention.

 

Aussi le cherche-t-il, et il le trouve souvent, dans ce que l’on serait porté à qualifier de gargotes, sinon de bouis-bouis – voire de bistrots, à ceci près qu’il a ici un problème : notre héros ne boit pas d’alcool ; or nombre de ces échoppes, et au-delà, sont conçues en ayant en tête la consommation de saké. Mais ces endroits souvent étroits ont donc sa préférence – avec des places essentiellement au comptoir, une table ou deux en sus, pas davantage. Aussi la comparaison, chez nous, avec une brasserie type PMU atteint-elle rapidement ses limites.

 

Les tarifs vont de pair, et la clientèle est généralement d’extraction populaire, et par ailleurs locale – car notre voyageur, quand il quitte Tokyo, ne traque pas forcément la « spécialité locale », mais, de manière plus globale, il entend véritablement manger ce que mangent quotidiennement les autochtones. Par ailleurs, il n’a rien contre les expériences, il aime tenter des plats différents, goûter des saveurs pour lui nouvelles… Et il est fondamentalement gourmand, les yeux plus gros que le ventre

 

LA DALLE – SCIENCE ET ART

 

C’est un fait : Inokashira Gorô a la dalle – tout le temps. Sa vie professionnelle, passablement déréglée, y est pour beaucoup, avec ses horaires plus que flexibles et ses déplacements réguliers. Les repas que nous rapportent la BD ne se plient pas à notre rigide conception, petit déjeuner, déjeuner, dîner : notre héros a faim à toute heure du jour ou de la nuit, comme semble-t-il l’ensemble de ses compatriotes – les restaurants qu’il visite sont parfois spécifiquement destinés à prodiguer des repas en plein milieu de la matinée, ou plus encore de l’après-midi ; des repas éventuellement copieux par ailleurs, mais qui ne sont pas pour autant considérés comme des « vrais repas » (le riz est un critère), et ne dispensent donc pas ceux qui s’en régalent de manger ensuite « normalement » chez eux. Mais, même chez eux, cela peut être à n’importe quel moment : les konbini, épiceries ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ont pour partie cette fonction ; ici, pour le coup, je me sens vaguement nippon...

 

Mais Inokashira Gorô a donc la dalle. Toujours. Et, visiblement, s’alimenter est pour lui quelque chose d’une extrême importance – c’est en fait le moment où il se révèle en tant qu’être pensant et sensible, une forme de libération par rapport à son travail si oppressant, et qui le bouffe, lui.

 

Amateur de bonne grosse cuisine, il ne se satisfait pas pour autant de tout et n’importe quoi – cette conception des choses ne prohibe pas le goût et même le raffinement. Aussi prend-il bien soin de choisir où il va manger, puis il étudie la carte avec une attention qui a quelque chose de scientifique et en même temps d’artiste : il faut songer à l’harmonie… à moins de succomber en définitive à la gourmandise curieuse du moment, quitte à prendre trop de plats à la fois, c’est assez récurrent, ou trop de ce type particulier de plats (des soupes, par exemple), mais au fond qu’importe.

 

Par ailleurs, notre héros, si l’on peut le supposer relativement aisé, encore que sans grande certitude, prend bien soin d’étudier les prix – ils font partie des critères de qualité, et, généralement, il mange pour une somme modique ; en fait, le prix des repas est à peu près toujours mentionné, au moment même de la description ultra-précise des plats – un gimmick graphique et narratif d’importance.

L’ANGOISSE… ET LA SATISFACTION

 

Mais Inokashira Gorô n’est de manière générale pas un être serein. Peut-être est-ce d’ailleurs là une raison à sa solitude fondamentale ? C’est un homme pétris d’angoisse, et d’une grande timidité.

 

L’angoisse fondamentale, pour lui, c’est celle de se tromper – de restaurant, ou de plat, etc. Et si la gargote d’en face était meilleure ? Et si ce plat-ci était plus convaincant que celui-là ? Suis-je à la bonne heure, pour bénéficier de ce que cette gargote fait de mieux ? Moi, Tokyoïte, ai-je bien ma place dans ce restaurant de province fréquenté par une clientèle locale ? Le patron m’a-t-il entendu ? Cette crainte perpétuelle du faux pas ou de l’erreur d’appréciation le saisit en permanence…

 

Et elle entretient une relation complexe avec sa timidité – car Inokashira Gorô est globalement un homme effacé, ou qui s’efface. Il n’ose pas hausser la voix – c’est fâcheux dans certains de ces restaurants, où les habitués n’ont pas cette gêne, aussi les sert-on en priorité… pour la seule raison que l’on a entendu leur commande, et pas celle de notre héros. Dans une unique exception, notre héros se lève soudainement et se plaint au patron... au point où les insultes de la part du détestable cuisinier fusent bientôt ; mais la gêne du gourmet est palpable, qui le fait se montrer maladroit.

 

Autant de dimensions qui reviennent régulièrement dans la BD, mais que la nouvelle « en guise de postface » de Kusumi Masayuki met tout particulièrement en lumière – et ce alors même que c’est semble-t-il le scénariste qui parle, et non son héros Inokashira Gorô, auquel il fait référence à la troisième personne… L’auteur et son personnage, décidément, n’ont rien du rônin bourru, ouvrant avec fracas la porte de la taverne en braillant : « À manger ! » Et qui interpelle la jeune serveuse, « Fillette », refusant son thé en braillant derechef : « Du saké ! »

 

Les aventures du Gourmet solitaire sont donc parcourues de cette crainte perpétuelle d’avoir fait les mauvais choix et de ne pas être à sa place… Mais, disons neuf fois sur dix, l’intuition même guère assurée d’Inokashira Gorô s’avère payante : oui, il a bien choisi le bon restaurant, et le bon plat – il est parfaitement satisfait, et peut-être même plus que ça ; il mange avec enthousiasme, savoure les goûts et les odeurs, et sort repus, content.

 

Mais la sensation de ne pas être à sa place, elle, est plus difficile à contredire… Et notre héros a toujours quelque chose d’un fantôme de passage.

 

RÉMINISCENCES

 

Or ces repas convoquent d’autres spectres. Manjû, oden et sushis sont autant de madeleines forcément proustiennes, et, pour notre héros, l’occasion, bienvenue ou pas, de songer au passé – son passé, et celui du Japon.

 

Car Inokashira Gorô a une mémoire étonnamment acérée ; de passage dans tel quartier où il n’avait plus mis les pieds depuis des années, l’illumination se fait jour : là, derrière cet immeuble, il y a une petite cour, et une gargote très chouette, s’il se souvient bien…

 

Généralement, il se souvient bien. Ce qui ne signifie pas que la gargote s’y trouve toujours – même avec tout ce qu’elle peut exprimer d’intemporalité. Le fait est que le monde change – et le Japon avec, plus vite encore si ça se trouve. La satisfaction de retrouver le bon petit resto s’avère bien rare, et les errances du gourmet empreintes d’une vague nostalgie – limite conservatrice ? Et pourtant probablement pas ; car, confronté à ce changement, Inokashira Gorô se laisse porter : il y a d’autres gargotes à essayer, d’autres saveurs à découvrir. L’inconstance du monde est sans doute un concept très japonais, dans son essence bouddhique, mais notre gourmet, au fil de ses monologues, semble à même d’en exprimer toutes les connotations, négatives comme positives. Et, finalement, c’est dans le changement que les heureuses rencontres... demeurent.

 

Des rencontres culinaires ; car les échos de ses éventuelles amitiés ou « connaissances » demeurent au mieux flous, au pire inexistants (très vague exception pour deux ex-petites amies) : Inokashira Gorô est décidément un solitaire – et peut-être avant que d’être un gourmet.

 

LE JAPON DERRIÈRE LES GARGOTES

 

Mais l’autre force du Gourmet solitaire, outre ce personnage plus riche qu'il n'y paraît, réside dans son caractère de plongée dans un environnement d’autant plus complexe qu’il s’assume ordinaire – via la gastronomie, la BD saisit au plus près la culture japonaise dans toutes ses dimensions, de la réalité « matérielle » à l’art le plus subtil. C’est à cet égard une merveilleuse invitation au voyage – avec, pour un lecteur français, des délices d’exotisme qu’un lecteur japonais ne peut bien sûr pas envisager de la même façon, s'il y trouve sans doute d'autres points saillants à son goût, et qui peuvent rester invisibles à nos yeux.

 

En suivant Inokashira Gorô dans ses expériences culinaires, nous parvenons effectivement à saisir un Japon « authentique » (et en même temps à questionner l’idée même d’authenticité, je suppose), ce qui passe par mille et un rituels pour nous éventuellement abscons, mais ici rapportés avec le naturel du quotidien.

 

Mais ce quotidien est aussi mis en perspective – l’inconstance du monde peut s’exprimer très matériellement dans des considérations économiques dont notre sarariman ne saurait faire abstraction ; la démographie, et l’urbanisation folle de la mégalopole japonaise, où les quartiers cotés il y a peu sombrent dans la désuétude, sont elles aussi forcément de la partie ; les conditions sociales sont peut-être plus centrales encore, qui envisagent, dans ces bistrots populaires, et même sans s’y attarder, l'ombre planante d'un Japon du succès qui peut s’avérer cruel pour les « petits », les vieux, les femmes…

 

Et pour les étrangers, lors d’un chapitre assez terrible, mais aussi très déstabilisant, où Inokashira Gorô, confronté à la brutalité d’un détestable petit patron à l’encontre de son employé, un étudiant chinois finançant ainsi ses études, constate toute l’abjection d’une xénophobie nippone plus ou moins latente, mais semble se plaindre surtout du boucan que fait le détestable cuistot en engueulant sans cesse le pauvre Chinois ; peut-être parce qu’il n’ose se plaindre que de cela, ceci dit – la construction même du chapitre dévoile assez que ces mauvais traitements et leur soubassement raciste ne le laissent pas indifférent… Et c’est par ailleurs le seul repas, des dix-huit narrés dans ce volume (dix-neuf avec la « nouvelle » finale), qui s’avère indubitablement mauvais – le seul véritable exemple d’un « mauvais choix » de la part de notre gourmet si inquiet à cet égard... et aussi le seul moment où le timide Inokashira Gorô ose en définitive se plaindre à voix haute.

 

PERTINENCE DU TRAIT

 

Mais, pour exprimer tout ceci, et dans un format aussi bref qui plus est, il faut tout le talent d’un immense artiste – ce qu’était assurément Taniguchi Jirô. Son dessin est ici tout particulièrement brillant, avec son essence cinématographique apaisée, son élégance si naturelle qu’elle instaure une trompeuse impression de facilité. Cette forme de « ligne claire » est savamment conçue sur la base de contrastes entre l’homme, aux traits simples, et son environnement fouillé à l’extrême, pour un effet des plus pertinent.

 

La précision du trait, bien sûr, s’applique tout particulièrement à la nourriture : les différents plats, souvent servis tous ensemble, sont l’occasion de plans fixes, en forme de natures mortes (en fait pas si mortes que cela), qui parviennent le plus souvent à faire saliver le lecteur. Même avec du poisson, si ça se trouve...

 

Ceci étant, la grande réussite de Taniguchi à cet égard, c’est une fois de plus, à mon sens, le gourmet plutôt que ce qu’il mange. Le trait de Taniguchi, avec sa grande finesse, m’a jusqu’ici (peu de lectures, certes… Quartier lointain et les trois premiers tomes du Sommet des Dieux) davantage séduit pour ses décors et ses cadrages que pour ses personnages, que je tendais souvent à trouver un peu monolithiques. Or ce n’est pas du tout le cas du gourmet, dont le visage, pour être réduit à quelques traits, s’avère superbement expressif. La bouche vaguement tordue du héros, et ses yeux si éloquents, expriment ses craintes, ses envies et ses joies avec une force et une sincérité qui lui sont totalement inaccessibles verbalement – et ses joues gonflées, ses grognements de satisfaction (que je ne supporte pas en vérité, mais ici c’est autre chose), témoignent de la joie pure de notre gourmet faisant un bon repas. Pour moi, c’est ici la vraie force du dessin de Taniguchi Jirô dans cette BD – qui ne retranscrit pas tant la beauté des plats que le plaisir de qui s’en régale.

 

ITADAKIMASU !

 

Aussi improbable soit le pitch de cette BD, le fait est qu’elle fonctionne très bien.

 

Je n’en ferais pas ma BD préférée de Taniguchi, car ce format très particulier ne la rend pas forcément d’un abord très aisé, et un Quartier lointain, par exemple, bénéficie éventuellement d’une plus grande universalité, outre que la narration suivie est sans doute davantage dans nos meurs à cet égard.

 

Par ailleurs, il me semble qu’il vaut mieux « picorer » dans Le Gourmet solitaire – BD qui ne se prête pas vraiment à une lecture en bloc, laquelle s’avèrerait sans doute bien trop répétitive pour convaincre : il faut laisser mijoter, comme de juste… Et prendre son temps, de manière générale ; pas de binge reading ici !

 

Mais c’est une réussite, une BD sensible, juste, inventive, et une appréciable plongée dans le quotidien japonais, faussement prosaïque (ou élevant le prosaïque au rang d’art).

 

Alors… Itadakimasu ! Formule rituelle japonaise que l’on est tenté de traduire en français par « bon appétit », mais dont la véritable signification est tout autre : c’est le fait, pour soi, de remercier pour ce que l’on « reçoit », et de remercier tous ceux grâce à qui l’on peut manger le repas dont on s’apprête à se régaler ; en fait, c’est même plus large que ça – l’expression ne s’applique pas uniquement aux repas… Mais elle me paraît appropriée à tous points de vue : j’ai reçu, et je remercie tous ceux qui y sont pour quelque chose, des auteurs à celui qui m'a offert cette BD.

 

Itadakimasu !

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