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"La Face cachée du soleil", de J.G. Ballard

Publié le par Nébal

"La Face cachée du soleil", de J.G. Ballard

BALLARD (J.G.), La Face cachée du soleil, [Cocaine Nights], traduit de l'anglais par Bernard Sigaud, Auch, Tristram, coll. Souple, [1996] 2015, 368 p.

 

Quoi ? Un Ballard que je n'avais pas encore lu ? Bon, il y en a quelques autres, certes... Mais surtout un Ballard dont je n'avais jamais entendu parler, que ce soit sous ce titre français de La Face cachée du soleil ou sous le titre original Cocaine Nights ? Je me suis donc bien évidemment jeté dessus dès sa sortie en « Souple » (de même que sur Super-Cannes, toujours de Ballard, et sur les Histoires d'Arno Schmidt ; décidément, Tristram est un éditeur de bon goût, et sa collection « Souple » est remarquable à cet égard).

 

Du Ballard tardif, donc, qui ne relève plus à proprement parler de la science-fiction, même si l'on y trouve quelques morceaux de prospective (qui ont pu me faire penser à Sauvagerie, même auteur, même éditeur, ou encore au Fight Club de Chuck Palahniuk – voire à certains Houellebecq, mais chut, chut, il ne faut pas le dire trop fort...). Cet ancrage relatif dans le présent n'empêche pas l'auteur de retourner à ses premières racines science-fictives, et notamment au divin Vermilion Sands, puisque l'on s'y trouve à nouveau confronté à une station balnéaire molle, semée de piscines vides, mais pas que... Dans un sens, c'est comme si l'utopie bobo-balnéaire avait dégénéré, ou peut-être plus exactement s'était vue imposer un lifting de choc alors que les capitalisteux avaient pris la place des artisteux.

 

Charles Prentice est un journaliste vagabond. Il se rend cependant pour la première fois à Estrella de Mar, à côté de Gibraltar, où son frère cadet Frank a fait une jolie carrière. Mais Charles ne s'y rend ni pour des raisons touristiques, ni pour une simple visite de famille – il a coupé les ponts avec son frère depuis longtemps. Non, ce qui l'attire à Estrella de Mar, c'est l'incendie de la maison Hollinger, qui a fait cinq morts (le vieux couple Hollinger, leur nièce Anne, leur secrétaire Sansom et leur bonne suédoise Bibi). Cela pourrait n'être qu'un fait-divers tragique de plus, mais voilà : en dépit du bon sens, Frank s'en est rendu responsable et est passé aux aveux. Des aveux bien gênants, auxquels personne ne croit (l'inspecteur Cabrera pas plus que les autres), mais qui sont suffisants pour mettre la machine judiciaire en marche et déboucher assez rapidement sur un procès aux conséquences éventuellement très rudes...

 

Charles, sans surprise, est lui aussi persuadé de l'innocence de son petit-frère – quoi que celui-ci puisse en dire, et encore, quand il accepte de le rencontrer. Et c'est pourquoi notre « héros » se rend à Estrella de Mar, afin d'y mener sa petite enquête, au sein d'une semi-jet set répugnante de par son étalage de luxe, son mauvais goût et son insouciance,qui en font un type-idéal effrayant d'une future société des loisirs pervertie (Super-Cannes, plus tard, s'intéressera au travail).

 

Tout commence à vrai dire comme un policier très classique, une sorte de whodunit en somme (la quatrième de couverture, même si c'est pour évacuer rapidement ces références, évoque le Cluedo aussi bien qu'Agatha Christie). Mais nous sommes chez Ballard, et (donc ?) dans un monde d'apparences trompeuses. Assez vite, l'enquête pourtant très sérieuse de Charles passe au second plan, pour laisser la place à une sorte de docu-fiction sur la société des loisirs. Mais là, pour le coup, nous sommes donc loin de la léthargique et arty Vermilion Sands. Estrella de Mar est hyperactive, l'ennui n'y existe pas, clubs, associations et amicales sont bondés. Estrella de Mar donne ainsi l'image d'un certain paradis utopique sur Terre, où la question du travail ne se poserait plus, et où les résidents, bien loin de se complaire dans la zombification, comme des vieux de base, devant des émissions de télé toutes plus ineptes les unes que les autres retransmises par leurs innombrables paraboles, trouvent le moyen de vivre – ce qui consiste à faire du tennis, à se délasser dans un jacuzzi, ou à aller fureter dans une exposition d'Harold Pinter.

 

On rend Frank Prentice responsable de tout cela, via son Club Náutico, mais ce n'est qu'une façade. Le vrai génie du bonheur façon « luxe, calme et volupté », ici, c'est Bobby Crawford, ex-tennisman de renom, d'un charisme foudroyant, quelque part entre le gourou messianique et le leader fasciste, qui a développé toute une théorie sur l'extension de la joie par l'activité.

 

Et il ne compte pas s'arrêter à Estrella de Mar. Il y a, tout autour, de ces enclos protégés pour riches paranos (à la Sauvagerie, donc), et ce sont ses prochaines cibles – avec la complicité plus ou moins forcée de Charles. Ces havres panoptiques sombrent dans l'ennui : là, plus que jamais, les piscines sont videsles courts de tennis désertés, les restaurants, bars et boites sans raison d'être. Bobby compte réveiller tout ça ; et son moyen, c'est le crime, et plus largement le vice...

 

La Face cachée du soleil n'est certes pas le plus puissant des Ballard (faut dire, il en a écrit, des chefs-d'œuvres, le monsieur), mais c'est néanmoins un roman des plus intéressants. Avec cette évidence, tout d'abord : il est bien entendu très bien écrit (et traduit par Bernard Sigaud). Ne serait-ce que pour les délices de la plume, il vaut le détour. Mais il y a beaucoup plus, sans aucun doute ; et si le whodunit du départ est très amusant (sans être parodique pour autant), le roman ne prend véritablement tout son sens que par la suite, quand la théorie utopique de Bobby Crawford s'immisce dans la partie. Peu importe d'ailleurs qu'on la juge crédible ou pas, cette réflexion sur la société des loisirs interroge, et donc fait mouche.

 

Et, sans surprise, j'y ai particulièrement apprécié cette idée plus ou moins sadienne du bonheur et de la prospérité par le vice. À ceci près que l'outrance de l'utopie immorale sadienne est sans doute bien éloignée du regard narquois et peut-être vaguement méprisant porté par Ballard sur notre triste monde tragique, où la joie se mesure aux performances sportives et la beauté au gabarit des maîtres-nageurs (nécessairement allemands). Cette omniprésence du vice est en tout cas intéressante, qu'elle atteigne effectivement une certaine classe ou se contente de patauger dans le caniveau (propre, forcément propre). Et cela fournit à Ballard l'occasion d'une très belle et aussi réjouissante que déprimante satire des valeurs de la société ultra-libérale, en quête d'une joie qui ne peut-être qu'éphémère et donc vaine.

 

Je vais poursuivre avec Super-Cannes, qui poursuit cette réflexion en la prenant dans un sens à rebrousse-poil.

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"L'Anneau Unique : Ecran du Gardien des Légendes et Guide de la Ville du Lac"

Publié le par Nébal

"L'Anneau Unique : Ecran du Gardien des Légendes et Guide de la Ville du Lac"

L'Anneau Unique : Écran du Gardien des Légendes et Guide de la Ville du Lac, Edge, 29 p.

 

Ah ! Un écran ! Voilà qui est toujours (ou presque) fort utile en matière de rôlisteries. M'étant lancé dans la gamme de L'Anneau Unique, je ne pouvais donc faire l'impasse sur cet accessoire.

 

Côté maître de jeu (pardon : Gardien des Légendes), le résultat m'a l'air tout à fait commode. En quatre volets rigides, on trouve en effet l'essentiel des tables directement utiles en jeu, organisées par un code de couleurs bienvenu (vert pour les généralités, marron clair pour le combat, gris pour les rencontres, marron orangé pour l'angoisse et la corruption). L'essentiel est là, donc, qui évite d'avoir à tourner sans cesse les pages d'un livre de base que, je vous le rappelle, j'avais trouvé mal conçu sous cet angle.

 

Côté joueurs, on a droit à une assez jolie illustration de John Hodgson, bien dans l'esprit sobre qui m'avait séduit dans le livre de base. Un regret pinailleur, cependant ; il s'agit d'une représentation de la Ville du Lac, et ce caractère urbain ne me paraît pas très approprié pour un jeu qui met autant l'accent sur le voyage dans des terres dites « sauvages »...

 

Le Guide de la Ville du Lac, quant à lui, fait environ une trentaine de pages... et je dois dire que son contenu ne m'a pas vraiment convaincu. En effet, l'ancienne Esgaroth, ressuscitée depuis la mort de Smaug, n'y est décrite que de manière très succincte, pour ne pas dire lacunaire, et somme toute assez convenue : il y avait là un beau cadre, qui n'a pas été développé au mieux. Et, à titre d'exemple, si l'on dispose à foison d'archétypes de quidams, c'est au Gardien de se coltiner tout le boulot pour les PNJ « notoires »...

 

Mais ce « guide » n'occupe que les dix premières pages du livret, et le reste est relativement plus intéressant. On notera tout d'abord l'usage possible de ce havre lors de la phase de communauté, qui peut avoir des conséquences très intéressantes (avec en sus un concours de tir à l'arc pour cette sale engeance : les sportifs).

 

On nous recause aussi un peu des Longs Marais, entrevus dans le scénario d'introduction du livre de base. La description est là encore minime, mais on y trouve quelques plantes permettant d'apporter un plus grand réalisme aux concoctions des herboristes du jeu, et trois nouvelles créatures venant quelque peu étoffer le bestiaire du livre de base.

 

Enfin, le livret s'achève sur une nouvelle « origine culturelle », celle des Hommes du Lac. J'étais au départ un peu sceptique, voyant assez mal ce qui pouvait vraiment les distinguer des Bardides, mais force m'est de reconnaître que c'est plutôt bien fait et finalement pertinent (a fortiori dans une optique « commerçante »).

 

Un écran utile, donc, et un livret d'intérêt variable. On verra pour la suite...

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"Le Grand Livre, suivi de Sans parler du chien", de Connie Willis

Publié le par Nébal

"Le Grand Livre, suivi de Sans parler du chien", de Connie Willis

WILLIS (Connie), Le Grand Livre, suivi de Sans parler du chien, [The Doomsday Book ; To Say Nothing of the Dog], traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Pugi, préface de Laurent Leleu, Paris, J'ai lu, coll. Nouveaux Millénaires, [1992, 1994, 1997, 2003] 2014, 955 p.

 

Plusieurs textes (essentiels ?) de l'Américaine Connie Willis tournent autour du voyage dans le temps, jusqu'à former une sorte de cycle. Outre la nouvelle « Les Veilleurs de feu » (qui aurait peut-être pu trouver sa place dans cet omnibus, non ?), on y compte quatre romans, Le Grand Livre et Sans parler du chien qui sont repris ensemble dans ce gros volume, et le plus récent diptyque dit « Blitz » (composé de Black Out et All Clear). Mais restons-en à ce joli volume hardcover. Je ne cacherai pas m'être réjoui de leur réédition sous cette forme, dans la mesure où j'avais entendu dire beaucoup de bien de ces œuvres, par ailleurs auréolées de récompenses prestigieuses (Hugo, Locus et Nebula pour Le Grand Livre, Hugo et Locus pour Sans parler du chien ; ce qui, même sans attacher une importance excessive aux prix littéraires, qui valent ce qu'ils valent, n'est pas rien, tout de même). Au-delà, des gens de bon goût m'avaient assurément vanté ces deux romans ; j'avais même fait, il y a quelques années de cela, l'acquisition de Sans parler du chien, sans avoir jamais trouvé l'occasion de le lire. N'ayant cette fois plus d'excuse fallacieuse, je me suis lancé dans la lecture de ce pavé. Mais c'est semble-t-il là, en fait, un problème récurrent des œuvres de Connie Willis : elle écrit ample, et quelques critiques éminents trouvent ses livres insupportables de bavardage et de tirage à la ligne. Bon, verrait bien...

 

Le Grand Livre, donc (traduction historiquement exacte du Doomsday Book commandé par Guillaume le Conquérant pour opérer une sorte de recensement de ses possessions anglaises, à des fins financières notamment, mais qui en évacue fâcheusement la très importante connotation apocalyptique...), débute à Oxford dans les années 2050. À cette époque, le voyage dans le temps a été rendu possible, outrepassant les paradoxes, et ce sont des historiens qui en font usage.

 

La jeune et enthousiaste Kivrin, disciple du professeur Dunworthy en froid avec certains de ses collègues (chose hélas assez commune dans le panier de crabes universitaire...), compte ainsi se rendre dans un petit village, sur la route reliant Oxford à Bath, en l'an 1320, afin d'étudier de près la vie des gens d'alors. Toutes les précautions ont été prises (vestimentaires, linguistiques, etc.), et Kivrin est projetée dans le passé. Tout va bien.

 

Sauf que, alors que nos éminents scientifiques vont fêter ça, leur technicien Badri les rejoint précipitamment et s'effondre après leur avoir dit qu'il y avait un problème... Et un problème, Oxford va bientôt en connaître un gros. Badri n'est en effet que la première victime d'un myxovirus qui balaie bientôt la ville, placée sous quarantaine ; et on ne sait même pas d'où vient cette maladie... Du transmetteur temporel, peut-être ? Le fat Gilchrist, opposé à Dunworthy, décide de débrancher la machine au nom d'une sorte de « principe de précaution », même si la possibilité qu'un virus ait fait le voyage en sens inverse est tellement infime qu'elle en devient absurde...

 

Kivrin, du coup, se retrouve perdue dans l'Angleterre médiévale. Et elle est malade elle aussi... Elle ne doit probablement sa survie qu'aux soins que lui a apporté le père Roche, prélat illettré et d'une compétence parfois douteuse, mais la main sur le cœur, un vrai saint en cette époque qui en était friande. La suspecte Kivrin, après quelques problèmes dus à son traducteur, parvient à s'immiscer dans ce petit monde villageois (où les femmes sont prépondérantes), et se lie d'amitié avec certains tandis que d'autres se méfient d'elle. Son but essentiel, cependant, est dès lors de retrouver la clairière du transmetteur à temps pour le voyage de retour... et personne ne semble en mesure de la renseigner.

 

Ce qui est d'autant plus terrible que la maladie frappe le village à son tour. Et là, je préviens que SPOILER au cas où, mais vous l'aurez aisément deviné, ne serait-ce qu'à la lecture du titre originel : Kivrin, du fait d'une erreur invraisemblable, ne s'est pas retrouvée en 1320 comme prévu, mais en 1348, l'année même où la peste noire ravage l'Oxfordshire, cette maladie terrible qui, à en croire chroniques et statistiques, aurait tué entre un tiers et la moitié de la population de l'Europe...

 

Et c'est là ce qui fait tout l'intérêt de ce Doomsday Book. J'avoue en effet l'avoir trouvé bien bavard à l'occasion, notamment dans les séquences de 2050, qui ne sont pas véritablement parvenues à éveiller mon intérêt, et dans lesquelles quelques running gags m'ont paru plus pénibles qu'autre chose. Le tableau de l'Angleterre médiévale est par contre très réussi, et l'évocation de la peste noire est remarquable d'effroi et de désespoir. Je ne saurais dire dire si elle est avant tout authentique ou spectaculaire façon Hollywood ; mais peut-être les deux, en fait, qui ne s'excluent pas pour une fois. Rien que pour ces pages très puissantes, en tout cas, Le Grand Livre vaut effectivement le coup ; il est certes long à démarrer, mais quand on en arrive au cœur de son propos, on est amplement récompensé.

 

Sans parler du chien, ou Comment nous retrouvâmes la potiche de l'évêque, si l'on y retrouve le même dispositif de transmetteur temporel et si l'on y croise à l'occasion quelques personnages du Grand Livre (Dunworthy et surtout l'inénarrable Finch), adopte une approche radicalement différente. Et si le destin de l'univers y est à nouveau indirectement en jeu, tout cela tient quand même un peu de la blague (et, contrairement à ce qui s'était produit pour les passages futuristes du Grand Livre, dans l'ensemble ici cela fait mouche).

 

Fait notoire : les historiens manquent de fonds. Même à Oxford. Alors ils ont recours à divers expédients pour poursuivre leurs études. C'est là qu'intervient l'effroyable Lady Shrapnell, la bien nommée, qui entend faire reconstruire la cathédrale de Coventry ravagée par les bombardements de la Luftwaffe en 1940. Pour la très proche cérémonie d'inauguration, elle tient à ce que tout soit parfait (car « Dieu est dans les détails »). Et elle compte donc bien remettre la main sur la hideuse potiche de l'évêque, produit consternant de « l'art » victorien qui a mystérieusement disparu depuis l'incendie de la cathédrale. Et elle met ainsi les historiens oxoniens au service de cette tâche fondamentale, au risque de les amener à multiplier les sauts temporels et de souffrir du déphasage.

 

C'est ce qui est arrivé à Ned Henry. Et quand la harpie déboule pour le remettre au travail, on s'arrange pour lui offrir deux bonnes semaines de repos à l'apogée de l'ère victorienne. Des vacances ? Tu parles ! Bien évidemment tout ceci est encore en rapport avec la sinistre potiche de l'évêque... et la tâche semble décidément plus que jamais impossible.

 

Satire des mœurs victoriennes, Sans parler du chien prend sans doute tout son sens quand on maîtrise un tant soit peu la littérature anglaise de cette époque (ce qui n'est hélas pas mon cas...), et tout particulièrement bien sûr Trois Hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome (la partie « canotière » du début étant d'ailleurs à mon sens et de loin la plus réussie du roman). Mais tout y passe, et nous avons ainsi droit, par exemple, à de bien longs développements sur l'engouement contemporain pour le spiritisme, dans une deuxième partie que je n'ai pu m'empêcher de trouver parfois un peu faiblarde par rapport à ce qui précède. Mais les bonnes pages ne manquent toutefois pas par la suite, et notamment, comme on pouvait s'y attendre, lors des scènes du bombardement de Coventry, qui retrouvent dans un sens la gravité des meilleurs moments du Grand Livre.

 

Reste que derrière cette histoire essentiellement loufoque, il y a toute une réflexion sur ce qui fait l'histoire (les grands hommes ? Les « forces nécessaires »?), mais aussi sur la nature du temps et des paradoxes que cette complexe question ne manque pas de susciter, même si toutes les précautions sont prises en apparence. Car « Dieu est dans les détails », hein ? Plutôt bien vu, donc.

 

Mais on y retrouve aussi à mon sens les mêmes défauts que dans Le Grand Livre : tout cela est bien bavard... Ça tire régulièrement à la ligne bien au-delà du raisonnable. Et c'est dommage, parce que, ce bémol mis à part, on tiendrait effectivement d'excellents voire chefs-d'œuvresques romans sur le voyage dans le temps. Avec ces défauts (dus peut-être à une direction éditoriale un peu frileuse?), on se retrouve seulement avec de bons romans. Ce qui est déjà beaucoup, hein ! Seulement ce n'est à mon avis pas aussi bon qu'on a pu le dire...

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"Eclipse Phase : Transhuman"

Publié le par Nébal

"Eclipse Phase : Transhuman"

Eclipse Phase : Transhuman, Posthuman Studios, 2013, 240 p.

 

Transhuman est très différent des suppléments précédents pour Eclipse Phase : là où ces derniers touchent essentiellement au contexte et ne contiennent que le minimum syndical en matière de mécanique de jeu, c'est tout le contraire qui se produit avec Transhuman, supplément presque intégralement technique (en théorie tout du moins), où les pages rouges dominent de très, très loin les bleues.

 

On se méfiera d'ailleurs de sa désignation comme étant le « guide du joueur » d'Eclipse Phase. Les informations qu'il contient sont en effet grandement susceptibles d'intéresser également le maître de jeu, et certains passages semblent même destinés à ses seuls petits yeux fourbes.

 

Transhuman constitue à vrai dire, contrairement à ce que l'on pourrait attendre, une mine d'informations, techniques ou pas, pour tous. J'avoue que ce supplément à pages rouges m'effrayait un peu, mais j'avais tort : remarquablement bien fait, il est un témoignage supplémentaire de l'excellence de cette gamme. Avec un problème, toutefois : même si tout ce qui est présenté ici se veut « optionnel », dans les faits cela peut contribuer à rendre plus complexe encore un jeu qui l'est déjà extrêmement à la base et dont, on ne va pas se leurrer, la mécanique ne constitue pas exactement le point fort...

 

Tout commence pourtant sous le signe de la simplicité avec les deux chapitres « Character creation : packages » et « Character creation : life path », qui présentent deux systèmes parallèles, éventuellement complémentaires, et aléatoires si l'on y tient, permettant de créer des personnages solides et cohérents avec beaucoup plus d'aisance et de souplesse que le système de base, effrayant de par sa liberté et le grand nombre de points à répartir un peu partout. Pour débuter une campagne, ces tables très bien faites (qui arrivent un peu tard pour ma pomme...)sont franchement idéales. Et je ne doute pas que les maîtres de jeu sauront également mettre à profit ces deux systèmes pour créer des PNJ qui soient autre chose que de la vulgaire chair à fusil-plasma.

 

« Character options » vient dans un sens compléter ce qui précède, mais est également utile pour les personnages créés avec le système de base, en proposant de nouveaux backgrounds (tous très bienvenus ; on notera par contre que beaucoup d'entre eux concernent les surévolués), de nouvelles factions (chouette!), et de nouveaux traits (positifs et négatifs, bien sûr, mais aussi « neutres »). Suivent des règles sur l'utilisation de la vitesse en jeu, puis des développements optionnels sur l'utilisation de l'Audace (plus ou moins intéressants ; mais j'aime beaucoup celui qui incite les joueurs à intervenir directement dans la narration). Il en va de même pour les motivations, avec la possibilité de faire des « motivations de groupe », ce qui va bien avec « l'Audace de groupe » évoquée juste avant. Suivent enfin quelques notes sur les revenus et la réputation.

 

Le quatrième chapitre, « Playing characters », est le gros morceau de Transhuman, et aussi très clairement sa partie la plus ardue. Mais ce vaste fourre-tout contient nombre d'informations très utiles, tant pour les joueurs que pour le maître de jeu, afin d'incarner au mieux les personnages. En témoigne illico le bref développement sur la société « post-scarcity ». Si les éléments concernant « l'optimisation » des personnages ne m'ont pas intéressé (je crains toujours le grobillisme), la suite est autrement plus alléchante. Ainsi ce qui concerne la mort et son impact, notamment sur la Lucidité au moment d'un éventuel ré-enveloppement. Quelques éléments suivent sur l'utilisation des compétences de connaissance, il est vrai – selon ma maigre expérience en tout cas – trop peu utilisées. Un très gros morceau ensuite concerne les IAG et les infomorphes ; la partie « background » est remarquablement bien faite et tout à fait passionnante ; attention, toutefois, quand on rentre dans la technique, surtout pour les infomorphes, il y a de quoi se prendre quelques suées (mais il y a pire, bien pire après...). On passe alors à des développements de même nature concernant les asynchrones (très bien faits) ainsi que les forks (merci, il y en avait bien besoin). Puis vient une passionnante étude du système de l'indenture. Puis c'est au tour de la Muse d'être envisagée (avec là encore une tendance à la maximisation qui me laisse un peu perplexe, mais le reste vaut le coup). De nouvelles indications sont données pour incarner les effets de la psychochirurgie (avec de nouveaux procédés). Quelques développements sur les surévolués ensuite, pas inintéressants, loin de là, mais qui auraient sans doute davantage trouvé leur place dans Panopticon. Et ce long chapitre erratique se termine sur des éléments concernant la nanofabrication et les moyens pour le maître de jeu d'en limiter les abus, avec un guide sous forme de rapport très bien fait.

 

Le dernier chapitre, enfin, concerne les morphes. Je passe sur le début (identification, variantes, nouveaux morphes), dans la mesure où j'avais déjà lu tout cela dans le plus tardif Morph Recognition Guide. Mais ce chapitre va au-delà. Il comprend ainsi de nouvelles augmentations, des règles sur l'amélioration des morphes ou sur les morphes « exotiques », ainsi que sur leur système de mobilité ou de contrôle. Mais on y trouve surtout de très abondants et très pointus développements techniques sur les flexibots (surtout) et les swarmanoids, qui sont certes fascinants, mais pour le coup bien trop complexes à mon goût – j'ai le sentiment qu'à force de pinailler, on en arrive ici à rendre ces morphes injouables... Pas grand-chose à dire sur le système de création de morphes qui conclut le chapitre. Et restent des archétypes.

 

Malgré les quelques bémols exprimés ici ou là (en gros, risque de complexification à outrance et menace du grobillisme), il n'en reste pas moins que Transhuman est très bien fait, en dépit des apparences ou des craintes légitimes que l'on pouvait avoir devant ce projet. Pour moi, qui étais donc un brin sceptique, ce fut une bonne surprise. Indispensable ? Peut-être pas. Mais bourré de bonnes choses à n'en pas douter.

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"L'OEil de la Nuit, t. 1. Ami du mystère", de Lehman, Gess & Delf

Publié le par Nébal

"L'OEil de la Nuit, t. 1. Ami du mystère", de Lehman, Gess & Delf

LEHMAN, GESS & DELF, L'Œil de la nuit, t. 1. Ami du mystère, [s.l.], Delcourt, 2015, 92 p.

 

Depuis l'excellente Brigade Chimérique (au moins, mais il ne faudrait pas oublier pour autant quelques textes précurseurs, comme l'excellente nouvelle « Superscience », recueillie dans Le Haut-Lieu), Serge Lehman ne cesse d'explorer, sous forme de bandes dessinées, l'imaginaire scientifique et super-héroïque (ou proto-super-héroïque, si vous y tenez) de l'Europe de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Ce qui autorise bien des approches différentes – je vous avais parlé il y a quelques temps de cela du premier tome de Metropolis –, et en témoigne cette nouvelle série (je crois que le tome 2 vient de sortir, il faudra que).

 

L'Œil de la Nuit est pour Serge Lehman l'occasion de créer « son » Nyctalope (personnage qui semble décidément le fasciner). Théo Sinclair est un jeune dilettante féru d'astronomie et auquel on prédit un bel avenir ; il connaît le beau monde, et est supposé épouser prochainement la fille du ministre de la Marine. Ses problèmes cardiaques, dès lors, semblent finalement de peu d'importance...

 

Mais tout bascule en une nuit : alors que Sinclair, bien accompagné, se rend à une conférence très cotée du professeur Camille Flammarion, au cours de laquelle le célèbre astronome et visionnaire dévoile une momie martienne témoignant d'une vie intelligente de plus sur la planète rouge (que l'on savait habitée par des êtres hostiles depuis le fameux rapport de H.G. Wells La Guerre des Mondes). Mais un vol survient, et les inestimables bijoux de la momie disparaissent. Sinclair, n'écoutant que son courage (ou sa vanité ?) se lance à la poursuite des malfrats dès que possible, et mal lui en prend...

 

Mais un autre drame a eu lieu chez lui durant son absence : une des innombrables maîtresses de son père a gravement blessé ce dernier, et le vieil homme est entre la vie et la mort. La scélérate, avec son complice qui se faisait passer pour son chauffeur, a en outre mis la main sur les dossiers du mystérieux projet « Mercure-X ». Sinclair, sous le choc, et contre l'avis de son entourage, se lance à nouveau dans l'enquête. Il découvre bien vite l'identité des malfrats, deux dangereux anarchistes qui terrifient l'ensemble du monde civilisé... Et il se lance à leur poursuite. C'est ainsi qu'il acquerra ses étranges super-pouvoirs...

 

La méthode est éprouvée depuis La Brigade Chimérique (tout en faisant inévitablement penser à La Ligue des gentlemen extraordinaires d'Alan Moore et Kevin O'Neill) : Serge Lehman, en adoptant un cadre précis et plus ou moins réaliste, mêle avec érudition et à-propos événements authentiques et imaginaires, figures bien réelles et personnages de fiction. On notera d'ailleurs ici le grand rôle dévolu aux auteurs de fictions populaires, qui sont des personnages à part entière.

 

L'approche, cependant, est différente (pour le moment tout du moins) : il y avait en effet quelque chose « d'intellectualisant » dans La Brigade Chimérique (ou dans Metropolis, d'ailleurs), qui ne se montre pas vraiment ici. Non, L'Œil de la Nuit, ancré dans la tradition des fictions populaires dont il s'inspire, est avant tout une série d'aventures, rocambolesques comme il se doit, multipliant les rebondissements les plus étonnants dans une frénésie imaginative toute à l'honneur des auteurs. Tout cela se lit très (trop ?) vite, et, une fois la très forte dernière page tournée, on est pris d'une envie irrépressible de lire immédiatement la suite. Sous cet angle, cet Ami du mystère est donc une incontestable réussite.

 

Mais je n'ai parlé que du scénario pour l'instant... Il faut bien entendu évoquer le dessin de Gess (qui avait déjà œuvré, notamment, sur La Brigade Chimérique, il n'y a pas de hasard). Personnellement, j'ai toujours un peu de mal avec ses personnages, aux attitudes parfois étranges, et, surtout, aux visages bouffés par les ombres. Les décors sont par contre irréprochables, et on lui reconnaîtra un incontestable sens du dynamisme, particulièrement justifié dans cette trépidante aventure. Il y a néanmoins de très beaux moments, des images fortes qui marquent durablement, surtout quand Delf se lâche sur les couleurs.

 

Ce léger bémol graphique mis à part, je ne peux donc que confirmer avoir pris un grand plaisir à la lecture de ce premier tome de L'Œil de la Nuit. J'ai hâte de lire la suite, en espérant qu'elle soit à la hauteur. En tout cas, si Serge Lehman se fait rare (…) en tant que prosateur (ce que je regrette un peu), il est à n'en pas douter un scénariste talentueux, qui a peut-être bien trouvé « son » genre dans cette approche « feuilletonesque », qu'il sert au mieux.

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"Krazy Kat", de Jay Cantor

Publié le par Nébal

"Krazy Kat", de Jay Cantor

CANTOR (Jay), Krazy Kat, [Krazy Kat], traduit de l'américain par Claro, Paris, Le Cherche-Midi, coll. Lot 49, [1988] 2012, 301 p.

 

De 1913 à 1944, Krazy Kat (tantôt chat, tantôt chatte ; plutôt chatte ici, mais...) et ses compères ont fait le bonheur des lecteurs de comic strips de la presse Hearst. Le canevas était pourtant répétitif : l'enamourée Krazy Kat déclare sa flamme au vicelard Ignatz Mouse, celui-ci lui balance en retour une brique dans la gueule, et elle en conclut plus que jamais que le souriceau l'aime.

 

Mais depuis 1944, rien. Le bled de Coconino n'a jamais été aussi désertique. Et Krazy Kat ne travaille pas ; elle ne veut pas, elle ne peut pas. En un mot comme en cent, elle est dépressive. L'entrée dans l'âge de l'atome depuis les expériences toutes proches d'Alamogordo sous la supervision du charismatique Oppenheimer (Oppie pour les intimes) l'a autant fascinée que terrifiée, comme une brique monumentale jetée à la face du monde.

 

Mais Ignatz Mouse, lui, veut travailler de nouveau. Il est dévoré par l'ambition, et notamment celle d'être « rond », détaché des tristes deux dimensions de la planche de BD. Alors – et d'autant plus qu'il est au fond vilainement sadique – il multiplie les stratagèmes les plus absurdes pour remettre Krazy au boulot.

 

C'est ainsi que nous le voyons, avec la complicité du Sergent Pupp, écrire de fausses lettres de fans à la star oubliée (Sunset Boulevard donne sur Coconino, semble-t-il), poussant le vice jusqu'à imaginer une idylle épistolaire avec cet Oppie qu'elle admire tant. La révélation de la vérité débouche sur un étrange trip sado-masochiste, mais on aura l'occasion d'y revenir.

 

Ignatz se dit alors que le meilleur moyen de lutter contre la dépression de Kat serait le recours à la psychanalyse, et potasse à fond le bon docteur Freud et ses épigones, jusqu'à s'arroger lui-même le titre ronflant de « docteur » (bien qu'étant toujours et seulement doctorant). S'ensuit un chapitre tout simplement hilarant, basé sur des lettres d'Ignatz à Pupp, sur les mérites et les torts éventuels de la méthode psychanalytique et sa focalisation sur le sexe. En tout cas, ça ne donne pas beaucoup de résultats sur Krazy Kat, et fournit déjà un précieux indice sur ce thème essentiel (à mes yeux de béotien, en tout cas), à savoir que le fou, dans cette histoire, ou du moins celui qui aurait besoin d'un suivi et d'un traitement, n'est autre qu'Ignatz lui-même.

 

Je ne vais pas détailler ici tous les épisodes et stratagèmes du souriceau, mais il me paraît important d'en relever un autre, tout aussi drôle : celui où Ignatz Mouse et ses compères de Coconino se convertissent à la guérilla marxiste, et enlèvent Krazy Kat pour la libérer – c'est-à-dire, en somme, lui infliger un lavage de cerveau. El Jefe use abondamment de propagande et multiplie les propos séditieux qui ne débouchent sur rien, réclamant notamment que les personnages de comic strips deviennent propriétaires de leurs droits. Ce dont tout le monde se fout a priori : Hearst n'a même pas pris la peine de répondre au télégramme que Kat lui avait envoyé. Mais reste toujours cette ambition d'être « rond ». Et il n'est pas dit que l'assaut par la police, menée par le Sergent Pupp, du repaire des terroristes – c'est-à-dire la sobre maison japonaise de Krazy Kat, dans un état pas possible – y change grand-chose non plus.

 

Alors cette quête de « rondeur » conduit à nouveau Ignatz Mouse dans les bras lubriques de la psychanalyse, pour un long délire de « jeu de rôle » au sens sexuel du terme, façon sado-maso. Car c'est bien Ignatz, somme toute, le malade, le névrosé. Kate, elle, a l'air plutôt bien dans sa peau... Mais Ignatz veut tout : réclamer l'amour autrement qu'à coups de briques autant que se faire sodomiser par sa chère et pas tendre, tout en multipliant les grandes tirades. Mais cette fois, à mon sens, cela ne marche pas. Bien loin de susciter la même hilarité que lors du précédent chapitre psychanalytique, ce long épisode m'a fait l'effet d'un pensum aussi laborieux que répétitif, et pénible de par son intellectualisme (si) à outrance.

 

On voit là combien Krazy Kat et Ignatz Mouse diffèrent, disons, d'Itchy et Scratchy, auxquels on pense nécessairement à la lecture de ce roman. Si celui-ci est très drôle, voire à mourir de rire, dans sa majeure partie, c'est qu'il ne consiste pas seulement à opposer une chatte pas qu'un peu conne à un salopard vicieux qui lui balance des briques à la gueule. Derrière cette façade héritée du comic strip, Jay Cantor est lui aussi en quête de « rondeur ». Pas seulement celle de ses personnages oscillant sans cesse entre maniaquerie et dépression, mais celle d'un monde post-atomique et globalement fou (c'est le monde qui a besoin d'un psychiatre), où tout va très vite et sans doute trop vite, où les idéaux se noient dans le mercantilisme, et où l'amour lui-même doit être théâtralisé dans la violence et l'humiliation pour avoir la moindre chance d'exister.

 

Krazy Kat, outre qu'il est servi par une plume adroite bien rendue par la traduction de Claro, n'a donc pas grand-chose d'une fable animalière BD à l'ancienne. Et si l'on devait rechercher une référence dans le neuvième art à tout prix, peut-être faudrait-il plutôt lorgner du côté de l'inénarrable et iconoclaste Fritz the Cat de Robert Crumb, justement parce qu'il est libre et ne s'embarrasse guère de ces questions ; et c'est finalement ainsi qu'il semble bien bénéficier de cette « rondeur » dont Ignatz est perpétuellement en quête. Nous aussi ?

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"Dying Earth, la Vieille Terre : Le Compendium des Avantages Indispensables de Cugel"

Publié le par Nébal

"Dying Earth, la Vieille Terre : Le Compendium des Avantages Indispensables de Cugel"

Dying Earth, la Vieille Terre : Le Compendium des Avantages Indispensables de Cugel, [s.l.], Archéos – Oriflam, [2000] 2004, 78 p.

 

Le Compendium des Avantages Indispensables de Cugel est dans un sens le seul supplément traduit en français pour le jeu de rôle Dying Earth, la Vieille Terre (si l'on omet les deux sélections sous forme de revue du Florilège du Jet Prismatique Excellent). Très court, il se présente comme un « guide des joueurs » pour les personnages de niveau Cugel (et ça tombe bien, puisque c'est ce niveau qui m'intéresse a priori le plus). Il a donc tout naturellement un côté un peu fourre-tout, où l'on pioche ce que l'on veut. Les auteurs vont d'ailleurs jusqu'à parler de « coffre à jouets », ce qui se vérifie surtout dans les premiers chapitres.

 

On notera au passage que la qualité formelle est toujours au rendez-vous, même si elle est desservie à l'occasion par une traduction qui peine un peu (mais reste très agréable dans l'ensemble). L'essentiel est que l'on y retrouve bien la couleur baroque des récits de Jack Vance, ce qui vient égayer joyeusement un supplément qui, à force de listes, avait tout pour être rébarbatif. Du beau boulot, donc.

 

L'aspect « coffre à jouets » saute aux yeux dans le premier chapitre, « Accessoires ésotériques à l'utilité manifeste », qui est une compilation de nouveaux objets magiques (définis par des scores de Possession) venant compléter celle, un peu maigrelette, du livre de base. C'est d'autant plus amusant à lire que c'est particulièrement vicieux, chacun de ces objets ou presque ayant des effets secondaires pour le moins rigolos, mais c'est aussi là que le bât blesse : en tant que tels, bon nombre d'entre eux sont trop ambigus voire suprêmement dangereux pour pouvoir se montrer réellement utiles ; toutefois, un maître de jeu un tantinet sadique n'hésitera pas à piocher là-dedans pour concocter des aventures passablement burlesques...

 

Le catalogue se poursuit avec « Guises, gadgets et gandins », nouvelle liste d'objets cette fois plus communs (certains peuvent néanmoins être magiques, mais sans nécessiter de points de Possession). Il y a là aussi quelques choses amusantes, mais assez peu, somme toute, comparé à ce que l'on vient de lire...

 

« Tours madrés à l'usage du gredin industrieux » vient ensuite combler ce qui me paraissait être un manque dans le livre de base, où les Tours n'étaient qu'à peine esquissés, là où les Sortilèges, comme de juste, prenaient beaucoup de place. Ce chapitre revient donc sur cette thématique particulièrement appropriée aux Dilettantes de niveau Cugel, et donne toute une série d'exemples de Tours – généralement anodins (mais bienvenus quand même), parfois amusants (eh), voire même... utiles. Si.

 

Le chapitre « Farragos, feintes et fustigations » est à mon sens et de loin le plus utile de ce bref ouvrage, en ce qu'il introduit les Amendements – des capacités spéciales, quelque part entre la spécialisation et le trait. Là encore, certains sont très amusants (j'aime beaucoup « Pardonnez mon compagnon qu'on a laissé échapper à la naissance », par exemple...). Si leur emploi nécessite des situations très précises et pas forcément très courantes, ils peuvent, bien utilisés, donner un tour très intéressant à la partie. Évidemment, il y a une contrepartie, tout cela impliquant de nouvelles règles spéciales... D'où cette précision bienvenue : c'est au joueur de connaître les effets de ses Amendements ; s'il vient questionner le maître de jeu sur des aspects techniques relatifs à un Amendement, il en perd aussitôt (et définitivement) le bénéfice. BIEN FAIT POUR TA GUEULE.

 

« L'art subtil de la négociation » est très différent (et est complété par les nombreux stratagèmes émaillant le livre, dont le dernier – impliquant les Puissances Qui Sont – vise à gruger le maître de jeu lui-même...). Il s'agit d'un ensemble de règles élémentaires (ou un peu moins), complétées par de très nombreux exemples, sur les mille et une manières de mettre en œuvre une négociation, cet aspect si fondamental de Dying Earth, a fortiori s'il s'agit, pour des gredins de niveau Cugel, d'escroquer des buses. Mais tout cela, ai-je trouvé, n'est guère convaincant (et les exemples prennent une grosse place qui aurait peut-être, à l'occasion, pu être mieux employée). C'est parfois amusant, là encore, mais guère plus (et l'on peut regretter, même si cela se tient, que les développements consacrés à la négociation avec des demi-hommes soient si brefs...).

 

En annexe, on trouvera... un générateur de costumes. C'est parfaitement futile, et donc tout à fait nécessaire dans le monde de Dying Earth, où l'on juge beaucoup sur l'apparence (ce qui ne viendrait pas à l'idée d'un habitant de l'Âge Larvaire, hein ?). Si le côté « aléatoire » me paraît mal à propos, il est clair qu'il y a là de quoi attifer correctement les PJ, ce qui ne peut que contribuer à leur donner davantage de couleur, et c'est donc plutôt bien vu.

 

Au final, ce Compendium des Avantages Indispensables de Cugel, en dépit de son titre, n'a absolument rien d'indispensable. Il est amusant, certes, et on peut y piocher à l'occasion des choses utiles (pour les joueurs, oui, mais aussi pour le maître de jeu ; je citerais en priorité les Amendements et les Tours, et les costumes aussi parce que ça m'amuserait bien d'inciter des victimes venues faire du jeu de rôle à jouer ne serait-ce que temporairement à la poupée, na) ; rien de transcendant pour autant. Un peu dommage qu'il n'y ait pas eu de suivi sur des suppléments a priori plus ambitieux... En attendant, je vais tout de même vous causer des deux volumes du Florilège du Jet Prismatique Excellent. Un de ces jours...

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"L'Alphabet de flammes", de Ben Marcus

Publié le par Nébal

"L'Alphabet de flammes", de Ben Marcus

MARCUS (Ben), L'Alphabet de flammes, [The Flame Alphabet], traduit de l'anglais (États-Unis) par Thierry Decottignies, [s.l.], Éditions du Sous-Sol, coll. Feuilleton Fiction, [2012] 2014, 345 p.

 

C'est un lieu commun, mais qu'il est parfois bon de rappeler : la meilleure science-fiction ne se publie pas toujours dans les collections dévolues au genre, loin de là. On ne compte à vrai dire pas les fois où, sous un dehors anodin – ou plus exactement débarrassé de ces putains de vaisseaux spatiaux flashouilles qui n'ont pas toujours grand-chose à voir avec le contenu –, se dissimule en fait un vrai bon bouquin de genre, par exemple de science-fiction. S'il fallait n'en citer qu'un, je mentionnerais ainsi l'époustouflant Enig Marcheur de Russell Hoban, paru chez Monsieur Toussaint Louverture, et qui écrasait de sa superbe la concurrence – si tant est qu'on puisse parler de concurrence, même en ces temps où le post-apo (a fortiori à tendance zombifique) envahit régulièrement les étals, presque autant que les uchronies (c'est dire).

 

Mais L'Alphabet de flammes, donc. Eh bien, dans un sens, figurez-vous qu'il s'agit là aussi d'un roman catastrophe/post-apo. Mais d'une nature abstraite et ne jouant pas la carte du réalisme, ce qui peut faire penser aux premiers romans de J.G. Ballard (très justement cité en quatrième de couverture par l'honorable Michael Chabon ; ses louanges sont complétées par celles de Jonathan Safran Foer, Tom McCarthy et Jonathan Lethem). Ce premier roman édité par la revue Feuilleton, sauf erreur, sous une couverture par ailleurs très zulmesque (mais en mieux, enfin je trouve) nous narre en effet le sort tragique infligé au monde, et en premier lieu à une famille, par une étrange épidémie de toxicité du langage.

 

Sam et Claire, les Juifs sylvestres qui s'en vont écouter les sermons du rabbin dans leur trou caché dans la forêt, auraient tout pour être heureux avec leur fille Esther. Sauf que celle-ci est une adolescente, chose horrible en soi. Mais, pire encore, ses colères et récriminations, innombrables, et peu importe qu'elles soient fondées ou pas, rendent les adultes malades – et en premier lie, bien sûr, Sam et Claire. Le phénomène est loin de se limiter à cette petite famille, et il faut bientôt se rendre à l'évidence : la parole des enfants tue. Si ceux-ci semblent immunisés aux effets néfastes du langage, il n'en va pas de même de leurs aînés. Mais à partir de quel âge, d'abord ? Esther n'est-elle pas condamnée à subir elle-même ce triste sort à brève échéance ?

 

Dans un roman post-apocalyptique classique, a fortiori zombifique, il se serait sans doute trouvé un imbécile pour faire usage de la manière forte. Mais pas ici, heureusement – le caractère très particulier de l'épidémie, viscérale, y est sans doute pour quelque chose. On aurait certes pu tenter de déporter les enfants – ô les images guillerettes que cela susciterait ! – mais on préfère finalement jouer la carte de la quarantaine, laisser les gosses se débrouiller, et convoyer les adultes au loin, dans une fuite douloureuse mais nécessaire.

 

Claire, dont l'état est bien avancé, échappe à ce grand départ, et Sam ne peut rien faire pour elle – mais à vrai dire on a le sentiment qu'il s'en fout un peu. Quoi qu'il en soit, Sam rejoint pour sa part, à Forsythe, le laboratoire de recherche où le mystérieux LeBov (ou est-ce « un » LeBov, ce personnage que l'on a tout d'abord connu sous le nom de Murphy?) entend d'une manière ou d'une autre percer les secrets de la toxicité du langage. Car celle-ci s'étend : si les enfants sont toujours immunisés, les adultes entre eux se font du mal en parlant, et n'ont bientôt pas d'autre choix que le mutisme ; la lecture n'est pas épargnée, génératrice de douleurs insoutenables ; ne reste plus, pour communiquer, que de pomper un bien éphémère sérum sur des gosses auxquels on n'a bien évidemment pas demandé leur avis.

 

Sam travaille pour sa part sur l'écriture, la toxicité des alphabets. Il triture les langues et leurs représentations graphiques, cherchant ce qui nuit, et tout autant le symbole salvateur qu'il croit trouver dans une lettre « hébraïque » de son invention. Et, quand il ne travaille pas, il mange, il dort et il baise – une tape sur l'épaule n'a alors rien d'équivoque.

 

Pourtant, Sam est quelque peu torturé par son passé, cette illusion de famille idéale toute américaine. Il cherche Claire parmi les réfugiés tardifs, il guette Esther au visage nécessairement flouté sur les vidéos trafiquées qui lui parviennent de son ancien havre. Se pose, au-delà, la question de l'amour, filial ou dans le couple. Il s'agit de dépasser les conventions au risque de s'y enfermer, et de reconstituer une vraie raison d'être à tout cela. Utopie absurde où la notion même de famille ferait sens, tandis que les mots permettant de l'exprimer ne seraient plus qu'un souvenir honni d'un passé à fuir – oui, il est beaucoup question de « fuite » dans ce roman.

 

L'intelligence et la justesse du propos de L'Alphabet de flammes sont indéniables, et le placent d'emblée au-dessus du lot. Sa bizarrerie, son absurdité entre Kafka et Lynch, son pessimisme (ou pas) désabusé (ou pas non plus) contribuent de même à sa singularité. À l'évidence, nous sommes là devant un bon, et même un très bon roman de science-fiction. On regrettera donc d'autant plus qu'il ait été snobé par les éditeurs habituels du genre, mais aussi par ses critiques, qui l'ont relégué dans les oubliettes, snobé en somme par les autorités constituées, fières de leur ghetto.

 

Je n'irais pas pour autant jusqu'à parler de chef-d'œuvre (il manque peut-être pour le coup un peu trop d'émotion pour cela, ou plus exactement peut-être d'implication du lecteur), mais je n'ai aucun doute sur la très grande qualité de cette première publication fictionnelle de Feuilleton. À suivre, donc...

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"Taxi Driver", de Richard Elman

Publié le par Nébal

"Taxi Driver", de Richard Elman

ELMAN (Richard), Taxi Driver, [Taxi Driver], basé sur un scénario de Paul Schrader, traduit de l'anglais (États-Unis) par Claro, Paris, Seuil, coll. Points, 2014, 168 p.

 

Bon, vous avez nécessairement tous vu Taxi Driver, sans doute le plus grand chef-d'œuvre de Martin Scorsese, qui en compte tout de même quelques-uns à son actif, et avec un Robert De Niro qui crève l'écran comme jamais. Il fait partie de ces rares films que l'on peut très officiellement qualifier de « cultes », à tel point en fait que certaines scènes ont dépassé l'œuvre originale pour devenir dans un sens des clichés (et n'est-ce pas le propre du génie que d'inventer des clichés?). S'il fallait n'en citer qu'un seul exemple, ce serait cette phénoménale séquence qui voit De Niro s'exciter sur son double dans un miroir : « Are you talking to me ? »

 

Une question qui, si ça se trouve, prend un tout autre sens – à moins qu'elle n'en renforce le sens originel – depuis la parution en français du court roman que le poéteux Richard Elman a tiré du scénario de Paul Schrader, pour une sortie parallèle si je ne m'abuse. On serait tenté de parler de novélisation, et pourtant non, probablement pas ; ou alors cette novélisation-là constitue un exemple de ce que ce « genre », si tant est qu'il mérite ce nom, peut produire de plus intéressant ; et même pas dans la variation, mais dans la fidélité.

 

En effet, tout cela est très fidèle au film – et le plaisir d'en revivre certaines scènes emblématiques est immense, jouant un grand rôle dans l'appréciation finale du livre. Nous avons donc Travis Bickle, un vétéran du Vietnam, largement paumé, voire un peu concon, pas à sa place d'une manière ou d'une autre. Insomniaque, il passe ses nuits newyorkaises à mater des boulards au cinoche, et se dit que ce n'est pas terrible comme perspective d'avenir. D'où ce double projet pour remplir ce vide nocturne : trouver un boulot afin qu'on le paye pour ses insomnies – ce sera donc chauffeur de taxi ; et tenir un journal.

 

Et c'est sans doute là la très grande force de ce Taxi Driver signé Richard Elman : ce journal est (la plupart du temps, je mettrais tout de même un bémol sur le paroxysme final) d'une authenticité telle que l'on a envie de dire que le poéteux Elman s'efface pour laisser la place au paumé Travis Bickle, avec sa syntaxe hasardeuse, ses maladresses n'excluant pas, loin de là, quelques fulgurances poétiques (mais qui sonnent juste, parfaitement appropriées), ses pensées à dix balles ô combien plus émouvantes que les pseudo-traités qui prétendent définir et cerner l'homme sans rien en connaître. Travis Bickle, lui, est vrai, un homme authentique, Son existence dépasse celles de Scorsese, De Niro, Schrader et Elman ; il est plus qu'eux. Un loser magnifique, qui reste criant de vérité même quand il se mue en archétype, témoin idéal de la folie à laquelle peuvent conduire la solitude et la frustration.

 

Car « l'épopée » (un bien grand mot, certes) de Travis Bickle, au fil de ses courses nocturnes, est avant tout un éprouvant récit du désarroi teinté de haine, du Ratage avec un grand R, Ratage inacceptable et qui débouchera sur cette dangereuse volonté obsédante : il faut faire quelque chose. Quitte à se transformer en Booth ou Lee Harvey Oswald, les idoles de Travis, avec pour cible le politicard Palantine, dont il ne sait par ailleurs à peu près rien.

 

Palantine, il s'y est (vaguement) intéressé à cause d'une femme – Betsy. Oui, une femme, forcément... Travis drague maladroitement cette beauté, quitte à se montrer inquiétant, mais cet harcèlement lui vaut étrangement d'obtenir un rencard avec elle ; scène aussi immortelle que navrante où Travis emmène Betsy au cinéma – le seul genre de cinémas qu'il connaisse, et donc un porno... Betsy, BCBG, ne s'en remettra pas.

 

Et puis, au hasard d'une course, il y a aura une autre femme, ou plutôt une fille, Iris – prostituée mineure (incarnée à l'époque par la toute jeune Jodie Foster, déjà parfaite). L'ambition meurtrière et auto-destructrice de Travis est chamboulée par cette rencontre de hasard. Et, de tueur de politicard, Travis tend à devenir dès lors un vigilante, une sorte de Punisher du (très) pauvre, avec son stupéfiant iroquois d'avant l'heure (dans le film en tout cas, je ne suis pas sûr qu'il le garde aussi longtemps dans le livre).

 

Tout cela, et plus encore, se retrouve dans le roman de Richard Elman, certes bref, mais tout aussi dense. Bien écrit parce que « mal écrit », émouvant dans ses comptes-rendus de drames du quotidien sur le mode de l'anecdote anodine, il reproduit le tour de force du chef-d'œuvre de Scorsese, en incarnant à merveille un attachant et terrifiant moins que rien, sans misérabilisme vaguement populiste, mais bien au contraire avec une précision au millimètre soulignant chaque séquence d'un trait d'authenticité indéniable.

 

J'ajouterai enfin, sur une note plus personnelle, que ce portrait de Travis Bickle m'a énormément remué : je pense comprendre sa solitude, sa haine, son envie de devenir quelqu'un – peu importe si je ne me reconnais certainement pas dans les moyens qu'il décide d'employer à ces fins.

 

Travis Bickle, quoi qu'il en soit, est un merveilleux quidam. Et si le roman signé Richard Elman n'a sans doute pas la force époustouflante du métrage de Scorsese, il en constitue néanmoins un complément bienvenu – forcément marqué par les images du film, bien sûr : De Niro est Travis Bickle, et il ne saurait en être autrement. Pas une variante, donc, pas une simple mise par écrit non plus : un approfondissement très bien vu sous ses dehors faussement anodins. Ce qui n'est certes pas rien, quand on voit le monument qui lui a servi de base.

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Le Cycle de l'Ekumen : Rapport sur les cultures humaines issues des expériences haïniennes, leurs histoires et leurs relations

Publié le par Nébal

Le Cycle de l'Ekumen : Rapport sur les cultures humaines issues des expériences haïniennes, leurs histoires et leurs relations

Un article élaboré avec Erwann Perchoc, qui se trouve dans le dossier consacré à Ursula K. Le Guin dans le Bifrost n° 78, pp. 142-151.

Je vais tâcher de le rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un moment.

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

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