"La Face cachée du soleil", de J.G. Ballard
BALLARD (J.G.), La Face cachée du soleil, [Cocaine Nights], traduit de l'anglais par Bernard Sigaud, Auch, Tristram, coll. Souple, [1996] 2015, 368 p.
Quoi ? Un Ballard que je n'avais pas encore lu ? Bon, il y en a quelques autres, certes... Mais surtout un Ballard dont je n'avais jamais entendu parler, que ce soit sous ce titre français de La Face cachée du soleil ou sous le titre original Cocaine Nights ? Je me suis donc bien évidemment jeté dessus dès sa sortie en « Souple » (de même que sur Super-Cannes, toujours de Ballard, et sur les Histoires d'Arno Schmidt ; décidément, Tristram est un éditeur de bon goût, et sa collection « Souple » est remarquable à cet égard).
Du Ballard tardif, donc, qui ne relève plus à proprement parler de la science-fiction, même si l'on y trouve quelques morceaux de prospective (qui ont pu me faire penser à Sauvagerie, même auteur, même éditeur, ou encore au Fight Club de Chuck Palahniuk – voire à certains Houellebecq, mais chut, chut, il ne faut pas le dire trop fort...). Cet ancrage relatif dans le présent n'empêche pas l'auteur de retourner à ses premières racines science-fictives, et notamment au divin Vermilion Sands, puisque l'on s'y trouve à nouveau confronté à une station balnéaire molle, semée de piscines vides, mais pas que... Dans un sens, c'est comme si l'utopie bobo-balnéaire avait dégénéré, ou peut-être plus exactement s'était vue imposer un lifting de choc alors que les capitalisteux avaient pris la place des artisteux.
Charles Prentice est un journaliste vagabond. Il se rend cependant pour la première fois à Estrella de Mar, à côté de Gibraltar, où son frère cadet Frank a fait une jolie carrière. Mais Charles ne s'y rend ni pour des raisons touristiques, ni pour une simple visite de famille – il a coupé les ponts avec son frère depuis longtemps. Non, ce qui l'attire à Estrella de Mar, c'est l'incendie de la maison Hollinger, qui a fait cinq morts (le vieux couple Hollinger, leur nièce Anne, leur secrétaire Sansom et leur bonne suédoise Bibi). Cela pourrait n'être qu'un fait-divers tragique de plus, mais voilà : en dépit du bon sens, Frank s'en est rendu responsable et est passé aux aveux. Des aveux bien gênants, auxquels personne ne croit (l'inspecteur Cabrera pas plus que les autres), mais qui sont suffisants pour mettre la machine judiciaire en marche et déboucher assez rapidement sur un procès aux conséquences éventuellement très rudes...
Charles, sans surprise, est lui aussi persuadé de l'innocence de son petit-frère – quoi que celui-ci puisse en dire, et encore, quand il accepte de le rencontrer. Et c'est pourquoi notre « héros » se rend à Estrella de Mar, afin d'y mener sa petite enquête, au sein d'une semi-jet set répugnante de par son étalage de luxe, son mauvais goût et son insouciance,qui en font un type-idéal effrayant d'une future société des loisirs pervertie (Super-Cannes, plus tard, s'intéressera au travail).
Tout commence à vrai dire comme un policier très classique, une sorte de whodunit en somme (la quatrième de couverture, même si c'est pour évacuer rapidement ces références, évoque le Cluedo aussi bien qu'Agatha Christie). Mais nous sommes chez Ballard, et (donc ?) dans un monde d'apparences trompeuses. Assez vite, l'enquête pourtant très sérieuse de Charles passe au second plan, pour laisser la place à une sorte de docu-fiction sur la société des loisirs. Mais là, pour le coup, nous sommes donc loin de la léthargique et arty Vermilion Sands. Estrella de Mar est hyperactive, l'ennui n'y existe pas, clubs, associations et amicales sont bondés. Estrella de Mar donne ainsi l'image d'un certain paradis utopique sur Terre, où la question du travail ne se poserait plus, et où les résidents, bien loin de se complaire dans la zombification, comme des vieux de base, devant des émissions de télé toutes plus ineptes les unes que les autres retransmises par leurs innombrables paraboles, trouvent le moyen de vivre – ce qui consiste à faire du tennis, à se délasser dans un jacuzzi, ou à aller fureter dans une exposition d'Harold Pinter.
On rend Frank Prentice responsable de tout cela, via son Club Náutico, mais ce n'est qu'une façade. Le vrai génie du bonheur façon « luxe, calme et volupté », ici, c'est Bobby Crawford, ex-tennisman de renom, d'un charisme foudroyant, quelque part entre le gourou messianique et le leader fasciste, qui a développé toute une théorie sur l'extension de la joie par l'activité.
Et il ne compte pas s'arrêter à Estrella de Mar. Il y a, tout autour, de ces enclos protégés pour riches paranos (à la Sauvagerie, donc), et ce sont ses prochaines cibles – avec la complicité plus ou moins forcée de Charles. Ces havres panoptiques sombrent dans l'ennui : là, plus que jamais, les piscines sont videsles courts de tennis désertés, les restaurants, bars et boites sans raison d'être. Bobby compte réveiller tout ça ; et son moyen, c'est le crime, et plus largement le vice...
La Face cachée du soleil n'est certes pas le plus puissant des Ballard (faut dire, il en a écrit, des chefs-d'œuvres, le monsieur), mais c'est néanmoins un roman des plus intéressants. Avec cette évidence, tout d'abord : il est bien entendu très bien écrit (et traduit par Bernard Sigaud). Ne serait-ce que pour les délices de la plume, il vaut le détour. Mais il y a beaucoup plus, sans aucun doute ; et si le whodunit du départ est très amusant (sans être parodique pour autant), le roman ne prend véritablement tout son sens que par la suite, quand la théorie utopique de Bobby Crawford s'immisce dans la partie. Peu importe d'ailleurs qu'on la juge crédible ou pas, cette réflexion sur la société des loisirs interroge, et donc fait mouche.
Et, sans surprise, j'y ai particulièrement apprécié cette idée plus ou moins sadienne du bonheur et de la prospérité par le vice. À ceci près que l'outrance de l'utopie immorale sadienne est sans doute bien éloignée du regard narquois et peut-être vaguement méprisant porté par Ballard sur notre triste monde tragique, où la joie se mesure aux performances sportives et la beauté au gabarit des maîtres-nageurs (nécessairement allemands). Cette omniprésence du vice est en tout cas intéressante, qu'elle atteigne effectivement une certaine classe ou se contente de patauger dans le caniveau (propre, forcément propre). Et cela fournit à Ballard l'occasion d'une très belle et aussi réjouissante que déprimante satire des valeurs de la société ultra-libérale, en quête d'une joie qui ne peut-être qu'éphémère et donc vaine.
Je vais poursuivre avec Super-Cannes, qui poursuit cette réflexion en la prenant dans un sens à rebrousse-poil.