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"Allez les mages !", de Terry Pratchett

Publié le par Nébal

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PRATCHETT (Terry), Allez les mages !, [Unseen Academicals], traduit de l’anglais par Patrick Couton, Nantes, L’Atalante, coll. La Dentelle du cygne – Fantasy burlesque, [2009] 2010, 525 p.

 

Le football étant un sport parfaitement crétin (pléonasme ?), joué par des débiles uniquement surpassés en débilité par ceux qui les supportent, il était tout naturel qu’il débarque un jour sur le Disque-monde de Terry Pratchett. C’est chose faite avec cet Allez les mages ! (sale titre), roman touffu qui se paye plus d’une cible : en effet, la haute-couture y passe aussi, de même que, au hasard, la philosophie allemande ou le racisme. C’est un peu, d’ailleurs, et autant le dire de suite, le problème de ce 33e (!) tome des « Annales du Disque-monde » : une certaine tendance à la dispersion, qui explique une mise en place assez longue et pas toujours très convaincante, avant que les choses ne deviennent un peu plus claires.

 

Il y a donc le football. Pardon : le fouteballe (ou foute-la-balle). Une vieille tradition qui a bien dégénéré. À Ankh-Morpork, c’est devenu le règne de la bouscule (autant dire des supporters, et donc des hooligans). Et a priori, il n’y a pas spécialement de raisons pour que ça change. Sauf que l’inénarrable Cogite Stibon découvre un jour que le fouteballe était une tradition de l’Université de l’Invisible également, tradition oubliée depuis quelque temps ; sauf qu’il serait temps de s’en rappeler, dans la mesure où un legs important fait à l’Université dépend légalement de l’existence d’une équipe de fouteballe de l’UI. Il s’agit donc de s’y mettre, et fissa.

 

Et étrangement, en gros au même moment, le Patricien Vétérini (toujours aussi classe, voire plus que jamais) (même bourré), qui s’était jusque-là fait remarquer par son aversion pour le fouteballe, semble y trouver un nouvel intérêt…

 

Mais nous suivrons cette histoire essentiellement par le prisme de quatre nouveaux personnages (ce qui participe également de la longue mise en place que j’évoquais plus haut) : il y a tout d’abord Trevor Probable, fils de David Probable, une ancienne légende du fouteballe (pour avoir marqué quatre buts dans sa carrière avant de mourir sur le terrain) (oui, il y a un peu de Blood Bowl dans le fouteballe version Disque-monde) ; un raté complet, mais qui parvient à obtenir de jolis résultats en jouant avec une boite de conserve.

 

Il y a aussi, en provenance directe de la cuisine de nuit de l’Université de l’Invisible, la caractérielle Glenda, proclamée « reine des tourtes », et son amie d’enfance Juliette (…), d’une beauté incomparable, mais complètement stupide. Ces deux-là vont osciller entre plusieurs univers bien codifiés, de la bouscule à la mode (naine) (qui n’irrite pas), avec l’UI et sa cuisine pour port d’attache.

 

Enfin et peut-être surtout, il y a monsieur Daingue. Un gobelin (tiens, une nouvelle espèce). Relégué dans les bas-fonds de l’Université de l’Invisible pour des raisons mystérieuses, alors qu’il est à l’évidence d’une intelligence et d’une bonne volonté rares, qui lui vaudraient en temps normal bien du mérite. Mais il y a, voyez-vous, une histoire de naturel qui revient au canot… ou pas.

 

Autour de ce quatuor de nouvelles têtes, nous retrouvons bien sûr bon nombre de personnages classiques d’Ankh-Morpork, et de l’UI en premier lieu. Notamment – autre histoire qui vient se greffer sur un fond déjà passablement complexe – nous aurons l’occasion d’assister à la rivalité explosive entre l’archichancelier Ridculle et son ancien doyen, devenu archichancelier de l’université de Jusseuil, à Pseudopolis…

 

Et au milieu de tout ça, il y a le fouteballe. Nécessairement. Et qui dépasse nécessairement le cadre du fouteballe.

 

Le roman, donc, est plutôt long à démarrer. J’avoue m’être passablement ennuyé un bon moment, et avoir craint que cet énième volume des « Annales du Disque-monde » ne se révèle plutôt faible, comme un certain nombre des plus récents. Pratchett veut y mettre beaucoup de choses à la fois, et, pendant un certain temps, on ne sait pas trop dans quelle direction on va.

 

Mais, finalement, passée cette longue mise en place, Allez les mages ! se révèle plutôt une réussite. Notamment grâce à une caricature en définitive très bien vue du fouteballe et de tout ce qui gravite autour, et du fait des apports intéressants que sont Glenda et surtout monsieur Daingue (entre autres nouvelles figures), personnages très chouettes, ma foi.

 

Monsieur Daingue, à bien des égards, est le véritable héros de ce roman. On pouvait craindre, au début, qu’il ne se contente de figurer une nouvelle espèce, sans autre apport véritable qu’un retournement des clichés concernant les gobelins. Mais c’est pourtant un personnage très attachant (il fait tout pour ça, faut dire), et qui apporte vraiment quelque chose au roman.

 

Par ailleurs – et ce n’était pas forcément le cas, loin de là, pour certains des derniers romans du cycle, en « adulte » comme en « jeunesse » –, si l’on passe sur quelques gags lourdingues, voire scato, Allez les mages ! contient quelques passages fort drôles (je pense notamment au banquet de l’UI et au match final, tendu comme c’est pas permis), et, avouons-le, ça fait quand même du bien de se marrer avec Terry Pratchett (d’autant qu’on n’en aura semble-t-il plus très souvent l’occasion, mais c’est une autre histoire…).

 

Un roman double, donc. Il faut survivre aux premières pages (longues et pas très enthousiasmantes) pour arriver vraiment à ce qui fait le sel de ce roman, et en tirer un bilan plutôt positif, voire aller jusqu’à parler de bon cru. Ce n’est donc pas une réussite totale, mais on a lu bien pire dans le cycle, et on a quelques occasions fort réjouissantes de se fendre la gueule. Après tout, c’était le but, non ?

 

Aha.

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"ABC Dick", d'Ariel Kyrou

Publié le par Nébal

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KYROU (Ariel), ABC Dick. Nous vivons dans les mots d’un écrivain de science-fiction, illustrations de Gosia Galas, Paris, Inculte, coll. Essais – Temps réel, 2009, 427 p.

 

Eh oui, encore Philip K. Dick. Pourquoi pas, après tout ? N’est-il pas le plus beau, le plus fort, le plus intelligent, le plus barbu ? Je continue donc mon exploration des textes sur Dick, après (outre les analyses figurant dans les ouvrages de Dick) le numéro de Bifrost qui lui fut consacré jadis, Je suis vivant et vous êtes morts d’Emmanuel Carrère, Invasions divines de Lawrence Sutin, Regards sur Philip K. Dick d’Hélène Collon (éd.), et Les Romans de Philip K. Dick de Kim Stanley Robinson, tous ouvrages très recommandables, chacun dans son genre.

 

Le livre qui va nous retenir aujourd’hui adopte une forme un peu différente. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un abécédaire, ou si l’on préfère d’un dictionnaire, composé de soixante entrées thématiques, allant de « Androïde » à « Zonard » (les, en gros, 300 premières pages), suivi d’environ 125 pages de « notes et bibliographie » (tout de même). Outre cette apparence pour le moins particulière, le fond également promet de détonner par rapport à l’exégèse dickienne habituelle, du moins si l’on s’en tient aux promesses affichées par le préambule : il faudrait donc s’attendre ici à une lecture très personnelle de Dick, revendiquant sa subjectivité, et intéressée avant tout par les idées qui s’y déploient, dans un champ notamment philosophique et politique, et dans la mesure où elles semblent d’actualité (d’où le sous-titre : « Nous vivons dans les mots d’un écrivain de science-fiction »). Révélateur de ce fait, la bibliographie en fin de volume, où tous les textes (à l’exception notable des romans de « littérature générale ») de Dick se voient attribuer une note, non pas relative à l’intérêt littéraire, comme on pourrait s’y attendre, mais un « CIA » (aha – coefficient d’intérêt actuel) relatif aux seules idées.

 

On entame donc la lecture de ce beau livre avec curiosité, espérant lire quelque chose qui sorte un peu de l’ordinaire. Hélas, n’en déplaise à l’auteur qui critique, par exemple, le classicisme des travaux de Sutin et Robinson, la plupart des développements relatifs à l’œuvre dickienne – sa vie n’apparaît quasiment pas dans cet ouvrage, qui n’a strictement rien de biographique – sont généralement assez convenus ; c’est que l’on a déjà tellement écrit sur Dick… Autant dire que l’amateur de Dick, et a fortiori celui qui ne s’est pas contenté de lire l’auteur, mais a aussi lu sur l’auteur, n’apprendra pas grand-chose de neuf dans cet ouvrage.

 

Du coup, c’est quand Ariel Kyrou s’éloigne un peu de Dick pour confronter son œuvre à notre monde contemporain qu’il est le plus intéressant : on trouvera de belles pages, par exemple, sur la robotique et l’informatique contemporaines, envisagées sous l’angle de l’intelligence artificielle et de la vie artificielle. On notera aussi quelques intéressants développements d’ordre philosophique, à l’aune des penseurs contemporains, Baudrillard en tête. Quelques développements d’ordre politique sont également intéressants (même si l’on peut à bon droit juger Ariel Kyrou obsédé par le « Léviathan capitaliste »…).

 

Cela dit, le reste n’est pas sans intérêt pour autant : l’analyse, enthousiaste, est généralement pertinente, et toujours ou presque d’un abord clair et simple. Si l’implication de l’auteur (le « je » est récurrent) n’entraîne pas une lecture si originale que ça, en fin de compte, l’ensemble est néanmoins de très bonne tenue, généralement lucide, et on suit volontiers l’auteur dans ses développements.

 

Oh, il y a bien quelques traits qui peuvent légèrement agacer de temps à autre : l’obsession évoquée plus haut, un ton un peu bobo, voire un mépris latent du genre science-fiction, pas exactement porté aux nues (même si l’auteur a l’air de connaître son sujet, au-delà du seul Dick).

 

En fait, ce dernier trait me semble désigner le public idéal de cet essai : non pas les lecteurs de Dick et de science-fiction en général, qui n’y apprendront pas forcément grand-chose, mais les lecteurs de « blanche » qui voudraient découvrir cet auteur qui sort de plus en plus jour après jour et film après film du ghetto science-fictif. Ils trouveront sans doute là de quoi attiser leur curiosité, et l’enthousiasme déployé par Ariel Kyrou pour son sujet a de quoi en convertir plus d’un, m’est avis.

 

Pour les autres, cet ouvrage n’est cependant pas sans intérêt. Certes, on ne lui confèrera pas de caractère indispensable, mais sa présentation sous forme d’abécédaire et sa bibliographie détaillée en font un outil de recherche potentiellement utile, et la clarté d’exposition comme la justesse de la plume d’Ariel Kyrou nous donnent un ouvrage d’une lecture tout à fait agréable et convaincante. Alors on se contente du peu que l’on apprend réellement, et, ma foi, on ne regrette pas pour autant sa lecture. D’autant qu’on en ressort avec une furieuse envie de relire Dick… et c’est déjà ça de gagné.

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"I Have No Mouth & I Must Scream", de Harlan Ellison

Publié le par Nébal

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ELLISON (Harlan), I Have No Mouth & I Must Scream, introduction by Theodore Sturgeon, New York, Edgeworks Abbey – E-reads, [1967, 1979, 1983] 2009, 134 p.

 

Si c’est pas du titre qui claque, ça ! Désireux de me fournir en science-fiction en anglais et farfouillant sur [un site qu’on ne nommera pas], j’ai immédiatement été séduit par cette mystérieuse sentence. N’ayant en outre jamais rien lu d’Harlan Ellison (que je ne connaissais peu ou prou que comme le célèbre anthologiste de Dangereuses Visions, qui traîne toujours dans ma pile à lire…), je me suis dit que c’était l’occasion ou jamais.

 

Je passerai sur l’introduction de l’excellent Theodore Sturgeon (joli parrainage) et les textes de présentation d’Harlan Ellison (qui a l’air de se la péter un peu, quand même, mais c’est amusant), si ce n’est pour en retenir ceci : la volonté, semble-t-il tôt affirmée chez l’auteur, de rompre les barrières entre science-fiction et « mainstream », convaincu qu’il était que la première avait, pour le meilleur et pour le pire, largement infusé dans la seconde, et que les deux avaient tout à gagner à collaborer. Comme quoi, ça ne date pas d’hier… Et ce (très) petit recueil de sept nouvelles écrites entre 1958 et 1967 en témoigne déjà à certains égards.

 

On commence par la nouvelle-titre, prix Hugo et, d’après ce que j’ai cru comprendre, une des nouvelles de langue anglaise les plus souvent rééditées. Il faut dire qu’elle le mérite, dans la mesure où c’est un petit chef-d’œuvre… « I Have No Mouth & I Must Scream » décrit le calvaire enduré par les cinq derniers représentants de l’espèce humaine, piégés dans l’ordinateur géant et sadique AM, 109 ans après l’extinction de l’humanité. Un cauchemar sans fin, imprégné d’une douleur étonnamment palpable, où les quatre hommes et la femme qui ont survécu ne sont plus que des pantins au mains de l’intelligence artificielle démiurgique. Très, très fort. Et terrible.

 

Suivent quelques nouvelles d’une science-fiction plus classique, et, sans doute, plus anodine, mais pas inintéressante pour autant. « Big Sam Was My Friend », ainsi, est une histoire de télépathes (et plus puisque affinités) prenant pour cadre un cirque. La nouvelle brille par sa profonde empathie, et est tout à fait convaincante.

 

« Eyes Of Dust » décrit l’existence d’une famille de parias dans un monde où la beauté est la valeur fondamentale. Pas hyper original, mais joli : le destin de Person, le fils, véritable aberration, touche indéniablement au cœur.

 

« World Of The Myth » est sans doute la nouvelle la plus classique du recueil, à s’en tenir à la façade (un vaisseau humain s’écrase sur une planète étrangère, et les membres de l’équipage sont confrontés à ses habitants, d’étranges « fourmis » télépathes), mais son intérêt réside ailleurs : dans les relations qu’entretiennent les trois humains, deux hommes (dont l’un est totalement amoral) et une femme aux jambes broyées, coincés ensemble pour leur plus grand malheur. La conclusion est prévisible (et peut-être un brin misogyne, impression qui revient d’autres fois dans le recueil…), mais peu importe à ce stade.

 

Puis le petit volume change de tonalité, s’orientant davantage vers le fantastique et l’onirique, mais avec toujours cette touche très caractéristique de cynisme et d’ironie grinçante, mêlée d’un désespoir tragiquement douloureux.

 

En témoigne assurément « Lonelyache », nouvelle fort étrange – et à mon sens un peu bancale – mais poignante, dans la mesure où on la sent très personnelle : s’il est difficile de la résumer – elle passe un peu du coq à l’âne en permanence –, on retiendra néanmoins qu’elle traite avant toute chose de thèmes tels que le divorce et l’adultère, de manière très crue, à vif.

 

« Delusion For A Dragon Slayer » est qualifiée par Theodore Sturgeon, dans son introduction, de « psychédélique » ; Ellison, pour sa part, préfère parler de « mysticisme baroque », et même « rococo ». Tous termes qui s’appliquent parfaitement à cette curieuse fantasy (?) grandiloquente, où un homme, aux portes de la mort, part à la conquête de son paradis… ce qui implique de tuer un monstre et d’en sauver une fille.

 

Et le recueil s’achève enfin (non, déjà ?) sur un autre chef-d’œuvre, avec la très belle nouvelle qu’est « Pretty Maggie Moneyeyes ». On évitera de la résumer, pour ne pas spoiler outre mesure. Mais sachez que cette nouvelle prenant pour cadre Las Vegas et ses casinos est d’une grande beauté…

 

Le tout est enfin écrit avec une grande attention portée au style, s’autorisant régulièrement quelques traits expérimentaux. Ce qui n’a pas facilité ma lecture, sans être pour autant rédhibitoire.

 

Au final, j’ai passé un excellent moment de lecture avec I Have No Mouth & I Must Scream, et vais sans doute tâcher, à l’avenir, de lire d’autres textes d’Ellison (même si je ne sais pas trop quoi, la production du bonhomme étant abondante). Ah, et Dangereuses Visions aussi, tant qu’à faire…

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"L'Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet", de Reif Larsen

Publié le par Nébal

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LARSEN (Reif), L’Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, [The Selected Works of T.S. Spivet], traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hannah Pascal, [s.l.], NiL, [2009] 2010, 374 p.

 

Voilà un livre autour duquel j’aurais longtemps tourné avant que de m’y plonger (il faut dire que la quasi-vente forcée a un peu aidé). C’est que c’est intrigant, cette grosse bête au format peu commun, abondamment illustrée et émaillée de notes en tous sens. On devine le roman rare, sous le livre précieux. Osera-t-on avancer le mot « expérimental » ? Tout doucement, alors, dans un murmure. Mais cette forme peu ordinaire séduit d’amblée : c’est indubitablement un très bel objet que cet Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, premier roman de Reif Larsen.

 

Reste à savoir si le fond vaut la forme. Je ne vous ferai pas languir : la réponse est oui, oh que oui. Et je peux d’ores et déjà remercier le perfide libraire qui a mis en avant cette production hors-normes, susurrant sans cesse à mes oreilles un non moins perfide : « Achète ! » Il avait raison, le bougre, ça valait le coup (coût ? ben, 21 €, c’est franchement pas élevé quand on voit l’ouvrage…).

 

Adonc. De nos jours, un ranch dans le Montana, avec des chevaux et des ignares de chèv’es. Une petite famille qui sort du commun : le père est un cow-boy jusqu’au bout du stetson, la mère (le Dr Clair) une scientifique absorbée par la chasse d’un insecte dont l’existence est plus que douteuse, et deux enfants, Gracie, reine de l’ennui, qui se retire plus qu’à son tour dans son cocon de pop sucrée, et notre héros, Tecumseh Sansonnet Spivet, éminent cartographe et auteur de dessins et schémas scientifiques qui lui ont valu une jolie renommée auprès du Smithsonian, à Washington, lequel a décidé de lui remettre le prestigieux prix Baird.

 

(Il y avait aussi un petit frère, Layton, mais…)

 

Le problème, évidemment – et ça, les gens du Smithsonian ne sont pas au courant –, c’est que T.S. Spivet n’a que douze ans.

 

Et après moult hésitations (le roman est un peu long à démarrer, j’ai trouvé), T.S. décide de l’accepter, ce prix, et de se rendre à Washington pour le gala du Smithsonian afin d’y prononcer un discours. Nouveau problème : ses parents ne savent rien de la carrière scientifique de leur petit prodige, et T.S. a trop peur – eh, c’est un enfant – pour leur dire la vérité. Alors, sur un coup de tête, il décide de fuguer, s’embarquant incognito dans un train de marchandises en direction de l’Est, tel un hobo des temps modernes (mais pas pour autant un chanteur à la gomme, heureusement).

 

Commence alors un long et – oui – extravagant périple à travers les Etats-Unis, qui verra le petit T.S. connaître bien des aventures, et lui donnera de nombreuses occasions de dresser cartes et schémas. Mais aussi de lire un carnet appartenant à sa mère, et qui, bien loin de se consacrer à la cicindèle vampire, consiste en une biographie sans doute romancée (horreur et consternation !) d’une ancêtre de la famille, Emma Osterville, première femme géologue du nouveau monde, et qui a pourtant, on ne sait trop pourquoi, épousé le premier des Tecumseh Spivet, à peine débarqué de sa Finlande natale, et grosso modo illettré. Un mystère.

 

Le roman est donc émaillé des « œuvres choisies » de T.S. Spivet, sélectionnées par son ami et mentor le Dr Yorn. Nombreuses cartes, de tout et n’importe quoi, du plus sérieux au plus futile (en apparence seulement, bien entendu) ; schémas et dessins scientifiques à l’avenant ; le tout agrémenté de nombreuses notes. On pourrait craindre une lecture rendue malaisée par l’abondance de ce matériau hors-texte ; il n’en est heureusement rien : la place de chaque note ou illustration est indiquée par une flèche, et le tout coule de source.

 

Si j’ai trouvé le roman un peu lent au démarrage (donc), c’est sans doute qu’il faut se faire à la plume de l’auteur, très belle et juste, mais toute en digressions : on passe sans cesse du coq à l’âne, dans un gros foutoir manquant singulièrement de méthode pour un scientifique en herbe ; mais on finit par s’y faire, et le récit n’en gagne que des dimensions supplémentaires. J’avouerai, d’ailleurs, avoir particulièrement apprécié le récit dans le récit constitué par la biographie d’Emma Osterville (dans une police différente), passionnante et humaine de bout en bout.

 

Mais cette humanité, mélange de simplicité enfantine et de complexité adulte, teintée d’une douce mélancolie, caractérise à vrai dire l’ensemble du récit de T.S. Spivet. C’est délirant, oui, mais pas vraiment drôle pour autant ; c’est surtout touchant, émouvant, sans jamais sombrer pour autant dans le pathos outrancier. Le côté décalé de l’intrigue et du narrateur n’y change rien : s’il est un véritable prodige, dans ce livre, c’est sa profonde humanité, mêlée d’une grande intelligence. Le périple se fait – bien évidemment – roman initiatique, mais la teneur des réflexions que cela suscite est très particulière, et on en a sans doute plus que ce à quoi on s’attendait. Ce n’est pas le moindre tour de force de cet Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet que de surprendre son lecteur presque à chaque page, au fil d’anecdotes improbables, et sur un ton qui est rarement celui auquel on s’attend. Tragi-comédie douce-amère, ce « road novel » étonne et enthousiasme : on se prend finalement rapidement d’affection pour Tecumseh Sansonnet Spivet, dont on partage les craintes et les remords ; il s’agit bien, à proprement parler, de sympathie.

 

Profondément humain, donc, intelligent, et, par-dessus tout, beau, que l’on parle du fond ou de la forme, ce premier roman est un vrai bijou, dont je ne peux que vous recommander chaudement la lecture.

 

 

« Achète ! »

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"Final Fantasy IV : The Complete Collection. Final Fantasy IV et Les Années suivantes"

Publié le par Nébal

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Final Fantasy IV : The Complete Collection. Final Fantasy IV et Les Années suivantes (PSP)

 

Final Fantasy étant probablement la série de RPG nippons la plus connue, sans doute n’est-il guère utile d’en dire beaucoup ici en guise de présentation générale. Je me contenterai donc de noter que Square Enix a ressorti de ses paniers plusieurs des plus vieux titres de la gamme pour la PSP, et que, ma foi, pour être résolument old school, ces jeux m’ont quand même plutôt amusé. C’est ainsi que je me suis lancé dans l’aventure de Final Fantasy et Final Fantasy II, avec un certain plaisir. Ces deux jeux terminés, j’attendais que ressorte le troisième épisode… mais c’est finalement le quatrième qui est reparu, dans une édition collector plus complète que jamais, dans la mesure où elle comprend, et en français s’il vous plaît, trois jeux en un : Final Fantasy IV, Les Années suivantes, et un Interlude inédit pour faire le pont entre les deux. Chouette.

 

Dans Final Fantasy IV, le joueur incarne (pour l’essentiel) Cecil. Au début du jeu, celui-ci est un chevalier noir, et le commandant de la flotte royale d’aéronefs de Baron, les Ailes Rouges. Au nom du roi de Baron, et plus ou moins malgré lui, il multiplie les exactions, de même que son ami et rival Kaïn (deux personnages que l’on retrouve dans Dissidia duodecim [012] Final Fantasy). Puis la lumière se fait, et, au cours d’une attaque tragique, Cecil décide plus ou moins de changer de camp : il entame alors une longue quête de rédemption, qui l’amènera à affronter le charismatique Golbez, lequel tient véritablement les rênes du pouvoir à Baron (NB : les joueurs de Dissidia ont ici un fâcheux spoiler…).

 

Une histoire qui ne casse pas trois pattes à un chocobo : c’est décidément du classique. Ça pourrait ne pas être gênant… si le ton d’ensemble, renforcé en cela peut-être par les dialogues en français, n’était pas aussi insupportablement niais. Retournements de situation ultra prévisibles, fausses morts en pagaille, méchants qui deviennent gentils avant de redevenir méchants mais en fait non parce que tout le monde est gentil… Insupportable, vous dis-je.

 

Côté réalisation, rien à redire. On fait du neuf avec du vieux, mais c’est plutôt agréable à l’œil, et les sorts comme les invocations sont plutôt jolis. La musique est également correcte.

 

Pour ce qui est des principes de jeu, on retrouve les grands classiques de Final Fantasy (avec donc moult rencontres aléatoires), mais c’est avec ce jeu que j’ai été pour la première fois confronté au fameux système ATB. Au début, j’avoue avoir été un peu agacé par ce système de jauge, y préférant le système classique de tour par tour permettant de prendre son temps et de mûrir soigneusement chaque décision. Mais on s’y fait, et cela apporte il est vrai un plus grand dynamisme aux combats.

 

Mais voilà : même si j’ai fini le jeu, dans l’ensemble, je me suis fait un peu chier tout du long, notamment à cause de cette niaiserie généralisée, d’une pénibilité rare.

 

Du coup, j’ai à peine commencé l’Interlude, ultra dirigiste et encore plus niais (si !)… et n’ai même pas souhaité jeter un œil à Les Années suivantes, jeu dans lequel on incarne les enfants des héros de Final Fantasy IV (pour ce que j’en ai compris), et que je n’espère pas meilleur sous cet angle.

 

Ce jeu a dans l’ensemble reçu des notes bonnes à excellentes un peu partout. Mais quant à moi, je ne peux que vous faire part d’une cruelle déception. À réserver aux joueurs les plus jeunes, ou aux fanatiques jusqu’au-boutistes de la saga Final Fantasy. N’étant ni l’un ni l’autre, je me suis affreusement ennuyé (c’est rare que je lâche un jeu de rôle comme ça). Vous êtes prévenus…

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"Alien : No Exit", de Brian Evenson

Publié le par Nébal

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EVENSON (Brian), Alien : No Exit, [Aliens™ No Exit], traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié, [Paris], Le Cherche-Midi, [1986, 2008] 2011, 326 p.

 

Quoi comment ? Un roman « d’Alien » par Brian Evenson ? LE Brian Evenson d’Inversion, de La Confrérie des mutilés et de Père des mensonges ?

 

 

‘tendez voir.

 

 

Non, il y a bien écrit « Brian Evenson » sur la couverture, et pas « Alan  Dean Foster » ou que sais-je. Et il y a bien un Alien dessus aussi, à savoir le plus chouette monstre inventé par le cinéma contemporain, tout au long d’une série remarquable de par sa qualité (je rappelle aux étourdis qu’elle ne comprend que trois épisodes).

 

Alors, le mélange des deux…

 

Bon, ça sent le livre écrit pour payer ses impôts. Mais comme j’aime beaucoup Brian Evenson, et que j’adore « Alien », ma curiosité perverse m’incite à tenter l’expérience.

 

Entamons.

 

 

Ouh putain.

 

Ça commence quand même très mal… Comme une grosse merde, aurais-je déjà envie de dire…

 

 

Mais persévérons.

 

 

Tiens, ça s’améliore. Sans atteindre des sommets, ça se lit bien jusqu’à la fin, comme un divertissement honnête, bien que l’on puisse légitimement préférer la première moitié du roman, malgré son début calamiteux, à la seconde, où l’action prend le pas sur le polar SF que l’on lisait jusqu’alors.

 

Bon. On peut bien en parler, donc.

 

Le roman se situe semble-t-il un bail après les films (on n’y verra aucune mention de Ripley, au passage), et sans doute, d’après ce que j’ai cru comprendre, après les comics publiés par Dark Horse. Entendre par là que la menace constituée par les Aliens est connue, qu’elle a consisté en une véritable invasion, qui a été repoussée.

 

Anders Kramm était un employé de la Compagnie, Weyland-Yutani, spécialisé dans les enquêtes sur les Aliens et dans leur élimination subséquente. Ça s’est mal fini pour lui (début du roman, ridicule) : pour avoir appliqué d’un peu trop près les directives de la Compagnie, Kramm a perdu sa femme et sa fille aux mains des Aliens, et vécu un véritable cauchemar, seul dans une ruche pendant près d’une semaine, épisode tragique qui ne cesse de le hanter. Pour fuir ce souvenir, Kramm, qui claque la porte de Weyland-Yutani, décide de se faire cryogéniser au service d’une petite entreprise (ce qui est très con, mais passons).

 

Trente ans plus tard, il est réveillé. La petite entreprise a été rachetée par Planetus, le principal rival de Weyland-Yutani. Les deux compagnies se partagent l’exploitation et la terraformation de la planète C-3 L/M. Or un incident s’est produit là-bas, qui ressemble fort à une incursion alien. Les sept (et non douze, comme le dit la couverture ; le chiffre n’est bien entendu pas innocent…) scientifiques de la base de Weyland-Yutani, six hommes et un androïde, ont été tués, et les hommes ont été retrouvés le sternum perforé, comme si un chestbuster en avait jailli. Mais il y a quelque chose qui cloche dans tout ça, et qui fait penser à une mise en scène… Pour son plus grand malheur, Kramm, secondé par Frances Stauff de Planetus, mène l’enquête. Et, inévitablement, cela va le conduire à affronter son plus grand ennemi : ses propres cauchemars.

 

Bon.

 

Ainsi que je l’ai déjà dit, ça commence vraiment très mal, et on craint le pire en lisant la (heureusement) fort courte première partie du roman. On ne reconnaît pas ici Brian Evenson, et on peut à bon droit redouter la quasi-novélisation de bas étage. Puis ça s’améliore : la phase « enquête » du roman est tout à fait sympathique, et contient quelques passages où l’on reconnaît davantage l’auteur de La Confrérie des mutilés (dont une très charmante scène de torture). Et finalement, on se prend au jeu.

 

Oh, ça ne vole jamais bien haut, c’est quand même un peu écrit avec les pieds – on sent que le bonhomme ne s’est pas foulé, et qu’il a probablement, en même temps, visé un public plus jeune que pour ses autres romans – et sans doute traduit itou (on trouve quelques perles assez croquignoles, m’étonnerait que Héloïse Esquié, qui avait fait du bon travail sur Père des mensonges si je ne m’abuse, se soit trop foulée elle aussi, et je doute que le roman ait été relu avec sérieux).

 

Mais ça se lit. Comme un honnête divertissement, finalement pas pire qu’un autre. Les amateurs « d’Alien » – et plus encore d’Aliens, le deuxième épisode réalisé par James Cameron, c’est surtout à celui-là qu’Alien : No Exit fait penser – ne seront probablement pas déçus du voyage, premières pages exceptées, même s’ils pourront très légitimement rechigner devant quelques punchlines pas toujours nécessaires et un humour parfois lourdingue, mais en même temps très hollywoodien. Tiens, voilà, « hollywoodien » : c’est sans doute le terme qui caractérise le mieux ce roman, riche en clichés et n’hésitant pas à faire étalage de la vacuité de ses personnages (a fortiori ceux qui ne sont là que pour nourrir les vilaines bébêtes, bien sûr, et qui ont « victime » écrit sur le front). Mais finalement, comme un blockbuster correct, avec un peu de bière et de pop-corn, ça passe.

 

Mais c’est quand même pas très glorieux, et, surtout, ça ne permet en rien de juger du réel talent de Brian Evenson. Ses admirateurs risquent de déchanter, s’ils s’attendent à quelque chose de très personnel, à une véritable relecture de la mythologie « Alien » par ce brillant écrivain. À ceux qui veulent véritablement juger le travail d’auteur de Brian Evenson, on ne conseillera bien entendu pas ce roman « professionnel » : qu’ils se précipitent plutôt sur les excellents La Confrérie des mutilés et Inversion. Mais si vous êtes prêts à placer 19 € (quand même) dans un pur divertissement façon « roman de gare », alors pourquoi pas… Ça casse pas trois mâchoires à un Alien, mais ça a au moins le mérite de respecter la mythologie de la chose. Pas terrible, donc (franchement pas terrible, même), mais pas scandaleux non plus. Médiocre, quoi, au sens strict.

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"L'Affaire du chevalier de La Barre", de Voltaire

Publié le par Nébal

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VOLTAIRE, L’Affaire du chevalier de La Barre, précédé de L’Affaire Lally, édition établie et annotée par Jacques van den Heuvel, Paris, Gallimard, coll. Folio 2€, [1975, 2008] 2010, 113 p.

 

Toulouse oblige, l’affaire Calas, j’en ai bouffé. Mais je ne pouvais qu’avouer mes lacunes en ce qui concernait les autres affaires dans lesquelles s’était impliqué (ce connard de) Voltaire, et notamment les deux qui font l’objet du présent petit ouvrage. De l’affaire Lally, je ne savais absolument rien, si ce n’est que le fils du condamné, le constituant Lally-Tollendal, s’était battu pour obtenir la réhabilitation de son père, et y était finalement parvenu (mais je ne savais pas que Voltaire était du combat). Quant à l’affaire du chevalier de La Barre, plus célèbre, je n’en savais que ce qu’indique le blason de la couverture ; j’ai eu l’occasion de découvrir ici que la réalité était plus complexe, même si non moins scandaleuse.

 

Commençons donc par l’affaire Lally. Thomas-Arthur, comte de Lally, d’origine irlandaise, fut envoyé lors de la guerre de Sept Ans comme lieutenant général pour organiser la défense des établissements français de l’Inde, et notamment Pondichéry. Hélas pour lui, privé de moyens et d’hommes, ce personnage d’un caractère ombrageux et expansif se fait beaucoup d’ennemis, et ne parvient pas à mener à bien sa mission : il est amené à capituler devant les Anglais en 1761. Débute alors un flot d’accusations à l’encontre du lieutenant général, bien vite soupçonné de trahison et de lèse-majesté, mais aussi de concussion, d’exactions, etc. Ramené en Angleterre avec 2000 prisonniers, Lally, sur parole, est relâché pour se rendre en France et faire face à ses accusateurs, affirmant haut et fort son innocence… et ne s’attirant que davantage de foudres ce faisant. Il est aussitôt embastillé (1762), mais devra attendre bien longtemps son procès, qui, à sa grande surprise, le déclarera coupable et le condamnera à la peine de mort. Il faut dire que le rapporteur devant le Parlement de Paris n’était autre que Pasquier, que l’on aura l’occasion de retrouver… Lally est condamné le 6 mai 1766, et décapité en place de Grève le 9 suivant.

 

Commence alors le long travail de réhabilitation, mené principalement, donc, par Lally-Tollendal et par Voltaire, qui y consacre des passages de son Siècle de Louis XV, et, surtout – c’est ce qui est ici reproduit – de ses Fragments historiques sur l’Inde et sur la mort du général de Lally. L’ardent polémiste y défait avec brio toute l’accusation, et montre assez combien Lally était innocent de tout ce qu’on lui avait reproché, et avait servi dans cette histoire ni plus ni moins que de bouc émissaire. Finalement, le 26 mai 1778, quatre jours avant sa mort, Voltaire apprend que le Parlement de Bourgogne avait révisé la sentence du Parlement de Paris, et l’arrêt sera cassé à l’unanimité en 1781.

 

L’affaire Lally est un bel exemple de l’implication de Voltaire dans les affaires judiciaires de son temps, et constitue un triste cas de ce que l’on appellera par euphémisme une « erreur judiciaire », laquelle, chose rare, sera reconnue et cassée. Trop tard, évidemment… Car le combat que mène Voltaire dans l’affaire Lally, comme dans l’affaire Calas et celle du chevalier de La Barre, est aussi un combat contre la peine de mort, dans la lignée du traité Des délits et des peines de Beccaria, dont il fut un zélé propagandiste, et que l’on retrouvera bientôt.

 

Passons donc à l’affaire du chevalier de La Barre, qui fut à peu près contemporaine de la précédente. Je n’en savais donc – ou croyais en savoir – que ce qui figure sur la couverture, à savoir que ce jeune homme fut supplicié « pour n’avoir pas salué une procession », ce qui constitue assurément un scandale bien pire que les affaires Calas et Lally, pour lesquelles, à la limite, on comprendrait l’usage de la peine de mort. Ici, un fait minime à l’évidence entraînait donc une peine encore plus sévère ! Le rapporteur de cette affaire devant le Parlement de Paris fut à nouveau Pasquier, et il n’est sans doute pas anodin de noter qu’il avait également joué ce rôle dans l’affaire Damiens – le supplice du régicide est entré dans l’histoire, scandalisant l’Europe déjà à l’époque, et marquant toujours nos esprits, a fortiori depuis que Michel Foucault s’en est servi en guise d’ouverture de son indispensable Surveiller et punir

 

Mais la réalité de l’affaire dite du chevalier de La Barre – s’il fut le seul exécuté, il n’était pas le seul prévenu – est donc un peu plus compliquée. Tout commence en fait en août 1765, par la mutilation d’un crucifix se trouvant sur un pont, à Abbeville. Les bonnes gens de la ville en sont outrées, et l’on recherche les coupables. Trois jeunes gens, mineurs, faisaient des cibles toutes désignées – le chevalier de La Barre, donc, mais aussi les nommés Moisnel et d’Étallonde. Une cabale s’est en effet montée contre eux – mais sans doute ici le témoignage de Voltaire est-il à prendre avec des pincettes –, arguant de nombreux actes d’impiété, dont le fait de ne pas s’être découvert devant une procession (ce n’est qu’un des éléments à charge, et non le principal chef d’accusation). On peut à bon droit supposer que La Barre et ses camarades, à la fois esprits forts bien dans le genre du Siècle et gamins pas très malins, se sont en effet rendus coupables d’un certain nombre de ces faits (même si Voltaire, appelant pourtant La Barre « jeune fou », essaye bien sûr de le nier). Mais, au prix de vices de procédure scandaleux, ces simples présomptions d’impiété sont rattachées à la mutilation du crucifix, et les magistrats d’Abbeville condamnent le chevalier de La Barre – non Moisnel, qui a avoué tout ce qu’on voulait ; quant à d’Étallonde, il avait pris la fuite – à être supplicié tel un empoisonneur et un parricide ! Le Parlement de Paris, sous la pression de Pasquier encore une fois, confirme contre toute attente (et à l’indignation de nombre d’avocats) le jugement d’Abbeville, par quinze voix contre dix. Le chevalier de La Barre est torturé et supplicié le 1er juillet 1766.

 

Voltaire s’empare de l’affaire. Il faut dire qu’il avait directement été mis en cause, dans la mesure où l’on avait dénoncé l’influence pernicieuse de mauvaises lectures sur le chevalier de La Barre, dont celle du Dictionnaire philosophique (Voltaire nie en être l’auteur… l’ouvrage sera à cette occasion condamné à être brûlé). Là encore, le combat pour la réhabilitation sera long, mais finira par aboutir – dans un sens seulement : la grâce royale sera accordée – un peu tard, seul d’Étallonde peut en profiter… – en octobre 1788 et entérinée par la Grand-Chambre du Parlement de Paris le 2 décembre de la même année.

 

Cette affaire a tout du scandale. Rarement le droit comme la justice auront autant été bafoués en France. Et c’est ce que Voltaire entreprend de démontrer, en usant de tous les moyens, les plus justes comme les plus troubles (il fera par ailleurs de d’Étallonde son protégé, et le recommandera notamment au roi de Prusse Frédéric II, qui en fera un de ses officiers). Plusieurs documents, ici regroupés, en témoignent, mais surtout une Relation de la mort du chevalier de La Barre, signée « M. Cassen, avocat au conseil du roi », et prenant la forme d’une lettre adressée au marquis de Beccaria. L’indignation suinte de ces pages vigoureuses, de même que des lettres qui suivent (adressées à diverses personnalités, rois, nobles et philosophes) et, enfin, du Cri du sang innocent, signé d’Étallonde, et qui tente d’obtenir la grâce royale en juillet 1775 (elle sera donc refusée).

 

L’affaire dite du chevalier de La Barre est un témoignage particulièrement consternant des errances du Siècles des Lumières en matière de religion : réactionnaire au possible, viciée du début à la fin, elle semble provenir d’un autre temps, de la pire des périodes d’obscurantisme. À vrai dire, même dans une semblable période, on a du mal à comprendre comment La Barre aurait pu être condamné au supplice : les accusations à son encontre sont toutes plus farfelues les unes que les autres – on va jusqu’à le dire sorcier, tel Urbain Grandier et compagnie (voyez ma note sur La Sorcière de Michelet) ! Et quand bien même les actes d’impiété reprochés seraient établis – ce qui n’est après tout pas impossible, loin de là (de même qu’on a pu à bon droit s’interroger sur la culpabilité réelle de Calas, sans remettre en cause pour autant le côté scandaleux de l’affaire) –, on ne comprend pas comment des faits aussi minimes ont pu entraîner une peine aussi sévère et, disons-le, barbare. Que reproche-t-on au chevalier de La Barre ? On ne peut établir qu’il a mutilé le crucifix du pont d’Abbeville (et quand bien même, être supplicié pour cela !) ; alors on fait feu de tout bois… au mépris de la justice et de la raison.

 

Des affaires dont s’est mêlé Voltaire, celle du chevalier de La Barre est donc probablement la plus révoltante. Ce petit livre, aussi, témoigne de ce que l’obscurantisme le plus barbare peut ressurgir au moment où l’on s’y attend le moins, et là où on ne l’attend pas. Une lecture salutaire, donc, en ces temps d’intolérance…

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"Là où dansent les morts", de Tony Hillerman

Publié le par Nébal

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HILLERMAN (Tony), Là où dansent les morts, [Dance Hall of the Dead], traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Noir, [1973, 1986] 2006, 249 p.

 

Là où dansent les morts est le deuxième roman consacré par Tony Hillerman à ses flics Navajos (à l’époque, le seul lieutenant Joe Leaphorn, déjà fabuleusement charismatique, comme une sorte de « force tranquille »), et, celui-là, je suis à peu près sûr d’en avoir entendu parler il y a de ça un bail : ce beau titre me disait quelque chose, et je pense qu’il figurait sur la bibliographie que nous avait recommandée mon excellent professeur d’ethnologie juridique, comme une manière ludique de s’initier à l’ethnologie. Ce serait à bon droit, en tout cas : déjà, à l’époque, Tony Hillerman, dans la lignée d’Arthur Upfield, mêlait à ses intrigues policières un arrière-plan ethnologique remarquablement fourni et tout à fait passionnant. En fait, des romans que j’ai pu lire de cet auteur jusqu’à présent, c’est probablement celui où l’ethnologie a le plus d’importance. Et je ne vais certainement pas m’en plaindre, dans la mesure où c’est ce « plus » incontestable qui me séduit chez cet auteur de polar, genre qui ne m’avait jamais vraiment enthousiasmé jusqu’alors, mais que je suis amené à découvrir petit à petit en compagnie de Joe Leaphorn, Jim Chee et compagnie.

 

Le roman se déroule aux environs du village de Zuñi, habité par les Indiens du même nom, qui ne s’entendent guère avec les Navajos des alentours, du fait d’une haine ancestrale qui mettra quelques bâtons dans les roues du lieutenant Joe Leaphorn. Celui-ci est pourtant amené à enquêter dans cette région, ainsi que toute une panoplie de représentants de la loi émanant de diverses institutions concurrentes (FBI et DEA compris), du fait des circonstances mystérieuses d’une double disparition. Le jeune Dieu du Feu Zuñi (c’est-à-dire Ernesto Cata, l’adolescent chargé d’incarner son rôle lors de prochaines festivités) a en effet disparu, laissant derrière lui une trace de sang ; le lendemain, c’est son ami Navajo George Bowlegs, que tout le monde s’accorde à considérer comme un peu fou, qui prend la fuite. Est-il responsable de la mort de Cata ? A-t-il vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir ? Et pourquoi a-t-il attendu le lendemain pour fuir, dans tous les cas ? Joe Leaphorn se met sur la trace du jeune Bowlegs, âgé de 14 ans, et entend bien mettre la main sur ce Navajo désireux de « devenir Zuñi » au plus tôt.

 

Pour ce faire, il ne dispose guère de pistes : le père de Bowlegs est un alcoolique indécrottable, son petit frère Cecil n’est guère loquace. Restent, en sus des Navajos (que Bowlegs ne fréquentait pas) et des Zuñis (qui ne se montrent guère coopératifs), deux « tribus » d’un genre bien particulier qui pourraient lui être d’un précieux secours : des anthropologues d’un camp de fouilles voisin qu’aimaient à fréquenter les deux adolescents, et une petite communauté de hippies (« die, hippie, die ! ») qui s’est installée sur la réserve Navajo, dans un hogan que l’on dit hanté.

 

Mais il s’agit de faire vite : si Bowlegs n’est pas le tueur, alors il y a fort à parier que ce dernier – un esprit vengeur ? – est sur ses traces… Et s’engage ainsi une impitoyable et haletante chasse à l’homme dans les montagnes enneigées de la région de Zuñi, chasse à l’homme qui pourra conduire Joe Leaphorn « Là où dansent les morts », c’est-à-dire aux Paradis selon les Zuñis…

 

Là où dansent les morts a remporté l’Edgar (prix du meilleur roman policier publié aux Etats-Unis) en 1973, et on ne s’en étonnera pas : c’est un vrai petit bijou de roman noir. Ce livre, court mais dense, est en effet passionnant et pertinent de bout en bout. S’il ne brille pas par les qualités stylistiques, il est néanmoins d’une lecture remarquablement fluide, et l’on tourne les pages sans même s’en rendre compte ; les personnages sont par contre fort bien campés, Joe Leaphorn en tête, et l’on ne peut que s’intéresser à leur sort ; l’enquête, enfin, est astucieuse, et débouche sur une conclusion étonnante et tout à fait satisfaisante (j’ai souvent du mal avec les conclusions des polars, mais là j’applaudis des deux mains) (il faut dire que d’une seule, c’est pas évident).

 

Mais ce qui fait bien entendu la force de Là où dansent les morts, et sa singularité, c’est l’imbrication extrême de l’ethnologie dans la trame policière : ce roman est une passionnante plongée dans la mythologie Zuñi (pour l’essentiel, mais on pourrait dire qu’il s’agit de mythologie comparée), mais aussi dans le lointain passé des Amérindiens, du fait des fouilles des anthropologues auxquelles on assiste. Les développements ethnologiques sont savoureux, sans jamais sombrer dans un pénible didactisme, d’autant qu’ils sont dans un sens mis en abîme, et servent indéniablement le propos policier : nulle gratuité n’est à craindre dans ce roman où le moindre mot est pesé.

 

Savamment construit, enthousiasmant et enrichissant du début à la fin, Là où dansent les morts est pour le moment le meilleur roman de Tony Hillerman que j’ai pu lire. En tout cas, il m’a donné sacrément envie de poursuivre l’aventure. Je n’ai donc pas fini de vous parler de cet auteur tout à fait remarquable…

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"Le Silence de l'Espace", de Tommaso Pincio

Publié le par Nébal

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PINCIO (Tommaso), Le Silence de l’Espace, [Lo spazio sfinito], postface de Luca Briasco et Mattia Carratello, traduit de l’italien par Éric Vial, Paris, Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [2002] 2003, 206 p.

 

Acheté lors d’une séance de dédicace de Tommaso Pincio dans la toute nouvelle toute belle librairie Charybde, cela faisait un moment que Le Silence de l’Espace me faisait de l’œil. On n’avait en effet pas tari d’éloges sur ce court roman sorti directement en poche, à vue de nez totalement délirant comme je les aime.

 

Jugez plutôt. Nous sommes en 1956, et la conquête de l’espace est d’ores et déjà une réalité (à moins que…) : il y a des bases sur la Lune et sur Mars, et on trouve des contrôleurs orbitaux chargés par de grande compagnies telles Coca-Cola ou Walt Disney de vérifier que rien d’incongru ne vient encombrer leur parcelle de Vide. Un certain Jack Kerouac, qui n’est absolument pas un écrivain (encore qu’il lui arrive de composer des haïkus), mais bel et bien un paumé, s’engage ainsi en tant que contrôleur orbital pour Coca-Cola, et part pour neuf semaines dans l’espace, après avoir signé une décharge auprès du chef des contrôleurs pour la célèbre boisson gazeuse, un certain Arthur Miller.

 

Parallèlement, sur Terre, l’ami de Kerouac Neil Cassady tombe follement amoureux d’une caissière de librairie (pardon, une orientatrice) aux lèvres miroir, une certaine Marilyn Monroe. Persuadé que le code du livre acheté par Kerouac correspond à son numéro de téléphone, il multiplie les appels en direction d’une maison sur une cascade, où végète et s’ennuie une certaine Norma Jean Mortensen, épouse du susdit Arthur Miller qu’elle déteste, et qui n’a (bien évidemment) rien à voir avec Marilyn Monroe.

 

Nous suivons en parallèle ces deux trames, et accompagnons Jack Kerouac dans sa confrontation au Silence de l’Espace (encore que…) étrangement dénué d’étoiles, et Neil Cassady et Norma Jean Mortensen dans leur étrange amourette téléphonique. Et des historiens, pour des raisons qui nous échappent, tentent de reconstruire précisément les événements en question, « l’affaire Kerouac », qui est tout autant « affaire Cassady ».

 

On l’aura compris, nous ne sommes pas ici en présence d’un space opera classique. Et malgré la date des événements et l’utilisation de figures célèbres, cliché du genre, on n’avancera pas non plus le terme d’uchronie. Car ces Kerouac, Miller, Monroe, Burroughs, Dean, Grant, etc., ne sont à l’évidence pas ceux que nous connaissons. À bien des égards, ces noms célèbres ne sont que des façades, des masques, qui viennent déstabiliser le lecteur, qui croît reconnaître ces icônes des années 1950, quand il s’agit en fait de tout autre chose. Tommaso Pincio joue ainsi sur les apparences (de même qu’il livre une apparence de science-fiction) pour mieux égarer son lecteur, qui se retrouve pris au piège de ses préconçus, et est amené, bien malgré lui, à déconstruire et reconstruire ces figures.

 

Tout cela donne un roman effectivement délirant, souvent drôle, mais, pourtant, ce n’est probablement pas le sentiment qui domine à la lecture de ce Silence de l’Espace. La solitude de Kerouac, la vacuité de l’amourette téléphonique, le sort inconnu (et peut-être tragique) de Marilyn Monroe, tout cela induit insidieusement une certaine mélancolie chez le lecteur, une fois de plus pris au piège des apparences : à lire la quatrième de couverture, on ne s’attend certainement pas à ça…

 

Peut-on alors parler de détournement, ou plus généralement de situationnisme ? Probablement. Tout cela sent fort La Société du spectacle, et je rejoins Éric Holstein sur ce point. Je me montrerais toutefois moins sévère que lui. Certes, l’histoire est franchement anecdotique, et l’on peut trouver que les procédés comme le fond (?) du roman témoignent d’une certaine « branchitude » que l’on peut à bon droit trouver agaçante. Pourtant, le fait est que ce Silence de l’Espace, servi par une plume alerte et inventive, se lit fort bien. Et je me suis pour ma part pris au jeu de Tommaso Pincio ; je ne suis pas certain que le roman soit d’une grande profondeur, peut-être est-il un peu prétentieux à cet égard, mais il m’a néanmoins semblé intéressant dans sa démarche, et – surtout – je n’ai pu le lâcher une fois entamé. Dès lors, je pourrais difficilement prétendre qu’il s’agit d’un mauvais roman…

 

Non, Le Silence de l’Espace est clairement une lecture de qualité, et mérite bien qu’on y consacre un peu de son temps. Simplement, j’avouerai qu’il m’a semblé moins bon que ce que l’on avait pu m’en dire, et je ne lui confèrerai pas un caractère indispensable. Et si j’ai aimé ce court roman, j’espère être davantage convaincu par Cinacittà, récemment sorti chez Asphalte. On verra bien.

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"Les Compagnons de l'Ombre", t. 1, de Jean-Marc Lofficier (éd.)

Publié le par Nébal

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LOFFICIER (Jean-Marc) (éd.), Les Compagnons de l’Ombre, 1, textes de Matthew Baugh, Bill Cunningham, Terrance Dicks, Win Scott Eckert, Serge Lehman, Jean-Marc Lofficier, Xavier Mauméjean, Brad Mengel, Sylvie Miller & Philippe Ward, Kim Newman, John Peel, Chris Roberson et Robert Scheckley, traduits par Jean-Marc Lainé, Stéphan Lambadaris, Jean-Marc Lofficier, Sylvie Miller et Sarah Millet, illustrations de Fernando Calvi, Encino, Black Coat Press, coll. Rivière Blanche – Noire, [2005] 2008, 296 p.

 

Les Compagnons de l’Ombre est une série d’anthologies dirigées par Jean-Marc Lofficier, reprise hexagonale des Tales of the Shadowmen que le même Lofficier dirige outre-Atlantique, dans sa maison Black Coat Press, dont Rivière Blanche est une extension ultérieure. Il s’agit, pour les auteurs, de jouer à « inventer de nouvelles aventures pour leurs héros préférés », dans un projet qui ne manque pas, les crossovers étant au rendez-vous (euphémisme !) de rappeler La Ligue des Gentlemen Extraordinaires du Divin Alan Moore (dans ce présent volume, la nouvelle de Sylvie Miller & Philippe Ward « Les Ferrets invisibles » y fait nécessairement penser), ou, plus récemment, La Brigade chimérique. D’autant que, pour ce qui est de ce premier volume, la plupart des aventures se déroulent à Paris, avec des personnages souvent de création française : l’occasion de découvrir ou redécouvrir tout un patrimoine pré-super-héroïque, à base d’Arsène Lupin, de Fantômas, de Judex, du Nyctalope, et j’en passe. Mais les héros étrangers ne manquent bien entendu pas pour autant à l’appel, Sherlock Holmes en tête. Quoi qu’il en soit, et autant le dire de suite, c’est avec délectation que l’on se plonge dans cet univers étourdissant riche en castings de luxe, qui fleurent bon les pulps et les serials.

 

Outre la réjouissante préface de Jean-Marc Lofficier (« Mémoires d’un ex-Compagnon de l’Ombre »), on trouvera dans ce premier volume très francophile 22 nouvelles, de taille très variable, allant de la « short-short » (Jean-Marc Lofficier lui-même en signant la plupart, en guise de nouvelles intercalaires, avec une habileté tout à fait remarquable, l’exercice étant périlleux) à la novella. En fin de volume, un « générique » – fort utile – permet de mieux entrevoir les abondantes références utilisées dans chacune d’entre elles.

 

Il serait sans doute vain de vouloir détailler ici l’ensemble des textes composant cette anthologie on ne peut plus enthousiasmante (a fortiori pour ce qui est des « short-short »). Je me contenterai donc de quelques notes concernant les nouvelles qui m’ont le plus marqué.

 

La première, « Le Masque du monstre » de Matthew Baugh, est une parfaite introduction au recueil, et en détermine les grandes lignes : la distribution est pour le moins exceptionnelle – le monstre de Frankenstein, Judex, un jeune Maigret pas encore commissaire, les frères Kramm, Jules de Grandin… – et le récit à la hauteur ; cette longue nouvelle se déguste un sourire complice aux lèvres, authentique plaisir sans doute un brin régressif, comme l’ensemble du recueil, mais qu’est-ce que ça fait du bien !

 

Je relèverai également « Les Anges de la Musique » de Kim Newman (dont il faudra décidément que je lise Anno Dracula et ses suites un de ces jours), nouvelle totalement farfelue mais ô combien réjouissante où le Fantôme de l’Opéra dirige une Agence de « drôles de dames », ayant maille à partir avec des automates hoffmanniens. Irréprochable et très drôle.

 

John Peel, avec « Le Tortionnaire au grand cœur », fait se rencontrer le Chevalier Dupin et le comte de Monte-Cristo, qui livrent ensemble bataille aux Habits Noirs. Pas mal du tout, notamment dans les passages qui se présentent le plus ouvertement comme des pastiches de Poe.

 

On notera par la suite un « cycle » de nouvelles mettant en scène Arsène Lupin et Sherlock Holmes. Ici, je dois dire que, n’étant un grand connaisseur ni de l’un ni de l’autre, j’ai parfois (souvent ?) été un peu largué par les allusions. Cela ne m’a cependant pas empêché d’apprécier un certain nombre de ces textes, dont – bien sûr ? – « Bonjour chez vous ! » de Xavier Mauméjean, courte nouvelle dans laquelle Sherlock Holmes est prisonnier du Village… Mais je pourrais aussi noter « Arsène Lupin arrive trop tard » de Jean-Marc Lofficier, nouvelle essentiellement épistolaire, rocambolesque comme il se doit, et très efficace, quand bien même un tantinet prévisible.

 

Cette prévisibilité, on la retrouve pour « Les Ferrets invisibles » de Sylvie Miller & Philippe Ward ; un peu trop, cette fois, sans doute, même si ça se lit.

 

Mais j’y ai largement préféré « L’Œil d’Oran » de Win Scott Eckert et « Le Meurtre de Randolph Carter » de Jean-Marc Lofficier, deux nouvelles ayant un fond lovecraftien (alors, forcément…), mais totalement délirantes, la première n’hésitant pas un seul instant à emprunter pour toile de fond La Peste de Camus (!), la seconde, très drôle, offrant le premier rôle à Hercule Poirot, dont la sagacité légendaire se retrouve opposée à quelques fameuses figures empruntées à l’œuvre du « reclus de Providence ».

 

 Au final, si tout n’est pas exceptionnel, le bilan est néanmoins très largement positif : ce premier volume des Compagnons de l’Ombre est une réussite incontestable, réjouissante de bout en bout, à la fois ludique et érudite. Un très bon moment de lecture (et accessoirement une mine pour les MJ du jeu de rôle de La Brigade chimérique…). J’espère que les volumes ultérieurs sont aussi bons ; parce que si c’est le cas, on peut d’ores et déjà me compter comme fan.

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