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Deadlands Reloaded : Stone Cold Dead

Publié le par Nébal

Deadlands Reloaded : Stone Cold Dead

Deadlands Reloaded : Stone Cold Dead, Black Book Éditions,[2013] 2015, 159 p.

Avertissement préalable SPOILERS : je vais ici causer d’une campagne pour Deadlands Reloaded, sans me gêner pour révéler des machins, même si je ne vais certainement pas me montrer exhaustif. Voyez donc ça comme une base pour une éventuelle discussion entre MJ et curieux – les joueurs, et mes joueurs tout particulièrement, ouste ! Il n’y a aucune certitude que je maîtrise cette campagne, mais ça n’est pas exclu. Alors...

 

DERNIER SURSAUT

 

Stone Cold Dead est peu ou prou (avec l’exception toujours singulière de l’Écran du Marshal) l’unique supplément à ce jour de la gamme française de Deadlands Reloaded, et je suppose qu’à ce stade, deux ans plus tard, on peut dire sans trop de risques de se tromper qu’il sera également le dernier ? En fait, c’est une impression d’autant plus sensible au sortir de cette lecture, et j’aurai bien des occasions d’y revenir… C’est fâcheux, parce que ce jeu a un potentiel énorme – impression qui ressort d’ailleurs de ce supplément, sympathique par un certain nombre d’aspects… mais bâclé, aussi. C’est bien le problème.

 

[EDIT : on m'a fait remarquer qu'il y a quelque temps de cela, Black Book a annoncé avoir trois, puis non, quatre, campagnes de prévu. Je serais ravi de voir ces suppléments paraître, auquel cas je ferai mon mea culpa - mais j'y croyais (crois ?) tellement plus... Bon, on verra - et mes excuses si jamais.]

 

Stone Cold Dead se présente comme une campagne (c’est éventuellement à débattre) de création française (signée Guillaume Baron, plus précisément), sans équivalent donc en VO, où le cadre de jeu, la ville de Crimson Bay en Oregon, avait pu être mentionnée mais sans faire l’objet d’une description plus approfondie. En fait, l’intérêt de ce supplément, et bizarrement ça me renvoie à ma précédente lecture du genre, Coffin Rock, encore que sur un format plus ample, réside sans doute dans l’approche de Crimson Bay comme un « bac à sable », à partir duquel on peut broder, notamment mais pas exclusivement en jouant « la campagne », laquelle peut être considérablement resserrée ou au contraire étendue, fonction des attentes et des retours de la table. Mais, dans tous les cas, le supplément montre assez vite ses limites…

 

Par ailleurs, il faut se rappeler que Stone Cold Dead avait été financé par crowdfunding – il lui avait donné son titre, mais le financement portait en fait tout autant sur l’Écran du Marshal et les Cartes d’aventure (et les exemplaires du Crimson Post censément utiles à cette campagne, mais pas reproduits ci ?) : l’impression de fourre-tout destiné à se débarrasser de l’encombrant machin n’en était que plus forte. Mais, jugements de valeur mis à part, cette genèse explique sans doute la présence de quelques « compléments » dans le livre, et notamment un bestiaire... qui pour le coup n’a absolument rien à voir avec la « campagne » Stone Cold Dead ou même avec la ville de Crimson Bay. Ce qui ne veut pas dire que c’est inintéressant ou inutile, mais cela témoigne tout de même de ce que ce bouquin, c’est un peu tout et n’importe quoi.

 

JOLI, MAIS UN PEU TARABISCOTÉ… ET PAS FINI

 

Ceci dit, le premier contact, le contact visuel, est assurément positif, en ce que les illustrations intérieures, signées David Chapoulet et Simon Labrousse, sont très belles – beaucoup plus que celles du livre de base, ou que la couverture du présent supplément, d’ailleurs (ils n'en sont pas responsables). Il y a une patte, une ambiance, de l’application… Le résultat est vraiment irréprochable, et même admirable.

 

Côté graphisme, un autre aspect est davantage problématique – et qui porte sur les cartes et plans. Au premier coup d’œil, on remarque que, mise à part une carte en deux planches de Crimson Bay, on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent… À ce stade, impossible d’en déduire quoi que ce soit, on s'en passe souvent très bien, mais, après lecture, oui : il y a cette fois un problème sous cet angle. Et qui concerne notamment cette unique carte de Crimson Bay… C’est qu’elle est incomplète, au regard des nécessités du jeu – des endroits cruciaux, et pour lesquels un plan aurait été très utile (je pense notamment à la communauté des anciens esclaves) n’y figurent pas et ne figurent nulle part ailleurs – on peut s’accommoder, j’imagine, de l’absence d’éléments sur l’usine de munitions, ou les puits à la limite, mais il y a quand même un certain vide regrettable ici ; d’autant que la carte, ai-je l’impression, ne correspond pas toujours aux indications du texte ? Une question d’échelle, notamment : le port devrait être plus éloigné, par exemple, non ?

 

Mais le problème le plus éloquent, ici, concerne l’après Crimson Bay – car, à terme, la campagne s’éloigne de la florissante ville de Gamblin’ Joe Wallace : on est censé se rendre à Shan Fan, avec un certain nombre d’événements en route (à la discrétion du Marshal) ; aucun plan de quelque sorte que ce soit, à l’échelle de la carte ou approprié à la figuration de l’action – et, à terme, cela peut devenir problématique, tout particulièrement quand on arrive à Shan Fan, ville importante mais dont nous n’avons certainement pas assez d’éléments ici pour la présenter aux joueurs : cela dépasse l’absence de carte, à ce stade – il n’y a peu ou prou rien sur cette ville ! Une « annexe » (?!) est supposée décrire un endroit important du scénario, pour le grand finale, mais difficile d’en retirer grand-chose ; et s’il y a bien un ersatz de plan concernant ce moment de l’histoire (mais présenté dans la campagne en elle-même, pas dans cette annexe ?), bonne chance pour en faire quoi que ce soit… Autant d’éléments renforçant cette tenace impression d’avoir entre les mains un produit « pas fini », ou, pour ainsi dire, bâclé.

 

Mais je reviens au premier coup d’œil, car il est une autre chose qui frappe d’emblée, ou du moins peut rendre légitimement suspicieux, et c’est que le plan du livre n’est pas hyper cohérent. Dans les grandes articulations, on commence par la campagne, on poursuit avec la description de la ville et des PNJ, et on finit avec… n’importe quoi. J’ai naïvement supposé que ce plan avait sa raison-d’être, et l’ai donc suivi, mais le constat se fait bien vite de ce que la lecture des éléments de description de la ville de Crimson Bay et plus encore des PNJ devrait se faire au préalable – pas mal d’éléments de la campagne sont obscurs, ou semblent incohérents voire incompréhensibles, sans ces informations essentielles. Il faut avoir une idée préliminaire de qui sont Gamblin’ Joe Wallace, le shérif Drent, les figures de Chinatown, etc., pour comprendre comment s’articule le récit. Ajoutons que quelques points sont précisés dans les « annexes » (accroches de campagne et description de la résidence de Leï Pan surtout), qu’il aurait été plus utile de trouver à leur place dans la campagne, et qui en sont ainsi séparés, ainsi que de la description de Crimson Bay, par un bestiaire qui n’a absolument rien à voir et des PJ prétirés génériques, pas le moins du monde associés à ce cadre de jeu (des pages totalement inutiles, pour le coup ?).

 

Tout cela n’est sans doute pas dramatique, et je suppose que d’aucuns me reprocheront une fois de plus, à me voir pester pour ces broutilles, d’être un MJ fainéant, OK, mais mon impression de bâclage n’en est pas moins renforcée : quand j’achète un bouquin de jeu de rôle, sans préjuger de ma charge de travail personnel d’adaptation, etc., qui s’impose de manière générale, j’apprécie quand même d’avoir entre les mains un produit relativement fini… Et c’est un gros souci, concernant ce supplément.

 

UNE HISTOIRE DE VENGEANCE

 

Bon, dans le cadre de ce compte rendu, je vais m’en tenir au plan du bouquin, et donc commencer par la campagne Stone Cold Dead à proprement parler. Elle peut être décomposée en trois parties : la première et la plus longue (et de très loin la plus intéressante…) se déroule à Crimson Bay, la deuxième, éventuellement très brève et très anarchique en même temps, correspond au voyage entre Crimson Bay et Shan Fan, et la dernière, donc, se déroule à Shan Fan.

 

Ah, une note temporelle, de manière générale : nous sommes en 1876, dans ce supplément, soit un peu avant le cadre de jeu présenté dans le livre de base, qui se situe quant à lui en 1879. Cela a une conséquence de taille : la guerre de Sécession n’est pas terminée ! En Oregon, on est sans doute loin des champs de bataille, mais la guerre est une raison essentielle à la prospérité de la ville, via l’usine de munitions de Wallace, et cela peut peser sur des PJ éventuellement rattachés à tel ou tel camp (par exemple, des membres de l’Agence ou des Texas Rangers).

 

Le fond de l’affaire

 

Je ne vais pas rentrer dans les détails, hein – notamment en ce qui concerne les grands marionnettistes derrière tout ça. Esquissons hâtivement l’arrière-plan : la ville portuaire de Crimson Bay, en Oregon, pas très loin des limites du Grand Labyrinthe, est des plus prospère, sous la houlette de Gamblin’ Joe Wallace, un industriel de Boston qui a fait sa fortune dans l’armement : à Crimson Bay, il a installé une fabrique de munitions qui approvisionne les forces de l’Union. Tout le monde sait que la ville doit tout à son « maire », un personnage haut en couleurs et finalement assez sympathique – beaucoup plus en tout cas que son homme de main, le shérif Drent, qui terrorise tout le monde ; mais les plus conciliants, dont Wallace lui-même, supposent que c’est le prix à payer pour le taux de criminalité extrêmement bas dans la bourgade… Et l’homme d’affaires « compense », d’une certaine manière, en finançant l’église, l’école, etc. Même si les saloons et bordels captent sans doute davantage l’attention.

 

Quoi qu’il en soit, la ville attire du monde, et de plus en plus, et Wallace aimerait accentuer encore le phénomène – d’où l’organisation par ses soins d’un grand tournoi de poker, avec une récompense conséquente, et qui peut être la raison pour laquelle les PJ se rendent à Crimson Bay (une autre raison « facile » est d’avoir une dette envers Wallace ; en annexe, on trouve d’autres suggestions d’implication des PJ dans la campagne, qui valent ce qu’elles valent, mais c’est de toute façon bienvenu).

 

Mais Wallace a un problème, en parallèle – et qu’il garde secret : la prospérité de Crimson Bay, il le sait, implique le développement du chemin de fer ; une ligne d’une petite compagnie passe en ville, mais il faut la rattacher à un réseau plus ample (dans l’optique sans doute des guerres du rail ? La campagne n’est pas très explicite à ce propos, mais la région est censée être sous la coupe de la Iron Dragon de Kang, ce qui peut faire sens pour la suite des opérations…). Problème, donc : les rails doivent passer par… eh bien, le seul endroit de la région qui n’appartient pas à Wallace, en fait : une communauté d’anciens esclaves, résultat d’un legs d’un philanthrope antérieur à l’arrivée du Bostonien dans la région… La situation juridique des anciens esclaves, et plus encore leur statut de propriétaires, sont relativement flous pour le quidam, et peu nombreux sont ceux qui savent ce qu’il en est – Wallace en fait partie, qui a fait, discrètement, plusieurs offres, très généreuses, pour racheter le terrain, toutes refusées (par respect pour le testament ?), mais Drent aussi le sait… et ses méthodes sont tout autres : il compte profiter de l’agitation du tournoi de poker pour mettre en place un véritable complot désignant les anciens esclaves comme des boucs-émissaires, moyen de les faire dégager une bonne fois pour toutes – Wallace ne sait rien des intentions de son shérif, mais les deux hommes sont bien liés à des intérêts supérieurs, et notamment, à Shan Fan, le très puissant Leï Pan, qui approvisionne l’usine de Crimson Bay en poudre (noter au passage que la communauté chinoise est importante en ville, il y a une « Chinatown » à Crimson Bay – triades, opium, arts martiaux et sorcellerie seront très probablement de la partie).

 

Les PJ à Crimson Bay

 

Et les PJ, dans tout ça ? Bonnes poires ou redresseurs de torts, ils auront leur rôle à jouer… même si un peu, eh bien, sur des rails.

 

La campagne débute ainsi, à Crimson Bay, et cela peut durer, le cas échéant – car tout n’est pas « nécessaire » dans les pages consacrées aux événements survenant dans la ville, il y a plein de « petites aventures » pas à proprement parler indépendantes, mais que l’on peut jouer ou dont on peut faire l’économie, à la discrétion du Marshal (dont, par exemple, une embrouille tentaculaire au port que je me vois mal concilier avec le reste).

 

Les PJ arrivent en ville pour quelque raison, et il y a fort à parier, après une éventuelle mise en jambes incluant tiques de prairie et dégénérés cannibales, que Wallace et/ou Drent les invitent à participer à la sécurité de Crimson Bay à l’occasion du tournoi de poker. Qu’ils l’acceptent ou pas, ils sont de toute façon aux premières loges quand le complot de Drent commence à se mettre en place – en fait, il s’agit peut-être même, dans un premier temps, de détourner leur attention avec une sordide affaire de meurtre dans Chinatown.

 

Après quoi le tournoi débute, avec ses joueurs hauts en couleurs, etc. – mais l’événement crucial, ici, est le vol de la prime du tournoi, qui y met un terme de manière précipitée. Forcément, l’enquête de Drent ne tarde guère à désigner des coupables idéaux en la personne des anciens esclaves – au prétexte d’arrêter le coupable, le shérif et sa troupe (et les PJ, le cas échéant...) se rendent dans la communauté, et, comme vous vous en doutez, cela tourne à l’expédition punitive, au massacre pur et simple, contraignant les survivants à la fuite…

 

Sauf qu’il y a parmi eux Fedor – pas le chef de la communauté des anciens esclaves, néanmoins un de ses membres les plus charismatiques… Et un prêtre vaudou qui avait fait beaucoup d’efforts, depuis des années, pour ne plus faire usage de ses dons surnaturels. L’assaut sur la communauté des anciens esclaves réveille sa rancœur, et il entend se venger – de Crimson Bay, de Wallace, de Drent (il ne fait pas de différence), et aussi de celui qu’il en vient à supposer se trouver derrière tout ça, après avoir mené son enquête en ville : Leï Pan, une des sommités de Shan Fan.

 

La vengeance de Fedor commence par un empoisonnement des puits assurant l’approvisionnement en eau de Crimson Bay, procédé qui fait déjà des dégâts… mais, comme de juste, une armée de zombies prend bientôt le relais !

 

Au-delà de Crimson Bay

 

Et c’est ici, à mon sens, après ce climax qui n’est donc pas censé en être totalement un, que la campagne, jusqu’alors des plus sympathique finalement, même si guère originale sans doute, commence à sérieusement patiner. Il y avait déjà quelques pains, oui (incluant l’absence de cartes et de contexte pour l’expédition punitive ou pour l’empoisonnement des puits dans la tempête, etc., scènes qui ont pourtant un sacré potentiel, contrairement au « supplément de tentacules » un peu trop gratuit déjà envisagé plus haut), mais ça se tenait bien, c’était cohérent, il y a avait pas mal d’opportunités aussi bien de roleplay que d’horreur ou d’action… C’était assez linéaire, j’imagine, mais en usant des ressorts du bac à sable, il devrait être possible d’atténuer cette dimension, je crois.

 

Mais quitter Crimson Bay est problématique, pour au moins deux raisons : la première, décisive, c’est que les motivations des personnages me paraissent totalement incompréhensibles. Concernant Fedor, l’idée de ne pas tuer Wallace mais plutôt de l’affecter financièrement, parce que ça lui ferait bien plus de mal, OK, mais faire le lien entre ce principe et la virée tranquilou bilou à Shan Fan pour se farcir rien moins que Leï Pan, franchement, je n’y arrive pas – que Fedor prenne conscience du bousin est déjà un peu douteux, mais ce coup de tête ne me convainc vraiment pas du tout. D’autant, en fait… que Leï Pan n’a pas forcément grand-chose à voir avec tout ça, et n’est même pas le grand marionnettiste de l’histoire – une enflure assurément, mais bien lointaine pour le coup… Au niveau des motivations, l’affaire se complique en outre concernant Wallace – car c’est lui, et seulement lui, qui peut mettre les PJ sur la piste de Fedor en comprenant que Leï Pan est sa cible... et qu’il s’agit donc pour nos héros de « protéger » le criminel chinois, impitoyable, cruel et surpuissant ? Je n’arrive pas vraiment à comprendre les raisons qu’ont Fedor et Wallace d’agir ainsi, et encore moins pourquoi les PJ devraient, dans cette optique, gagner Shan Fan… Vraiment, ça ne me paraît pas tenir la route. Le dilemme moral censé accompagner et légitimer tout cela guère plus.

 

La deuxième raison, c’est que, soudainement, nous n’avons plus de contexte. Du tout. Crimson Bay très détaillée, avec ses nombreux lieux et PNJ, cède la place à un grand vide – ce qui pourrait se tenir dans l’absolu pour le périple entre Crimson Bay et Shan Fan, sans doute (encore que... Le Grand Labyrinthe est tout de même bien singulier), mais certainement pas pour Shan Fan en elle-même. Cette ville est forcément différente des autres, elle est aussi beaucoup plus grande et plus peuplée, incomparablement plus complexe à première vue, mais le livre ne nous fournit pas assez d’informations, à mon sens, pour pouvoir vraiment jouer ce cadre bien particulier : dire « Il y a des Chinois » et « Leï Pan est très puissant », ça n’est vraiment pas suffisant…

 

Et ces deux raisons débouchent sur un vilain écueil, très révélateur à mes yeux de l’incohérence du scénario et de son caractère bâclé à ce stade : le fil rouge s’avère très ténu, quand bien même toujours un peu plus linéaire au fond, et, en route pour Shan Fan, on nous propose plusieurs petites aventures qui, à tout prendre, ne servent à rien, ne sont d’aucun intérêt hors de toute mise en contexte – ce qui inclut le shoggoth dans un fort abandonné : j’ai beau priser la lovecrafterie, je ne vois pas pourquoi je jouerais un truc pareil. À la limite, la séquence « Bad Moon Rising » pourrait être amusante, même s’il n’est pas facile de l’intégrer dans le récit – on y trouve le personnage de Cordell, chef de la communauté des esclaves en fuite, mais je me suis dit qu’on pourrait peut-être le remplacer par Fedor, bidouiller un truc avec les Manitous, et ainsi faire l’économie des scènes à Shan Fan…

 

Parce que Shan Fan, en l’état… Non. J’imagine que ça peut être un super cadre – mais justement : pas envie de bâcler tout ça faute de contextualisation ! Et, plus on avance, plus les motivations de Fedor concernant Leï Pan ne me paraissent pas tenir la route, et la détermination des PJ à sauver le Chinois encore moins. Je n’ai pas envie de conclure sur un enchaînement falot car « nécessaire » conduisant à une méga-baston en mode « bon, expédions et passons à autre chose » ; et ça, pour le coup, ça me bloque le début de la campagne – j’aime bien ce qui se passe à Crimson Bay, mais je sais que je ne jouerai pas tout ça tant que je n’aurai pas bidouillé une fin satisfaisante ; et tout ce qui se passe à Shan Fan, ici, me paraît foireux et, oui, encore une fois : bâclé.

 

C’est tout de même embêtant...

CRIMSON BAY EN MODE BAC À SABLE

 

C’est d’autant plus regrettable que Crimson Bay, dans sa dimension bac à sable, est un contexte plus que correct, tel qu’il ressort des deux chapitres assez détaillés consacrés aux lieux et aux PNJ.

 

Oh, rien de bien original ici : la litanie habituelle de shérifs pourris et d’adjoints pires encore, des saloons et des bordels pour toutes les bourses, le croque-mort qu’on évite de trop fréquenter, le prêtre qui n’est pas ce qu’il prétend, le médecin sympa mais instable… Rares, finalement, sont les personnages qui se hissent au-dessus du cliché – mais, bizarrement, c’est peut-être bien le cas de Gamblin’ Joe Wallace, plus complexe qu’il n’en a l’air, au plan moral notamment : c’est décidément la figure qui attire l’attention. Un point peut-être aussi pour les figures de Chinatown ? Pas spécialement inventives, non, mais sourdement inquiétantes, et c’est déjà ça. Mais, pour le reste, on s’accommode sans trop de soucis des clichés, au fond : dans un jeu aussi codé que Deadlands Reloaded, ils ont leur place – et il peut suffire, parfois, d’une petite marotte, au détour d’une ligne, pour conférer à ces personnages, finalement, un semblant d’âme, hôteliers délateurs ou fanatiques de la chasse à l’ours.

 

Lieux et PNJ sont bel et bien développés avec un certain soin – qui contraste avec l’impression générale de bâclage pour quasiment tout le reste. C’est, finalement, l’atout de ce supplément, je suppose – un cadre « bac à sable » qui contient pas mal d’éléments d’intrigue, à même d’épicer la campagne Stone Cold Dead pour la rendre moins linéaire, ou, à vrai dire, utilisable en tant que tel, comme contexte indépendant. Il y a de quoi faire, oui.

 

LE FOURRE-TOUT FINAL

 

Après quoi, c’est un peu le foutoir… Du fait de « bonus » débloqués lors du financement participatif, pour partie, mais avec d’autres témoignages d’une conception globale assez hasardeuse.

 

Le bestiaire

 

La partie la plus intéressante est probablement le bestiaire – mais il est d’autant plus regrettable qu’il soit totalement indépendant de la campagne Stone Cold Dead.

 

En fait, pour certaines des créatures ici décrites, il me paraît assez difficile de les intégrer dans une campagne de Deadlands Reloaded quelle qu’elle soit : les Clockwork Men notamment, très liés à l’est et même surtout aux grandes villes, New York en tête. Dommage, parce que leur description (très détaillée, comme pour les autres créatures de ce bestiaire – c’est un format totalement différent par rapport au bestiaire du livre de base) est assez intéressant. Même chose ou presque pour les joueurs morts-vivants du Mary-Ann’s Lucky Guess, le bateau fantôme ne naviguant en principe que sur le Mississippi, soit en gros la limite orientale de l’ère de jeu traditionnelle.

 

Le Bataillon de la Mort du colonel Amos, ou l’Homme de boue, sont plus classiques, mais pas inintéressants et plus aisés à mettre en scène.

 

On trouve deux grosses bestioles aquatiques, en outre : le Carcharodon Mégalodon, ou « Terreur Grise », est un requin colossal qui sème la zone dans le Grand Labyrinthe, Les Dents de la mère de Godzilla, en gros, OK, mais la Créature de Cold Lake Bay n’est qu’une énième variation sur Nessie, sans plus d’intérêt.

 

Reste deux créatures sans caractéristiques : les Étalons funestes peuvent être très intéressants, même s’ils impliquent sans doute un jeu dangereux avec les PJ – je suis plus sceptique concernant l’Arbre aux mille visages, finalement convenu et qui aurait gagné à se voir consacrer davantage d’attention.

 

Un bestiaire plus ou moins utilisable, donc, mais joli et pouvant, par le seul biais d’une créature, générer assez aisément un scénario – je suppose donc que c’est malgré tout un bon point.

 

Les prétirés

 

Suivent sept PJ prétirés : un bagarreur en fait fana de dynamite, un « combattant » sans rien de spécial, une « courtisane », un disciple des arts martiaux, une huckster lambda, un pistolero pété de thune et une savante folle.

 

C’est d’un intérêt plus que douteux. L’historique des personnages est expédié en un paragraphe et ne suffit que rarement à leur conférer une épaisseur de départ ; ces PJ sont éventuellement un peu des redites des prétirés du livre de base, d'ailleurs.

 

Mais le souci… Enfin, ce n’est pas à proprement parler un souci, c’est un regret : il y avait là une occasion de livrer des prétirés d’emblée associés à la campagne Stone Cold Dead, ce qui aurait considérablement simplifié le travail d’implication des PJ, toujours délicat… Mais rien de la sorte, non. Un bonus inutile.

 

Broutilles autour de Stone Cold Dead

 

Après ces deux éléments totalement indépendants de Crimson Bay et de la campagne Stone Cold Dead, on y revient une dernière fois pour quelques annexes (je passe sur le nouvel exemplaire de journal).

 

En trois pages, on revient sur la résidence de Leï Pan à Shan Fan – comme dit plus haut, ça n’est pas forcément très évocateur. On y trouve les caractéristiques des Tigres Noirs, les gardes de Leï Pan, et de leur chef Kao.

 

Entre deux eaux, un tout petit texte sur les conséquences éventuelles pour les PJ de leur comportement à Shan Fan – d’une utilité très limitée.

 

Enfin, mieux, dix raisons de venir à Crimson Bay – ça, OK.

 

PAS FINI…

 

L’impression demeure, tenace, d’être en présence d’un supplément un peu bâclé. Peut-être le projet avait-il été lancé avec les meilleures intentions du monde, et cette idée d’une campagne de création française était bienvenue ; il en reste heureusement quelque chose : un cadre de bac à sable pas bouleversant d’originalité mais très sympathique, une campagne qui démarre assez bien en dépit d’une vague linéarité à vue de nez aisée à contourner, et, dans un autre registre, des illustrations de qualité.

 

Mais, dans la campagne, à l’heure de quitter Crimson Bay, c’est comme s’il y avait soudainement beaucoup moins d’implication : le voyage jusqu’à Shan Fan consiste en séquences totalement indépendantes, le cadre de Shan Fan n’est en rien détaillé et ce qui s’y produit est d’un ennui mortel – que la cohérence douteuse de l’intrigue depuis quelque temps déjà n’arrange pas le moins du monde. Les aides de jeu en ont fait les frais depuis bien plus longtemps sans doute, avec des absences regrettables çà et là.

 

Le fourre-tout final, même si pas dénué d’éléments intéressants dans l’absolu, accentue encore cette impression, et c’en devient navrant ; c’est comme si le livre, ou l’éditeur derrière lui, lâchait dans un soupir à la face du lecteur : « Bon, passons à autre chose... »

 

C’est vraiment dommage. Mais je n’exclus pas d’en faire usage quand même – en y changeant pas mal de choses. D’aucuns diront donc que c’est de toute façon le boulot du MJ – au risque de me répéter, je tends tout de même à croire que ce travail nécessaire, inévitable et même bienvenu gagnerait à se développer sur des bases plus solides que cela, c’est-à-dire sur un supplément qui soit, grosso merdo, « fini ». Et Stone Cold Dead ne fait vraiment pas cette impression.

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Gunnm, t. 6 : Le Chemin de la liberté (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 6 : Le Chemin de la liberté (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 6 : Le Chemin de la liberté (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2013] 2017, 217 p.

ONZE ANS PLUS TARD

 

Retour à Gunnm, le cultissime manga SF-action de Kishiro Yukito, après un tome 5 « édition originale » qui avait presque miraculeusement remonté le niveau après deux tomes fainéants et navrants consacrés au motorball ; la série était redevenue fun, même si le scénario n’avait sans doute rien d’exceptionnel, et le dessin redevenait brillant, atteignant peut-être même des sommets inégalés dans la série. Soulagé par ce retour en force, je n’ai guère hésité à me procurer ce tome 6 pour prolonger l’aventure.

 

Nous reprenons, mais assez brièvement, là où le tome 5 s’était arrêté : Gally a vaincu Zapan, auquel Desty Nova avait confié son corps de Berserker ; mais le combat a été dur, et, au final, il ne restait presque plus rien de Gally… Ceci étant, dans cet univers limite transhumaniste, ça n’est pas forcément un problème – on peut reconstruire… Sauf quand la législation de Zalem et des usines entre en jeu ? Gally, pour avoir fait usage d’une arme à feu, et qu’importe si c’était pour sauver Kuzutetsu, est considérée comme la pire des criminelles (hein, quoi ?) ; nul besoin d’un procès pour la condamner à voir ses restes broyés dans les usines, et bye bye Gally…

 

Sauf que. Alors même que ses débris avancent sur le tapis roulant fatal, la cyborg est contactée en rêve par Zalem – le moment idéal, comme vous vous en doutez, pour une de ces « offres qu’on ne peut pas refuser » : si Gally se met au service de Zalem, en acceptant de devenir un « Tuned » (a priori ce que les habitants de Kuzutetsu qualifient en frissonnant d’ « ange exterminateur »), elle vivra. Gally n’est guère disposée à vendre ainsi sa liberté (comme Florent Pagny, notre plus grand révolutionnaire à nous qu'on a), mais quand son interlocuteur, le bien nommé Bigot, explique qu’il s’agira pour elle de se mettre sur la piste du scientifique félon Desty Nova, elle tend l’oreille – et l’éventualité de remonter ainsi la piste de son cher Ido, mort dans le tome précédent, mais dont Desty Nova lui avait assuré qu’il était parfaitement dans ses cordes de le ressusciter, achève de la convaincre.

 

Et… Nouvelle ellipse. Déjà, l’essentiel du tome 5 s’était déroulé deux ans après les événements du tome 4 (de sinistre mémoire). Cette fois, c’est un bond de onze années que nous accomplissons – la mission de Gally semble demander beaucoup de temps, sans forcément entamer sa détermination…

 

IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST (DE KUZUTETSU)

 

… Et ce changement dans le temps s’accompagne aussi d’un changement dans l’espace. Fait inédit dans la série, quelques très brefs flashbacks exclus, ce tome 6 nous invite à quitter les limites de Kuzutetsu. Pas (encore ?) pour nous rendre sur Zalem, même si nous en avons exceptionnellement quelques très brefs aperçus : nous restons sur Terre (?), mais pour nous perdre dans les campagnes.

 

En effet, Kuzutetsu et (surtout) Zalem ont besoin de ressources (matériaux, nourriture) produites dans un réseau de fermes, de mines et d’usines autour de la Décharge. Une fois dépassées les frontières de Kuzutetsu (un mur d’eau infranchissable), le monde n’est plus que vastes plaines désertiques, où l’on trouve encore çà et là des vestiges du monde d’avant, et notamment des villes fantômes toutes de gratte-ciel arrogants et d’autant plus mesquins qu’ils ont été abandonnés de longue date. Çà et là, pourtant, il y a donc des fermes (mais on n’en voit pas ici), reliées à Kuzutetsu par un réseau de trains.

 

Bien sûr, dans un monde pareil, les ressources transportées par ces trains sont d’autant plus précieuses… et les brigands ne manquent pas en chemin, qui comptent mettre la main dessus. Les trains doivent donc être lourdement protégés par un contingent de mercenaires, dotés des meilleures armes et armures – mais, bien sûr, les usines n’ont pas confiance en eux : durant tout le temps de leur mission, les mercenaires ne peuvent pas se séparer de ces « prêts », et, viendraient-ils à s’éloigner un peu trop de la voie de chemin de fer, ils sont alors programmés pour exploser automatiquement…

 

Pourquoi une telle débauche de sécurité ? Eh bien, parce qu’il y a une nouvelle bande de pillards qui sévit sur la voie, le « Barjack », contrôlé par un mystérieux (…) Den. Ces hommes-là sont bien mieux équipés et bien plus redoutables que tous leurs « collègues ». Bien sûr, c’est ce qui intéresse Gally (renommé G1 par ses employeurs de Zalem, bravo) dans cette affaire : elle est sur la piste de Desty Nova…

 

Ce changement de cadre est une bonne idée, qui renouvelle le graphisme comme plus généralement l’atmosphère de la série. Nous quittons enfin les ruelles encombrées de Kuzutetsu (et, bon, les pistes de motorball…) pour un tout autre monde, ouvert – pas moins étouffant cependant, mais c’est cette fois l’angoisse des grands espaces déserts qui saisit les personnages et, peut-on supposer, le lecteur . Le thème du train, en outre, fait rejaillir bien des souvenirs associés à l’esthétique western, et c’est sans doute assez bien vu…

 

MAD GALLY

 

Ceci étant, vous savez très bien quelle est la référence essentielle : Mad Max, bien sûr… Ici, la BD ne dissimule rien de ses emprunts – et, du coup, le scénario sous cet angle ne brille certainement pas par son originalité. Quand le Barjack lance l’assaut sur le train, avec ses buggys qui bondissent sur les dunes, les jeux sont faits.

 

Mais bien faits ! Pour le coup, au-delà du clin d’œil très (vraiment très) appuyé, on sent un auteur qui s’amuse et communique son enthousiasme au lecteur. Les grands espaces offrent des opportunités de mise en scène de l’action que la fourmilière de Kuzutetsu n’autorisait pas. Et quand la ville fantôme entre en jeu, pour le coup plus inventive, en tout cas au plan graphique, de nouvelles opportunités encore apparaissent, dont Kishiro Yukito sait habilement tirer parti. Dans tous les cas, j’avoue avoir trouvé ça assez jubilatoire – un peu le sentiment que j’avais éprouvé en regardant tout récemment (et donc bien à la bourre) Mad Max Fury Road : c’est excessif, ça bouge en permanence, et c’est en même temps bourré de petites idées futées qui asseyent l’ambiance et contribuent à créer un véritable univers.

 

Mais la thématique « Mad Gally » ne s’arrête pas là, et doit sans doute être aussi envisagée… ben, au pied de la lettre, disons. Depuis le début de la série, Gally n’a cessé d’alterner entre deux attitudes : assumer son rôle de combattante, ou tenter de s’en détacher pour faire un pied de nez à tout déterminisme – une histoire de « liberté », qui n’a peut-être jamais été aussi affichée que dans le présent tome. Or, ici, même si, jouant de son harmonica, Gally n’a peut-être pas tout perdu de son éphémère carrière de rock star au Kansas (le bar des hunter-warriors, hein), elle tend globalement à se montrer plus froide et impitoyable – en fait, sur un mode qu’elle a hérité de sa tout aussi éphémère carrière dans le motorball…

 

Sauf que, cette fois, ça fait sens, ça marche. Parce que ça va bien plus loin : Gally s’assume en tueuse psychopathe, comme l’outil qu’elle est censée être au service de Zalem – elle clame qu’elle n’attend rien d’autre en ce monde que des occasions de se battre, d’éviscérer, de démembrer, de décapiter… Et elle le fait en arborant une mâchoire carnassière, mi prédatrice, mi sadique. Comme si, d’ailleurs, la justification première de son engagement de « tuned », à savoir retrouver Ido, n’avait plus grande importance.

 

Mais n’est-ce pas une façade ? Gally, au fond, n’est pas comme ça. Oh, sans doute ressent-elle bel et bien cette joie du combat, qui lui permet de s’oublier pour un temps, mais « l’ange exterminateur » a pourtant le cœur sur la main – ici, nous la voyons régulièrement contrevenir aux ordres émis par Zalem pour… faire le bien ?

COMPAGNONS DE ROUTE ET GUIGNOLADES

 

Car elle a des compagnons de route qui lui en offrent l’occasion. Gally n’est pas à proprement parler une de ces mercenaires que les usines embauchent pour protéger les précieux trains – et lesdits mercenaires le savent, qui flippent à la seule évocation de celle qui ne peut être qu’un « ange exterminateur » : tous ceux qui la côtoient de trop près meurent, c’est un fait.

 

Mais il y a donc ces mercenaires. Le danger étant immense, les tarifs sont élevés (la décision de les augmenter, au passage, est prise par ce connard de Vector, que nous avions vu dans les tomes 2 et 3) – au point où les usines ne manquent finalement pas de volontaires. Tous ne sont peut-être pas si compétents, cela dit…

 

Jorg, ainsi, fait figure de bon bougre mais passablement timoré – tout l’effraie, et Gally au premier chef. Mais c’est que sa famille se trouve dans une de ces lointaines fermes, alors… Les circonstances l’affectent – tout au long de l’album, il est celui dont les choix sont par nature biaisés par le monde extérieur, un personnage dont la fonction, d’une certaine manière, implique la sympathie, dans tous les sens du terme : bienveillance et souffrance.

 

Mais Jorg, par le hasard des affectations, s’est lié à un autre personnage, autrement plus « badass » : un certain Fogia Four, homme qui vient lui aussi de la cambrousse, et l’affiche – à la différence de 99,9 % des types que l’on croise à Kuzutetsu, il n’est pas « cyberisé » : que du naturel, pas de prothèses bizarres ! Il n’en est pas moins un combattant efficace – maîtrisant des techniques fort anciennes ; et comme on tend instinctivement à le sous-estimer du fait de son absence d’armure, de prothèses, etc., il peut faire de sacrés dégâts.

 

Il est arrogant, par contre... Il n’a peur de rien, et certainement pas de Gally ! Les remarques craintives de Jorg l’incitent à rivaliser avec la cyborg – en lui imposant sans cesse un duel dont elle n’a que faire, tant il est vain. Or Fogia Four est dur de la comprenette… et/ou persévérant ? Il a beau se faire démontrer la tronche à chaque fois, il remet toujours ça !

 

Ça pourrait être vaguement pénible… Et pourtant non, car le traitement de cette rivalité par Kishiro Yukito, la plupart du temps, s’avère pertinent, en tournant la chose à la guignolade, dans le récit comme dans le graphisme. Je crois que c’est un atout de ce tome 6, même si c’est peut-être à débattre : il y a beaucoup d’humour, cette fois, bien plus ai-je l’impression que dans tous les tomes précédents. Le dessin n’y est pas pour rien, car Fogia Four ne se contente pas, comme nombre de personnages dans cette série qui y accorde visiblement une grande attention, de bénéficier d’un « character design » irréprochable, qui lui confère d'emblée une personnalité et assure son identification immédiate, il est aussi l’occasion de dessins louchant davantage sur la caricature à force de bleus et bosses à tout va.

 

Une dimension, en fat, qui rejaillit sur Gally, dans ses traits les plus expressionnistes – mâchoire prédatrice, donc, mais pas seulement ; et j’avoue avoir trouvé amusant que Fogia Four, ruminant sa rancœur, ne cesse de la décrire comme « la fille avec la bouche en cul de poule », une chose que j’avais évoquée dès le premier tome… En fait, cela contribue à rendre les poses de pin-up de Gally (il y en a toujours de temps en temps, oui) plus « acceptables », car susceptibles d’être un peu raillées par l’auteur lui-même, derrière ses personnages.

 

(Bon, on a quand même toujours du gros machisme indéniable dans tout ça, avec par exemple Fogia Four lâchant cet argument massue, p. 140 : « J’vais pas nier que j’aime la castagne, mais certainement pas la guerre ! Surtout quand elle est faite par des femmes ! » Argument tellement pertinent qu’il laisse Gally sans voix, dites donc… Ça se confirme, après quelques autres trucs du même registre dans les tomes précédents : avoir une héroïne ultra badass ne protège en rien des bêtises sexistes – mais ça on le sait depuis longtemps.)

 

Bon, il y a une autre conséquence qui me parle moins : Gally et Fogia Four sont presque forcément amoureux, derrière leur rivalité de principe… De Fogia Four à Gally, ça n’a rien de bien étonnant, mais dans l’autre sens, ça m’a paru moins pertinent. Ceci dit, ça participe aussi du traitement humoristique de l’ensemble, avec ce gimmick du baiser qui s’annonce toujours mais ne se réalise jamais, parce que tout le monde se bastonne à côté. Avouons aussi que la toute dernière séquence, à cet égard, est plutôt réussie.

 

Cette dimension mise à part, le ton assez humoristique de ce tome 6 m’a plutôt parlé, et le trio de personnages suscite des scènes amusantes – pas que, mais souvent.

 

LA LIBERTÉ – ET UNE CAUSE AU NOM DE LAQUELLE SE BATTRE ?

 

Mais l’album n’est pas que gags. Bon, déjà, il est avant tout baston, ça bourrine sévère… Avec l’efficacité habituelle, et un surplus de techno-gore qui n’est pas pour me déplaire, d’autant qu’il prolonge les guignolades plus inoffensives de Fogia Four ne s’avouant jamais vaincu.

 

Parfois, le ton se montre plus sérieux – même si avec plus ou moins de réussite… Le thème de la liberté, surtout, revient souvent – je l’ai déjà évoqué, via Gally et via Jorg, mais cela va sans doute au-delà. Mettre ce titre de Chemin de la liberté en avant était donc plutôt bienvenu. On ne fait certes pas dans la philosophie de haut vol, et le trait est parfois un peu trop appuyé, mais ça reste globalement intéressant et pertinent, alors ne crachons pas dessus.

 

Il faut sans doute aussi relever une idée corollaire : celle de la cause pour laquelle on se bat. Gally, bien sûr, est amenée à se poser régulièrement cette question depuis les tout débuts de la série – la pulsion, l’argent, l’amour, la compétition… Tout y est passé. Ici, la quête de Desty Nova et/ou d’Ido relance la thématique en la rendant plus… « concrète », disons, via la soumission de l’héroïne à Zalem.

 

Mais cette idée s’exprime aussi dans un autre registre, dans ce tome 6 – concernant les intentions du Barjack. Je ne vous apprends rien, le monde de Gunnm est passablement nihiliste, et/ou cynique. Même le rêve de Yugo, dans les tomes 2 et 3, n’était pas totalement exempt de ces connotations fâcheuses – et Ido, avant même Gally, ne semblait pas faire mystère de ce que son activité de hunter-warrior n’était pas forcément motivée au premier chef par le désir de justice et de protection des siens, mais par la satisfaction d’une compulsion ultra-violente. Depuis cette époque, nous n’avons jamais eu l’occasion d’envisager les choses différemment, au fond.

 

Ici, pourtant, le thème ressurgit d’une manière un brin différente – concernant les intentions du Barjack. Les brigands pourraient être de simples connards cupides ; et ils le sont probablement, pour l’essentiel. Mais certains, en son sein, dont un certain colonel, mettent en avant une cause qui n’est peut-être pas (tout à fait) hypocrite : assurer l’indépendance de la surface contre l’exploitation et l’oppression de Zalem. Ce qui, toutes choses égales par ailleurs, serait sans doute une cause des plus légitime, à même de susciter la sympathie du lecteur, et peut-être même de certains personnages, dont Gally – qui ne lutte contre le Barjack, en théorie, que parce que Zalem, pour le coup très intéressée à l’affaire, le lui ordonne sans tenir le moindre compte de ce qu’elle pourrait bien en penser. Mais il faut y associer les méthodes, certes – cette vieille histoire de fin justifiant les moyens… Et, bien sûr, très concrètement ici, il faut y associer le personnage de Jorg. Il y a du potentiel dans tout ça – même si je n’ai aucune idée de ce que la suite de la BD en fera.

 

SUPER-TECHNIQUES DE COMBAT ET CATALOGUE D’ARMES À FEU

 

Bon, jusqu’ici, j’ai essentiellement mis en avant des choses positives. Mais tout n’est pas si bon dans ce tome 6, ne prétendons pas le contraire…

 

Déjà, une évidence : Gunnm est une BD d’action (sans déconner ?). Et l’action est bien au premier plan – autant dire le combat pour l’essentiel. Ce qui ne laisse pas forcément beaucoup de champ pour la « subtilité », hein... Cependant, comme dit plus haut, aussi bien les guignolades de Fogia Four que les moments plus sombres et réfléchis (il y en a quand même un peu, si, si) sont bien gérés, et le tome est finalement assez équilibré à cet égard. Il bénéficie en outre d’un graphisme toujours au top, qui peut à l’occasion (à l’occasion seulement) rattraper un scénario certes pas bien épais dans l’ensemble. Les « petites idées » émaillant le récit de même, heureusement.

 

Mais cette action a quelques implications plus fâcheuses, je crois – du fait de la mise en avant de super-techniques de combat, comme d’hab’, et d’un côté « catalogue d’armes à feu » (enfin, de munitions, surtout, en l’espèce), qui, via des notes ou des encarts abscons mais en fait creux, m’a ramené aux pires souvenirs de The Ghost in The Shell de Shirow Masamune. Concernant les super-techniques de combat de Fogia Four, ça peut à l’occasion être vaguement (très, très vaguement) rigolo, parce que ça ne se prend visiblement pas très au sérieux, le personnage étant ce qu’il est – quand il explique que son art martial repose avant tout sur le « baffage », bon, OK… Mais, tout de même, j’avoue peiner devant des dialogues du genre (p. 93) :

 

GALLY (pensées) — Je rêve ? Ce type maîtrise un Hertzscher Hauen, sans augmentation ?!

FOGIA FOUR — Hé hé… Ce que tu viens de voir, c’est ce qu’on appelle la « transmission » dans mon koppo cybernétique.

(Note de bas de page) — Koppo cybernétique : art martial asiatique que l’on dit dérivé d’un ancien art de combat japonais du général de l’époque de Nara, Komaro d’Otomo. Il tient en réalité sa principale source d’inspiration du « koppo de rue » fondé par le réformiste Seishi Oribe.

 

L’occasion aussi, j’imagine, de constater que la traduction, euh.

 

Le catalogue de munitions suscite le même genre de développements. Et c’est fatiguant.

 

I WANT TO BREAK FREE

 

Bilan globalement satisfaisant, voire un peu plus que ça.

 

Je n’ai pas été aussi convaincu que par le tome 5, qui avait certes pour lui de relever le niveau après l’arc du motorball que j’avais trouvé désastreux. Par ailleurs, l’action au tout premier plan bouffe du papier, avec des résultats appréciables au plan graphique, mais le manque d’épaisseur du scénario n’en ressort alors que davantage – le jeu sur les clichés du western et la référence ouverte à Mad Max pouvant également avoir un impact similaire.

 

Mais j’ai bien aimé, car, sous cette façade, il y a plein de choses intéressantes : de bons personnages, parfaitement conçus dans le fond comme dans la forme, des gags bienvenus, des inventions bien pensées et qui servent le récit (au premier chef l’équipement explosif, je dirais – ou en tout cas c’en est une bonne illustration), et une ambiance qui évolue, jouant certes du contraste, mais pas au point de la contradiction : l’occasion, en fait, d’étendre l’univers de Gunnm d’une manière très pertinente, et convaincante. Si les précisions martiales sont soulantes, elles trouvent heureusement leur contrepartie dans le traitement certes plus ou moins discret et subtil de thématiques plus graves qui font sens au regard de la série, de son univers et de ses personnages. Pas de quoi cracher dans la soupe, donc.

 

La suite un de ces jours avec le tome 7.

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Vie de Mizuki, vol. 2 : Le Survivant, de Shigeru Mizuki

Publié le par Nébal

Vie de Mizuki, vol. 2 : Le Survivant, de Shigeru Mizuki

MIZUKI Shigeru, Vie de Mizuki, vol. 2 : Le Survivant, [Boku no isshô ha GeGeGe no rakuen da ボクの一生はゲゲゲの楽園だ], traduit et adapté du japonais par Fusako Saito et Laure-Anne Marois, Paris, Cornélius, coll. Pierre, [2001] 2013, 501 p.

LE TEMPS ÉLASTIQUE

 

Retour, après un délai bien trop long, à la monumentale autobiographie en bande dessinée de Mizuki Shigeru, la Vie de Mizuki, publiée dans une édition absolument superbe chez Cornélius ; j’avais été bluffé par l’excellentissime premier tome, L’Enfant, et voici donc maintenant le deuxième, Le Survivant (en attendant le troisième et dernier, L’Apprenti).

 

Encore un fort volume, qui pèse son poids avec ses 500 pages d’un excellent papier sous couverture rigide à jaquette, et, même si l’éditeur prend soin d’expliquer pourquoi certaines planches (une cinquantaine) ont un rendu « inférieur », à savoir que les originaux ont disparu, le résultat est encore une fois de toute beauté, à la hauteur de l’œuvre, et, rien qu’à feuilleter la chose, on se délecte du style graphique immédiatement identifiable de Mizuki Shigeru, avec son côté un peu « ligne claire » mêlant des personnages aux traits caricaturaux, simplistes, expressionnistes, dans des décors extrêmement soignés, et alternant avec une impression photographique pour nombre de scènes historiques – qui ont leur part ici, essentielle : après tout Mizuki nous parle en long et en large de son expérience de la guerre de l’Asie-Pacifique…

 

D’où un volume qui distingue deux périodes (je suppose que le découpage en trois tomes est arbitraire, de toute façon) : sur les 350 premières pages en gros, Mizuki raconte la guerre et comment il l’a vécue – prenant le relais du tome 1 qui avait déjà assez longuement introduit cette thématique dans ses derniers temps. Après quoi, sur 150 pages environ, Mizuki parle de son retour au Japon, de ses multiples galères, enfin de ses débuts en tant que mangaka après être passé par la case kamishibai. Le ton est forcément différent, même si, non sans ironie, la thématique de la survie, offerte par le titre de ce tome 2, peut très bien concerner les deux périodes.

 

Mais il faut ajouter que le temps est élastique, ici. Les années de guerre sont décrites avec un luxe de détails, la Grande Histoire comme la petite – a priori, le tome débute en 1943 (ou au plus tôt fin 1942), et il faudra donc bien 350 pages pour parvenir à la démobilisation de notre héros, après la capitulation du Japon durant l’été 1945. Mais, ensuite, le rapport au temps n’est plus le même : Mizuki, désormais, s’autorise des ellipses parfois conséquentes, et pas toujours très explicites – le résultat, c’est que ces 150 pages qui concluent le volume vont approximativement de 1945 à 1958 ; tout va donc beaucoup plus vite, la densité n’est plus à l’ordre du jour – mais, rassurez-vous, la précipitation pas davantage : c’est de fait le rythme adéquat pour narrer tout cela.

 

LA PLUS TRAGIQUE DES FARCES

 

Le plus gros de l’album est donc, sans surprise, consacré à la guerre. Alternant aperçus des événements globaux et scènes plus détaillées impliquant notre héros ou du moins son régiment, le récit est méticuleux, très détaillé – d’aucuns ont d'ailleurs pu avancer que c’était « trop » détaillé. Il est vrai qu’en certaines occasions ce tome 2 (mais dans la continuité du premier) multiplie les références extrêmement précises (merci aux éditions Cornélius pour les nombreuses notes en fin de volume, au passage), presque à la manière, on l’a dit, d’un manuel d’histoire – si le rythme propre à la BD différencie tout de même les deux approches. J’avouerais que, si, à titre personnel, la matière me passionne et j’ai adoré ma lecture, les critiques de ceux qui ont considéré que c’était « trop » me paraissent compréhensibles et légitimes.

 

Quoi qu’il en soit, le tableau est accablant – et ceci sans même nous attarder pour l’heure sur le sort de Mizuki en personne. On sent dans ces pages, en dépit d’une certaine réserve dans le ton, associée à une certaine « pudeur » (je crois que c’est le mot, même s’il pourrait prêter à confusion – j’y reviendrai), toute la colère de l’auteur à l’encontre de cette farce d’un goût ignoble, et de la bêtise fanatique des officiers nationalistes, dont les mensonges et les fantasmes puérils ont causé la mort horriblement inutile de millions de leurs compatriotes… Les conditions de vie lamentables des soldats peu ou prou voire officiellement abandonnés par leur état-major, la faim et la malaria, la brutalité crasse des « supérieurs » à l’encontre des « cadets » qu’ils dressent à la bêtise à coups de baffes toujours plus nombreuses, toujours plus violentes… L’aveuglement d’une nation entière, du fait de l’aveuglement de ses chefs, prétendant jusqu’à la toute dernière heure, contre l’évidence des faits, que la victoire était sur le point d’être acquise…

 

Et les missions-suicides, de type « opération mort », auxquelles Mizuki avait déjà consacré un album, plus détaillé encore semble-t-il, sous ce titre précisément. On le comprend : c’est l’illustration la plus terrible des absurdités qu’il a vécues sous l’uniforme, à titre personnel. La différence étant donc, semble-t-il, que cette fois l’auteur affiche et revendique le caractère autobiographique de son récit. Car le drame le plus révoltant, dans cette bande dessinée, est bien celui de ces soldats déclarés morts avec tous les leurs, dans le cadre d’une mission-suicide hâtivement décrétée par un blanc-bec d’officier crétin désireux de partir « glorieux » avant même d’être arrivé où que ce soit ; or certains de ces soldats, dont Mizuki bien sûr, ont en fait survécu du fait de l’intervention autrement sensée d’un courageux et lucide sous-officier autrement au fait des réalités du terrain et des impératifs de la guerre, mais ils constituent dès lors et plus que jamais une « honte » pour un état-major qui n’a que le mot « honneur » à la bouche, et qui réclame sans cesse la mort de ces inacceptables survivants, ces « statistiques » qui ne sauraient tout bonnement être… Quelle misère, quelle folie que cette armée dont l’objectif semble être de mourir plutôt que de vaincre ! Je vous renvoie, une fois de plus, à Morts pour l’empereur, de Takahashi Tetsuya.

 

MIZUKI DANS LA TOURMENTE

 

Mizuki, si peu fait pour la vie de soldat à l’évidence – lui qui est un jeune homme distrait, curieux, rêveur, gaffeur, socialement inapte, et rétif à l’autorité pour la bonne et simple raison qu’il n’en comprend même pas le concept –, passe l’essentiel de son temps sous les drapeaux en Nouvelle-Guinée. Son quotidien, avant même que les combats ne soient de la partie, est déjà d’une extrême rudesse, dans la continuité de ce que nous avions vu dans le premier tome : des baffes, des baffes, des baffes. Il faut y insister : même sans les batailles et les détonations, c’est déjà l’enfer, et un enfer mortel.

 

Et je vais réitérer et approfondir ma remarque de la chronique du tome 1 : tout ceci m’a vraiment ramené à La Condition de l’homme, trilogie cinématographique signée Kobayashi Masaki – au deuxième volet, Le Chemin de l’éternité, où les baffes pleuvaient tout autant, le film insistant tout particulièrement sur ces brimades incessantes, en créant une situation de cauchemar bien avant que les Russes, très tardivement, ne se lancent à l’assaut de la Mandchourie où se déroule l’action, mais aussi, cette fois, au troisième volet, La Prière du soldat, quand les conscrits nippons abandonnés de tous errent sans but dans un environnement plus hostile que jamais, où la faim et la maladie sont aussi à craindre que les balles et les obus ennemis… Ici, on peut aussi penser, et sans doute même le faut-il, à Feux dans la plaine, de Ichikawa Kon, inspiré d’un roman de Ôoka Shôhei qu’il me faudra lire un de ces jours.

 

En effet, avant même « l’opération mort », concomitante de la débâcle japonaise, le quotidien des troufions est terrible. Mizuki est bientôt atteint de la malaria, qui le fait beaucoup souffrir et, par cycles, semble toujours davantage le menacer de mort. Il s’en tire, pourtant – et conserve tout du long un solide appétit, qui, à vrai dire, ne fait que rendre la faim plus douloureuse : les soldats n’ont littéralement rien à manger, ils ont d’ores et déjà été « oubliés » dans le ravitaillement, et survivent comme ils le peuvent.

 

Le drame personnel de Mizuki ira bien plus loin encore : nous le savions, il a perdu un bras à la guerre – le bras gauche (et il était gaucher). Nous voyons comment dans le présent tome. Mais ce qui m’a marqué, à cet égard, c’est combien cet événement que nous serions portés à supposer particulièrement traumatisant (et sans doute l’a-t-il bel et bien été) est traité ici… eh bien, comme le reste, au même niveau, sans plus d’importance.

 

Je reviens donc sur cette idée de « pudeur ». Rien à voir, bien sûr, avec quelque bête chasteté puritaine, ou quoi que ce soit d’aussi lamentable… Mizuki ne cache rien : la mort, la boue, le sang, la pourriture, la merde, sont essentiels au propos. Ce qui me fait parler de « pudeur », c’est cette tendance, ici particulièrement marquée, à reléguer sur un plan presque secondaire les événements personnels, parfois, même les plus notables, et ceci alors même que nous sommes dans une autobiographie – ce qui pourrait donc être paradoxal. La perte du bras, pourtant cruciale, dans son traitement finalement très distant, m’en paraît une bonne illustration – mais aussi et même surtout la tendance globale à confier la narration au personnage de Nezumi Otoko, tiré de la plus célèbre bande dessinée de l’auteur, Kitarô le repoussant (procédé déjà employé dans le premier tome, mais avec moins d’ampleur, ai-je l’impression) : du coup, Mizuki n’emploie qu’assez rarement le « je », dans cette période tout particulièrement, en confiant à la bestiole semi-yôkai le soin de conter la Grande Histoire comme la sienne propre – et Nezumi Otoko parle donc de Mizuki à la troisième personne. La grammaire japonaise diffère considérablement de la française, aussi ne suis-je pas bien sûr de ce que cela donne dans le texte original, mais, en français du moins, il y a donc une forme de mise à distance, qui ne rend le récit que plus douloureux encore, peut-être.

SURVIVRE

 

Mizuki, sans bien en avoir conscience j’imagine, est alors engagé dans une lutte impitoyable pour survivre. L’effet est sans doute assez déstabilisant, parce que (eh) nous savons très bien qu’il a survécu, et en même temps nous avons toujours un peu plus l’impression qu’il ne pouvait tout simplement pas survivre – ceci, précisons-le, pas parce que l’auteur en ferait trop, en rajouterait sans cesse, tricherait d’une manière ou d’une autre : le naturel demeure, toujours, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus terrifiant dans tout cela. Mais voilà : les soldats japonais ne pouvaient pas survivre, point.

 

Et certainement pas ce Mizuki, mauvais soldat, souffre-douleur de tous ses supérieurs, affamé, souffrant cruellement de la malaria, perdant un bras – dans un recoin perdu de Nouvelle-Guinée que l’armée et la marine impériales ont laissé à lui-même, sans ravitaillement, sans le moindre espoir de renforts, face à un ennemi peu ou prou invisible mais pas moins mortel. Tout le monde meurt autour de Mizuki. Tout conspire donc à tuer Mizuki.

 

Il survit, pourtant – mais sans que l’on puisse sans doute en tirer la moindre leçon ; en tout cas, pas le moindre contenu édifiant, à la façon de je ne sais quelle bêtise « motivationnelle » – d’autres moins habiles n’ont pas manqué de tomber dans le piège, je suppose.

 

Et ceci alors même qu’un élément fondamental du récit aurait pu y inciter ? Mizuki survit peut-être, au moins en partie, en raison du singulier contrepoint qu’il a trouvé à la guerre, comme dans l’œil du cyclone – une tribu « primitive » qui vit dans la jungle, et qu’il se met à côtoyer, puis un peu plus que cela ; quelles qu’aient été ses motivations premières, la relation de Mizuki avec ces Tolai se développe avec un grand naturel – il en est bientôt au stade où, convaincu de sa mort prochaine, il abandonne tous les règlements de la soldatesque pour faire ce qu’il veut, et passer son temps avec les autochtones plutôt qu'avec ses déprimants semblables. La tribu, d’une amabilité presque incompréhensible (peut-être doit-elle quelque chose à ce que Mizuki ne se comporte probablement pas avec eux de la même manière que les autres soldats japonais ?), lui fournit sans rien demander en échange de quoi subvenir à sa faim – et surtout une forme de réconfort psychologique qui hisse le jeune soldat manchot hors des abîmes de la terreur et du cauchemar ; presque au point d’en dériver un nouveau sens à sa vie ? On parle même de mariage, de famille…

 

La capitulation signée, le retour au Japon devant être envisagé, qui semblait si fondamentalement impossible quelques mois plus tôt à peine, Mizuki se demande ce qu’il doit faire : retourner auprès de sa « vieille » famille au Japon ? Ou rester avec sa « nouvelle » famille dans la jungle de Nouvelle-Guinée… Il décide enfin de rentrer. L’hésitation est signifiante – mais je ne suis pas certain que le choix retenu appelle davantage de commentaires, et, en tout cas, l’auteur s’en abstient.

 

Quoi qu’il en soit, ces scènes fortes bénéficient du naturel de l’authenticité. Le procédé aurait pu rappeler d’autres œuvres traitant de la Seconde Guerre mondiale avec des plans de coupe dans ce registre (suivez mon regard, si vous le voulez bien, en direction d’une certaine Ligne rouge avec des dauphins dedans), mais le vécu et le naturel produisent un sentiment tout autre, bien plus fort, bien plus juste, parfaitement poignant.

 

LE RETOUR – SURVIVRE ENCORE ?

 

Mizuki retourne donc au Japon – et la narration se fait beaucoup moins dense. Le Survivant, comme bien des soldats démobilisés, découvre un Japon en ruines et occupé par les Américains – ces mêmes Américains, cet Ennemi, dont « l’esprit japonais » devait triompher sans coup férir. Mais le Japon a brutalement perdu toutes ses illusions – société anomique par excellence, et entièrement à rebâtir, sans bien être certaine de ce qui pourra resurgir des décombres, à terme.

 

Mizuki retrouve sa famille, tout particulièrement – qui n’offre plus le même spectacle qu’avant-guerre : les personnages si hauts en couleurs alors semblent d’un coup devenus plus ternes, plus fades ; ceci n’a rien d’une critique, car il s’agit toujours d’illustrer leur authenticité – avec la Défaite, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce petit cercle soit affecté par la dépression ambiante… Et sans doute le fait que le frère de Mizuki soit en prison, condamné pour crime de guerre, n’arrange-t-il rien à l’affaire.

 

Ceci étant, la dépression n’a (ici) qu’un temps – ou elle doit être relativisée : ce n’est tout de même plus la guerre, avec sa menace omniprésente de folie, de souffrance et de mort. Le ton est inévitablement plus léger, voire drôle (y a pas de mal).

 

Reste que c’est un monde pauvre et perdu – d’une certaine manière, une nouvelle lutte pour la survie se met en place, comment un contrepoint ironique aux horreurs vécues en Nouvelle-Guinée. Ce Japon d’après-guerre, c’est du coup aussi celui des petites magouilles du marché noir, des petits boulots improbables… Mizuki, en Nouvelle-Guinée, a gagné en débrouillardise : il est plus à même de subsister de la sorte qu’il ne l’était avant-guerre, quand sa distraction et son je-m’en-foutisme le faisaient licencier après quelques jours au plus à enchaîner les gaffes. La débrouillardise, le cas échéant, peut aussi passer par la fréquentation de milieux plus interlopes – je suis actuellement en train de relire Les Pornographes, excellent et hilarant roman de Nosaka Akiyuki, et, même s’il se déroule plus tard, à l’aube des années 1960, je ne peux m’empêcher de faire le lien.

 

DU KAMISHIBAI AU MANGA

 

Mais Mizuki a bien besoin d’un métier moins aléatoire. Et il ne choisit pas la voie de la facilité… En même temps, il n’était pas dit qu’il en avait beaucoup d’autres, même dans ce Japon à reconstruire, terreau dit-on de toutes les possibilités.

 

Avant-guerre, nous l’avions découvert passionné de dessin – mais très branleur, aussi, pas du genre à sérieusement étudier les beaux-arts et compagnie… Depuis, il a perdu un bras – et celui avec lequel il dessinait. Qu’importe : il dessinera avec la main droite ! Et, entre deux combines minables, il s’attelle à la tâche.

 

Une opportunité s’offre à lui, à laquelle il n’avait probablement guère songé jusqu’alors : il se met à dessiner pour le kamishibai, sorte de théâtre populaire où l’histoire est narrée par un conteur se basant sur des illustrations qu’il fait défiler devant les yeux émerveillés de ses spectateurs (et notamment des enfants, à partir des années 1920, avec des « séries » à succès, comme celle narrant les exploits du « super-héros » Ôgon Bat). Le kamishibai était un art ancien (il remonterait au moins au XIIe siècle), mais, dans les années 1950, il connaît une popularité énorme – c’est son âge d’or ! Très éphémère, sans doute : dès les années 1960, la télévision, notamment, y mettrait un terme...

 

Mizuki ayant un bon coup de crayon, il s’associe donc à des conteurs de kamishibai, et livre des illustrations à un rythme invraisemblable. Ne pas s’y tromper cependant : si cet art connaît un grand succès, les artistes sont loin de rouler sur l’or – en fait, ils sont souvent d’une extrême pauvreté… Ni Mizuki ni ses confrères et associés ne font mentir ce constat.

 

La pauvreté, et, au bout d’un certain temps, la compréhension de ce que l’âge d’or du kamishibai ne durerait pas éternellement, conduisent cependant Mizuki à explorer une autre voie, qu’il ne semblait pas particulièrement non plus avoir envisagée jusqu’alors, étrangement : celle du manga. Là encore, les cadences sont infernales… Mais les revenus semblent moins aléatoires ? Quoi qu’il en soit, à la fin des années 1950, il publie ses premières bandes dessinées – d’abord un Rocket Man qui n’a rien à voir avec l’andouille Trump, et, bientôt et surtout (pas encore dans ce deuxième tome), Kitarô le repoussant, qui demeure son œuvre la plus populaire (certaines allusions laissent ici entendre que le personnage de Kitarô avait eu l’heur de quelques récits de kamishibai ?). Notre Mizuki deviendra un des plus grands mangakas de l’histoire !

 

En même temps, c’est ainsi que naît Mizuki – au sens le plus strict : c’est alors qu’on lui impose ce pseudonyme dont il s’accommodera finalement très bien – Mura Shigeru n’est plus, place à Mizuki Shigeru. Une histoire de survivant, vraiment ?

 

PAS DE LEÇON

 

Ce tome 2, à mes yeux, n’a sans surprise pas bénéficié de l’effet découverte, qui m’avait saisi à la lecture du premier tome (et m’avait foutu par terre, à vrai dire). C’est normal, et il n’y a rien à en conclure. À l’évidence, Le Survivant est un digne successeur à L’Enfant, et la Vie de Mizuki demeure une vraie merveille, à tous points de vue.

 

En fait, cette « absence de conclusion », je crois que c’est plus globalement quelque chose qui me séduit dans cette bande dessinée : alors que l’autobiographie pourrait y être propice, a fortiori avec une vie aussi tumultueuse, et, tout spécialement dans ce deuxième tome, cauchemardesque, l’auteur, tout en s’impliquant à fond dans son récit (ça se sent), semble justement accorder une attention essentielle à ce point : cela ne doit en fait pas être un récit – romancer n’est pas le propos, et, ai-je l’impression, en tirer quelque leçon que ce soit pas davantage, peut-être même encore moins. Un ton qui me parle énormément.

 

La suite un de ces jours, avec le tome 3, L’Apprenti (forcément tout autre chose). Après quoi il me faudra poursuivre, avec des choses comme NonNonBâ ou Opération mort, bien sûr, mais aussi, j’imagine, avec Kitarô le repoussant – histoire de prendre toute la mesure du grand mangaka, dans sa diversité, dans sa richesse.

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Le Son du cor, de Sarban

Publié le par Nébal

Le Son du cor, de Sarban

SARBAN, Le Son du cor, [The Sound of His Horn], traduction de l’anglais par Jacques de Tersac, préface de Xavier Mauméjean, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, [1952, 1970, 1999] 2017, 185 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 88, pp. 91-92. Elle sera ultérieurement mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien, en même temps que je publierai ici même une version plus longue.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà !

 

EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de Bifrost, .

 

Suit une version plus longue...

LES NAZIS ONT (DÉJÀ) GAGNÉ LA GUERRE

 

Le Son du cor, tout récemment réédité par Mnémos, est un roman assez curieux, séminal par certains aspects, toujours unique par d’autres – un roman, en tout cas, plus subjectivement, qui avait titillé ma curiosité lorsque j’en avais appris l’existence, il y a de cela pas mal de temps déjà, à la lecture de l’essai d’Éric B. Henriet L’Histoire revisitée : panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, qui lui consacrait quelques pages, même sceptiques (j’y reviendrai).

 

Ce qui était sans doute indispensable, car l’on qualifie le plus souvent ce bref roman écrit en 1950 et publié en 1952 comme une uchronie – et éventuellement la première du genre à user d’un thème devenu rebattu depuis : la victoire des nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Ce qui a suffi à en faire une des œuvres les plus célèbres dans ce registre, même si, sans doute, considérablement moins que Le Maître du Haut-Château de Philip K. Dick, paru dix ans plus tard, ou encore le Fatherland de Robert Harris, quarante ans plus tard (je plaide coupable, je ne l’ai jamais lu, celui-ci).

 

Pourtant, ce qualificatif d’uchronie peut prêter à débat – et Éric B. Henriet, justement, ne le juge pas forcément pertinent, pour des raisons qui me paraissent plus ou moins convaincantes : notamment, l’absence de point de divergence clairement identifié (mais en a-t-on besoin ? J’ai le sentiment que, en l’espèce, « les nazis ont gagné la guerre » est bien suffisant...), ou encore le flou du procédé opérant le passage entre notre monde et celui où les nazis ont gagné la guerre (a fortiori envisagé sous l’angle technique ; mais les uchronies « pures », n’opérant pas tel passage, s’en passent fort bien, par essence, et les uchronies jouant sur cet effet de bascule ne sont guère plus explicites, souvent).

 

Dans cette perspective, le roman, dont le statut pleinement uchronique serait ambigu, ne relèverait donc pas du genre science-fictif, même en jouant par ailleurs la carte de l’anticipation, et éventuellement scientifico-technique ; son ambiance le rapprocherait plutôt de la fantasy ou du fantastique (qualifié pour la peine de genre « par essence réactionnaire », bon…) ? Admettons – en mettant le cas échéant l’accent sur la dimension éventuelle de rêve/cauchemar du récit d’Alan Querdillon, Xavier Mauméjean écrit à ce propos des choses intéressantes dans sa préface.

 

Mais, finalement, ces catégorisations parfois byzantines sont probablement secondaires : l’essentiel est ailleurs, dans la peur et le dégoût – sensations fortes qui tirent le roman dans le genre horrifique, pour le coup sans guère d’ambiguïté. Et, plus précisément, nous pouvons sans doute parler ici de survival, même si je doute que le terme ait été employé alors (…), et pourtant au sens le plus strict puisqu’il s’agit d’une histoire de chasse à proprement parler – ce qui apparente le roman de Sarban, par exemple, au film Les Chasses du comte Zaroff (datant de 1932, soit vingt ans plus tôt… mais aussi avant l’arrivée au pouvoir des nazis), et à bon nombre de classiques du cinéma d’horreur américain ultérieur.

 

Mais sans doute faut-il mettre l’accent sur un autre aspect du roman, à s’en tenir à ces considérations de genre – car le récit d’Alan Querdillon, dans toute son horreur, a en même temps quelque chose d’un fantasme sadien sinon sadique, la forêt de Hackelnberg entrant en résonance avec le château de Silling ; de même que ses maîtres nazis répondent aux libertins de Sade, comme le feront, en 1975 seulement, les fascistes de Salò dans le film de Pier Paolo Pasolini (qui m’a laissé totalement froid par ailleurs, mais ce n’est pas la question). Et c’est bien ce qui pose problème à certains commentateurs, semble-t-il, qui se pincent un peu le nez devant cette dimension du roman… Mais j’y reviendrai plus tard.

 

SARBAN, ALIAS

 

Quelques mots sur l’auteur, ce mystérieux Sarban – pseudonyme derrière lequel se cache un Anglais du nom de John William Wall (1910-1989). Un écrivain de science-fiction ? Ou disons d’imaginaire, pinaillages sur le genre du Son du cor mis à part – son œuvre la plus célèbre et de loin, pourtant, et la seule traduite en français (cette réédition chez Mnémos reprend la traduction de Jacques de Tersac pour Opta/Galaxie-bis en 1970 ; si j’étais mesquin, je noterais qu’une vilaine coquille baladeuse sur la couverture et en page de garde nous donne à quatre reprises le nom erroné « Jacques de Tursac », il faut se rendre au copyright, et nulle part ailleurs, pour que le nom du traducteur ne soit pas ainsi écorché… Oups ? Je l’ai noté ? C’est que je suis mesquin, alors…). Quoi qu’il en soit, Sarban n’a guère livré autrement que deux recueils de nouvelles fantastiques, et quelques récits en sus, rares.

 

John William Wall était avant tout un diplomate britannique – qui a passé l’essentiel de sa carrière aux Proche et Moyen-Orient, y compris semble-t-il durant la Seconde Guerre mondiale ; il n’a donc pas directement connu la guerre en Europe, et l’expérience du héros dans les camps de prisonniers allemands relève purement de son imagination. Notons toutefois qu’il n’était pas totalement détaché des considérations militaires, car il a aussi travaillé pour les services de renseignement britanniques – mais après la guerre seulement, semble-t-il.

 

AU COIN DU FEU

 

Toujours est-il que le roman, so British, débute avec une aimable et spirituelle conversation dans un salon feutré, au coin du feu. Les alliés ont remporté la guerre il y a quelques années à peine (nous sommes semble-t-il en 1949), et elle paraît déjà bien lointaine à certains, faut-il croire... Toujours est-il que les convives, badins, y débattent, pour la beauté de l’exercice, de la législation anglaise concernant la so British encore chasse à courre. Pro et contra s’affrontent aimablement… mais un des convives ne semble pas goûter la plaisanterie : Alan Querdillon, en fait dès la première ligne du roman, une attaque en force donc, associe ce loisir prétendument sophistiqué, mais à ses yeux barbare, aux concepts de terreur et d’indicible. Ce qui jette comme un froid… Tout particulièrement en ce qui concerne la charmante et spirituelle Elizabeth – dont tout le monde suppose qu’elle épousera un jour Alan Querdillon… qui n’a cependant pas l’air très pressé de lui proposer le mariage.

 

Il y a une raison à cela – une raison, pour le coup, « indicible »… Une confidence, toujours au coin du feu, nous permettra pourtant d’en savoir davantage – une confession, plutôt, que fait Querdillon, par la suite le narrateur jusqu’à la conclusion du roman, à l’individu en creux, et plus qu’ensommeillé, qui est pour l’heure notre narrateur, et qui adopte donc un point de vue extérieur face au trouble de son ami. Une raison de plus, à vrai dire, d’envisager l’ensemble comme étant un rêve ou un cauchemar – d’autant qu’à un second niveau Querdillon lui-même présente les choses ainsi ; je vous renvoie à la préface de Xavier Mauméjean.

 

S’ÉVADER VERS LE PIRE

 

Mais Alan Querdillon prend alors la parole, et la conservera donc jusqu’à la dernière page. Il a quelque chose à raconter – une expérience très improbable qu’il a vécue durant la guerre, ou qu’il croit avoir vécue, enfin…

 

Querdillon était un lieutenant dans la marine britannique. Il a été fait prisonnier par les Allemands lors de la bataille de Crète, en 1941, et déporté dans un camp en Allemagne avec ses semblables. Mais pas question pour eux de sombrer dans le fatalisme : ambiance La Grande Évasion ! Mais tout cela demande du temps et le plus grand soin… Querdillon a aidé à l’évasion de plusieurs soldats britanniques, mais sans en bénéficier lui-même ; il ne tente véritablement le coup qu’en 1943… et ça se passe mal. Perdu dans la forêt, le soldat est soudain affecté par un phénomène qu’il ne comprend pas le moins du monde...

 

… Et il se réveille dans une chambre d’hôpital, au personnel allemand. Semi-conscient, il peine à comprendre où il se trouve et ce qui lui est arrivé. Les infirmières et le docteur se montrent plutôt serviables, finalement – traiter ainsi un prisonnier de guerre qui a raté sa tentative d’évasion…

 

Il y a décidément des choses qui ne collent pas – des bizarreries, çà et là, dont notre convalescent ne prend conscience que petit à petit. Jusqu’à ce que la révélation tombe : nous ne sommes pas en 1943... mais en l’an 102 du Reich de Mille Ans ! Car les nazis ont gagné ce qu’ils appellent « la Guerre des Droits Germaniques », il y a bien longtemps de cela…

 

APERÇUS DU REICH DU FUTUR

 

Comment croire une chose pareille ? C’est impossible, c’est totalement fou – alors Querdillon doit être fou… ou bien tout ceci n’est-il qu’un mauvais rêve, suite à quelque traumatisme dû à l’échec de sa tentative d’évasion ? Quand le lieutenant nous fait le récit de ses mésaventures, de toute évidence revenu de son expérience, il n’est toujours pas fixé à ce propos.

 

Mais ses aperçus du Reich du futur avaient cependant une ampleur et une cohérence qui ne semblent guère ressortir de la logique aléatoire des rêves… Même si, bizarrement, ceux qu’il envisageait tout naturellement comme ses bourreaux, et sans doute à bon droit, ne semblaient guère pressés d’en finir – par sadisme, alors ? Ce n’est même pas sûr.

 

Reste que, le temps de se rétablir de son « accident » (faisant intervenir un gadget scientifico-technologique en rien développé, et en forme de prétexte, même s’il reviendra à la toute fin du roman), notre héros bénéficie donc d’un certain temps pour appréhender ce futur alternatif. Et le tableau est assurément déconcertant.

 

D’un côté, il s’agit bien d’un monde futuriste – ce qui ressort donc essentiellement de la science et de la technique. Les rayons dont il a été la victime ne sont pas les seules innovations du genre… mais les autres sont sans doute plus terrifiantes encore, ainsi une sorte d’ingénierie génétique odieuse, mêlée de psychochirurgie, qui a réalisé les fantasmes des nazis concernant la race forcément inférieure des Slaves – réduits (de nouveau ?) à l’état d’esclaves, et privés par la science, dans une optique utilitariste, de tout ce qui serait superflu au regard de leur rang et de leurs fonctions… autant dire de tout ce qui en faisait véritablement des humains.

 

Mais, d’un autre côté, ces miracles sordides d’une science barbare dans le prolongement des « expérimentations » odieuses d’un Mengele peinent à masquer la réalité d’un monde qui, globalement, a clairement régressé. Dans la grande forêt d’Hackelnberg où se trouve l’hôpital dans lequel Querdillon reprend des forces (et sans avoir la moindre idée de comment il est arrivé là), le Reich global semble s’effacer devant la réalité autrement palpable d’un fantasme médiéval, du Haut Moyen Âge plus précisément, où l’aristocratie nazie des Gauleiters paillards a des relents de barbarie triomphante, au-delà de leur psychologie empruntant aux plus tardifs tortionnaires de Silling...

 

LES PROIES DU GRAND VENEUR

 

Cela n’est sans doute jamais aussi vrai qu’en ce qui concerne le comte Hans von Hackelnberg, le Grand Veneur, ou Grand Maréchal de Louvèterie, du Reich – un titre qu’il a hérité de Hermann Goering lui-même. Longtemps inaperçu, mais sans cesse évoqué comme une menace omniprésente et quasi divine, il se révèle enfin comme le type idéal du barbare germanique sous le masque d'un monstre froid, qui emprunte peut-être aussi parfois à la furie des Vikings.

 

Mais l’homme est avant tout défini par sa charge, qui est en même temps son loisir. Hackelnberg est un chasseur – il vit par et pour la chasse. Ceci, Alan Querdillon en prend assez vite conscience – car, depuis sa chambre d’hôpital, et le plus souvent de nuit, il entend littéralement la chasse – « le son de son cor »… et les autres sons qui y sont associés – les aboiements des limiers au premier chef.

 

Ce dont Querdillon n’a pas idée, c’est de la nature du gibier que prise avant tout le comte. Il en fera bientôt les frais – car il s’agit, pour le Grand Veneur, de traquer la plus habile des proies : l’homme… Et, passé cette mise en jambe consistant à découvrir cet univers, Alan Querdillon sera ainsi lâché dans la forêt – les limiers à ses trousses, et le son du cor qui approche sans cesse… Et c’est bien là le cœur du roman – son trait essentiel et caractéristique.

 

Il n’est cependant pas la seule proie humaine du comte – il en croise d’autres dans la forêt (de manière plus ou moins plausible, à vrai dire), ainsi de ce Français devenu fou, ou surtout de Kit, cette Anglaise associée au semblant de Résistance qui demeure dans son pays, et que son ascendance plus ou moins aryenne a préservé de l’assassinat pur et simple… mais certes pas de la chasse, toujours relancée. Au cœur même de la chasse, Querdillon a donc d’autres occasions de découvrir la tragique réalité de l’Europe en l’an 102 du Reich de Mille Ans...

UN FANTASME SADIQUE

 

Les proies, des hommes… Surtout des femmes, en fait – comme Kit, revêtue d’un improbable costume de daim. Les femmes ne sont cependant pas cantonnées au seul rôle de proies – elles peuvent aussi participer à la traque, étranges créatures redessinées par les fantasmes nazis en félines aux griffes acérées ! Le tableau a d’abord quelque chose d’un peu cocasse, voire ridicule – mais, au fond, l’entreprise de déshumanisation demeure la même. Elle affecte peut-être tout particulièrement les femmes, car leur ascendance éventuellement « supérieure », au fond, ne les exempte en rien du sort tragique des « inférieurs ».

 

C’est que la traque a une dimension érotique, ou sexuelle, pour le coup assez marquée, et sans guère d’ambiguïtés – les personnages s’en font de temps à autre l’écho. Il y a plus dans tout cela, cependant, qu’un banal « jeu de rôle » (au sens psycho-sexo à dix balles) tout juste un brin pervers – c’est une question d’échelle, et, en fait de fantasme, on atteint bien vite les outrances des plus terribles des utopies sadiennes. Oui, décidément, ces nazis nous ramènent à Silling… Un monde cauchemardesque, essentiellement carcéral et aliénant, reposant sur la déshumanisation des faibles par les forts – à même, en raison de leur force, de laisser libre cours à leurs fantasmes les plus sordides, jusqu’à en extraire une éthique d’un autre ordre, une éthique néanmoins, et peut-être finalement d’une essence supérieure.

 

Dès lors, bien avant Sade, nous pouvons en fait remonter à la fiction de Calliclès dans le Gorgias de Platon, ou, plus proche des préceptes avancés par les nazis, à un Nietzsche dont la pensée serait phagocytée par le seul concept de volonté de puissance plus ou moins bien compris.

 

Mais la philosophie a-t-elle vraiment sa place dans un monde qui semble glorifier les passions et leur satisfaction égoïste ? C’est aussi en cela que nous pouvons parler de fantasme – et, sous cet angle, le comte von Hackelnberg et ses larbins ne sont certes pas aussi portés à disserter sur le monde, la nature et l’homme, entre deux crimes, que les libertins sadiens…

 

Enfin, il y a peut-être également fantasme… car le roman semble traduire une forme d’excitation à cet égard chez l’auteur, et une tentative, au moins, de communiquer cette excitation au lecteur ? Et, en cela, Le Son du Cor peut tout autant évoquer, plutôt qu’un Sade qui a finalement acquis en deux siècles sa légitimité de grand écrivain, un cinéma d’exploitation postérieur au roman et particulièrement cracra – au premier chef dans le sous-genre improbable dit « nazisploitation » (ou « gestaporn », si, si, etc.), mais pas seulement (on peut penser au « mondo » aussi, je suppose).

 

SE PINCER LE NEZ ?

 

C’est un trait qui a souvent été relevé dans les critiques du roman, semble-t-il, et qui en a amené plus d’un à se pincer le nez devant tant d’horreurs… Réflexe qui n’a sans doute rien de bien surprenant : on ne fait pas autrement à la lecture de Sade, et c’est bien le propos – même si, là encore, on peut donc sans doute dériver vers une « nazisploitation » nettement moins « prestigieuse », et sans doute nettement moins défendable dans l’absolu.

 

Dès lors, comme Éric B. Henriet dans l’ouvrage cité, où il reprend notamment Kingsley Amis et Brian W. Aldiss, on a pu parler d’un roman « répugnant » (en précisant « comme un "Gore" avant l’heure »…), ce qui est une chose, mais aussi d’un roman « ambigu », « suspect »...

 

Je ne crois pas que ce roman soit en tant que tel « ambigu » ou « suspect ». Le héros demeure Alan Querdillon, et le personnage le plus admirable du roman la courageuse Kit ; le comte von Hackelnberg personnifie un ennemi autrement différencié, et, s’il est d’une certaine classe à sa manière barbare, tout en charisme froid affichant sa supériorité intrinsèque sur tout le reste du monde, les Gauleiters de son entourage sont quant à eux des êtres proprement répugnants et éventuellement ridicules – mais, dans tous les cas, les nazis représentent plus que jamais le mal. Il n’y a aucune ambiguïté à cet égard. Le roman est finalement assez moral – même au sens le plus conventionnel du terme, encore qu’il s’autorise çà et là quelques piques plus mordantes ; ne serait-ce, justement, que dans l’introduction du récit portant sur la législation concernant la chasse à courre !

 

Ce qui pourrait aller dans ce sens de l’ambiguïté supposée du roman, c’est, dans sa dimension de fantasme, l’excitation qui perce çà et là. Elle me paraît difficilement niable – pour autant, je ne me sentirais vraiment pas de balancer Le Son du cor dans la poubelle, avec les titres les plus pathétiques de la « nazisploitation », autrement hypocrites à cet égard… Chez Sade, cette notion d’hypocrisie se pare d’autres atours, au travers d’une ironie cinglante, et, disons-le, souvent réjouissante. Il y a peut-être un peu de ça dans Le Son du cor, mais sans garantie. L’outrance du Divin Marquis, par ailleurs, ne l’exclut pas du champ éthique pour autant : en fait, bien au contraire, on a pu dire qu’il faisait œuvre de moraliste, même si en subvertissant la notion conventionnelle de morale… Sarban ne va certes pas jusque-là. Si Les 120 journées de Sodome demeure un livre monstrueux – mais d’autant plus fascinant –, Le Son du cor ne joue tout simplement pas dans la même catégorie : ce livre prétendument « répugnant », « ambigu », « suspect », est en comparaison parfaitement inoffensif… En fait, à ce stade, la comparaison est même totalement absurde.

 

Mais ce livre inoffensif n’est pas sans force pourtant à l’occasion – car l’excitation est bel et bien là, intimement associée à l’horreur, ce qui ne l’exempte pourtant en rien de sa dimension érotique essentielle ; il s’agit plutôt d’affirmer un caractère indissociable entre les deux. Et c’est ce qui fait l’intérêt de ce genre d’ouvrages, après tout – même si, soyons clairs, je ne peux certainement pas placer Le Son du cor au même niveau que, disons, La Philosophie dans le boudoir !

 

Se pincer le nez ? C’est sans doute un réflexe compréhensible... mais il est surtout regrettable, car, en même temps qu’il salue paradoxalement mais sans toujours bien s’en rendre compte la pertinence de l’œuvre, il dispense de toute approche critique au seul motif d’une morale censément primordiale – la pire des morales, celle qui consiste en œillères. Alors on jette Sade parce que Sade – et ça me dépasse totalement… Jeter Le Son du cor sur ces bases n’aurait sans doute pas le même impact, mais n’en serait pas moins regrettable dans l’absolu.

 

En fait, et sans originalité aucune, je suis tenté ici de faire appel à un autre auteur – que l’on avait dit, lui aussi, comme ses œuvres, « répugnant », « ambigu », « suspect »… Oscar Wilde, donc, dans sa superbe préface à son Portrait de Dorian Gray. Une citation n’est certes pas un argument, mais elle a l’avantage de l’élégance :

 

Il n’existe pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout.

[…]

Un artiste n’est jamais morbide. L’artiste peut tout exprimer.

 

Exactement. Le Son du cor sera un bon roman ou un mauvais roman au regard des critères éventuellement techniques propres à l’art littéraire. La morale ? Elle ne doit pas nous brider – jamais : ce serait lui faire insulte.

 

FORCES ET FAIBLESSES

 

Forces et faiblesses, donc… Et là les choses se compliquent peut-être un peu. Ces derniers paragraphes ont pu donner l’impression que je défendais à tout crin le roman – mais je n’entendais en fait que le préserver des critiques à mes yeux infondées car uniquement d’ordre « moral ».

 

Le Son du cor est-il un bon roman ? En fait, je ne suis pas bien certain de ce que j’en pense au juste.

 

Un point, d’emblée : que le roman soit bon ou moins bon, je suppose que sa réédition est plutôt bienvenue – convaincant ou pas, il est de toute façon intéressant. Dans la perspective patrimoniale qui semble être à l’heure actuelle celle de Mnémos, c’est un choix plus pertinent que bien d’autres (qui a dit Brian « Indicible » Lumley ?). Mais cela ne suffit bien évidemment pas.

 

Le roman a ses points forts, c’est indéniable. Son entrée en matière so British a quelque chose de joliment ironique, qui happe sans mal le lecteur, ou du moins l’intrigue.

 

Puis les séquences de survival sont globalement bien conçues – avant même qu’Allan Querdillon ne se retrouve en l’an 102 du Reich de Mille Ans, en fait : le camp de prisonniers et l’évasion qui tourne mal, c’est pour le moins efficace. Mais ce n’en est que plus vrai, sans doute, pour la longue scène de chasse qui conclut le roman, et qui constitue son véritable propos : l’horreur est là, à chaque page ou presque, et le sentiment de déshumanisation qui accompagne la chasse ne laisse pas indifférent. Dans son principe, la traque gagne, à la thématique uchronique/nazie, un vernis esthétique cauchemardesque (si j’ose dire...) qui ne rend son horreur que plus palpable et saisissante.

 

Pour autant, Le Son du cor n’est pas sans défauts – qui font la balance avec ses qualités, au moins. Un problème essentiel concerne le rythme du roman, qui n’est pas toujours très assuré – surtout quand il s’agit pour l’auteur de poser son univers : le didactisme l’emporte régulièrement sur la plausibilité, et la narration en pâtit. Entre le moment où Alan Querdillon s’évanouit en 1943, et celui, passé l’ellipse brutale, où la chasse débute véritablement, en l’an 102 du Reich de Mille Ans, nous avons une longue séquence qui a certes ses bons moments, mais se perd bien trop souvent et bien trop longtemps dans une sorte de visite guidée absolument dénuée du moindre affect…

 

La logique des rêves ? On pourrait peut-être l’avancer, mais c’est un prétexte qui ne me convainc guère – dans une histoire, certes, où tout ou presque est prétexte : au fond, on s’en doute, la chasse l’emporte sur le contenu uchronique (même si je conserve le terme d’uchronie pour qualifier ce roman, à titre personnel). Ce qui « passe », malgré tout, pour le « phénomène » opérant le passage entre deux mondes, ou du moins deux époques, a quelque chose de totalement improbable quand le médecin fait faire le tour des installations à son patient – sans jamais véritablement s’étonner de son caractère anachronique.

 

Mais, après tout, Querdillon lui-même, passé les premiers temps de doute, presque en forme de concession au genre, se met à accepter tout ce qu’on lui présente comme si cela n’avait absolument rien d’étonnant, et même d’horrible.

 

Jusqu’à la chasse, en fait – interrompue dans son déroulé par des rencontres plus ou moins pertinentes ; même la plus importante d’entre elles, c’est-à-dire celle de Kit, débouche sur des conversations plus qu’improbables en pareil contexte : la chasse s’interrompt suffisamment longtemps pour que la jeune fille détaille comment les choses se déroulent en Angleterre…

 

Mais, à vrai dire, le déclenchement même de la chasse a quelque chose de totalement artificiel, et qui a de quoi laisser perplexe : le comte en décide sur un coup de tête (admettons, cela peut faire partie du personnage), et la longue entrée en matière en forme de visite guidée qui précédait n’en est que plus improbable.

 

Bien sûr, il faut aussi mentionner quelques idées à la limite (infime) du ridicule, voire carrément au-delà, ainsi les costumes de chattes ou de biches que portent les femmes de ce temps – le fantasme, dans ces occasions bien précises, dérape sévèrement, et cela produit un contraste guère inspiré avec le sérieux mortel et terrible des événements décrits ; tout cela, forcément, ne bénéficie pas exactement à la narration.

 

Enfin, il y a le style : au mieux médiocre, souvent insipide, parfois maladroit – la traduction n’arrange probablement rien à cette affaire, et la dépoussiérer aurait pu bénéficier à cette réédition...

 

HALLALI

 

Conclure n’en est que plus compliqué. Un bon roman, Le Son du cor ? Très honnêtement, je ne sais pas qu’en penser – et j’ai été partagé, tout au long de ma lecture, entre le positif et le négatif, sans jamais être vraiment en mesure de décider que l’un l’emporte sur l’autre. Dès lors, son statut de « document intéressant », je le conçois fort bien, n’est guère enthousiasmant pour qui cherche seulement à lire un bon livre – attentes assurément légitimes…

 

Je ne regrette pas cette lecture – certainement pas, car, quant à moi, j’ai bel et bien été intéressé ; et le questionnement moral autour du roman de Sarban a sans doute contribué à cet intérêt personnel. Je suppose que nous pouvons nous accorder sur ceci – ou du moins je le souhaite : les qualificatifs employés par Éric B. Henriet et ses sources dans L’Histoire revisitée, et qui relèvent de la morale au sens le plus conventionnel, sont hors-sujet.

 

Reste quoi ? Une uchronie (peut-être) ; un roman séminal (probablement) ; des pages d’horreur impressionnantes (oui) ; une part de fantasme glauque qui épice l’ensemble (aucun doute). Mais aussi un rythme défaillant, et une narration qui en fait les frais ; un jeu d’équilibriste avec le risque de se vautrer dans le ridicule (pas toujours bien négocié…) ; une plume insipide, et qui a plutôt mal vieilli.

 

Sur ces bases – eh bien, ma foi, c’est à vous de voir...

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Et si le diable le permet, de Cédric Ferrand

Publié le par Nébal

Et si le diable le permet, de Cédric Ferrand

FERRAND (Cédric), Et si le diable le permet (une étrange aventure de Sachem Blight & Oxiline), illustrations de Melchior Ascaride, Bordeaux, Les Moutons Électriques, coll. Les Saisons de l’Étrange, 2017, 265 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 88, pp. 86-87. Elle sera ultérieurement mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien, en même temps que je publierai ici même une version plus longue.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà !

 

EDIT : la critique de Bifrost est en ligne sur le blog de la revue, ici.

 

Suit une version plus développée...

UNE ÉTRANGE AVENTURE DE SACHEM BLIGHT ET OXILINE

 

Montréal, 1930. Sachem Blight a beau être canadien (de Toronto) et avoir bourlingué de par le vaste monde en quête du frisson de l’aventure, c’est une destination fort exotique pour lui – une ville entre deux mondes, où les communautés anglophone et francophone ne se mêlent guère et, plus qu’à leur tour, se méprisent. En cela, c’est un terrain de jeu qui vaut bien les confins de la Perse ou de l’Afrique noire.

 

Mais Sachem Blight, en cette époque troublée qui suit de peu le krach de Wall Street, l’année précédente seulement, ne crache pas sur le travail. Son truc, c’est de retrouver les gosses de riches qui, pour une raison ou une autre, devant souvent à la naïveté, se rebellent contre leur ascendance et prennent la poudre d’escampette pour vivre par eux-mêmes, et ne tardent guère à le regretter. Cette fois, c’est le fils de l’architecte du tout nouveau pont dit « du Havre », à Montréal, chantier colossal sur le point d’être achevé, qui s’est fait la malle – ça change un peu des princesses enlevées, mais pas forcément tant que cela.

 

Toutefois, mettre la main sur le fugitif s’annonce ardu, dans cette ville qui est un monde en elle-même. Sachem Blight aurait bien besoin d’aide – surtout pour s’entretenir avec ces Canadiens français qui ne parlent même pas le « français de France ». Ça tombe bien : par une improbable coïncidence (sinon, ça ne serait pas drôle), la demi-sœur de Sachem, Oxiline, végète dans une institution religieuse pour jeunes filles, et il est bien temps de sortir l’adolescente de sa réclusion quasi monastique. D’autant qu’elle s’y connaît probablement bien davantage en joual – le sociolecte du français québécois propre à Montréal.

 

Et notre duo de choc de mener sa petite enquête – qui s’avère bien vite fort étrange ; il y a bien plus, là dedans, que la disparition d’un jeune homme de bonne famille ; quelque chose qui sent la secte… et peut-être bien pire encore.

 

UN ÉCRIVAIN DERRIÈRE L’ÉCRAN (OU CTHULHU OR NOT CTHULHU)

 

Troisième roman de Cédric Ferrand aux Moutons Électriques, Et si le diable le permet témoigne plus que jamais de la double casquette de l’auteur, à la fois écrivain et rôliste. Mais peut-être d’une manière un peu différente ? Wastburg et Sovok étaient deux (doubles) projets spécifiques à l’auteur – que le jeu de rôle ait précédé le roman, ou l’inverse. Dans Et si le diable le permet, Cédric Ferrand se réfère cette fois à un titre qui lui est extérieur, et pas des moindres : ni plus ni moins que le fameux L’Appel de Cthulhu, un des jeux de rôle les plus pratiqués depuis sa création en 1981 par Sandy Petersen.

 

L’Appel de Cthulhu, bien sûr, est censé émuler les récits d’horreur cosmique de Lovecraft et de ceux qui ont manié le « Mythe de Cthulhu » dans sa foulée. Même à s’en tenir au seul champ littéraire, les notions de « lovecraftien » ou de « cthulhien » sont déjà assez compliquées, impliquant de se poser plusieurs questions : qu’est-ce qu’un récit lovecraftien ? Le « Mythe de Cthulhu » est-il une notion pertinente ? « Lovecraftien » et « cthulhien », est-ce la même chose ? Pouvez-vous me prouver que la réédition des horreurs de Brian Lumley ne relève pas du crime contre l’humanité ? Etc. Or, d’une certaine manière, la question se complique encore quand on évoque le jeu de rôle – car L’Appel de Cthulhu, sur ces bases communes, a constitué peu à peu sa propre mythologie, ses propres codes… et ses propres clichés. Je vous renvoie à ce propos à ce que Tristan Lhomme pouvait en dire en guise de « préface » au chouette Musée de Lhomme, il vous en parlera avec bien plus de compétence que moi.

 

Or on retrouve ledit Tristan Lhomme en exergue de Et si le diable le permet – avec cette citation frappée au coin du bon sens :

 

Et puis, c’est quoi "une histoire de Cthulhu" ? Si c’est le jeu littéraire qui consiste à inventer des dieux qui sentent le poisson et des livres rédigés avant l’invention de l’écriture, c’est mort depuis… hum… Brian Lumley ? Si c’est l’écriture d’histoires dans la perspective du "matérialisme cosmique" lovecraftien, à mon avis, nous n’en sommes pas sortis avant longtemps.

 

L’auteur lui-même avait présenté son roman comme étant « un pulp lovecraftien » ; mais est-ce bien le cas ?  Ce n’est pas garanti. La citation de Tristan Lhomme, aussi bienvenue soit-elle, est peut-être un peu ambiguë à cet égard (et en même temps très à propos), parce qu'elle pourrait laisser supposer que le roman qui suit relèverait de la lovecrafterie pour orthodoxe à poil dur – la version Joshi-compatible, et qui a sans doute ma préférence ; or ce n’est probablement pas cela que nous trouverons dans Et si le diable le permet.

 

D’autant que cette optique narrative ne se marie pas forcément très bien avec la mise en avant du caractère pulp – au sens zeppelins, nazis et dynamite – qui est une autre tendance de la littérature « lovecraftienne » ainsi que des jeux de rôle « lovecraftiens », même en empruntant au moins autant à Indiana Jones et compagnie qu’aux austères contes macabres du gentleman de Providence, pas exactement porté sur l’action trépidante de manière générale. Mais, Et si le diable le permet, est-ce un pulp, alors ? Eh bien… probablement guère plus. Le roman relève sans doute de la fiction populaire, mais pas dans ce registre – ou pas vraiment.

 

Non : si Et si le diable le permet doit (?) être envisagé comme « un pulp lovecraftien », c’est au regard de la pratique rôlistique de L’Appel de Cthulhu. Sans être à proprement parler la novélisation d’une partie effectivement jouée, le roman de Cédric Ferrand abonde en clins d’œil et autres sourires de connivence à l’adresse du public rôliste ou, précise éventuellement l’auteur, de ceux qui ont joué en leur temps et considèrent qu’ils ne peuvent plus le faire. C’est une dimension essentielle du roman, à mes yeux du moins.

LES INVESTIGATEURS ET LE GARDIEN DES ARCANES

 

Et ça vaut aussi bien pour les « investigateurs » que pour le « Gardien des Arcanes ».

 

Les PJ, dans ce roman, sont donc Sachem Blight et sa demi-sœur Oxiline – et ils sont tous deux très réussis, foncièrement attachants. Le premier, le « héros » de l’aventure, a donc beaucoup voyagé, sur tous les continents ; en cela, il peut rappeler bien des « investigateurs historiques », dans les fameuses grosses campagnes élaborées par Chaosium, etc., comme Les Masques de Nyarlathotep, qui font voyager les PJ vers les destinations les plus exotiques ; pour autant, s’il a déjà entrevu des choses « bizarres », il ne s’est jamais vraiment frotté au surnaturel à proprement parler – et encore moins au « Mythe de Cthulhu ». Par ailleurs, cette expérience étonnante pour un trentenaire ne l’a guère mûri pour autant. En fait, Sachem Blight, globalement compétent dans sa partie, ne se montre pas pour autant toujours très futé : ses préjugés et ses obsessions peuvent l’égarer, à l’occasion, et, surtout, sa tendance à se bagarrer pour un rien lui nuit pas mal – le laissant plus qu’à son tour sonné sur le trottoir, et dans l’impossibilité de revenir fouiner dans cet endroit crucial pour son enquête... dont il vient tout juste d’être expulsé manu militari. Même avec ses atours de bourlingueur et sa façade de gros dur, le personnage a quelque chose d’un peu loser qui contribue à le rendre plus attachant encore.

 

Oxiline, dans les seize ans, n’est pas en reste. La jeune fille a végété bien trop longtemps dans une institution religieuse étouffante, sans contact avec son père (celui de Sachem) et guère plus avec sa mère, folle au dernier degré (dit-on). Elle a hâte de sortir de sa réclusion – que son demi-frère vienne l’en tirer, c’est la plus grande des bénédictions, et elle se montre très reconnaissante envers celui qu’elle appelle affectueusement « Rusty ». Mais, contrairement à ce dernier, elle n’a aucune expérience du vaste monde, qu’elle entend bien découvrir au plus tôt. Qu’elle n’en sache rien, tour à tour, lui sert, en lui permettant d’envisager les choses un peu différemment, ou la dessert – et méchamment, car ce monde est hostile. Bien plus futée que son enquêteur de demi-frère, bien plus passionnée en même temps, elle a un don pour trouver les pistes les plus fructueuses – et tout autant pour mettre les pieds dans le plat, car c’est peu ou prou la même chose. Elle aussi a donc sa maladresse – qui, là encore mais d’une manière subtilement différente, contribue à la rendre attachante.

 

Mais ce sont bien des investigateurs de L’Appel de Cthulhu : autant dire qu’ils ne comprennent pas grand-chose à l’intrigue à laquelle ils se trouvent mêlés, longtemps du moins, et ce en dépit de la multiplication, tout autour d’eux, des panneaux clignotants : « L’ENTITÉ INDICIBLE EST PAR-LÀ ». En chemin, ils s'égarent dans mille rencontres « optionnelles » pas exactement utiles dans la perspective de leur enquête, l’un comme l’autre. Et, bien sûr, Sachem, plus qu’à son tour, ne trouve rien de mieux à faire que de jouer des poings, pour un résultat parfaitement navrant (et joliment cocasse) – et ce alors même que Montréal en 1930 n’a pas grand-chose à voir avec la proverbiale taverne où débutent, par une bagarre le cas échéant, tant d’aventures donjonneuses… Un atavisme ?

 

Le Gardien des Arcanes (l’écrivain ?) n’est toutefois pas épargné, et Cédric Ferrand s’amuse visiblement beaucoup, là encore, à parsemer ce roman d’easter eggs rôlistiques qui sentent le vécu. À plusieurs reprises, nous l’entrevoyons en Gardien/Démiurge déployant son complot plus que tordu à grands renforts de ricanements sataniques surjoués. Mais nous ne le voyons tout aussi souvent, voire bien plus… désespérer que les investigateurs passent sans cesse au travers des mailles de son filet pervers et, pire encore, sans même s’en rendre compte ! Peut-être est-ce pour cela, alors, qu’il se replie si souvent sur l’Accessoire Ultime : le guide Baedeker de Montréal…

 

C’est une dimension importante du roman – je dirais même essentielle. Il contient beaucoup de choses qui ne parleront peut-être qu’aux rôlistes, ou qui leur parleront plus particulièrement disons, mais pas uniquement ceux ayant beaucoup pratiqué L’Appel de Cthulhu d’ailleurs, même si ces derniers constituent tout de même une cible de choix. Ce qui n’est pas sans poser problème – car ce sous-texte follement fun risque d’échapper à des lecteurs non-rôlistes. Pour autant, Et si le diable le permet n’est pas réservé à la seule Population Dégénérée Qui Jette Des Dés Bizarres, et je suppose qu’on peut le lire avec plaisir sans cette expérience particulière – reste qu’une dimension non négligeable du roman risque alors de passer peu ou prou à la trappe, je tends à le croire.

 

DU BON USAGE DU BAEDEKER...

 

Or cela a son impact sur la narration. Et si le diable le permet, tout pulp qu’il prétende être, est certes un roman relativement court, et enjoué par ailleurs, mais il adopte un rythme en fait assez lent, plutôt surprenant pour le coup, et ce jusqu’à sa toute fin ou presque. Dans les retours que j’ai pu lire çà et là, c’est une dimension souvent pointée du doigt, et souvent pour y voir un écueil du roman. Je n’en suis pas persuadé pour ma part, car Cédric Ferrand sait raconter une histoire, et joue là encore des codes du jeu de rôle L’Appel de Cthulhu d’une manière assez délicieuse.

 

C’est tout particulièrement vrai en ce qui concerne le côté « guide Baedeker » d’Et si le diable le permet. L’utilisation de cet ancêtre du Guide du routard, etc., est un trait récurrent de la conception de cadres de jeu dans L’Appel de Cthulhu – et le terme revient souvent dans les critiques, pouvant se voir accoler des connotations positives, mais, au moins aussi souvent et peut-être davantage, ayant des relents de reproche. Le Baedeker est bien une ressource privilégiée des suppléments intitulés Les Secrets de… (New York, Marrakech, tous deux immondes, plus intéressants sont San Francisco, le Kenya, je ne sais pas ce qu'il en est de Lyon, etc.). La « baedekerisation », dès lors, désigne souvent des suppléments un peu fainéants, se contentant de lister des choses aussi narrativement inutiles que les horaires d’ouverture des bureaux de poste ou le coût d’un billet de tramway dans telle ou telle ville, sans véritable apport ludique.

 

Mais le terme figure également dans le roman, dès le début (et je suis d'autant plus enclin à y voir un clin d’œil appuyé), quand Sachem Blight déplore que le monde « extérieur » perde ainsi de son cachet, à être toujours un peu plus connu et codifié – avec par ailleurs le risque (mais c’est la raison même de son métier d’enquêteur), pour des gens un peu trop crédules, de penser qu’en 1930 l’on peut vivre à Lhassa comme on vivrait à Toronto : pour Sachem Blight, ça n’est certainement pas le cas. Et, pour le coup, il est difficile, ici, de ne pas penser à l’exotisme éventuellement light et assurément « baedekerisé » des campagnes telles que Les Masques de Nyarlathotep, encore que la « baedekerisation » puisse en fait concerner de manière plus frontale des destinations un peu moins exotiques, néanmoins étrangères (l’exemple le plus éloquent étant probablement la bien trop décevante à mon goût campagne Terreur sur l’Orient-Express).

 

Reste que le Baedeker est un outil de choix pour qui conçoit ou maîtrise des scénarios ambitieux de L’Appel de Cthulhu – et Cédric Ferrand s’amuse beaucoup avec. Son roman est ainsi parsemé d’anecdotes sur Montréal, ville qu’il connaît bien pour y vivre depuis longtemps, mais sans doute bien exotique pour un lecteur français lambda. Il a pu faire la remarque que ses précédents romans, Wastburg et Sovok, traitaient d’une certaine manière de Montréal, mais sur un mode « déguisé ». Et si le diable le permet ne s’embarrasse pas de cette pudeur, et constitue, en même temps qu’un roman, un guide édifiant des particularités de la métropole québécoise et de ses environs. Au-delà de la seule visite de bâtiments de caractère, on y apprend donc plein de choses, du plus terrible (comme l’explosion de Halifax, en 1917) au plus trivial, avec énormément de choses entre les deux, incluant, liste non exhaustive, aussi bien des notations gastronomiques que l’évocation de figures historiques (dont par exemple Adrien Arcand, nazillon canadien dont l’auteur a pu dire qu’il était d’une certaine manière à l’origine du projet du roman), la construction du « Pont du Havre » qui fournit son motif au récit, ou l’histoire par le menu de l’établissement catholique pour jeunes filles où s’ennuie Oxiline, sans même parler des légendes indiennes locales (forcément) ou du résultat des élections municipales. Avec parfois des aperçus plus globaux, cependant – les financiers qui se défenestrent à Montréal comme à New York, ou les physiciens et chimistes qui se tapent mutuellement dessus, ce qui n’a sans doute pas lieu qu’à McGill.

 

Mais c’est bien un roman – comme cela pourrait être un bon scénario : l’érudition façon Baedeker ne tombe paradoxalement jamais comme autant de cheveux sur la soupe, mais s’intègre avec fluidité dans le récit. « Objectivement », bon nombre de ces anecdotes sont « inutiles » au regard de la résolution du scéna… du roman, mais peu importe, car elles s’insèrent avec naturel, donc, sont souvent intéressantes voire passionnantes, parfois amusantes également, et, enfin, contribuent et pas qu’un peu à l’ambiance de l’aventure – ce qui est au moins aussi essentiel, et probablement davantage, que la seule mécanique du « whodunit », etc. C’est donc le bon usage du Baedeker.

… ET DES COMPÉTENCES LINGUISTIQUES

 

Dans un registre sans doute assez proche et pourtant différent, Cédric Ferrand use, avec succès, d’un autre outil d’ambiance aussi bien que narratif, consistant en, disons, des « jeux linguistiques ». Ils occupent une place non négligeable dans le roman, car nous sommes très vite confrontés aux insuffisances d’un Sachem Blight incapable de vraiment s’entretenir avec les Canadiens francophones de Montréal. Son mauvais français ne lui permet pas de comprendre un traître mot au joual employé par les autochtones – et c’est ici qu’Oxiline s’avère tout particulièrement utile, d’ailleurs.

 

Le roman appuie sur la coupure entre les communautés anglophone et francophone de la métropole – et, dit comme ça, effectivement, il y avait déjà de ça dans Wastburg, ce qui m’avait très certainement échappé à l’époque. Mais le roman évoque ces difficultés sur un ton assez léger, limite badin, même si jamais acide, et encore moins méprisant : la dimension politique sous-jacente est là, et traitée avec sérieux. Reste que Cédric Ferrand manie bien ce thème, et d’une manière qui s’avère aussi drôle que pertinente.

 

Ainsi d’abord du mauvais français de Sachem Bligh. Canadien anglophone, de Toronto, il a sans doute roulé sa bosse un peu partout, mais ça n’en a pas fait de lui un linguiste. Et son français consiste en transpositions littérales d’expressions anglaises – ce qui est souvent très drôle. D’où moult quiproquos et une incompréhension fondamentale, qu’à un second niveau le joual vient compliquer davantage encore. Heureusement, Oxiline est là – maîtrisant aussi bien « le français de France » que celui du Québec, et celui, plus spécifique encore, de Montréal.

 

Ce qui nous vaut des dialogues très colorés, très fleuris, souvent drôles – mais ils le sont parce que Cédric Ferrand prend soin d’y injecter un certain naturel, toujours. Pour un « Français de France », ça a sans doute quelque chose d’argotique, qui participe de l’amusement, mais demeure la certitude, au fond, d’une langue à part entière, avec ses codes : à l’évidence, on peut oublier ici les pseudo-imitateurs franchouilles qui parodient lourdement l’accent québécois, warf warf, on peut oublier tout autant les « câlisse » et les « tabarnak », re-warf warf, car cela va bien au-delà, et c’est autrement pertinent.

 

Par ailleurs, cela illustre les merveilles de la contextualisation – car ces dialogues, heureusement sans envahissantes notes explicatives, demeurent parfaitement compréhensibles alors même qu’ils emploient un vocabulaire totalement inconnu de la grande majorité des lecteurs français (dont bien sûr votre serviteur).

 

UN SOUCI DE RYTHME

 

Mais, même si j’ai beaucoup apprécié Et si le diable le permet au regard de son abondant contenu anecdotique et de ses jeux linguistiques, le fait est que le roman souffre sans doute d’un problème de rythme, qui y est lié. Maints lecteurs l’ont souligné, que ces anecdotes, etc., n’enchantaient pas autant que moi, et c’est sans doute bien légitime. Au fond, l’intrigue peut paraître assez secondaire dans ce roman, comme un prétexte à ce contenu tout autre – ce qui ne me gêne pas vraiment, mais pourra assurément écarter bien des lecteurs.

 

Ce problème de rythme est probablement indéniable. Mais, pour ma part, il est surtout ennuyeux à la toute fin du roman, qui m’a fait l’effet d’être fâcheusement précipitée. Jusqu’alors, le roman prend vraiment son temps, il est une balade avant que d’être une aventure, au rythme de la marche et non du sprint, et si l’enquête s’enrichit parfois de découvertes inattendues, « objectivement », bon nombre de scènes « ne servent à rien » dans l’optique la plus utilitariste du récit. Pas un problème pour moi, car cela participe de l’ambiance. La fin, c’est autre chose… Car Cédric Ferrand nous balance tout en dix pages, en donnant limite l’impression d’expédier le bouzin, comme s’il était bien temps de passer à autre chose.

 

Et là, je n’ose guère poursuivre dans ma lecture « rôlistique » du roman. J'imagine qu'on pourrait y voir un Gardien aux abois et consterné par l'incompréhension des investigateurs quant à ce qui se passe, dès lors contraint de tout lâcher en mode didactique sur cinq minutes de confrontation ultime qui foire de toute façon, mais, euh, là, ça serait sans doute pousser le bouchon un peu trop loin… De même, m’a-t-on justement fait remarquer, pour l’idée d’une partie à conclure dans l’urgence, pour qu’un joueur ait le temps de choper le dernier métro…

 

Est-ce l’effet d’une conception narrative devant beaucoup à l’improvisation ? C’est possible. Et j’avouerai volontiers, quant à moi, que je n’ai jamais vraiment su conclure mes scénarios perso « improvisés »… Ce qui ne change rien au problème – et peut-être d’autant plus que nous parlons bel et bien d’un roman, ici, pas d’une séance de jeu de rôle en petit comité.

 

C’est une faiblesse marquée d’Et si le diable le permet – celle qu’il faut mettre en avant, le cas échéant, outre que la dimension « rôlistique » de la narration pourra ne pas parler à tout le monde.

 

« À SUIVRE »…

 

Heureusement, ce n’est pas au point de véritablement nuire à la note globale du roman, qui reste avant tout distrayant et malin – même si éventuellement aux yeux d’un lectorat relativement spécifique.

 

Soyons francs, ça n’a rien d’inoubliable, ça n’est certainement pas un chef-d’œuvre, et ça ne vaudra pas à son auteur le prix Nobel de littérature, mais ce n’était probablement pas l'idée. En l’état, Et si le diable le permet demeure un court roman tout à fait amusant, souvent drôle, et probablement plus futé qu’il n’en a l’air. Ça coule tout seul – et, pour ma part en tout cas, je l’ai donc lu avec beaucoup de plaisir. Pour dire les choses, si je ne suis pas très « lecture à la plage » (c’est bien sûr la plage, le problème, pas la lecture), je suppose que l’on pourrait tenter l’expérience, avec une bonne marge de réussite. Et que ça remplacerait utilement bien des lectures estivales en mode « automatique ».

 

Et ensuite ? Cette « étrange aventure de Sachem Blight & Oxiline » est censée inaugurer une série. L’emballage du roman joue de cette carte, et l’épilogue, très amusant, se conclut sur cette annonce : « Sachem Blight et Oxiline reviendront dans Le Tour du monde en un jour. » Très honnêtement, en refermant le livre, je ne savais pas si cette mention relevait du lard ou du cochon… Mais Cédric Ferrand a semblé évoquer à plusieurs reprises son travail sur une nouvelle aventure de son duo héroïque. Serait-ce donc vrai ? Je n’en sais rien – mais j’avoue que ça ne serait pas pour me déplaire… [EDIT : depuis la rédaction de cette chronique, le projet éditorial des Saisons de l'Étrange a été lancé, et l'hypothèse d'un nouveau roman semble donc beaucoup plus concrète.] Alors, si jamais, en route pour une nouvelle aventure étrange !

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La Découverte du Japon

Publié le par Nébal

La Découverte du Japon

La Découverte du Japon, 1543-1552 : premiers témoignages et premières cartes, édition de Xavier de Castro, préface de Rui Loureiro, Paris, Chandeigne – Librairie portugaise et brésilienne, coll. Magellane poche, [2013] 2017, 413 p.

ARRIVAL

 

Je n’ai certes pas un tempérament d’aventurier, même pas de voyageur à vrai dire, mais les récits des explorateurs m’ont toujours fasciné – et leurs cartes. J’aime les cartes – enfin, les vieilles cartes, et les imaginaires, sinon c’est pas drôle… Ceci quelles qu’aient pu être les intentions de ces aventuriers, d’ailleurs – ou les conséquences de leurs « découvertes », même si ce n’est certes pas une dimension dont je peux me passer maintenant, et j’y reviendrai forcément dans ce compte rendu.

 

Les « grandes découvertes » (eurocentrées, hein), entre la fin du XVe siècle, et la première moitié du XVIe, m’ont toujours fasciné, donc – même si au fond je n’en savais pas grand-chose au-delà de quelques clichés connus de tous. Et, notamment, je ne savais pas grand-chose, voire presque rien, d’une matière qui n’a fait que gagner en importance à mes yeux au fil des années : les premiers contacts entre Européens et Japonais – lesdits Européens étant plus précisément et pour l’essentiel des Portugais, qui, en grossissant le trait, s’étaient vu confier l’exploration et la colonisation de l’Orient, le Nouveau Monde étant, hors Brésil, la chasse gardée des Espagnols.

 

J’avais une date, 1543 (on aura l’occasion de voir que déterminer cette date n’était pas si évident que cela) ; je savais que le hasard y avait eu sa part – un naufrage, le cas échéant, et d’abord sur une petite île au sud de Kyûshû (je peux maintenant la nommer : Tanegashima) ; je savais aussi que les arquebuses des Portugais avaient tôt intrigué et fasciné les Japonais, qui découvraient ainsi les armes à feu (en fait, éventuellement un « mythe » à nuancer), lesquelles bouleverseraient bientôt dans l’archipel l’art de la guerre et le jeu politique ; je savais, bien sûr, que les Jésuites n’avaient alors guère tardé, dans la foulée des marchands, et qu’ils avaient à leur tête le charismatique et fougueux (saint) François Xavier ; je savais, enfin, que ça ne durerait pas – on parle du « siècle chrétien » du Japon, mais il n’a pas duré un siècle ; et les dernières décennies, l’atmosphère était tout autre : voyez Silence, d’Endô Shûsaku…

 

Il y avait forcément une littérature sur la question – des sources datant des événements mêmes (notamment via les rapports des Jésuites), mais aussi des études académiques récentes. Mettre la main dessus n’était cependant pas toujours évident… mais ce livre, au format poche et à prix très décent (14,50 €), m’est littéralement tombé entre les mains. C’était exactement ce que je cherchais : sources et commentaires sur les premiers contacts entre Portugais et Japonais – vraiment les premiers, la décennie 1543-1552 plus précisément –, incluant aussi bien des témoignages de marchands et d’aventuriers que de religieux (dont surtout François Xavier lui-même), avec aussi un aperçu du point de vue japonais de l’époque, et, cerise sur le gâteau, plein, PLEIN de cartes, et en couleur s’il vous plaît ! Parfait.

 

Et le livre s’est avéré à la hauteur de mes attentes : il est absolument passionnant, fascinant même parfois, d’une grande richesse et d’un grand sérieux. Parfait, vous dis-je !

 

PETITS BÉMOLS ?

 

Ou presque : avant de me lancer dans le concert d’éloges, je suppose qu’il me faut mentionner quelques petits bémols…

 

À la lecture de l’ouvrage, un point m’a régulièrement déconcerté : le livre est très sérieux, abondamment commenté, parfois pointu, toujours intéressant, mais l’édition n’est peut-être pas très… précise ? Le terme n’est pas très heureux – car ce volume, la plupart du temps, est assurément sourcé et fait preuve d’une grande attention aux détails. Ce qui m’intriguait, c’était surtout les traductions : globalement, l’ouvrage semblait être d’origine portugaise, mais sans toujours bien identifier les traducteurs. Ce qui me paraissait problématique, d’autant que tous les textes ici compilés ne sont pas initialement en portugais – un, notamment, est japonais, mais on trouve aussi de l’espagnol, du latin, voire des choses pas toujours bien définies… Je redoutais qu’à l’occasion ces deux (voire trois ?) niveaux de traduction aient pu nuire à l’ensemble – peut-être à tort, bon…

 

La situation s’est un peu éclaircie depuis ma lecture ; à vrai dire, il m’a suffi d’aller sur le site de l’éditeur… On nous parle ici d’une « édition » signée Xavier de Castro – or il s’agit d’un pseudonyme de Michel Chandeigne, soit le créateur de la maison à l’origine de cette publication, maison consacrée à la littérature et aux sources lusophones. Un nom de plume, plus précisément, employé pour des traductions (du portugais, donc) portant sur les voyages et les grandes découvertes. Ce qui semble confirmer les multiples niveaux de traduction, à l’occasion. J’avoue avoir du mal à comprendre la raison d’être de ce flou relatif dans un recueil par ailleurs pointu et précis.

 

Un autre aspect, plus commun hélas, concerne les renvois – relativement nombreux. Est-ce dû au passage en poche ? Ces renvois, très souvent, ne sont pas les bons, ils pointent vers une page qui n’a absolument rien à voir avec le sujet. S’il s’agit simplement de trouver une carte, ça n’est pas si problématique, mais ça peut l’être davantage notamment quand cela concerne des noms propres, toponymes ou patronymes – d’autant que l’usage est parfois changeant sur cette simple décennie.

 

J’ajouterais que le plan de l’ensemble m’a parfois étonné, sa logique m’échappant régulièrement – et c’est bien pourquoi je ne vais pas, dans ce compte rendu, respecter ce plan.

 

Le livre est passionnant, assurément – mais certaines choses sont un peu « dans l’ombre », disons. Rien de rédhibitoire, mais il me semblait devoir le mentionner.

SYNTHÈSE PRÉALABLE

 

L’ouvrage s’ouvre sur deux articles contemporains. Rui Loureiro livre tout d’abord une longue et passionnante préface, qui permet d’appréhender les explorations portugaises en Asie orientale, les premiers contacts avec le Japon (au-delà des fantasmes mythiques qu’il avait suscité auparavant), puis les difficultés finalement rencontrées par les Portugais et les Jésuites sur place, jusqu’à la fermeture de l’archipel – soit une contextualisation qui va bien au-delà de la seule décennie 1543-1552, dans les deux sens, mais de manière assurément pertinente. En tête d’ouvrage, nous pouvons ainsi faire le point sur les événements et leurs implications. C’est la meilleure place, car il s’agit d’un préalable fort utile à la lecture des sources en elles-mêmes – qui ont leur lot d’imprécisions, de confusions, d’ambiguïtés. Il peut s’avérer utile d’y revenir, d’ailleurs.

 

Et suit une véritable merveille, due à Xavier de Castro : un long article sur les premières cartes du Japon (ou faisant figurer le Japon). Sur une longue période, en fait – puisque l’on y aborde au premier chef des documents fort antiques et propres à la région (des cartes coréennes, notamment). Puis, entre Marco Polo et Christophe Colomb, on trouve des cartes imprécises et largement fantaisistes où l’on tente de localiser la mythique Cipango, cartes elles-mêmes variables en fonction des conceptions théoriques du monde puis des découvertes effectives accomplies par les navigateurs, qui évoluent progressivement vers l’idée d’une Terre sphérique (l’occasion d’envisager aussi les premiers globes, comme celui de Behaïm). Nouvelle étape essentielle après Colomb, il s’agit de prendre conscience de ce que l’Amérique n’était pas l’Inde (certaines cartes situaient ainsi Cipango dans les Antilles, voire l’assimilaient à Cuba, sauf erreur – dans la lignée de Colomb, donc, j’y reviendrai). La matière évolue ensuite très rapidement, les découvertes s’accumulant, et l’on voit progressivement, dans divers pays européens, apparaître des cartes plus pertinentes quant à la localisation du Japon. Après 1543, les cartes du Japon lui-même, bien sûr, évoluent très vite, des premières représentations encore passablement fantasmatiques à des documents de référence autrement sérieux et bien mieux assis. L’ensemble constitue un panorama aussi passionnant que fascinant, et, qui plus est, très abondamment illustré, et en couleur. Un vrai régal pour les yeux (même si le format poche amoindrit probablement l’effet), et une somme originale sur les représentations européennes du Japon, en évolution rapide au cours de la période.

 

FANTASMES D’EXPLORATEURS

 

Après quoi nous passons au gros de l’ouvrage : les sources en elles-mêmes. Un premier ensemble doit être distingué, qui précède la « découverte » du Japon.

 

Nous partons de Marco Polo et de son Livre des Merveilles, qui contient le « mythe originel » de Cipango, nom constituant semble-t-il une déformation d’une expression chinoise pour désigner « l’empire du soleil levant ». Cependant, le voyageur vénitien ne s’y est bien sûr pas rendu lui-même… Et son rapport fait montre des tares qu’on était en droit d’en attendre : le tableau est excessif, avec des attraits plus qu’exagérés (de l’or et des épices partout), des remarques très fantaisistes sur les coutumes des indigènes, et les confusions sont fréquentes – d’autant que le récit de Marco Polo, à la structuration indécise en la matière, amènera longtemps les Européens à redouter, sur la base d'une erreur d'interprétation, en la personne des Japonais, de cruels cannibales (et des adorateurs d’idoles, mais ceci, pour le coup, on y reviendra avec les rapports des Jésuites).

 

Je relève un aspect qui m’a plus particulièrement intéressé : dans ce bref passage consacré à Cipango, Marco Polo rapporte les deux tentatives d’invasion de l’archipel (enfin, l'île, pour lui), en 1268 et 1281, par les Mongols de Kubilai Khan, soit le grand Khan au moment même des voyages du Vénitien ; en fait, la seconde de ces tentatives a eu lieu alors que Marco Polo se trouvait en Chine. Pourtant, les événement sont étrangement mal datés… et par ailleurs des plus fantaisistes, même si le voyageur évoque alors le « vent divin ».

 

Quoi qu’il en soit, les récits de Marco Polo connaîtraient une postérité importante, même si avec des hauts et des bas – et le mythe de Cipango, notamment, aurait une certaine importance sur la suite des opérations (je n’en avais absolument pas idée), suscitant régulièrement une véritable passion, tout en étant parfois oublié pour un temps, au gré de cycles complexes. On peut déjà relever que le présent extrait de Marco Polo, dans cette édition, est annoté… par Christophe Colomb lui-même ! Et le Génois, dans cette entreprise, montre déjà une véritable soif de l’or et des autres richesses qu’il s’attend à trouver par-delà l’océan. Cette soif est en fait caractéristique – et l’on a pu faire remarquer que, si le Japon authentique ne présentait certainement pas ces richesses en or, sa « découverte » en 1543 coïnciderait avec la mise en place d’un très fructueux commerce de l’argent via la Chine...

 

Nous n’en sommes pas encore là. Mais, avec les « grandes découvertes », la donne change – et c’est tout à fait fascinant, par exemple la lettre de Toscanelli prônant le choix d’une route occidentale des Indes. D’autres documents de l’époque font de même, et d’autres bien sûr les contestent – dans les deux cas, c’est souvent sur la base de sources un brin douteuses, tels Aristote ou Salomon… Et la géographie de Ptolémée demeure la référence de base – dans sa variété de compilation.

 

Et nous en arrivons à Christophe Colomb. Le Génois n’en avait pas fait état lors de son premier voyage de 1492, mais il a ensuite développé une véritable obsession pour Cipango et ses richesses. Les annotations sur le manuscrit de Marco Polo semblent en témoigner, mais son journal tout autant, dont quelques extraits sont ici rapportés – méfiance toutefois, car ledit journal avait éventuellement été « retouché » par Las Casas, dans un contexte où l’héritage du navigateur était contesté, aussi n’est-il pas toujours parfaitement fiable (et c’est bien sûr un problème qui reviendra souvent dans l’ensemble des documents repris dans ce volume).

 

Reste que cette lecture, dans une approche « non scientifique » certes, produit bientôt un effet très désagréable sur le lecteur… Avec Marco Polo et (bizarrement) peut-être plus encore avec Toscanelli, je m’étais retrouvé emporté par cette fascination enfantine pour les exploits de ces audacieux aventuriers, à la bravoure et à l’intelligence sans pareilles… Hélas, ce qui domine dans ces extraits du journal de Colomb, c’est de très loin cette horriblement vulgaire « soif de l’or », qui ravale le hardi explorateur au rang de… disons la méprisable synthèse entre un bourgeois borné et un bandit de grand chemin. C’est que les crimes ne tardent guère : la découverte de minces filons aurifères dans les Antilles persuade pour un temps Colomb de ce qu’il a bel et bien atteint son but – Cipango (Cuba ou une île proche). Aussi réduit-il les Indiens locaux en esclavage pour relancer ces mines, pour des résultats assurément décevants à ses yeux cupides, mais bien plus tragiques pour ses victimes : les massacres emboîtent le pas de l’esclavage ! C’est pour le moins nauséabond…

 

D’autres explorateurs sont ensuite cités, qui dépassent le « nouveau monde » : Magellan tout d’abord, Jofre de Loaysa ensuite. On sait alors que l’Amérique n’est pas l’Inde, et que Cuba n’est pas Cipango. Les routes maritimes des Indes sont certes définies (a priori, celle consistant, dans la lignée de Vasco de Gama, à doubler le cap de Bonne-Espérance est privilégiée par rapport à celle empruntant le détroit de Magellan), mais ce qui ressort avant tout de ces témoignages plus brefs, c’est l’extrême péril de ces traversées, qui se finissent presque systématiquement mal : en pareille matière, les échecs sont forcément meurtriers.

MARCHANDS ET AVENTURIERS

 

Assez vite, pourtant, dès les premières années du XVIe siècle, le Portugal constitue un complexe réseau de factoreries en Orient, avec des points névralgiques, d’abord Goa, ensuite Malacca (surtout, il y en a d'autres). Les explorations amènent bientôt les Portugais à nouer des relations stratégiques avec des pouvoirs locaux, mais sans trop s’enfoncer dans les terres à vue de nez – et l’immense Chine, qui est alors à peine abordée, demeure largement méconnue.

 

Une étrange faune participe à toute cette expansion commerciale et politique. Les explorateurs dûment mandatés par la couronne sont régulièrement suivis, outre les religieux, par des aventuriers plus indépendants, des commerçants désireux de faire fortune par eux-mêmes dans ces lointaines Indes où tout paraît possible – a fortiori si on ne s’embarrasse pas trop des intérêts de la couronne : le commerce purement local, pour ces marchands portugais, s’avère souvent bien plus rentable que le commerce entre les Indes et le Portugal. Et, souvent, ces aventuriers effectuent les premiers contacts, la couronne portugaise ne se mêlant de l’affaire qu’après coup.

 

C’est plus ou moins ce qui se produit concernant le Japon. Les rêveries cupides de Colomb ne dataient guère, mais la fièvre de Cipango semblait être alors un peu retombée. En fait, depuis quelque temps déjà, les Portugais avaient sans doute approximativement localisé le Japon, et l’avaient identifié comme étant la Cipango de Marco Polo (le nom sera progressivement abandonné et remplacé par celui de Japon – notez que l’on appelle alors les habitants de l’archipel les Japons), sans pour autant chercher à tout crin à s’y rendre. Il faut noter, cependant, que les Portugais avaient, avant 1543, déjà établi des liens avec les îles qu’ils appelaient Léquios, et que nous appelons aujourd’hui Ryûkyû (Okinawa étant la plus grande et la plus connue), culturellement liées au Japon, mais politiquement indépendantes (les Ryûkyû ne seraient intégrées au Japon qu’à partir de Meiji). Ils savaient peu ou prou qu’en remontant les îles vers le nord-est, ils tomberaient ensuite sur un autre archipel, qu’ils pourraient de même remonter jusqu’à atteindre le Japon – plus précisément la grande île méridionale de Kyûshû, qui concentrera logiquement les implantations portugaises au Japon (on peut noter que Kyûshû était traditionnellement un lieu de passage, mais aussi voire surtout via une autre route maritime, celle qui, éventuellement via Tsushima, la relie à la péninsule coréenne, toute proche).

 

Le premier contact s’effectue donc largement « par hasard », à la suite d’un naufrage confirmant heureusement les informations obtenues dans les Léquios : trois commerçants portugais (pas forcément très bien accompagnés, ils sont associés à un pirate chinois…) s’échouent ainsi sur l’île de Tanegashima, cette fois rattachée au Japon, et plus particulièrement, sauf erreur, au fief de Satsuma, au sud de Kyûshû. Nous sommes alors en 1543.

 

Toutefois, ces événements sont d’abord rapportés de seconde main. Le premier Européen à en avoir fait état est semble-t-il l’Espagnol Garcia Escalante Alvarado, qui n’était donc pas présent au moment des événements. Ce texte est daté de 1548, et est quelque peu imprécis.

 

Mais il est suivi par un autre texte également daté de 1548, l’Information des choses du Japon, de Jorge Álvares, décrivant des événements un peu plus tardifs, et surtout faisant montre d’une connaissance autrement assise des réalités japonaises – ce qui laisse entendre que les choses sont allées vraiment très vite : tout a changé en l'espace de quelques années. Erreurs et confusions demeurent, mais des pas de géants ont été accomplis.

 

Ceci, en prenant en compte que, parmi ces aventuriers et marchands qui vadrouillaient dans les mers orientales à l’époque et qui ont entrepris les premiers contacts avec le Japon, tous n’étaient pas exactement fiables… Et peut-être tout d’abord les plus habiles d’entre eux ? Le filou Fernão Mendes Pinto occupant une place importante dans l’ensemble de ce volume, où il intervient par trois fois et avec des extraits assez longs de sa Pérégrination, je préfère lui conserver une section à part, en fin de chronique...

 

VU DU JAPON

 

Et vu du Japon ? Je suppose qu’il existe d’autres sources (?), mais la plus importante – et la seule figurant dans ce volume – est le Teppôki, ou « Chronique de l’arquebuse », car l’arme introduite par les marchands portugais y joue un rôle essentiel. C’est par ailleurs une source bien plus fiable que celles qui précèdent (et sans doute celles qui suivent, à l’exception peut-être des extraits de l’História do Japam de Luís Fróis), et celle qui a permis de fixer la date du premier contact très précisément au 23 septembre 1543 (les documents portugais et espagnols n’étaient d’aucun secours à cet égard).

 

Ceci étant, ce court texte, par ailleurs passionnant, n’est pas sans ambiguïtés non plus. Nous savons qu’il a été écrit par Nanpo Bunshi, un moine imprégné de confucianisme, au nom du petit-fils du seigneur de Tanegashima au moment du contact. Cette scène cruciale est d’autant plus précise, car elle se fonde sur des souvenirs familiaux dûment conservés, mais elle est en même temps assez pittoresque…

 

Tout particulièrement en ce qui concerne les arquebuses, le propos essentiel de cette relation (il y a une dimension propagandiste de la part du seigneur de Tanegashima mettant en avant son rôle dans cette affaire), à l’heure où l’arme à feu s’est répandue de par le Japon entier, et a bouleversé l’art de la guerre – Oda Nobunaga en fait l’éloquente démonstration, lui qui est le premier à constituer de vastes régiments d’arquebusiers dans son entreprise d’unification du Japon. Les Japonais n’étaient certes pas aussi ignorants des armes à feu qu’on a bien voulu le croire (lors des tentatives d’invasions mongoles, ils avaient fait face à des canons – les arquebuses les séduisent en tant qu’armes « individuelles »), mais la rencontre a tout de même été d’une importance fondamentale, et aurait très vite des conséquences très importantes.

 

Mais, si le texte se montre précis quand c’est nécessaire, il s’autorise comme les autres quelques fantaisies – et notamment dans la manière de relater ce premier contact, ou, plus exactement, la première démonstration des miracles de l’arquebuse : ça relève presque du dialogue philosophique, avec notamment des éléments d’inspiration taoïste !

 

Le texte est de toute façon très intéressant. La seule chose à regretter dans tout ça, c’est qu’il s’agisse de la seule source japonaise. Or d’autres sources du même ordre auraient probablement été les bienvenues, tout particulièrement pour traiter de la problématique qui suit...

FRANÇOIS XAVIER ET LES JÉSUITES

 

C’est qu’il nous faut maintenant envisager le rôle des Jésuites dans cette affaire – peut-être l’aspect le plus « connu » de cette rencontre au milieu du XVIe siècle, car, inaugurant le « siècle chrétien » du Japon, il aurait pour corollaires les persécutions et la fermeture au début de l’ère Edo (là encore, je vous renvoie à Silence, d’Endô Shûsaku).

 

La grande figure, ici, est bien sûr (saint) François Xavier, « l’apôtre des Indes », qui faisait partie des fondateurs de l’ordre des Jésuites (ce que je ne savais pas). Les Jésuites arrivent très vite dans les Indes, dans la foulée des explorateurs et en même temps que les marchands. Les intérêts des trois groupes sont en fait essentiellement liés : on n’en fait pas toujours état, mais ça ne trompe personne.

 

François Xavier, énergique, fait preuve d’un grand enthousiasme dans sa mission évangélisatrice, et se tient au courant de ce qui se produit dans la région. En 1548, il a vent de la « découverte » du Japon cinq ans plus tôt, et y voit aussitôt un terrain de jeu privilégié. Niccolò Lancillotto et lui-même envoient aussitôt trois lettres à ce propos, et décident de se rendre au Japon dès que possible.

 

Les Jésuites, accompagnés d’un Japon bourlingueur (pirate…) qui s’était converti (là encore j'ai pensé à Silence...), abordent bientôt Kyûshû, et entreprennent de convertir la population à la foi catholique. Les autorités locales sont déconcertées, mais pas forcément hostiles, et la mission, avec le temps, commence à rencontrer un certain succès. Dans des lettres de Kagoshima datées du 5 novembre 1549, François Xavier fait part de ses réussites à ses frères, et son enthousiasme déborde : aucun doute pour lui, s’il est un peuple d’Asie qui sera réceptif à l’évangélisation et qui apportera beaucoup aux chrétiens, ce sont les Japonais ! Mais, plus cyniquement, il souligne dans une autre lettre comment les intérêts de la foi, de la politique et du commerce peuvent mutuellement se soutenir et renforcer… Qu'importe : il se met à parcourir (à pied) le Japon pour y enseigner la loi, jusqu'à la capitale même.

 

Que les Jésuites aient rencontré des oreilles attentives lors de leurs premières missions au Japon semble à vue de nez acquis, même s’il faut sans doute réévaluer à la baisse leurs estimations. L’enthousiasme de François Xavier, mais peut-être pas délibérément, donne l’impression d’une aventure merveilleuse allant de succès en succès. Dans les faits, cependant, les choses se sont sans doute avérées plus délicates. D’autres Jésuites se montrent plus explicites à ce propos, tels Cosme de Torres, Juan Fernández (le premier Jésuite à avoir appris le japonais, qu’il maîtrisait très bien, au point d’en livrer une grammaire qui ferait date), ou surtout Luís Fróis, le plus objectif de tous, et par ailleurs un observateur acéré du Japon et des Japonais (le même éditeur a publié son ouvrage Européens et Japonais : traité sur les contradictions et les différences de mœurs, et ça a l’air tout à fait passionnant, il faudra que je mette la main dessus). Le tableau, cependant, n’en est que plus favorable à l’égard de François Xavier, dont il s’agit toujours de mettre en valeur l’abnégation, la piété, les efforts sans relâche pour convertir les Japonais. Mais le Japon, dans leurs récits, est bien un pays plongé dans le chaos de la guerre civile, et les prêtres n’y sont pas en sécurité – d’autant que, pour le bien de leur mission, ils doivent s’attirer les faveurs de dirigeants locaux qui ne durent pas éternellement.

 

Et les Jésuites rencontrent une certaine adversité – chez les bonzes, leurs ennemis mortels à n’en pas douter, et ça ne surprendra personne… Il faut dire que les Jésuites n’y vont pas par quatre chemins, qui dénoncent avec fougue les idolâtres, fieffés menteurs au service de Satan, hypocrites, sodomites (la critique essentielle, peut-être, ça revient sans cesse – surtout associée à la pédophilie), cupides et idiots… Ils dénoncent aussi d’autres pratiques qu’à les entendre les bonzes encouragent – au premier chef (enfin, au second – après la sodomie…), l’avortement.

 

Bien sûr, au-delà des insultes de cet ordre, la querelle est aussi théologique : ce sont là deux mondes qui ne peuvent pas se comprendre (en dépit des allégations de François Xavier concernant le bon fond chrétien des Japonais – le problème est justement que les bonzes sont passés par là…). Dès lors, un trait récurrent de tous ces récits (par ailleurs très divers : correspondance, rapports religieux, non religieux, essai historique, etc.) consiste à mettre en scène des débats organisés officiellement (généralement devant un daimyô très favorable aux chrétiens…), où les deux fois opposent leurs arguments, sans bien comprendre ceux de l'autre parti (les bouddhistes ne comprennent pas l’idée d’une création du monde, la réincarnation est absurde pour les chrétiens, etc.). Bien sûr, ces documents, étant ce qu’ils sont, montrent toujours un François Xavier particulièrement habile dans cet exercice (et sans doute l’était-il, globalement), un orateur habile et fort de son bon droit, qui a Dieu pour lui, esquive tous les pièges et humilie littéralement ses adversaires en mettant à jour leurs sottises et leurs mensonges… Généralement, ces récits se passent cependant de rapporter au juste les arguments de François Xavier (« trop compliqué pour en disserter ici », « si évidemment juste qu’il ne vaut pas la peine d’en dire davantage », ce genre de choses…) ; c’est même systématique (et particulièrement agaçant !) dans les épisodes « jésuitiques » de la Pérégrination de Fernāo Mendes Pinto… Tout au plus certains textes font-ils état de ce que quelques adversaires, à l’occasion, se montraient bien plus coriaces que le tout-venant des bonzes – les moines zen, qui inquiètent les Jésuites…

 

J’ai comme de juste tenté de mettre de côté mes préconçus agnostiques louchant vers l’athéisme avant de me lancer dans cette lecture – en fait, je n’avais pas d’hostilité marquée pour nos Jésuites arpentant le Japon, et, en cours de lecture, je me suis senti intrigué par certains d’entre eux (Luís Fróis surtout, donc). Par ailleurs, je ne portais pas davantage dans mon cœur les bonzes – dont maints récits dévoilent sans doute qu’ils pouvaient se montrer aussi hypocrites et répugnants que le prétendent ici les évangélisateurs. Mais conserver cette neutralité de bout en bout s’est avéré difficile – et, les textes étant chrétiens, ce sont les chrétiens qui m’ont agacé au premier chef. François Xavier en tête, bien sûr, qui, disons-le, avait tout d’un fanatique, et dont l’enthousiasme pieux pouvait aisément tourner à l’agression pure et simple. Le problème, c’est que, dans leur incompréhension ouvertement hostile des bonzes (incompréhension et hostilité certes réciproques), au fil des mêmes argumentaires toujours répétés (mais passés sous silence dans ces textes – sauf en quelques occasions où l'on voit pourtant aussitôt le sophisme au sens le plus vulgaire, ainsi quand François Xavier entend rassurer les Japonais convertis concernant le sort de leurs ancêtres promis à l’enfer pour n’avoir pas connu l’enseignement du Christ ; notez au passage que cette histoire d’un enfer éternel scandalisait particulièrement les Japonais), ils en viennent à illustrer un adage pourtant très biblique, à base de paille et de poutre… C’en est presque cocasse, parfois : François Xavier pourfend les idolâtres, mais confie aussitôt à un de ses fidèles une représentation du Christ dont il lui garantit qu’elle saura remédier aux tourments de son âme. Et pour les maux physiques ? Il lui tend dans un même geste une « discipline » (le fouet), guérison garantie également…. Puis notre apôtre s’en retourne vitupérer contre les superstitions. Les mauvaises langues trouveraient sans doute amusant de voir nos bons prêtres s’offusquer de la pédophilie des bonzes, y voyant un témoignage éloquent de la perversion de cette fausse foi, et s’enorgueillissant de ce que pareils mauvais principes ne pouvaient évidemment avoir cours dans la vraie foi… Les mauvaises langues, hein… Et j’ai déjà évoqué le cynisme éventuellement très… eh bien, jésuitique, dont François Xavier pouvait faire preuve en même temps que de sa piété, concernant les affaires économiques et politiques. Avouons cependant que ces traits, même sensibles, et régulièrement, dans les écrits des Jésuites eux-mêmes, ne sont jamais aussi insupportables que chez le fieffé conteur Fernão Mendes Pinto, et j’y reviens juste après.

 

Pour l’heure, la première mission des Jésuites touche à sa fin. François Xavier, fatigué, écrit sa « Grande Lettre » sur le Japon de 1552, de retour à Goa ; il semble alors vouloir se tourner vers la Chine, ayant compris au Japon l’influence culturelle énorme de l’empire du milieu, et supposant qu’il vaut donc mieux agir dans cette zone dans l’espoir que les bouleversements internes se répercuteront à l’extérieur. Mais il meurt dans l’année à l’âge de 46 ans ; il sera béatifié en 1619, et canonisé en 1622.

 

Les Jésuites n’en ont certes pas terminé avec le Japon – mais ils rencontrent bientôt des difficultés avec Toyotomi Hideyoshi, qui initie de premières persécutions (là où son prédécesseur Oda Nobunaga était assez favorable aux chrétiens), politique qui sera enfin reprise et poussée jusqu’au bout, après quelques atermoiements, par les shoguns Tokugawa, mettant fin au « siècle chrétien » du Japon.

 

PÉRÉGRINATIONS UN PEU GROSSES

 

Au fil de tous ces récits, un auteur est revenu régulièrement – à trois reprises, en fait, mais pour d’assez longs développements à chaque fois : il s’agit de Fernão Mendes Pinto, auteur d’une monumentale Pérégrination, colossal récit de voyage qui rencontrerait bientôt un immense succès en Europe. Pinto était bien un de ces aventuriers portugais qui ont tôt écumé les Indes en pleine effervescence, il a eu à n’en pas douter son content de péripéties, et a multiplié les fréquentations sur place, les meilleures comme les pires. Par ailleurs, il savait écrire, et raconter des histoires…

 

C’est bien ce qu’il fait dans sa Pérégrination – un ouvrage fascinant et palpitant, mais d’une fiabilité pour le moins douteuse… Peut-être moins qu’on ne l’a dit pendant longtemps ? Disons qu’il y a du vrai, à l’occasion, dans ces relations très fantaisistes – souvent au travers de séquences au cours desquelles notre auteur s’attribue sans l’ombre d’un scrupule les aventures arrivées à d’autres que lui. En cela, Pinto n’était sans doute pas différent de bien des aventuriers narrant leurs exploits en cette période de « grandes découvertes » ; c’est juste qu’il le faisait mieux, et avec une ampleur tout autre… Et, comme les autres et mieux que les autres, il enrobait ces semi-vérités de mensonges purs et simples.

 

Ici, nous le voyons donc raconter comment il a « découvert » le Japon ; bien sûr, il ne faisait pas partie des trois Portugais arrivés sur Tanegashima en 1543, et il cite deux compagnons qui n’y étaient pas davantage… Plus loin, il s’attribue peu ou prou le voyage de Jorge Álvares. Enfin, il évoque François Xavier et les Jésuites – allez savoir pourquoi, il ne s’est pas cette fois attribué les exploits du religieux, si populaire en Europe…

 

Notez, il y a du vrai, là-dedans – et Pinto s’est bien rendu au Japon à cette époque, où il a probablement rencontré aussi bien Jorge Álvares que François Xavier. Il s’agit donc de faire la part des choses… Heureusement, Pinto lui-même nous facilite la tâche, car ses mensonges sont souvent gros comme une maison. Il invente des coutumes japonaises parfaitement ridicules, dit à peu près n’importe quoi concernant les bonzes et leurs croyances, et, surtout dans le deuxième texte (celui qui revient sur le voyage de Jorge Álvares), il pèche par l’excès : Pinto est homme à vous narrer comment 42 000 guerriers ont pu trouver la mort dans une pièce de 3 m² en l’espace d’une demi-seconde – C’EST PARFAITEMENT AUTHENTIQUE.

 

Parfois, c’en est au point où c’est vraiment agaçant, même si on devine, plume en main, notre auteur qui s’amuse beaucoup… Sa relation de la mission de François Xavier abonde en scènes où l’apôtre des Indes pourfend par sa sagesse les bonzes idiots et mesquins, mais il est bien sûr systématiquement impossible de rapporter les arguments du religieux, car « trop compliqués », ou « trop évidents pour avoir besoin d’être démontrés ». Paille et poutre ? Mais sur le mode Fernão Mendes Pinto : les poutres dans l’œil des bonzes doivent bien peser six tonnes et faire 2400 mètres...

 

J’avoue avoir atteint les limites de ma patience dans pareils passages ; c’est dommage, parce que, dans les précédents extraits, même en faisant la part du mensonge pur et simple, les récits de la Pérégrination étaient souvent très amusants… À cet égard, leur excès était une qualité ! Du coup, ces documents très fantaisistes demeurent des sources passionnantes – simplement, à prendre avec des pincettes (au moins 15 000, dans le doute). Les élucubrations de Pinto, par ailleurs, font sens au regard de l’histoire des représentations – on ne saurait les exclure (et ça serait bien dommage).

 

DIX ANNÉES (ET PLUS)

 

De toute façon, La Découverte du Japon demeure un ouvrage passionnant. Cette compilation de documents rares dresse un tableau fascinant d’une décennie d’aventures à peine croyables, riche de figures hautes en couleurs et d’événements marquants. Le sujet est fort, son traitement pertinent. Pointu à maints égards, cet ouvrage saura pourtant séduire bien au-delà des seuls cercles d’un public érudit, pour combler la soif d’aventures des explorateurs en chambre tels que votre serviteur. Une magnifique lecture – le hasard a décidément très bien fait les choses !

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Deadlands Reloaded : Coffin Rock

Publié le par Nébal

Deadlands Reloaded : Coffin Rock

Deadlands Reloaded : Coffin Rock, Pinnacle – Studio 2 Publishing, 2008, 30 p.

Avertissement préalable SPOILERS : je vais ici causer d’un scénario pour Deadlands Reloaded sans me gêner pour révéler des machins, même si je ne vais certainement pas me montrer exhaustif. Voyez donc ça comme une base pour une éventuelle discussion entre MJ et curieux – les joueurs, et mes joueurs tout particulièrement, ouste ! Il n’y a aucune certitude que je maîtrise ce scénario, mais ça n’est pas exclu. Alors...

 

UNE INTRODUCTION, MAIS QUI NE PREND PAS DE GANTS

 

Coffin Rock, écrit par Sean Michael Fish, est le premier scénario officiel à avoir été publié pour Deadland Reloaded – une « Savage Tale » brève en termes de volume (une trentaine de pages), mais qui peut durer en temps de jeu, et qui ne manque pas d’ambitions ; des ambitions assez diverses, d’ailleurs, mais pas au point de la contradiction, je crois.

 

À maints égards, ce scénario se veut une introduction idéale à Deadlands Reloaded – mécanique et univers. En tant que tel, il pose un cadre éventuellement réutilisable par la suite (fonction de ce qu’il en restera après le passage du Gang, hum…), où les PJ peuvent assez tôt s’impliquer, sans avoir véritablement d’expérience, au propre comme au figuré.

 

C’est par ailleurs un scénario assez varié, où des approches multiples peuvent être envisagées, complémentaires, de l’action la plus brutale au roleplay le plus subtil, western et horreur – de quoi contenter tous les PJ.

 

D’une manière plus spécifique, c’est surtout un scénario qui introduit illico les joueurs dans le thème fondamental de Deadlands Reloaded, le « grand secret » du Guide du Marshal, sans trop encore en dire quoi que ce soit de précis (rien ici sur les Juges, sur Raven, etc.), mais en constituant une illustration des magouilles des Manitous visant à susciter la Terreur, dont ils se nourrissent : l’idée essentielle est bien ici de confronter les PJ à une brusque augmentation du niveau de Terreur, qui, s’ils n’interviennent pas, conduira très vite à transformer la ville (presque) fantôme de Coffin Rock en deadland. En ce qui me concerne, c’est très bien vu dans l’absolu – il faut voir cependant comment gérer tout ceci.

 

Par d’autres aspects, cette dimension d’ « introduction » doit cependant être relativisée, peut-être. L’auteur ne s’en cache pas, en début d’ouvrage : on aurait pu croire que le premier scénario officiel publié pour Deadlands Reloaded aurait été conçu de sorte à prendre le Marshal et les PJ par la main, mais ce n’est pas le cas.

 

Déjà parce qu’il ne s’agit pas d’un one-shot linéaire et franc du collier, mais d’un scénario relativement « ouvert », une sorte de « mini bac à sable » en fait (qui durera forcément plus d’une séance, au moins trois ou quatre, avec de quoi prolonger jusqu’à la mini campagne si jamais), ce qui implique probablement, pour le Marshal, de gérer pas mal de lieux et de PNJ, avec pour corollaire qu’il doit se montrer très attentif à la mise en place de l’ambiance pour contrer le côté un peu trop « mécanique » de l’exploration de la ville par le menu.

 

Mais, pour ce qui est des joueurs, ils doivent tout à la fois se montrer proactifs, et participer aux efforts du Marshal pour perpétuer l’ambiance et ne pas se noyer dans une population locale trop vaste et trop indifférenciée – ce qui implique de bien travailler l’implication, de part et d’autre de l’écran.

 

Par ailleurs, l’adversité est de taille, et les PJ courent un risque non négligeable de se faire tuer… ou, à vrai dire, de tout simplement se vautrer et ne pas parvenir à sauver Coffin Rock. Ce qui pourrait peut-être s’avérer frustrant, pour des joueurs débutants ? Bon, je ne sais pas...

 

Mais, si le scénario est une bonne introduction eu égard à l’univers, et parfaitement adapté à des PJ débutants, je tends donc à croire qu’il est en même temps plutôt destiné à un Marshal et des joueurs relativement expérimentés – rien de bien compliqué, hein, mais ce n’est probablement pas approprié pour une table de novices absolus, quoi.

 

UNE VILLE (PRESQUE) FANTÔME

 

Coffin Rock est une ville minière du Colorado – ou ce qu’il en reste. Désertée par nombre de ses habitants, d’abord parce que les filons, dans les collines, qui avaient présidé à son édification, se sont avérés décevants, elle semble sombrer toujours un peu plus dans la misère et la peur. Quand les PJ y parviennent (qu’ils aient pour ce faire une bonne raison ou non – je crois, pour le coup, que ce cadre glauque et plus qu’un tantinet surréaliste s’accommoderait finalement très bien du « par hasard »), Coffin Rock fait l’effet d’une ville bientôt fantôme...

 

Le scénario qui prend place dans cette bourgade pas vraiment paisible, passé une présentation générale pas inintéressante et peut-être plus subtile qu’il n’y paraît tout en obéissant à certains codes, n’adopte pas une structure « chronologique » (mais tout de même un peu à la fin, oui), et prend plutôt la forme d’un « mini bac à sable », donc, en même temps assez dense. Dès lors, ses entrées sont tel ou tel lieu, où se trouve tel ou tel PNJ, et où telle ou telle chose peut se produire (en mettant l’accent sur l’évolution du niveau de Terreur, donc, mais ça j’y reviendrai après).

 

C’est un souci éventuel du scénario : l’horreur se trouve littéralement derrière chaque porte – ou du moins en puissance, car, régulièrement, c’est l’élévation du niveau de Terreur qui fera passer de la simple bizarrerie vaguement incommodante à l’horreur pure. Cette impression est à vrai dire renforcée par le plan de Coffin Rock qui figure en dernière page, et qui, outre qu’il est plutôt moche, en se focalisant sur « les bâtiments toujours habités où il y a des trucs à faire », renforce l’aspect mécanique de l’ensemble.

 

Quoi qu’il en soit, le scénario présente une dizaine de lieux « habités » (au sens large – ça inclut le cimetière…), puis une dizaine d’autres a priori « abandonnés », mais qui, pour certains, peuvent avoir leur utilité dans l’avancement du scénario. On y trouve (surtout ?) des choses très classiques du western et/ou de Deadands Reloaded, incluant le shérif forcément pourri et sadique, et bien sûr le prêtre qui n’est pas ce qu’il prétend (la clef du scénario, côté « humain », car ce bonhomme du nom de Cheval – cool – est l’exécuteur des vilenies du Manitou Ahpuch, qui a capturé un esprit local et en use pour ses plans diaboliques), ou encore le médecin pas mauvais bougre mais quand même un brin taré et inquiétant – mais aussi où boire un verre, où tirer un coup… Globalement, ça va à fond les codes, voire les clichés, ce qui pourra parler ou rebuter ; cependant, l’élévation du niveau de Terreur est supposée changer à terme la donne, en faisant basculer tout ce laid monde dans l’horreur la plus affreuse – on peut espérer que ça suffira à faire passer la pilule.

 

Un format similaire est ensuite appliqué, de manière moins étendue, aux environs de la ville, dans les collines (sans carte, cette fois) à vrai dire un passage obligé pour la conclusion du scénario. En effet, si le gang de desperados du coin n’est pas forcément indispensable, il y a une « princesse à sauver » qui peut avoir davantage d’importance, et, surtout, deux choses cruciales : l’inévitable chaman indien, le bien nommé Laughs at Darkness, qui est le seul à savoir ce qui se passe au juste et à être disposé à en informer les PJ ; et ensuite la mine plus ou moins abandonnée, qui conduira inévitablement à l’affrontement final (éventuellement en deux temps : la séquence dans la mine, plus originale qu’il n’y paraît dit là comme ça, est supposée se poursuivre dans l’église de Cheval).

QUAND LA TERREUR AUGMENTE

 

Une sacrée collection de clichés ? Oui, probablement. En même temps, je suppose que ça peut faire sens, dans un « scénario d’introduction », ce qu’est à maints égards Coffin Rock – outre que Deadlands Reloaded, de manière générale, est un jeu propice au déploiement complice de toute une imagerie qu’il s’agit parfois ensuite, le cas échéant, de subvertir un brin. En somme, une alchimie pas si évidente à gérer, entre le fun et la peur. Coffin Rock, en tout cas, illustre ce parti-pris – et constitue donc à cet égard une bonne introduction à Deadlands Reloaded, oui.

 

Sans doute faut-il, dès le départ, bien travailler l’ambiance : l’arrivée du Gang dans la ville, même voire surtout si elle est inopinée, doit être mémorable – je pense à l’homme sans nom déboulant dans le village de Pour une poignée de dollars... La certitude doit très tôt se faire qu’il y a « quelque chose qui ne va pas ». Sur cette base, il s’agit alors de jouer du thème de la ville fantôme… jusqu’à rendre les fantômes très présents. Car le surnaturel doit s’inviter assez tôt dans la partie, je suppose – même si d’abord par de brefs aperçus visant pour l'heure à décontenancer les PJ, en les mettant progressivement dans le bain.

 

Deux bonnes idées dans cette optique (outre l'insistance sur les teintes de rouge) : les miroirs, vitres, etc., dont les reflets sont « anormaux », et de plus en plus inquiétants (mais, ici, on est sans doute dans un registre « intime », où chaque personnage doit avoir sa propre expérience peu ou prou incommunicable aux autres), et cette cloche qui sonne chaque fois que quelqu’un meurt – pas au moment de la cérémonie funéraire, non, pas même quand la nouvelle de la mort de quelqu’un parvient à l’église : non, à l’instant même où quelqu’un meurt, qui que ce soit, où que ce soit, et de quelque manière que ce soit ! Le corps fauché par une balle n’a pas le temps de s’écrouler au sol que déjà sonne le glas… Ça, ça me paraît super intéressant – mais je ne suis pas bien sûr de comment gérer la chose pour que ça sonne (aha) naturel, sans que les joueurs grillent d’emblée le truc mais avec pourtant la certitude que ça viendra – je songe à des bruitages sur Roll20...

 

Mais le gros du boulot, ici, relève du niveau de Terreur – en augmentation rapide. La base est a priori le niveau 3 : même sans manifestations surnaturelles, ce coin du Colorado n’est pas forcément très agréable, et la ville à moitié abandonnée en rajoute une couche sur la norme locale. Mais, dès l’instant que les PJ arrivent, les événements se précipitent : on passe bientôt au niveau 4, puis au niveau 5 (bien sûr, le niveau 6, concernant les deadlands, est inconcevable : à ce stade, les PJ ne seront plus, ou, même s’ils étaient encore, ils ne pourraient plus rien faire pour changer la donne).

 

Dès lors, chaque endroit décrit par le scénario (chaque endroit « habité », du moins), outre sa présentation générale, PNJ inclus, comprend aussi une section décrivant comment le lieu, les PNJ et les événements évoluent : la description de base correspond au niveau de Terreur 3, pour lequel on précise alors d’éventuelles bizarreries propres à susciter l’angoisse (un trait commun : les spécificités des reflets « anormaux » dans l’endroit donné). Puis on rapporte ce qui se passe quand le niveau de Terreur passe à 4, et enfin à 5 – la situation dégénère très vite, et l’horreur se déchaîne, au travers de manifestations parfois clairement surnaturelles (fantômes, zombies, monstres de boue, etc.), d’autres fois en apparence « réalistes » mais pas moins terribles (cannibalisme, torture, tueur en série, etc.). Mais, bien sûr, surnaturel ou pas, tout cela fait partie du complot d’Ahpuch, et plus largement des Manitous.

 

C’est la dimension la plus intéressante du scénario, et il y a vraiment de quoi faire. Ma crainte, c’est que ce principe voulant systématiquement qu’il y ait de l’horreur derrière chaque porte vire à la pure mécanique, lassante, et, comme tel, ne produise pas l’effet souhaité sur les joueurs et les PJ. C’est un danger non négligeable dans ce « mini bac à sable », qui, d’autant plus qu’il est « mini », s’avère très dense. Je suppose que diminuer le nombre de PNJ, ou, plus exactement, le nombre de sous-intrigues, en virant les plus bateau, pourrait être pertinent...

 

Mais, de manière générale, il faut donc se montrer prudent dans la gestion de cette dimension essentielle du scénario, et l’entrelacer de choses éventuellement différentes, liées à l’horreur (les miroirs, la cloche), ou donnant l’impression, peut-être, d’un verni de « normalité », malgré tout et tout d’abord, qu’il s’agira alors de fissurer dans le temps. Ce qui conduit à une autre difficulté, car, au bout d’un certain moment, la lenteur n’est clairement plus de mise, et les événements doivent se précipiter.

 

DU BIEN VU, DU PAS FACILE

 

Bilan ? Eh bien, je ne sais pas trop… Je crois qu’il est globalement positif. L’idée de base est bonne, le contexte de jeu bien décrit, certains PNJ ont de la chair et de l’âme au-delà du cliché du premier abord...

 

Plonger d’emblée les PJ dans la thématique globale des Manitous et de la Terreur peut faire sens – c’est un peu brutal, mais je crois que ça se tient, et que ça peut décider de l’orientation de la suite des opérations à un niveau davantage « épique ». Est-ce préférable au seul western ? C’est un parti-pris. Pas forcément le meilleur, mais il mérite qu’on s’y attarde, qu’on réfléchisse aux attentes de la table…

 

Ce qui me laisse davantage perplexe, c’est le côté un peu trop « mécanique » du scénario en l’état – non qu’il soit linéaire, car il est ouvert, mais le « mini bac à sable », si dense, présente le danger d’une narration en mode automatique qui, au fond, ne se distinguerait pas tant que cela d’un vieux PMT des familles (même si le combat n’est pas systématique).

 

Il faut y réfléchir, oui – garder des choses, en évacuer peut-être quelques autres ; et surtout travailler l’ambiance. Or il y a du matériau. Mais raison de plus, à mon sens, pour ne pas confier Coffin Rock à une table novice. Au-delà, ça peut s’avérer intéressant.

 

Je ne sais pas encore si je vais maîtriser ce scénario, mais je le garde derrière l’oreille, oui...

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Nébal aux Utopiales 2017

Publié le par Nébal

Nébal aux Utopiales 2017

Salut les gens,

 

Une annonce au cas où : du 1er au 6 novembre 2017 se tiennent comme chaque année à Nantes, à la Cité des Congrès, les Utopiales, festival international de science-fiction. Le thème de cette édition 2017 est le temps.

 

Ce petit message parce que je vais y avoir quelques interventions, alors, peut-être…

 

Adonc, pour plus d’informations, de manière générale, avec plein de belles choses sur le programme, les invités, etc., voyez donc ici.

 

Et, si jamais, me concernant plus précisément, voici mon planning perso.

 

EDIT : Et un petit rajout... Le vendredi 3 novembre, de 16h à 17h, enregistrement en direct (scène Shayol) de l'émission La Méthode scientifique, de Nicolas Martin (France Culture), consacrée à l'espace-temps selon Lovecraft. J'y interviendrai avec Raphaël Granier de Cassagnac. Hop.

 

Et donc, qui sait, à bientôt ?

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Lune comanche, de Larry McMurtry

Publié le par Nébal

Lune comanche, de Larry McMurtry

McMURTRY (Larry), Lune comanche (Lonesome Dove : l’affrontement), [Comanche Moon], traduit de l’américain par Laura Derajinski, Paris, Gallmeister, coll. Nature Writing, [1997] 2017, 762 p.

VERS LONESOME DOVE

 

Lonesome Dove est un roman (fleuve) extraordinaire – un western parfait, d’une ampleur, d’une force, d’une intelligence, d’une sensibilité incroyables. Le genre a produit bien des merveilles, sans doute – comme Warlock, d’Oakley Hall, ou Little Big Man de Thomas Berger, et, côté nouvelles, il faut mettre en avant l’extraordinaire Dorothy M. Johnson, d’abord et avant tout pour Contrée indienne. Mais Lonesome Dove, qui a valu à Larry McMurtry son Pulitzer, se hisse au moins au niveau de ces merveilles, et les dépasse probablement, tant qu’à faire.

 

Mais, Lonesome Dove, ce n’est en fait pas que le roman qui porte ce titre ; en effet, Larry McMurtry avait écrit trois autres romans autour des mêmes personnages, une « suite », Streets of Laredo, et deux « préquelles », La Marche du Mort et Lune comanche ; l’ensemble a connu un beau succès outre-Atlantique, et débouché sur plusieurs adaptations sous forme de mini-séries télévisées. En France, toutefois, seul le roman initial était disponible, il y a peu encore… Heureusement, les excellentes éditions Gallmeister (tournées vers la littérature américaine et le « nature writing », elles ont par ailleurs publié d’excellents westerns, signés par exemple par Dorothy M. Johnson, ou Glendon Swarthout, etc.) y ont remédié, ou ont commencé à le faire, complétant le Lonesome Dove originel (dans leur collection poche « Totem », en deux volumes) par ses deux « préquelles », La Marche du Mort l’an dernier, et Lune comanche cette année – en attendant Streets of Laredo pour l’an prochain ? Je l’espèce, de toutes mes forces !

 

Situons un peu les choses. À s’en tenir aux dates de publication, Lune comanche, une fois de plus un beau pavé (750 pages en grand format), est le quatrième et dernier des romans de la série, précédé, dans l’ordre, par Lonesome Dove, Streets of Laredo et La Marche du Mort. Par contre, au regard de la chronologie interne de la série, il arrive en deuxième position : La Marche du Mort le précède, et, ensuite, il y a Lonesome Dove, puis Streets of Laredo.

 

Par ailleurs, l’approche de la série, dans Lune comanche, diffère de celle dans La Marche du Mort, d’une certaine manière. Ce dernier roman, en guise de liens avec Lonesome Dove, développait surtout les deux héros de la série, Woodrow Call et Augustus McCrae, tout jeunes alors, et c’était l’occasion de lever le voile sur leur passé dans les Texas Rangers – Lonesome Dove y faisait maintes fois allusions, mais sans en dire davantage. La position intermédiaire de Lune comanche change la donne : non seulement les événements, finalement assez proches, de La Marche du Mort sont-ils rappelés à notre bon souvenir, via des personnages toujours présents notamment (outre nos héros, des figures telles que Buffalo Hump, Kicking Wolf, Clara Forsythe, etc.), mais aussi les événements, bien plus lointains dans l’avenir, de Lonesome Dove, sont-ils annoncés, via le nom même de Lonesome Dove, d’ailleurs, et surtout via des personnages tels que Joshua Deets, Jake Spoon… ou le petit Newt, qu’on ne peut plus envisager de la même manière. Autant de liens marqués, et en même temps d’un parfait naturel dans le cours de la narration – avec cet effet redoutable… que j’ai envie de relire Lonesome Dove, maintenant ! Satané romancier…

 

UNE FRESQUE, PLUS QU’UNE ODYSSÉE

 

Ces liens ont leur importance – et d’autres traits témoignent de la parenté entre les romans. Mais ils diffèrent par d’autres aspects sans doute pas moins significatifs. Il en est un que j’aimerais mettre en avant, même si de manière pas bien assurée, et qui distingue (peut-être) Lonesome Dove et La Marche du Mort, d’une part, et Lune comanche d’autre part. Les trois romans ont en commun une ampleur certaine – Lonesome Dove est le plus long, La Marche du Mort le plus (relativement) bref, et Lune comanche, à cet égard, se situe pile entre les deux – comme dans la chronologie interne, tiens. Cependant, Lonesome Dove et La Marche du Mort ont tous les deux un caractère d’odyssées, en mettant l’accent, même à titre de prétexte, sur un voyage, considérable et entrecoupé d’autres choses, néanmoins tendant vers un but – aussi absurde soit-il dans les deux cas : le roman originel narre comment Augustus et Woodrow convoient un troupeau de Lonesome Dove, à la frontière entre le Texas et le Mexique, au Montana, 5000 kilomètres plus au nord, au bas mot ; La Marche du Mort, sur un mode de l’odyssée peut-être plus strict encore d’une certaine manière (car le voyage, c’est aussi le retour), accompagne la désastreuse « Texas Sante Fe Expedition » de 1841, et en ramène les survivants chez eux. Le cas de Lune comanche est un peu différent, car il est davantage constitué d’allers-retours indécis, souvent interrompus en fait, sur une zone sans doute conséquente, mais sans commune mesure avec ce qu’on trouvait dans les deux autres romans ; en contrepartie, le roman, plus flexible, s’étend sur une période bien plus longue – on traverse en fait deux décennies ou presque, les années 1850 et 1860, avec des ellipses parfois conséquentes (nous commençons donc en gros une dizaine d’années après La Marche du Mort).

 

Ceci dit, très clairement dans Lonesome Dove, sans doute aussi dans La Marche du Mort, ces voyages sont à maints égards des prétextes – et il reste quelque chose de cet esprit dans Lune comanche, oui. Mais à plusieurs reprises, du coup !

 

Le roman débute quelques années avant la guerre de Sécession, alors que nos Texas Rangers – survivants de La Marche du Mort mais aussi petits nouveaux qui tétaient le lait de leurs mères il y a peu encore – traquent l’agaçant voleur de chevaux comanche Kicking Wolf, plus ou moins associé au redoutable chef Buffalo Hump (deux personnages importants de La Marche du Mort). La chose à ne pas faire, sans doute – car Kicking Wolf en profite pour commettre son plus grand forfait : voler le magnifique cheval du capitaine des Rangers, Inish Scull ! On ne le connaît pas sous le nom de Big Horse Scull pour rien. Un personnage haut en couleurs, légendaire aussi bien parmi les Blancs que parmi les Indiens… Kicking Wolf, grisé par son audace, décide de se rendre au sud, dans le Mexique, pour y accomplir un exploit de plus en offrant le cheval au tristement célèbre Ahumado – un bandit sanguinaire, le pire de tous… et avec lequel Inish Scull avait déjà eu maille à partir. Une occasion rêvée, pour l’aventurier bostonien, de revenir à l’héroïsme individuel, en traquant ceux qui l'ont dépossédé, à pied (hein ?) et accompagné d’un unique compagnon, l’éclaireur kickapoo Famous Shoes. Et ses Rangers ? Eh bien, il les laisse tomber – en confiant à la hâte à Woodrow Call et Augustus McCrae, ses deux meilleurs éléments, le grade de capitaines ; hop, là, comme ça. Nos deux héros font l’apprentissage amer des responsabilités – et Gus, tout particulièrement, qui souhaitait tant être récompensé de la sorte, doit bientôt constater que cela ne lui facilite pas la vie autant qu’il le croyait…

 

Lune comanche est un roman monstrueux, à sa manière ; sur cette base viennent se greffer bien d’autres histoires, d’autant que des années, voire des décennies, séparent le début du roman de sa fin. Mieux vaut ne pas en dire davantage ici, même si la fresque, du fait de son ampleur, n’en serait probablement qu’à peine abîmée.

FIGURES MYTHIQUES

 

La grande force de Larry McMurtry, m'est avis à en croire ces trois romans, ce sont ses personnages – et leurs dialogues, sans doute. Woodrow Call et Augustus McCrae en tête, mais pas au point de reléguer leurs comparses dans l’ombre, sont d’une humanité exemplaire, d’une complexité authentique – personnages qui peuvent s’avérer tragiques, ou drôles, ou les deux, en même temps si ça se trouve ; et admirables aussi bien qu’agaçants… Des personnages, enfin, qui sonnent juste, et interpellent avec astuce le lecteur, qui s’y attache très vite, y compris, si ça se trouve, pour les plus répugnants d’entre eux. Lune comanche ne déroge sans doute pas à la règle – mais ce roman m’incite, davantage que les deux autres, à opérer une distinction qui vaut ce qu’elle vaut : c’est que, dans le contexte plus ou moins crépusculaire de Lune comanche, certains personnages se parent des atours des héros, voire de figures proprement mythologiques ; un phénomène peut-être pas absent des deux autres romans (la gamine dans Lonesome Dove, la putain magnifique et la cantatrice lépreuse de La Marche du Mort), d’autant que deux d’entre eux figuraient déjà dans le roman précédent. J’ai tout de même l’impression qu’on est cette fois un cran au-dessus. Quatre personnages me paraissent devoir être envisagés sous cet intitulé, mais c’est bien sûr à débattre.

 

Commençons par Inish Scull, capitaine des Texas Rangers de son état ; un cas rare d'officier compétent dans une série souvent guère tendre à l'encontre des donneurs d'ordres (et cela vaut aussi pour le présent roman, bien sûr)... C'est un personnage qui détonne au sein de cette troupe qu’il mène au combat : Scull est un Yankee, issu de la meilleure société bostonienne ; plus qu’un soldat, il est d’abord et avant tout un aventurier – mais il sait très bien que les galons peuvent être porteurs d’aventures, à condition d’être au bon endroit au bon moment. Au milieu des combats, par ailleurs, Scull est un érudit – qui cite volontiers les poètes, récite en grec ou en latin, et dont les allusions culturelles saugrenues laissent systématiquement perplexes ses hommes : hein, quoi, Napoléon ? Et qui c'est, ça, Hannibal ? Scull, d’une certaine manière, a en fait tout pour être agaçant, et même insupportable. Seulement voilà : c’est un héros. Oh, rien de « moral » à cet égard, notre homme n’est pas le dernier à faire couler le sang, et, s’il jure par « la Bible et l’épée ! », sans doute est-il plus épée que Bible ; enfin et surtout, son ego surdimensionné ne l’amène guère à prendre en considération les autres… Qu’importe : ce qui compte, c’est qu’il est tellement haut en couleurs, tellement plus grand, tellement plus fort, tellement plus tout… Le charisme écrasant du bonhomme paralyse ses comparses comme le lecteur, qui ne peuvent tout simplement pas en dire du mal, et sont même régulièrement portés à l’admirer pour l’exception qu’il est. Sans doute était-ce le seul homme à pouvoir véritablement se confronter à Ahumado. Et il lui fallait une femme au moins aussi haute en couleurs… Mais je parlerai d’Inez Scull un peu plus tard.

 

Kicking Wolf, nous l’avions déjà croisé dans La Marche du Mort. Ce Comanche se définit par sa fonction : il vole des chevaux. C’est le meilleur à ce petit jeu. Personne ne vole des chevaux comme Kicking Wolf. Nulle vantardise, ici, rien que des faits – ce qu’il démontre avec une certaine forme de classe en soustrayant peu ou prou sous ses yeux le cheval légendaire du légendaire Inish Scull, pourtant lancé sur sa piste justement pour mettre fin à ses larcins… Kicking Wolf, ici, est celui par qui tout commence, d’une certaine manière. Et je crois que ça lui confère des attributs peu ou prou mythiques – à la façon d’un trickster, disons ? Pas de manière générale, certes. Mais il en a le défaut récurrent : une certaine arrogance, derrière la malice… S’emparer du cheval de Scull était en soit un exploit, mais qui ne lui suffit pas – désireux de briller davantage encore, il se rend auprès du redoutable Ahumado pour lui faire don du cheval légendaire. Une très mauvaise idée… Mais cela participe de son essence, au fond : tellement doué dans sa partie que la manière dont il s’y prend relève peu ou prou du surnaturel, Kicking Wolf ne se montre pas toujours très malin en dehors… Ou bien est-ce qu’il est également, voire avant tout, un rêveur ?

 

Buffalo Hump, lui aussi découvert dans La Marche du Mort, aurait sans doute bien des choses à dire à ce sujet. En fait, le voleur de chevaux l’irrite régulièrement – et si les deux Comanches se croisent plus qu’à leur tour, liés par le sang et la tribu, ils ne s’apprécient guère. Ils s’estiment, pourtant, d’une certaine manière : le voleur reconnaît en la personne du bossu le dernier grand chef des Comanches, et ce dernier ne saurait nier le génie dont fait preuve Kicking Wolf à l’occasion – ils ont tous deux cette stature mythique qui les élève au-dessus des autres Comanches. Mais Buffalo Hump, c’est sans doute la classe au-dessus encore : il est littéralement le dernier des Comanches. Un chef aussi brutal qu’intelligent, prompt à violer, torturer, tuer, prompt à vaincre enfin – la pire des menaces planant sur les Texas Rangers, qui vivent dans la crainte permanente de tomber dans une de ses embuscades. Woodrow Call et surtout Augustus McCrae n’y ont réchappé que par miracle, dans La Marche du Mort ; ce souvenir les hante, et les pousse à admirer, en même temps, leur si redoutable adversaire – lequel, ainsi que ses hommes, en a autant à leur service : Silver Hair McCrae, et plus encore Gun-in-the-Water, sont connus de tous les Comanches – et, parmi les Texans, seul Inish Scull peut en dire autant. Mais la gloire de Buffalo Hump est d’un autre ordre – et, bien au-delà de ces affaires personnelles, il entend offrir à son peuple un baroud d’honneur, une grande offensive concertée qui pousserait jusqu’à la mer… Meurtres, viols, destructions : le chef comanche n’est pas un tendre, il est même tout sauf ça – nulle vision Bisounours des guerres indiennes, si l’auteur ne fait bien sûr pas non plus dans la charge unilatérale, et consacre à ses personnages indiens la même attention, extrême, qu’à ses personnages texans, aussi sont-ils aussi marquants. Mais viendra enfin, pour Buffalo Hump, le temps de mourir – il se sait vieux, et d’un autre monde… Il est la Lune comanche. Notez qu’ici, comme en d’autres endroits, Larry McMurtry, s’est inspiré de personnages et de faits réels, mais sans y asservir son récit : il y a bel et bien eu un chef comanche du nom de Buffalo Hump, et dont le plus grand fait d’armes fut, en 1840, un grand raid dans tout le Texas, que la mer seule a arrêté… Les dates ne correspondent pas, il ne faut pas trop s’attacher à cette image (comme dans le cas de Bigfoot Wallace dans La Marche du Mort), mais je suppose que ça méritait tout de même d’être relevé.

 

Évoquons une dernière figure mythique – la plus troublante peut-être… Il s’agit d’Ahumado, et il est une véritable incarnation du mal – mais sur un mode plus brutal que le Juge dans Méridien de sang, de Cormac McCarthy, plus intemporel aussi. En fait, c’est un personnage insaisissable, littéralement, et dont on ne sait pas grand-chose. Le bandit mexicain, surnommé « Black Vaquero », sème la terreur avec sa bande cosmopolite, dans le nord du Mexique et le sud du Texas. L’horrible personnage prise les supplices raffinés, les tortures les plus atrocement inventives : il terrifie tout le monde, et d’abord ses propres hommes – qui restent pourtant à ses côtés, sans doute justement parce que cette peur omniprésente ne leur laisse pas d’alternative. Mais qui est-il ? À deux ou trois reprises, on semble avancer qu’il serait un Maya (si cela veut dire quelque chose au milieu du XIXe siècle ?) ; il semble bien entretenir une relation avec les jungles loin au sud, et Jaguar – paysage et animal-totem dont les Texans comme les Comanches n’ont tout simplement pas idée. Mais cela renforce son caractère anachronique – et terrifiant, comme une ombre surgie du passé… Un homme (un homme ?) qui a son destin entre ses mains. Un homme sans pareil – car le mal est trop banal chez les autres. Il faudra bien un Inish Scull pour ne serait-ce que le déstabiliser temporairement... et encore le Yankee n'en sortira-t-il certainement pas indemne.

 

D’autres figures du roman ont quelque chose de mythique, mais leur statut de seconds rôles me dissuade d’en faire davantage état ici – pensez à ce couple de Français qui tient un saloon désert en un endroit paumé du nom de… Lonesome Dove ; mais j’y reviendrai !

 

FIGURES HUMAINES

 

Cependant, à ces figures qui me font l’effet d’être mythiques, il faut bien sûr en associer d’autres, qui brillent quant à elles par leur humanité. Le lecteur est fasciné par ceux qui précèdent, mais ils sont au-delà de l’identification – ceux dont je vais parler maintenant en sont par contre des véhicules tout désignés. Ils n’en sont pas moins complexes – car c’est au fond cette complexité qui fait les bons personnages, puisqu'elle fait l’humanité.

 

Au premier chef, il faut bien sûr citer nos héros, Woodrow Call et Augustus McCrae – en rappelant toutefois que Larry McMurtry use d’une multiplicité de points de vue, changeant sans cesse mais avec une grande habileté narrative, ce qui fait que les deux capitaines ne se voient finalement pas accorder beaucoup plus de champ que tous les autres personnages du roman (mais peut-être vaudrait-il mieux l’exprimer à l’envers). Cependant, ils sont nos compagnons, depuis La Marche du Mort jusqu’à Lonesome Dove (et après ?). Et ce sont toujours des personnages aussi magnifiques – y compris dans ce qu’ils ont d’agaçant. Membres des Texas Rangers depuis une dizaine d’années maintenant, ils ont considérablement plus de bouteille que les petits cons qu’ils étaient quand ils avaient intégré la milice, à l’époque de La Marche du Mort. Ils sont sans doute de bons Texas Rangers, meilleurs que beaucoup. La décision d’Inish Scull de les nommer capitaines a beau être précipitée, on peut supposer que le fougueux Bostonien n’aurait pas pu tomber mieux. Mais la nouvelle n’enchante finalement pas tant que ça nos deux amis, qui comprennent bien qu’on leur a refilé une patate chaude, et que leurs responsabilités accrues ne sont guère compensées par une meilleure paye ou un statut social véritablement plus élevé. C’est avant tout Gus qui en fera l’amère expérience, lui qui n’attendait que ça pour convaincre enfin « sa » Clara de l’épouser… Mais je m’aventure ici dans un terrain que je souhaite traiter plus spécifiquement après ; disons tout de même que les relations malheureuses de nos héros avec les femmes, pour des raisons très différentes (on prend en pitié Gus, on maudit Woodrow), impriment de leur marque le cours de l’histoire – peut-être autant, sinon plus, que la menace de Buffalo Hump ou le pays qui se déchire entre Bleus et Gris. Au-delà, les personnages sont égaux à eux-mêmes – et ce n’est pas une critique, c’est pour ça qu’ils sont si bons. Woodrow bourru et très premier degré, Gus bavard et excessif, forment un duo idéal, avec quelque chose d’archétypes qui ne les prive pourtant pas de leur humanité. Où la « naïveté » joue une part essentielle, toujours aussi délicieuse :

 

— J’ai pas vu de larmes, moi, dit Call quand ils furent à nouveau dans le buggy et redescendaient la colline vers les quartiers des rangers. Pourquoi il pleurerait s’il nous apprécie tellement ?

— Je sais pas et peu importe. On est capitaines, maintenant, Woodrow, lança Augustus. T’as entendu le gouverneur. Il dit qu’on est l’avenir du Texas.

— Je l’ai entendu, répondit Call. Je comprends pas ce qu’il a voulu dire, c’est tout.

— Ben, ça veut dire qu’on est des gars bien.

— Comment il peut le savoir ? Il nous avait jamais vus avant aujourd’hui.

— Allez, Woodrow… Sois pas toujours contrariant. Il est gouverneur et les gouverneurs peuvent deviner ce genre de choses bien avant les autres. S’il dit qu’on est l’avenir du Texas, alors je veux bien le croire.

— Je suis pas contrariant, dit Call. Je comprends toujours pas ce qu’il a voulu dire.

 

Il est bien d’autres personnages, dans Lune comanche, qui se détachent en demeurant humains, mais un emporte vraiment ma sympathie, que j’ai envie de mettre en avant : il s’agit de Famous Shoes, l’éclaireur kickapoo (et les Comanches détestent les Kickapoos…), qui va et vient à pied, au gré de ses envies et de ses curiosités ; censément au service des Texas Rangers, il n’est pas du genre à se restreindre pour cette raison – même pas par rébellion, en fait : avec le plus grand des naturels. Il veut bien obéir aux ordres, mais à sa manière ; et c'est une manière qui, pour certains, frôle l'insubordination, voire la désertion... Mais voilà, Texas Rangers ou pas, Kickapoos ou pas, et ses femmes, et ses ennemis, qu’importe : il va où il veut, au gré des vents – en faisant souvent montre d’une curiosité qui ne le rend que plus aimable, quand il s’improvise archéologue, en quête de pointes de flèches des Anciens (une menace pèse sur lui ? Quelle menace ?), ou, son obsession à long terme, quand il se lance sur la piste de ce trou d’où le Peuple a jailli, il y a bien longtemps de cela – il doit se trouver… par-là… Ce personnage aussi fait preuve d’une forme de « candeur » plus ou moins réelle, mais, sous ses excentricités, se dissimule à peine une bonne couche de sagesse pratique. Et c’est un personnage très attachant.

 

Un peu l’antithèse de Blue Duck – qui le hait, par ailleurs, au point où cela va décider de sa vie. Blue Duck est un des fils de Buffalo Hump – un métis, fruit du viol d’une Mexicaine enlevée par les Comanches et qui n’avait pas fait long feu. Blue Duck n’en déteste que davantage les Mexicains et les Texans – ou, dit autrement, il se veut plus comanche que tous les Comanches. Et son père le méprise… Blue Duck, aux yeux de Buffalo Hump, ne comprend tout simplement pas ce que signifie être un Comanche – il y a trop de Blanc en lui, sans doute. Le jeune imbécile ne respecte rien ni personne, il se vante mais n’a rien d’un brave, il est mesquin, cruel et irrévérencieux… Que le constat soit fondé ou pas, cela ne peut que déboucher sur l’opposition ouverte entre le père et le fils – à vrai dire, le plus étonnant dans tout cela est peut-être que Buffalo Hump n’ait pas encore tranché le débat d’un coup de poignard… Peut-être a-t-il malgré tout quelque chose d’un père ? Blue Duck, d’abord un brin victime, puis de moins en moins, est systématiquement associé à la notion d’injustice, je suppose. Au-delà, il est un personnage clairement maléfique, et ils ne sont pas si nombreux dans la série « Lonesome Dove » – ici, comme Ahumado, oui, mais sans son brillant mythique ; bien plutôt médiocre… Injustice, donc, et mépris, voire dégoût. Blue Duck est un salaud – un tueur sans foi ni loi, une brute puérile. Il est détestable, et on le déteste. On continuera de le faire dans Lonesome Dove. Mais, de temps à autre, on perçoit bien qu’il y a plus, en ce personnage. L’humanité, c’est aussi des Blue Duck, après tout.

 

Et tant d’autres personnages pourraient être cités, qui sont si humains, si vivants… Peut-être les trouve-t-on surtout parmi les Texas Rangers ? Joshua Deets, ou encore Long Bill Coleman, vieux compagnons de route puisqu’ils étaient de La Marche du Mort, valent bien un Woodrow Call, ou (surtout, c’est davantage leur genre) un Augustus McCrae, dans leur humanité essentielle. Le sort du second – le bon bougre un peu niais – n’en est que plus déchirant. D’autres encore, parmi les plus jeunes ? Jake Spoon, qui a sans doute ses mauvais côtés, ou Pea Eye Parker… Tant d’autres…

MAIS SURTOUT, LES FEMMES !

 

Pour l’heure, je n’ai peu ou prou cité que des hommes. On peut s’attendre à ce qu’ils aient un rôle prédominant, dans un genre aussi supposément « viril » que le western… Du moins, avant de découvrir les nouvelles de Dorothy M. Johnson, ou de lire des romans tels que Homesman de Glendon Swarthout, ou, m’a-t-on dit, La Veuve de Gil Adamson… et, bien sûr, les romans de Larry McMurtry. Lonesome Dove comprenait des personnages féminins très puissants, que la fin du roman, sauf erreur, mettait tout particulièrement en valeur. La Marche du Mort n'était pas en reste, avec des personnages de femmes « mythiques » là encore, comme la prostituée Matilda Roberts (et sa tortue ! Dix ans plus tard, on en parle encore), ou, sur un mode quasi fantastique, l’incroyable Lady Lucinda Carey, la noble lépreuse à l’aplomb sidérant ; mais le roman avait aussi introduit des personnages de femmes à dimension plus humaine – en fait les deux grands amours de nos héros, Clara Forsythe qui obsède tant Gus, et Maggie Tilton, la prostituée à laquelle Woodrow Call ne comprend absolument rien… ou qu’il n’ose pas comprendre, par lâcheté.

 

Deux personnages qui reviennent dans Lune comanche, les ancres de nos héros dans la ville d’Austin, où d'autres femmes jouent par ailleurs le même rôle. En fait, au premier abord, cette approche m’avait un peu déconcerté – je ne percevais pas bien pourquoi le roman abandonnait régulièrement les Texas Rangers et les Indiens pour revenir à Austin… alors que c’est probablement ici que se joue l’essentiel du récit, en vérité, ce qui apparaît progressivement. Lune comanche, plus encore que les deux autres romans, accorde une place essentielle aux femmes. La société du temps incite à les (mal)traiter en tant que « femmes de », mais elles s’illustrent pourtant par elles-mêmes – sans toutefois se faire d’illusions quant à leur sort ultime.

 

Mais d’une manière différente ? Car Maggie Tilton, la prostituée, se berce bien trop longtemps de ce genre de songeries… Son statut lourd d'opprobre réclame qu’un homme vienne la tirer de la rue ; elle a jeté son dévolu sur Woodrow Call, tout le monde le sait – sauf Call lui-même. Call guère à l’aise avec les femmes, qui continue de voir Maggie, mais insiste pour payer ses passes, Call surtout qui ne veut pas entendre parler mariage, et encore moins d’un enfant – ce Newt que l’on retrouverait dans Lonesome Dove, et sans doute ne peut-on plus dès lors le regarder du même œil… Maggie Tilton, la pauvre Maggie, a tous les attributs d’un personnage tragique, au niveau du mélodrame – elle n’en est pas moins touchante, et moins fragile qu'elle ne le croit elle-même ; aussi, même si elle ne se le permet jamais, le lecteur, lui, se met à haïr Woodrow Call, en certains passages (notamment quand il se montre jaloux de Jake Spoon, montrant qu'il est plus que jamais perdu dans ses contradictions) ; tout en ayant bien en tête combien ce personnage que nous adorons par ailleurs, n’est tout simplement pas en mesure de vivre en société, et de comprendre quoi que ce soit aux hommes et femmes, ses semblables, qui l’entourent bien malgré lui.

 

Clara Forsythe – une des rares femmes à apprécier et aider Maggie Tilton sans se pincer le nez devant sa condition de putain – réagit d’une tout autre manière. Dans La Marche du Mort, nous avons vu Gus faire sa rencontre, et décider dans la minute qu’il devait l’épouser. Nous le savions homme à femmes, bassinant Woodrow Call avec ses commentaires sur les prostituées du coin, et nous avions pu apprécier en Clara celle qui ne se laissait pas marcher sur les pieds, même si elle n’était pas la dernière à badiner non plus. Clara aime Gus, à sa manière… Même après dix ans d’une cour toujours à recommencer. Ils ne s’en lassent donc pas ? Quoi qu’il en soit, Gus, tout surpris de se voir nommer capitaine par Inish Scull, en saute bientôt de joie : les galons, enfin ! Clara va forcément l’épouser, maintenant ! Eh bien… Non. Car Clara Forsythe sera sous peu Clara Allen. Elle ne se vend pas – et M. Allen est un brave homme. Mais épouser un Ranger ? Un homme qui part sans cesse, pendant des mois, et qui court après la mort chaque jour davantage ? Non. D’où ce retournement de situation : nous détestons Woodrow Call parce qu’il refuse de s’engager avec Maggie Tilton, nous ne détestons certainement pas Clara Forsythe pour avoir fait le choix de se marier loin des Texas Rangers et du brave Gus – parce que nous connaissons ses sentiments, et la devinons libre en dépit du mariage, et parce que nous savons très bien, au fond, qu’elle a raison, et qu’épouser Gus aurait été le pire des choix. Nous ne lui en voulons pas, donc – ce qui ne nous empêche certes pas de pleurer avec Gus, et de partager ses cuites à répétition, alors qu’il cherche naïvement à noyer son chagrin dans l’alcool et la bagarre, à la limite extrême de l'autodestruction. Clara Forsythe, non, Clara Allen, n’en demeurera pas moins à jamais le grand amour de Gus – celui qui demeure beau, même triste, justement parce qu’il ne s’est pas réalisé. Le jeu d’ellipses du roman ne fera que confirmer ces sentiments douloureux mais justes : nul ne peut être heureux en amour, sans doute, mais Gus peut-être moins encore que quiconque – ses mariages sont déprimants… Ne reste plus qu’à espérer que les choses se sont mieux passées pour la belle et vibrante Clara.

 

Femmes de Rangers comme femmes d’Indiens, au-delà, ont leur rôle à jouer – quitte à ce que ce soit d’abord celui de victimes. Le roman revient régulièrement sur le thème des femmes violées par les Comanches, et parfois enlevées par eux, au rythme de scènes très dures, proprement insoutenables. Pearl, l’épouse de Long Bill, permet de rendre cette thématique soudainement bien plus concrète – et en résulte un tableau doublement tragique : celui de ces femmes que l’on rejette pour avoir été les victimes de viol, au nom d’un réflexe idiot de souillure qui semble l’emporter sur la compassion et la révolte ; celui de ces hommes qui, même avec les meilleures intentions du monde, ne savent absolument pas comment réagir. Heureusement, toutes les femmes du roman ne se voient pas systématiquement accoler ce motif très dur.

 

Il faut évoquer aussi les Indiennes ; le roman mentionne souvent, via les personnages masculins le cas échéant, certes, leurs épouses parfois nombreuses. Elles ne sont pas mieux loties que les Blanches, certes. Buffalo Hump ne rechigne pas au viol et est porté à croire qu’un bon époux se doit de battre ses femmes de temps en temps (il y en a des émules dans toutes les sociétés, faut-il croire). Cela n'exclut pourtant pas des relations complexes avec certaines de ses épouses, notamment la jeune Lark, aux rondeurs agréables, et les plus âgées et plus sages Heavy Leg et Hair-on-the-Lip ; de même pour Kicking Wolf ; et Famous Shoes, aussi, dont l’indifférence affichée est moins brutale et sans doute moins réelle. Et si Ahumado ne saurait susciter ce genre d’attachement, il conserve plus ou moins consciemment dans son ombre un personnage féminin impressionnant, quand bien même très éphémère – de manière presque insupportable, en fait.

 

Mais, à l’instar de ce qui se produit pour les hommes, et dans la continuité de ce que l’on avait pu lire dans La Marche du Mort, d’autres femmes, ici, se hissent à leur tour au niveau de figures peu ou prou mythiques – si ce n’est qu’en contrepoint des femmes du commun, plus qu’à leur tour tragiques, elles ont souvent ici les attributs de personnages de comédie, ce qui n’entame en rien leur charisme et leur évidente supériorité.

 

La première dans ce registre n’est autre qu’Inez scull – l’épouse du capitaine Inish Scull, et un personnage pas moins exubérant ! Les deux ensemble dans une même pièce, c’est une tornade garantie – heureusement, cela n’arrive qu’assez rarement ; Inish Scull a bien des raisons de partir à l’aventure… et son épouse, issue d’une vieille famille du Sud profond, d’une richesse considérable (que la dame entretient en acquérant des plantations à Cuba), professe sans cesse le mépris qu’elle éprouve pour son Yankee de mari, et pour les pénibles Bostoniens cul-serré qui s’offusquent d’un rien, qu’ils aillent au diable ! Ce qui ne l’empêche pas de forcer la main des Texas Rangers pour les contraindre à ramener Inish à la maison. Reste qu’en son absence, Inez ne se calme pas vraiment : loin de là, nymphomane assumée, elle raffole – avant de s’en lasser, quelques minutes à peine peuvent y suffire – des petit jeunots d’Austin qui intègrent le service de son époux… Ce qui peut en fait inclure des Rangers moins jeunes : Gus y passe comme les autres, et Woodrow Call ne comprend absolument pas comment prendre un thé en compagnie de Mme Scull peut durer aussi longtemps… Ceci étant, au-delà du cliché de la folle du cul, rassurez-vous, Inez Scull est un vrai personnage ; sans doute figure-t-elle avant tout dans des scènes de vaudeville, versant bien salace, mais, même à pister badine en main un jeune homme en caleçon qui ne s’avère finalement pas très satisfaisant, elle conserve une aura incroyable.

 

Sur un mode assez proche, même si autrement secondaire, j’ai envie de mentionner Thérèse Wanz – la Française qui tient le saloon désert de Lonesome Dove, au milieu de nulle part. Face à son époux bien falot, on ne se demande guère longtemps qui, selon l’expression, porte la culotte dans leur couple. Elle autorise à son tour des scènes très amusantes, qui ne l’empêchent pour autant pas de briller à sa manière.

 

En tout cas, tragédie ou comédie, mythe ou réalité, Lune comanche est un roman riche de très beaux personnages féminins, et c’est clairement une dimension à mettre en avant à mes yeux.

 

MOTIFS DU VOYAGE

 

L’histoire de Lune comanche est complexe, avec sa structure éclatée sur quinze à vingt ans, au rythme d’interruptions et d’ellipses brutales. Encore une fois, j’ai le sentiment d’une fresque qui, en apparence du moins, ne présente pas vraiment l’unité relative de Lonesome Dove et de La Marche du Mort. Ce qui ne signifie pas que nous n’allons nulle part – enfin, métaphoriquement… Disons du moins qu’il y a, au-delà de la peinture des personnages, et de l’importance des femmes sur toute la durée du récit, différents motifs qui participent bel et bien, en définitive, de l’unité de la narration – et qui relèvent en même temps de la même thématique du voyage. J’en vois au moins deux : partir – seul (ou presque)… et arriver trop tard (ou ne jamais arriver).

 

Notez que je vais probablement livrer ici quelques SPOILERS, attention donc.

 

Partir – seul (ou presque)

 

L’idée de « partir » semble omniprésente dans le roman – elle touche nombre de ses personnages, et avec un caractère récurrent de « coup de tête ». Bien des figures du récit, quand elles y succombent, s’en vont donc – seules ou, aussi souvent voire davantage, à deux.

 

Le fil rouge du roman, entre Texas Rangers, Comanches et bandits (d’Ahumado puis de Blue Duck), multiplie ce genre de scènes, offrant dès lors un complexe jeu de miroirs, où tel départ ne peut qu’en entraîner un autre, et réveiller les échos d’un précédent. Ainsi de Kicking Wolf et son camarade Three Birds, après que le voleur de chevaux s’est emparé de la plus belle de ses proies, et qui partent sur une impulsion empreinte d’arrogance pour livrer la merveille au redoutable Ahumado. À peine Inish Scull a-t-il appris le larcin qu’il décide aussitôt de faire exactement la même chose – ce qui n’en parait que plus absurde : le capitaine des Texas Rangers part donc pour le sud, à pied, accompagné de l’infatigable Famous Shoes. Ahumado, après quelque temps, sentant la mort venir, fera le choix de partir seul pour les jungles du sud, sans en avertir personne ; à la fin du roman, Buffalo Hump ne fera pas autrement, mais en se rendant dans cet implacable désert hérissé de pierres noires que l’on suppose magiques. Il y a d’autres départs entre les deux, non moins marquants – ne serait-ce bien sûr que celui de Woodrow Call et Augustus McCrae, à Lonesome Dove (eh !), préférant, dans leur quête d’Inish Scull prisonnier, ne pas s’encombrer des jeunes Texas Rangers, trop lents et qui risqueraient leur vie pour rien ; ce départ, comme sans doute pour les deux autres duos envisagés auparavant, a de faux airs de suicide – ce qui les rapproche en même temps des départs d’Ahumado et de Buffalo Hump s’avançant d'eux-mêmes vers leur trépas. Et Blue Duck ? Lui quitte un monde – celui des Comanches… pour se faire bandit, hors-la-loi, hors toute communauté sinon celle dont il tolère l’agrégation autour de lui, par vanité. Mais je reviendrai plus loin sur les Comanches et le départ.

 

Le motif apparaît également à l’arrière, à Austin. Ce départ peut être très concret, comme avec Clara Forsythe devenant Clara Allen – mais, pour le coup, ce départ n’a rien d’un suicide métaphorique, c’est même tout le contraire : il sauvera la vie de la jeune femme. Toutes n’ont pas sa chance – ainsi de ces femmes qui, une fois enlevées et « souillées » par les Indiens, ne peuvent tout simplement pas revenir parmi les Blancs ; le courage de Pearl offre un contrepoint à cette approche – mais, pour le coup, c’est Long Bill qui commet en conséquence le départ fatidique. Et bien des personnages sans doute voient, que ce soit réfléchi ou non, dans la mort le plus grand et le plus certain des départs – ce qui inclut à terme aussi bien Maggie Tilton que les malheureuses épouses de Gus.

 

Mais le motif du départ peut avoir davantage d’ampleur, en dépassant les seuls personnages, plus ou moins conscients de ce qu’ils veulent au juste, pour se sublimer dans un but – une destination, ou une cause à défendre. Les Texans partent pour le Mexique, ou repartent dans l’Est ; bientôt, la guerre de Sécession éclatant, conformément aux prédictions du Yankee Inish Scull, nombreux seront ceux qui partiront pour le front – côté Union ou côté Confédération ; pas le plus rationnel des choix, sans doute…

 

Mais ce sont les Comanches qui illustrent le mieux cette approche – ces Comanches qui sentent, qu’ils le veuillent ou non, qu’il leur faudra partir, comme sont partis les bisons : Buffalo Hump est agacé par les songeries de Kicking Wolf, l’imbécile croyant encore que les bisons reviendront… Mais que faire ? Autour de l’intraitable Buffalo Hump, d’autres Comanches, las des tueries, plus « réalistes » peut-être, supposent qu’ils n’ont plus le moindre choix : il leur faudra bien négocier avec les Blancs, et partir pour ces réserves qu'ils leur destinent, si loin de leurs terres… D’autres entendent encore résister, mais ils n’ont plus que le désert comme refuge. Buffalo Hump ne se leurre pas : pour les Comanches, partir de cette région, c’est partir tout court – sortir du monde. Peut-être est-ce inéluctable – mais, une dernière fois, il entend prouver au monde la gloire des Comanches, et leur assurer ainsi l’éternité.

 

Et nos héros, Woodrow Call et Augustus McCrae ? Cela les titille depuis un moment – eux aussi, il leur faudra partir… À Lonesome Dove, peut-être ? Pourquoi pas. Même si au final, ce ne sera qu’une étape de plus au fil d’un plus long voyage, et il y aura un ultime départ – au crépuscule du temps des pionniers, comme un écho de la Lune comanche.

Arriver trop tard (ou ne jamais arriver)

 

Dans certains cas, le départ se suffit à lui-même. Mais c’est loin d’être systématique : on avance souvent, çà et là, tel ou tel but justifiant le périple – mais ces buts sont plus qu’à leur tour absurdes… et, même quand ils ne le sont pas, il n’y a aucune certitude que les voyageurs y parviennent ; c’est même plutôt le contraire.

 

D’où cette structure relativement éclatée, où les interruptions brutales et les ellipses, finalement, font davantage de sens que les « grandes quêtes » : trouver Ahumado, libérer Inish Scull, capturer Blue Duck, que sais-je…

 

Nos Texans, tout particulièrement, ne cessent de partir pour quelque mission, et de la laisser tomber en cours de route, pour revenir – et refaire exactement la même chose quelque temps plus tard. L’absurdité de leurs quêtes n’en est que plus flagrante – et, sinon au plan purement narratif, ils ne sont finalement jamais là où ils devraient être, mais toujours dans un entre-deux qui ne rime à rien.

 

Conséquence non-négligeable : pour l’essentiel, les événements les plus cruciaux au plan historique, nos Texas Rangers passent à côté – ils ne sont pas là quand Buffalo Hump lance son grand raid sur Austin et jusqu’à la mer ; ils ne sont pas davantage sur le front où Bleus et Gris s’entretuent, ratant toute la guerre de Sécession – et on ne leur en voudra pas. La grande histoire se fait sans eux : ils ont bien assez à faire avec la « petite ». Au point, en fait, où ces « grands événements », pour l’essentiel, sont au mieux traités en hors-champ.

 

Bien sûr, ce sous-titre (français) de Lonesome Dove : l’affrontement n’en est que plus improbable ; en fait, une fois achevées ces 750 pages, la conviction du lecteur est bien plutôt que l’affrontement promis n’a justement jamais eu lieu ! Et quelque affrontement que ce soit. Parce que c'est bien le propos : les personnages arrivent trop tard, ou n’arrivent pas, donc – Clara s’est déjà fiancée, le raid sur Austin a déjà eu lieu, Ahumado est déjà parti, Buffalo Hump est déjà mort… et le front de la guerre de Sécession est bien loin. L’affrontement ? Pas vraiment, non…

 

Lune comanche, se déroulant dans les années 1850-1860, une époque classique du genre, n’est probablement pas à cet égard un western « crépusculaire », comme on dit souvent. Il y a sans doute davantage de cela dans Lonesome Dove, mais même ce roman n’est pas non plus, disons, Le Tireur, de Glendon Swarthout – ou bien d’autres livres, j’imagine. Cependant, dès son titre, le roman qui nous intéresse aujourd'hui pointe vers ce genre de connotations, concernant les Comanches – eux sont sans doute déjà « trop tard », et Buffalo Hump n’est certes pas le dernier à s’envisager comme un anachronisme. Une page se tourne – celle des Comanches, des autres Indiens des plaines bientôt, de tous les peuples autochtones à terme. Les Buffalo Hump, même les Kicking Wolf, n’ont plus vraiment leur place dans ce monde. Les Blue Duck davantage ? Peut-être… mais peut-être aussi les Famous Shoes, parcourant plaines et montagnes en quête de ce qu’ils sont supposés être – avec un regard plus serein sur le monde ?

 

Mais une page s’est tournée – et les Texas Rangers aussi le savent : les Comanches ne dureront pas beaucoup plus longtemps que les bisons. Autant lâcher l’affaire, qui ne rime plus à rien – d’autant que, la guerre civile achevée, les Tuniques Bleues reviennent dans leur réseau de forts sur la Frontière, pour « gérer » le problème indien. C’est sans doute déjà trop tard pour les Texas Rangers ; mais peut-être pas encore trop tard pour Woodrow Call et Augustus McCrae – ils peuvent se rendre à Lonesome Dove.

 

Et, à terme, ils en partiront. Trop tard ?

 

LES YEUX SUR L’HORIZON

 

Vous vous en doutez, Lune comanche est à nouveau un roman brillant, d'une grande richesse, un superbe western, parmi les meilleurs du genre. Je n’irais pas jusqu’à le hisser au niveau de Lonesome Dove, et je ne sais finalement pas s'il est meilleur ou moins bon que La Marche du Mort ; au sortir du roman, j'avais un peu l'impression d'avoir préféré le précédent, mais, avec un peu de recul...

 

Bah, peu importe, on atteint toujours des sommets de toute façon : c'est bien un excellent roman, palpitant et fort, porté comme d’habitude par des personnages admirables et humains (quand ils ne sont pas mythiques), aux répliques piquantes autant que justes. Comme les deux autres livres traduits de la série, Lune comanche fait preuve d’une habileté narrative irréprochable, et d’une fluidité dans l’expression qui n’a guère d’équivalent ailleurs.

 

Roman palpitant, émouvant, hilarant, déprimant, intelligent, sensible, tout cela et bien d’autres choses encore, Lune comanche fait honneur à sa série et à son auteur. Indispensable !

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Deadlands Reloaded : Ecran du Marshal

Publié le par Nébal

Deadlands Reloaded : Ecran du Marshal

Deadlands Reloaded : Écran du Marshal, Black Book Éditions, 2015, écran à quatre volets + livret de 16 p.

PAS GRAND-CHOSE À DIRE, HEIN…

 

Cette fois, je poursuis mon exploration de la gamme Deadlands Reloaded au-delà du seul livre de base. Et, pour la gamme française, ça va aller très vite – il n’y a presque rien… Et, par ailleurs, le peu qui est sorti, ça a été avec beaucoup de retard (il n’y avait rien de tout ça à l’époque de ma première lecture, en 2013, alors que le livre de base était paru en 2011), suite à un crowdfunding un peu désespéré, qui a fini, dans la douleur, par déboucher sur ledit Écran du Marshal, la campagne Stone Cold Dead et les Cartes d’aventure (ainsi que la Carte de l’Ouest étrange en format poster – à propos de laquelle je ne vois absolument pas ce que je pourrais dire) ; comme pour ne plus y revenir, hélas.

 

Aujourd’hui, donc : l’Écran du Marshal. Et ça va aller très vite, comme d’hab’.

 

UN ÉCRAN…

 

L’écran à proprement parler est rigide et à quatre volets A4. Irréprochable à cet égard, on sent qu’il peut durer, et il est en même temps d’un maniement aisé.

 

Côté joueurs, l’illustration varie, puisque l’Écran du Marshal a connu en fait deux versions, dans le cadre du financement participatif précité. Voici, en ce qui me concerne :

Deadlands Reloaded : Ecran du Marshal

Cette version ne se voit pas accoler de qualificatif particulier ; l’autre est dite « épique », et me parle beaucoup, beaucoup moins – colorée un peu flashy, elle figure ce que l’univers de Deadlands Reloaded a de plus fantasque, ce qui se tient, mais, si la technique est globalement aussi convaincante que dans le cas présent, la disposition des personnages et éléments, façon pose, ne me séduit pas. Alors que la scène de rue de cette version, aux couleurs plus sombres, avec quelque chose de presque photoréaliste, est beaucoup moins tape-à-l’œil, y compris dans sa manière de figurer l’étrangeté fantastique : dans les volets centraux, un Huckster et un Élu font face à un Déterré, certes, mais le cadre plus global « réaliste » atténue la « visibilité » du weird, ce qui à mon sens en renforce l’effet, dans une perspective horrifique qui me plaît bien. D’ailleurs, le Huckster n’est identifié comme tel que par une carte de poker entourée d’un halo mauve dans un recoin du volet le plus à gauche, et l’Élu parce qu’il brandit une croix, ce qui au fond n’implique pas qu’il en retire un vrai pouvoir… Seul le Déterré, à condition de s’arrêter sur son visage, est véritablement explicite. Ce qui me paraît être la bonne approche. Je trouve cette illustration très belle, vraiment un écran idéal (ils ne sont pas si nombreux à cet égard ?).

 

Côté Marshal, on trouve comme de juste les tables les plus utiles au débotté – notamment, sur l’ensemble du dernier volet, le résumé des options de combat ; le troisième volet, son voisin, présente les effets des dégâts, ce qui est essentiel, ainsi que la table des blessures et les modificateurs de guérison naturelle. Sur le deuxième volet, j’apprécie particulièrement le récapitulatif des effets des Jetons ; on y trouve aussi, au cas où, la liste des Compétences et Attributs associés. Le reste est sans doute un peu moins crucial : effet des poisons, modificateurs de discrétion, d’escalade, de pistage et de portée, couverture, obscurité, et enfin table de Terreur. C’est bien fait.

 

L’écran en tant que tel remplit donc parfaitement son double objectif.

 

UN LIVRET…

 

L’écran est accompagné par un livret de seize pages, un peu fourre-tout.

 

J’en avais déjà parlé lors de ma relecture du livre de base : six de ces seize pages sont consacrées à des errata dudit, ce qui est quand même assez éloquent… D’autant qu’on nous précise que ces corrections portent sur des éléments où la technique même du jeu est affectée – il ne s’agit pas de cosmétique, le plus souvent. On y trouve au passage les caractéristiques du faucon, qui faisaient défaut dans le livre de base. Dans un registre moins « technique », j’avais également évoqué les errances dudit concernant certains noms propres d’Indiens, qui sont corrigées ici… Bon, mieux vaut tard que jamais, hein – même quatre ans après la sortie de Deadlands Reloaded, mf. Ce que je regrette, surtout, mais dites-moi si je me trompe, c’est que ces errata complets se trouvent seulement dans ce livret – le fichier disponible au téléchargement sur le site de Black Book n’a pas été mis à jour, cela reste la première liste (incomplète, donc) des errata du livre de base

 

Le livret contient également des règles supplémentaires – et d’abord celles portant sur les véhicules et les poursuites et collisions qui peuvent y être liées ; elles occupent en gros les cinq premières pages, dont une de tables. Le livre de base mentionnait lui-même que ces règles ne figureraient que dans ce premier supplément (mais quatre ans plus tard, c’était peut-être pas prévu, ça). Bon, très franchement, ce ne sont pas des règles cruciales dans Deadlands Reloaded, on ne doit pas en faire usage à chaque partie… À l’occasion, peut-être – mais en prenant garder à ne pas virer dans le simulationnisme, en ce qui me concerne. Noter d’ailleurs que ces règles sont prévues pour être employées avec des figurines, mais, comme en ce qui concerne le combat, ça n’a au fond rien d’une obligation (ceci dit, dans les deux cas, puisque je joue en virtuel…)

 

Un bouche-trou, ensuite (littéralement), avec deux nouveaux Handicaps (majeurs) : Hémophile et Maudit ; le premier est clairement le pire des deux – mais le livre de base ne cachait pas être parfois déséquilibré à cet égard.

 

Enfin, les quatre dernières pages, après les six d'errata, présentent de nouveaux Pouvoirs, issus de Savage Worlds – et pas n’importe lesquels : nombre d’entre eux sont très importants, et il est à vrai dire étonnant qu’ils aient été « oubliés » dans le livre de base, car on compte des classiques de la magie rôlistique dans le tas (par exemple, Convocation d'allié, Rapetissement, Siphon d'énergie, Sommeil ou encore Vision dans le noir)… Les joueurs arcanistes y trouveront sans doute plein de choses intéressantes – à maints égards, ils sont les principaux bénéficiaires de ce livret, presque au niveau général des errata…

 

EH…

 

Rien de plus à en dire. L’écran est très bien, le livret très utile dans les errata et les nouveaux Pouvoirs.

 

Prochaine étape ? Peut-être un bref détour par la VO, avec le scénario Coffin Rock ; sinon, en français, ce sera Stone Cold Dead – car il n’y a au fond rien d’autre.

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