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"L'Etoile du matin", de Wu Ming 4

Publié le par Nébal

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WU MING 4, L’Étoile du matin, [Stella del mattino], traduit de l’italien par Leila Pailhès, Paris, Métailié, [2008] 2012, 356 p.

 

Sous le nom de « Wu Ming » se cache un collectif de quatre jeunes auteurs italiens, qui publient des ouvrages signés ensemble (comme par exemple Manituana, dont on m’a dit le plus grand bien), ou bien écrits individuellement, mais en gardant cette désignation, assortie d’un numéro. Ainsi, j’avais déjà fait l’acquisition de Guerre aux humains de Wu Ming 2, sans avoir encore eu le temps de m’y mettre (mais va falloir, un jour ou l’autre). L’Étoile du matin est semble-t-il le premier roman publié en solo par Wu Ming 4. Et, autant le dire de suite, c’est un grand, et même un très grand roman, à la lecture duquel je me suis régalé.

 

Il faut dire que son postulat comme le « casting » sont des plus alléchants… Nous sommes à Oxford, en automne 1919. Dans la vieille ville universitaire, nous faisons la connaissance de trois jeunes gens, tous trois rescapés de la Première Guerre mondiale qui les a passablement traumatisés, et tous trois destinés à devenir des intellectuels renommés et des grands noms des lettres britanniques. Il y a ainsi Robert Graves (que, honte sur moi, j’avouais ne pas connaître avant la lecture de ce roman…), qui est déjà un poète à la réputation grandissante, et publiera plus tard d’importants essais sur la mythologie ; C.S. Lewis, dit « Jack », alors fervent rationaliste et athée (ça changera au contact notamment du suivant…), déjà poète, mais pas encore l’auteur à succès de SF et de fantasy que l’on sait ; et, last but not least, J.R.R. Tolkien, qui a déjà écrit les premiers contes qui constitueront plus tard les récits du Premier Âge, mais est bien loin de s’imaginer en colossal auteur du non moins colossal Seigneur des Anneaux. Ces trois jeunes gens ne se connaissent pas vraiment, voire pas du tout (l’amitié entre Lewis et Tolkien ne débutera qu’ultérieurement), mais, on le voit, ils ont pas mal de points communs.

 

Et tous trois, dans le cadre feutré d’Oxford, vont être amenés à côtoyer plus ou moins un autre jeune homme, également rescapé de la guerre, également destiné à devenir un grand nom de la littérature anglaise, un ancien archéologue qui ne se contente pas d’exprimer un intérêt pour les mythes, mais qui en est devenu un, plus ou moins malgré lui, une légende vivante à la réputation sans pareille : le colonel T.E. Lawrence, alias Lawrence d’Arabie… Robert Graves deviendra un de ses proches, et lira les premiers jets des futurs Sept Piliers de la sagesse (dont j’avais entamé la lecture il y a fort longtemps, ça serait une bonne idée que de terminer un jour ces fascinantes mémoires…) ; J.R.R. Tolkien le rencontrera à l’occasion, plus ou moins par hasard, dans un musée, devant une vitrine contenant… des anneaux, et finira par y reconnaître son Túrin Turambar (voir notamment  Les Enfants de Húrin) ; C.S. Lewis, quant à lui, sans le connaître, deviendra sa Némésis…

 

Tout cela à la lumière de l’étoile du matin aux noms multiples : Vénus, Lucifer, Eärendel… Tout un programme se dissimulant derrière ces diverses désignations.

 

Vous, je sais pas, mais moi, j’ai trouvé ça plus qu’alléchant. Surtout pour deux de ces quatre personnages il est vrai : j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer pour ce qui est de Tolkien (et je note que, finalement, même si cela n’a probablement rien d’indispensable, la lecture préalable de  la biographie de Humphrey Carpenter m’a été utile) ; quant à Lawrence, c’est un personnage qui m’a toujours fasciné, le dernier des héros dans un sens (depuis que je suis gamin, j’ai vu et revu le film classique de David Lean des dizaines de fois, avec toujours le même plaisir, voire de plus en plus à chaque fois ; et j’avais donc entamé la lecture des Sept Piliers de la sagesse, mais…).

 

Et l’on retrouve bien ici cette fascination pour la légende vivante, avec ce qu’elle a sans doute d’imposture – oui, Lawrence d’Arabie est à bien des égards une icône forgée par le journaliste américain Lowell Thomas, en tripatouillant parfois la vérité pour lui conférer un vernis qu’on aurait envie de qualifier d’hollywoodien, au prix peut-être d’un léger anachronisme – et de part d’ombre – « Urens » cache bien des choses, sur la piste desquelles se lance Lewis, et, surtout, il traîne la culpabilité d’avoir peut-être trahi Fayçal, Auda et les Arabes en général, en leur vendant la liberté et l’indépendance quand Anglais et Français avaient négocié les accords Sykes-Picot pour se partager les anciennes possessions de l’empire turc…

 

Mais c’est justement une belle occasion d’interroger la notion de mythe, obsession semble-t-il du groupe Wu Ming en général comme des personnages de ce roman. Il s’agit bien, ici, de « transformer le monde en le racontant ». L’exergue du roman, empruntée à Pline le Jeune, est éloquente : « Pour moi, j’estime heureux ceux à qui les dieux ont accordé le don, ou de faire des choses dignes d’être écrites, ou d’en écrire de dignes d’être lues ; et plus heureux encore ceux qu’ils ont favorisés de ce double avantage. »

 

Encore que « heureux » prête à débat… Tous, ici, Lawrence au premier chef bien sûr, mais les trois autres également, sont des êtres en souffrance. La guerre et son cortège d’horreurs les ont traumatisés (dimension surtout sensible chez Graves, qui s’en est fait le poète mais veut abandonner ce thème, ce que ses admirateurs digèrent plus ou moins, mais aussi chez Tolkien, marqué à vie par la disparition brutale de deux des membres du TCBS, hanté par leurs spectres, et qui, du coup, laisse reposer dans un tiroir ses contes perdus pendant l’année que dure le roman). Mais cela va au-delà. La grandeur des personnages et de leur œuvre est toujours mise en regard, avec une profonde adresse et une remarquable sensibilité, avec leur quotidien parfois misérable ; chez Lewis, surtout, porteur lui aussi d’une grande culpabilité, c’est particulièrement troublant. Sans parler bien sûr de Lawrence, qui cristallise tous ces thèmes dans sa figure bigger than life, et réclame la punition…

 

Roman profond sur le mythe et la réalité, et les rapports ambigus qu’ils entretiennent, L’Étoile du matin est également une belle réflexion sur l’acte d’écrire, sur ses difficultés intrinsèques, et sur le merveilleux pouvoir des mots (belle épiphanie, quand Lawrence le « révèle » au philologue Tolkien…). Et il constitue lui-même à cet égard une impressionnante réussite : doté de personnages extrêmement humains et campés avec une délicatesse et une sensibilité des plus notables, superbement écrit, d’une plume majestueuse et puissante on ne peut plus appropriée au sujet, d’une intelligence indéniable, qui ne verse heureusement jamais ni dans le didactisme, ni dans la froideur, mais sait bien au contraire la conjuguer à l’émotion, le roman de Wu Ming 4 passionne et fascine. Le pari était un peu dingue, et indéniablement risqué, mais l’auteur italien a su user avec talent de ses extraordinaires personnages et de la richesse de sa thématique. Et L’Étoile du matin est une merveille, destinée à marquer durablement. Lisez-moi ça tout de suite, c’est un ordre.

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"Lovecraft", de Maurice Lévy

Publié le par Nébal

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LÉVY (Maurice), Lovecraft ou Du fantastique, Paris, Christian Bourgois – Union Générale d’Éditions – 10/18, 1972, 189 p.

 

Retour aux études sur Lovecraft, toujours de par chez nous, avec le petit mais néanmoins important essai de Maurice Lévy Lovecraft ou Du fantastique (dont on notera qu’il a été traduit outre-Atlantique par S.T. Joshi, ce qui ne doit tout de même pas arriver tous les jours).

 

Datons et situons (puisqu’il paraît que) : ce court livre, issu de travaux universitaires – on notera que Maurice Lévy s’était auparavant intéressé au roman « gothique » anglais –, a été publié début 1972, soit au pire trois ans après le cahier de l’Herne dirigé par François Truchaud… et il me paraît autrement lucide. On ne disposait à l’époque que de cinq traductions françaises de Lovecraft : Dans l’abîme du temps, La Couleur tombée du ciel, Je suis d’ailleurs, Démons et Merveilles et Dagon (seul ce dernier n’était pas sorti au moment de la rédaction des textes constituant le cahier de l’Herne), mais la situation était tout autre aux États-Unis, où l’on avait en outre commencé la publication des Selected Letters (les deux premiers volumes, les seuls auxquels a pu se référer l’auteur, datant de 1965 et 1968). On ne trouvait probablement pas à l’époque de « grande » biographie de Lovecraft – a fortiori rien de comparable à la somme de S.T. Joshi – mais on commençait donc à mieux connaître le bonhomme. Et, pour ce qui est de la situation en France, on ne peut que constater une avancée phénoménale entre le décevant volume « mythique » dirigé par François Truchaud, qui s’est donc pris comme un coup de vieux, et le bref essai de Maurice Lévy, tout aussi « mythique », mais qui reste largement d’actualité (au passage, et au risque de faire grincer des dents, la filiation me paraît évidente entre ce Lovecraft ou Du fantastique et la lecture de Michel Houellebecq), malgré quelques erreurs ici ou là (pour l’anecdote, on notera la confusion entre shoggoths et profonds…), et en dépit du « retournement de veste » auquel s’est semble-t-il livré l’auteur dans une publication récente, où il a à son tour brûlé ce qu’il avait adoré…

 

Mais restons-en au petit bouquin du jour. Ce qui frappe tout d’abord à la lecture de cet essai, et constitue une différence significative avec le cahier de l’Herne, donc, c’est l’introduction – enfin ? – de la thématique du racisme dans la vie et l’œuvre de Lovecraft. Ici, Maurice Lévy se montre bien plus pertinent que ses prédécesseurs français, et le portrait qu’il dresse du Maître de Providence dans le premier chapitre – après s’être intéressé à la situation de Lovecraft dans le fantastique en général et dans le fantastique américain en particulier, lui conférant un statut tout à fait singulier – reste tout à fait convaincant aujourd’hui, alors que l’exégèse a connu les progrès que l’on sait. Les grandes lignes y sont, en tout cas ; évidemment, on n’y trouvera rien de comparable à l’étude de William Schnabel entièrement consacrée à ce thème (mais, soulagement, on n’y trouvera pas non plus les mêmes dérives psychanalytiques, qui polluaient déjà le cahier de l’Herne…), et qui a pu se fonder sur des sources autrement abondantes, mais cela n’empêche pas Maurice Lévy, en quelques paragraphes bien sentis, d’étudier avec lucidité l’importance des obsessions racistes de Lovecraft, à mettre en rapport, pour une part du moins, avec sa biographie, et caractérisées dans son œuvre par des thèmes tels que la dégénérescence ou l’hybridité, quand ce n’est pas plus frontalement l’assimilation directe des étrangers aux plus répugnantes créatures du Mythe.

 

Si cette dimension est importante, cependant, on aurait bien évidemment tort de s’arrêter là, et le reste de l’étude de Maurice Lévy est du plus grand intérêt (avec, comme de bien entendu, quelques nuances à apporter ici ou là, mais l’essentiel reste juste). On trouve par exemple d’intéressants développements sur ce que l’on pourrait appeler la géographie lovecraftienne : sa Nouvelle-Angleterre fictive, le rôle des demeures ou des cimetières, la mer enfin… Autre idée pertinente : celle de « l’abomination profonde », qui, dans le même registre, étudie le rapport de Lovecraft à la verticalité, pour situer l’horreur « dans les profondeurs ». De l’espace au temps, il n’y a qu’un pas, et le thème ressurgit avec l’importance de l’hérédité (les exemples sont ici trop nombreux pour qu’il soit utile de les citer). La tératologie lovecraftienne est bien évidemment envisagée, de même que les principales entités/divinités du Mythe sont détaillées, les différentes formes de culte et leur signification (avec notamment la déformation du langage), et comme de juste les grimoires lovecraftiens, Necronomicon en tête. Puis, inévitablement, Maurice Lévy s’intéresse aux rêves chez Lovecraft, et livre de ses contes les plus oniriques une lecture des plus pertinentes, sans verser dans la psychanalyse (volontairement, Lévy ne se jugeant pas suffisamment armé pour ce faire). Puis de s’intéresser à la signification du Mythe, envisagé globalement et dans ses rapports aux mythologies traditionnelles.

 

L’essai de Maurice Lévy, court mais dense, reste donc une lecture tout à fait recommandable aujourd’hui, d’autant qu’il est écrit dans une langue agréable ; le fond et la forme sont toujours liés, sans que l’un prenne jamais le pas sur l’autre (sous cet angle aussi, j’ai pensé à Houellebecq). J’ai lu ce Lovecraft ou Du fantastique avec beaucoup de plaisir, et lui trouve le plus grand intérêt. Date importante dans l’exégèse lovecraftienne française, et peut-être au-delà, ce « classique » est donc à mes yeux autrement recommandable que l’à peine plus vieux cahier de l’Herne, et a autrement mieux supporté le passage des années. Indispensable pour qui s’intéresse au pôpa de Cthulhu.

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"L'Employé", de Guillermo Saccomanno

Publié le par Nébal

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SACCOMANNO (Guillermo), L’Employé, [El Oficinista], traduit de l’espagnol (Argentine) par Michèle Guillemont, préface de Rodrigo Fresán, Paris, Asphalte, coll. Fictions, [2010] 2012, 169 p.

 

La dernière publication des gens bien d’Asphalte (sous une nouvelle maquette ; juste histoire de faire chier, je vais confesser préférer l’ancienne) (eh eh) continue, en toute logique, d’explorer l’imaginaire urbain, versant plus noir tu meurs. Mais, une fois n’est pas coutume, c’est cette fois dans un cadre qu’on aurait envie de qualifier de « dystopique », tout en notant que le futur indéterminé de Guillermo Saccomanno fait surtout penser à un aujourd’hui en à peine pire. Cela dit, il ne fait effectivement pas bon vivre dans la métropole sud-américaine anonyme de L’Employé (qu’on supposera être Buenos Aires, mais bon). La ville est en proie à l’autoritarisme militaire, voire au totalitarisme – il est vrai que l’Argentine est passée par là il n’y a pas si longtemps… –, symbolisé par la surveillance omniprésente des hélicoptères de la sécurité ; y répond une contestation parfois pacifiste (mais sévèrement réprimée comme de juste), sombrant toutefois volontiers dans le terrorisme le plus aveugle ; dans les rues où les éboueurs ramassent les cadavres au petit matin, errent hordes de chiens clonés et bandes de jeunes sans avenir portés sur l’agression gratuite. Tout ça n’est pas très glop…

 

La ville, personnage central, est anonyme, donc. Elle n’est pas la seule. En fait, dans L’Employé, on ne trouvera pas un seul nom propre : les personnages, très russes à bien des égards, comme ceux que vénère le collègue du « héros », sont réduits à leur fonction, leur rapport à l’autre, ou, au mieux, à un sobriquet dérisoire. Il y a l’employé (donc), le collègue, le chef, la secrétaire, l’épouse, les enfants (dont un seul est singularisé, « Petit Vieux » l’albinos fragile)… Procédé qui contribue à la généralisation du propos, et favorise sans doute l’identification avec l’employé, malgré ses bassesses (on y reviendra). Tout cela est en outre très kafkaïen, ce que l’auteur reconnaît volontiers.

 

L’employé, réduit à cette seule fonction, reste tard au bureau ; il est souvent le dernier à partir, au cœur de la nuit. Mais ce n’est pas la conscience professionnelle qui l’incite véritablement à faire du zèle, d’autant qu’il sait que, quoi qu’il fasse, le couperet du licenciement peut tomber du jour au lendemain (ceci est évidemment de la science-fiction). Ses heures supplémentaires se justifient davantage par sa crainte de retourner au « foyer », si tant est qu’on puisse appeler ainsi le taudis où végètent son horrible et brutale épouse et leurs gosses élevés à la baffe, répugnants obèses indifférenciés (sauf le frêle « Petit Vieux », donc). L’employé est un perdant, un raté, qui est passé à côté de sa vie ; bouffé par l’aigreur, conscient de son aliénation mais évidemment impuissant, il ronge son frein en multipliant les fantasmes homicides.

 

Mais, une nuit, il découvre qu’une autre personne est restée au bureau : la secrétaire, qui est nécessairement jolie, et, tout aussi nécessairement, écarte les cuisses pour le chef. Chevaleresque, l’employé argue des dangers de la nuit pour raccompagner la belle chez elle ; un adultère plus tard, il est persuadé d’être amoureux, et veut croire, le con, que cet amour est partagé. Et voilà qui nous fournit la trame – pour le moins légère – du roman de Guillermo Saccomanno.

 

L’employé, accablé de tant de malheurs, suscite inévitablement notre compassion, sans que le roman ne joue sur le pathos pour autant, et on s’y identifie volontiers. Il n’a pourtant rien d’un héros ; c’est même, autant le dire, une petite merde. Pas seulement un loser, mais aussi un type tellement aigri qu’il n’en est guère sympathique, et fondamentalement lâche. Dans sa relation au collègue, qu’il suppose longtemps homosexuel parce qu’il semble tenir un journal intime, il est ignoble. Aussi se fond-il dans la masse ; il n’a rien du classique héros de la dystopie qui découvre progressivement l’horreur du système et se met à lutter contre celui-ci, même si le combat est perdu d’avance. Non, l’employé s’écrase et joue le jeu ; il rêve parfois de massacres, mais à son échelle mesquine ; et il ne rechigne pas lui-même à la bassesse. En bon Joseph K. qui accepte en définitive son sort – à vrai dire, il ne se pose guère la question –, l’employé fait contre mauvaise fortune mauvais cœur. Il veut certes croire en une sorte d’amour rédempteur, l’imbécile, un amour qui mettrait un peu de rose dans le grisâtre du quotidien et le noir d’encre de la nuit ; mais ce n’est pas l’amour subversif de Nous autres, 1984 ou de Brazil : il s’inscrit à vrai dire dans le système, et se montre d’autant plus jaloux qu’il n’est pas partagé. Pauvre type…

 

L’Employé produit indéniablement son petit effet, et ce n’est pas vraiment le bouquin idéal pour se remonter le moral (surtout, j’imagine, après une journée de bureau, mais ceci relève déjà pour moi du fantasme…). Bien aidé en cela par son style lapidaire – chapitres très courts, phrases très courtes – et adroitement morne – notamment du fait de l’absence de dialogues et de points d’interrogation ou d’exclamation, ce qui exprime une certaine lassitude très prégnante –, le roman de Guillermo Saccomanno, qui se lit très vite, frappe au cœur avec une adresse incontestable. L’horreur de ce futur anonyme, sa noirceur déshumanisée – ou trop humaine ? –, le sentiment général d’aliénation, le lecteur ressent tout cela avec force. L’empathie et le dégoût alternent – voire se renforcent mutuellement –, et le sentiment d’identification est donc très fort.

 

Pourtant, à l’arrivée, même si je suis certain d’avoir lu un bon bouquin, je dois m’avouer un peu déçu… C’est que tout cela m’a tout de même paru passablement convenu, voire rebattu ; on ne peut pas dire que L’Employé brille spécialement par l’originalité de son propos… Et, à travers les « pensées » (faut le dire vite) de son « héros », il sombre parfois dans une philosophie de comptoir un tantinet agaçante, même s’il n’y a pour autant rien de rédhibitoire.

 

Le truc, c’est que, sans trop savoir pourquoi, j’attendais beaucoup de cette nouvelle production asphaltienne ; et la brillante préface de Rodrigo Fresán en a rajouté une couche, en survendant quelque peu la chose, et en se livrant à un vigoureux et réjouissant éloge de la SF – enfin, d’une certaine SF… –, multipliant les allusions à des auteurs aussi passionnants que Dick (surtout), Ballard ou Vonnegut (et les habitués de ce blog savent la passion que je voue à ces trois écrivains). C’est tout de même un peu grossir le trait, et L’Employé, sans être mauvais pour autant, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, ne me semble pas à même de soutenir la comparaison avec l’œuvre de ces géants. Il a hélas quelque chose d’un peu trop anodin pour ça.

 

Efficace, oui ; adroit, sans doute ; bon, je ne prétendrai pas le contraire. Mais loin d’être indispensable. Je ne regrette pas ma lecture, mais sais d’ores et déjà que je ne vais pas en conserver grand-chose très longtemps… et c’est tout de même un peu dommage. Alors à vous de voir.

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"La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés", d'Akiyuki Nosaka

Publié le par Nébal

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NOSAKA (Akiyuki), La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés, [Honegami Toge Hotoke-Kazura, Macchi-Uri no shojo], traduit du japonais par Corinne Atlan, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier Poche, [1967, 1969, 1997] 2003, 110 p.

 

J’ai découvert Akiyuki Nosaka lors de ma période « Le Japon, c’est le bien » (dont je vous avais causé  ici). Deux lectures seulement avaient suffi à me convaincre qu’il s’agissait là d’un des plus grands écrivains nippons contemporains : la première, sans surprise, ce fut ce sommet d’émotion qu’est le récit largement autobiographique intitulé La Tombe des lucioles (superbement adapté au cinéma par Isao Takahata, sous le titre Le Tombeau des lucioles) ; mais la nouvelle qui suivait, dans le même volume, laissait déjà supposer la riche palette de l’auteur, impression confirmée peu après par la lecture de l’hilarant roman Les Pornographes. Mais je n’en avais rien lu depuis un bail, faute d’en trouver d’autres titres ; j’avais pourtant entendu dire grand bien de cette Vigne des morts sur le col des dieux décharnés (j’adore ce titre), mais impossible de mettre la main dessus jusqu’il y a peu. Et puis joie ! joie ! grâce au bon goût légendaire de la librairie Charybde, dont on ne dira jamais assez de bien, je l’ai enfin déniché. Inutile de dire que je me suis précipité dessus, même si divers impératifs m’en ont fait retarder la lecture. Mais il était bien temps de m’y mettre, et, mazette, je peux d’ores et déjà dire que je ne le regrette pas, bien au contraire.

 

Il s’agit d’un tout petit bouquin regroupant seulement deux textes, « La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés », donc, et « La Petite Marchande d’allumettes ». Deux fabuleux récits érotiques plus ou moins en forme de paraboles, où Éros convole plus que jamais avec Thanatos, pour un résultat aussi poétique que délicieusement sordide. La plume de Nosaka, merveilleusement rendue par la traduction de Corinne Atlan, y est d’une beauté sans pareille, alternant moments de grâce et horreur pure, poignant et scabreux, avec une touche d’humour « autre » qui n’appartient qu’à lui.

 

Le long récit intitulé « La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés » prend pour cadre la mine de charbon Kazura, paumée dans la montagne, et dresse à sa manière pour le moins originale un étonnant mais pertinent tableau de l’histoire du Japon au XXe siècle. Takao, la fille du propriétaire Sakuzô Kazura, nous est tout d’abord présentée sous les traits d’une adorable petite fille prise de passion pour les jolies fleurs de la vigne qui pousse dans le cimetière où l’on enterre à la hâte les mineurs décédés par accident (ce qui arrive fréquemment) et les bébés victimes d’une mortalité infantile très élevée. Las, elle a beau multiplier les efforts, cette vigne ne semble pas fleurir ailleurs que sur le col des dieux décharnés… C’est que – et le récit acquiert ici une légère mais jolie dimension fantastique – ce parasite se nourrit des morts, ainsi que Takao le comprend assez vite, avant même d’hériter de la mine.  Je ne vais bien évidemment pas vous raconter toute l’histoire, mais je peux vous dire, sans rentrer dans les détails, et dans la mesure où la quatrième de couverture ne s’en prive pas, que tout cela va virer progressivement dans un délire érotico-macabre et passablement sadien, où la communauté des mineurs et de leurs familles va s’engager inéluctablement dans une perpétuelle orgie incestueuse et homicide. Nosaka, de sa très belle plume, d’une poésie remarquable malgré le sordide des tableaux, nous conte ainsi une surréaliste et grotesque (dans le bon sens du terme) histoire de grandeur et décadence et, derrière la mine Kazura, c’est tout le Japon de l’ère Shôwa que l’on entrevoit, avec la Seconde Guerre mondiale pour point d’orgue. Je n’hésiterai pas à qualifier ce récit de chef-d’œuvre, et le terme ne me paraît vraiment pas trop fort. « La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés » est un texte extraordinaire, d’une singularité forte, bien révélateur du talent comme des obsessions d’Akiyuki Nosaka ; c’est rien de le dire, mais on n’en sort pas indemne : une merveille, vous dis-je.

 

« La Petite Marchande d’allumettes » n’a probablement pas le même brio, mais c’est néanmoins un récit tout à fait recommandable (euphémisme). Il s’agit d’une variation érotique sur le conte d’Andersen (qui a dû s’en retourner dans sa tombe…). La petite Oyasu y expose son corps déjà ravagé, proposant à ses clients d’entrevoir son sexe à la lueur d’une allumette pour une somme dérisoire. Mais, derrière ce prétexte, c’est toute la (courte, bien sûr) vie d’Oyasu que nous raconte Akiyuki Nosaka ; une vie scabreuse au possible, la petite fille étant très tôt livrée à la passion d’adultes, l’amant de sa mère et son beau-père en premier lieu… Elle sombre ainsi dans la prostitution, mais sans vraiment en ressentir de gêne : c’est qu’Oyasu est en quête de son père, qu’elle n’a jamais connu, et multiplie les incestes symboliques, criant « Papa ! Papa ! » quand des hommes mûrs la prennent… Le récit, qui, à l’instar du précédent, ne manque pas d’un certain humour décalé, est là encore susceptible de plusieurs lectures, et parvient à se montrer émouvant malgré son caractère sordide, sans sombrer excessivement dans le pathos pour autant. Et si j’y ai largement préféré « La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés », décidément extraordinaire, cette « Petite marchande d’allumettes » se lit également avec beaucoup de plaisir.

 

Comme pour Kwaidan de Lafcadio Hearn dont je vous entretenais hier, je n’adresserai donc qu’un seul reproche à La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés : celui d’être si court… C’est tellement bon que l’on se trouve terriblement frustré une fois arrivé à la dernière page ; on en veut encore, de ces textes brillants, trash, fous, drôles, horribles, poignants… Akiyuki Nosaka m’a une nouvelle fois bluffé avec ce court recueil, que je vous encourage chaudement à lire (de même que ses autres œuvres) ; quant à moi, je vais me mettre en quête d’autres écrits du bonhomme, parce qu’il le vaut bien, c’est le moins qu’on puisse dire.

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Kwaidan, de Lafcadio Hearn (traduction Logé, lecture 2012)

Publié le par Nébal

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HEARN (Lafcadio), Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, [Kwaidan: Stories and Studies of Strange Things], traduit de l’anglais par Marc Logé, [s.l.], Mercure de France, coll. Le Petit Mercure, [1983] 1998, 126 p.

 

Chose promise, chose due : j’ai enfin lu Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, le grand classique du fascinant Lafcadio Hearn. Récemment, deux lectures m’avaient donné une forte envie de m’y mettre : tout d’abord,  Fantômes du cinéma japonais de Stéphane du Mesnildot (qui évoque surtout, mais pas que, l’adaptation cinématographique de Masaki Kobayashi, que je regarde bientôt) ; ensuite,  le n° 21 du Visage Vert, dans lequel on trouve « Hi-mawari », à l’origine l’avant-dernier texte du recueil, mais qui avait été « oublié » dans les traductions françaises de Kwaidan (et notamment celle, classique, de Marc Logé qui est reprise dans cette édition). J’ai donc enfin franchi le pas, et le moins que l’on puisse dire, c’est que je ne le regrette pas.

 

Quelques mots sur Lafcadio Hearn en guise d’introduction. Cet écrivain bourlingueur a semble-t-il toujours été au carrefour des civilisations, voire entre deux mondes. Fils d’une Grecque et d’un Anglais (il n’a semble-t-il quasiment pas connu son père), il naît dans la mer Ionienne, mais passe son enfance en Irlande. Il vit ensuite aux États-Unis, où il se fait journaliste, mais son mariage avec une métisse lui coûte son poste… Il multiplie les voyages (notamment à la Martinique), et finit par se fixer au Japon, où il épouse une Japonaise, change de nom (il devient Koizumi Yakumo) et de nationalité, et enseigne l’anglais à l’université de Tokyo. Il meurt en 1904 dans son pays d’adoption, après avoir laissé divers écrits, dont Kwaidan est probablement le plus célèbre.

 

Le titre évoque des histoires de fantômes (c’est en effet surtout de cela qu’il s’agit), mais le sous-titre se fait plus général : dans ce tout petit ouvrage, Lafcadio Hearn a rassemblé quinze (enfin, seize à l’origine, donc) « histoires et études de choses étranges » prenant le Japon pour cadre, généralement un Japon médiéval ou en tout cas antérieur à Meiji, même s’il a recueilli (ou vécu, nous dit-il…) certains de ces récits auprès de paysans autochtones. Ses sources sont autrement livresques, et certaines histoires ont probablement une origine chinoise. Le bouddhisme, de manière particulièrement flagrante, et le shintoïsme imprègnent ces textes souvent très courts, narrés sur le mode de l’anecdote (parfois édifiante) ; aussi Kwaidan se situe-t-il entre recueil de contes fantastiques et ouvrage d’ethnographie ou, si l’on préfère, de folklore (sous cet angle, il m’a pas mal fait penser au plus récent et plus volumineux mais tout aussi jouissif Les Évangiles du Diable, de Claude Seignolle).

 

Rapide tour d’horizon des textes (ils sont si brefs qu’il est difficile de les résumer, le plus souvent, mais essayons tout de même ; attention, on peut y voir des spoilers, vous êtes prévenus). Le recueil s’ouvre sur « La Légende de Mimi-Nashi-Hôichi », en rapport avec le Dit des Heike (que j’ai dans ma commode de chevet périgourdine, et qu’il faudra bien que je lise un jour…), qu’un « prêtre luthier » aveugle interprète sans le savoir pour les morts de l’ultime bataille. Saisissant, c’est rien de le dire : l’ambiance est remarquable, et la conclusion passablement gore fait son petit effet. « Oshidori » traite de la fidélité en se basant sur un couple de canards sauvages. « L’Histoire d’O-Tei » est un joli récit de réincarnation amoureuse. « Ubazakura » est une fort belle saynète sur une nourrice qui prie pour mourir à la place de la petite fille dont elle a la charge (ce thème de la « substitution » reviendra à plusieurs reprises dans le recueil). « L’Histoire d’Aoyagi » est une très belle histoire d’amour entre un jeune samouraï et une humble paysanne au terrible secret… « Rien n’arriva » raconte comment on parvint à contourner la malédiction d’un condamné à mort. « Yuki-Onna », « La Femme de la Neige », est un spectre qui commet un meurtre, mais épargne un jeune homme à condition qu’il ne parle à personne de ce qu’il a vu, puis l’épouse sous une autre identité. Frappant. « Jû-Roku-Zakura » est une nouvelle histoire de « substitution » (un samouraï pour un cerisier). « Rokuro-kubi » est un excellent récit où un prêtre, ancien samouraï, affronte des fantômes dont la tête se sépare du corps. « À propos d’un miroir et d’une cloche » évoque la malédiction (ou bénédiction ?) d’une suicidée, et en profite pour multiplier les anecdotes sur le procédé de « substitution ». « Mujina » se penche sur de terrifiants fantômes sans visage, tandis que « Jikininki » traite d’un fantôme mangeur de cadavres. « Riki-baka » évoque la réincarnation d’un jeune simplet. « Le Rêve d’Akinosuke », splendide, traite du pays des fées, où le rêveur épouse la fille du roi et gouverne une province pendant 23 ans. « Le Secret de la morte » nous rapporte l’histoire d’un fantôme de femme qui revient toutes les nuits dans son appartement. Et le recueil se conclut sur « Hôrai », superbe description d’une ville idéale fantomatique, où la plume de Lafcadio Hearn, parfaitement traduite par Marc Logé, fait des merveilles.

 

Kwaidan n’a au final qu’un seul défaut : celui d’être si court… On en redemande, une fois tournée la dernière page. Aussi vais-je prochainement m’y remettre avec un autre recueil plus volumineux sur un thème comparable, Fantômes du Japon. Et, bien sûr, je vais regarder l’adaptation cinématographique de Masaki Kobayashi, qui a obtenu le Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes en 1965. J’en salive d’avance…

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"L'Etrangère", de Gardner Dozois

Publié le par Nébal

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DOZOIS (Gardner), L’Étrangère, [Strangers], traduit de l’anglais (U.S.) par Jacques Guiod, Paris, Denoël, coll. Présence du futur, [1978] 2000, 217 p.

 

Le libraire est fourbe, c’est un fait, et on ne le répètera jamais assez. Non content de « proposer » à la vente tout un tas de nouveautés plus alléchantes les unes que les autres, le voilà qui se met à faire de la propagande pour des vieilleries plus ou moins obscures ! Salaud ! Il en est allé ainsi pour L’Étrangère de Gardner Dozois (j’avoue préférer le Strangers original…), premier roman en solo du célèbre anthologiste (et si je ne m’abuse le seul ; mais je vous avais parlé, il y a de ça un bail, de sa collaboration avec George R.R. Martin et Daniel Abraham, Le Chasseur et son Ombre).

 

Un roman qui, à vue de nez, semble s’inscrire dans la filiation des Amants étrangers de Philip José Farmer (je dis ça, mais je n’ai toujours pas lu ce grand classique… mais je suppose en même temps que ce n’est pas tout à fait par hasard que le héros de ce roman-ci s’appelle Joseph Farber). Au centre de ce roman, ou plutôt, peut-être, en guise de prétexte, nous trouvons en effet l’amour unissant un Terrien – Joseph Farber, donc – et une extraterrestre, la Cian Liraun Jé Genawen.

 

Les deux tourtereaux se rencontrent sur la planète natale des Cians, Lisle (Weinunach pour les autochtones), à l’occasion de l’Alàntene, « la Pâque du solstice d’hiver, l’Ouverture-des-Portes-de-Dûn… quand les morts hantent les vagues ». À cette occasion, l’artiste – une sorte de photographe, on va dire – Joseph Farber quitte en effet l’Enclave où sont en temps normal confinés les humains. Dans le lointain futur qui est celui de ce roman, les Terriens ont en effet eu accès aux immensités de l’espace… mais pas tout seuls. Ils ont bénéficié de la grande avance technologique d’une race extraterrestre, qui s’est comportée à leur égard de même que le commodore Perry à l’encontre du Japon, et ce n’est qu’à ce prix que les humains ont pu, bon gré mal gré, s’intégrer à la communauté interstellaire ; et que, par exemple, une poignée d’entre eux a pu s’installer sur Weinunach. Les Cians sont intégrés à cette communauté depuis bien plus longtemps, et leur savoir, notamment en matière de génétique, est très avancé ; pourtant, dans un sens, ils vivent d’une manière assez « primitive », sans que l’on parvienne à s’expliquer pourquoi…

 

Mais revenons à nos amoureux. Joseph Farber rencontre donc Liraun Jé Genawen… et c’est le coup de foudre. Ça tombe bien : les anatomies des deux races sont suffisamment compatibles pour faire l’amour ; et Farber de se faire bientôt taquiner pour avoir sauté une « bougnoule », comme ses compatriotes imbéciles ont l’outrecuidance de désigner leurs hôtes… Mais, au grand scandale des deux communautés, l’amour de Farber et Liraun va plus loin, et ils se mettent à parler mariage, ce qui ne manque pas de faire jaser autour d’eux (un thème d’actualité, tiens). Problème : les humains menacent de couper les vivres à Farber s’il épouse l’extraterrestre, tandis que les Cians se montrent vigoureusement hostiles à cette union qui ne pourrait être que stérile… à moins que Farber – c’est tout d’abord proposé comme une blague – n’accepte de subir une opération chirurgicale qui, sans en faire véritablement un Cian, lui permettra néanmoins d’avoir des enfants avec sa femme. Chiche ! Farber accepte. Mais ce n’est que le début…

 

L’Étrangère relève à bien des égards d’une certaine science-fiction ethnologique qui ne manque pas de faire penser à la grande Ursula K. Le Guin. La société des Cians y est littéralement disséquée, dans ses aspects biologiques comme culturels, et c’est tout à fait passionnant. L’amour de Farber et Liraun est donc largement un prétexte pour détailler une espèce extraterrestre sous toutes ses coutures. On en apprend ainsi au fur et à mesure long – le roman est court mais dense – sur les Cians, peuple secret s’il en est.

 

Mais ce n’est pas là le seul thème exploré par L’Étrangère. Il y en a aussi un relevant davantage des sciences dites « dures », centré sur l’évolution et la génétique. Tandis que les secrets culturels des Cians sont progressivement dévoilés, c’est aussi leur biologie qui se trouve à découvert. Il y a un lien très fort entre les deux, enchâssés l’un dans l’autre dans une perpétuelle boucle de rétroaction.

 

Mais le cœur du roman, c’est l’incompréhension et l’incommunicabilité. Les humains et les Cians ne se comprennent pas ; et, malgré leur amour, Joseph Farber et Liraun Jé Genawen ne se comprennent pas beaucoup plus. L’Étrangère est ainsi un drame poignant enchaînant les malentendus, les erreurs d’interprétation, les préjugés de toute sorte, et Gardner Dozois se montre très habile dans le maniement de ce thème.

 

L’Étrangère est ainsi un roman intelligent (ça arrive), très subtil et bien conçu – même s’il n’est bien évidemment pas « parfait » pour autant : si la plume est dans l’ensemble agréable, il y a de temps à autre quelques pains stylistiques ; et on ne m’ôtera pas de l’idée que le gros retournement qui « justifie » le titre français n’est pas hyper crédible… mais il débouche sur des conséquences tellement intéressantes et bien vues qu’on ne se montrera pas trop tatillon. D’une richesse exemplaire, ce premier roman de Gardner Dozois fait regretter que l’auteur ne se soit pas montré plus prolifique. Aussi, je peux bien remercier le libraire fourbe dont je causais plus haut : sa propagande était justifiée, L’Étrangère méritait effectivement le détour. Merci, donc, et je continuerai de suivre ses conseils.

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Quelques mots à propos du mariage gay

Publié le par Nébal

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Ceux qui me suivent sur Facebook ou sur Twitter ont pu constater ces derniers temps mon engagement en faveur du mariage gay (accessoirement, je préfère cette expression à celle de « mariage pour tous », parce qu’il vaut toujours mieux appeler un chat un chat). Je ne prétendrai pas le contraire : généralement, mes contacts et moi sommes largement ici sur la même longueur d’ondes, et m’exprimer à ce sujet sur ces supports revient donc largement à prêcher des convaincus. Il n’en va pas forcément de même sur ce blog, où j’évite d’habitude, certes, de traiter de politique. Mais là, une fois n’est pas coutume, j’en ai envie. Et une remarque incidente d’un citoyen blogueur sur « l’importance » toute relative de la chose (j’y reviendrai à la fin) m’incite à écrire quelques mots sur cette question, à lui offrir un développement qu’un tweet ou un statut Facebook n’autorisent pas.

 

Je commencerai par rappeler simplement, même si j’en tire des conséquences sans doute radicales (on y vient), que la famille humaine et le mariage n’ont rien de « naturel » (ce qui invalide déjà pas mal le prétendu argument du caractère « contre-nature » du mariage homosexuel, que les cons ne cessent de nous assener), mais sont fonction des temps et des mœurs, autrement dit de la culture. L’humanité a expérimenté bien des formes de familles et de mariages, ainsi que l’a récemment et à très juste titre rappelé l’anthropologue Maurice Godelier. Aujourd’hui encore, de par le monde, la famille basée sur « un papa, une maman » n’a rien d’universel, et ne va pas forcément de soi. Ici, la biologie s’efface devant le droit, et on ne le répètera jamais assez : le mariage comme la filiation sont des constructions juridiques, qui n’ont rien à voir avec la nature.

 

Ceci étant – et c’est là que je m’amuse à jouer au petit radical libertaire –, le mariage tel que nous le connaissons et la famille telle qu’on la conçoit dans l’Occident contemporain me paraissent constituer de tristes archaïsmes. En d’autres termes, à m’en tenir à une position générale, je suis contre le mariage, et contre la famille, institutions qui ne sont à l’heure actuelle fondées sur rien d’autre que la tradition, ce qui a toujours été la plus stupide des « raisons ». Il me semble que l’humanité gagnerait à s’en passer, les tribunaux aussi accessoirement, et que ce serait parfaitement possible. À titre individuel, bien sûr – après tout, personne n’oblige personne à se marier, dans la France contemporaine en tout cas (je mets de côté les délires communautaristes…) –, mais aussi au-delà. Dans mes fantasmes libertaires, je me prends à rêver d’une forme d’union pouvant dépasser le couple, fondée sur la simple communauté d’intérêts, et pouvant donc dépasser également la sexualité, sans l’exclure pour autant (et toutes les sexualités). Mais c’est un rêve… Bon. Tant pis.

 

On pourrait se demander, dès lors, s’il n’y a pas contradiction à militer – à mon échelle, et avec mes maigres moyens – en faveur du mariage gay. Je ne pense pas. Parce qu’intervient alors la question de l’égalité des droits. Peu importe, dès lors, mon rejet global du mariage : le sujet, ici, c’est de savoir si les homosexuels peuvent se marier. Et, pour dire les choses crûment, il me semble que les gays ont parfaitement le droit d’être aussi cons que les autres. Non, plus sérieusement : le fait est que le mariage ouvre droit à un certain nombre d’avantages, dont rien ne justifie qu’ils soient limités aux seuls hétérosexuels. Et je n’ai encore vu aucun argument justifiant véritablement cette exclusion. On nous balance à la gueule des conneries comme le « contre-nature » ou la « porte ouverte » (si seulement !), mais qui ne se fondent jamais que sur la tradition (voir plus haut) ou la conviction, pour ne pas dire la foi, pour ne pas dire les préjugés. On me les a promis, les arguments pertinents contre le mariage gay. Je les attends toujours… Dès lors, si rien ne vient légitimer une différence de traitement, et si l’égalité est bien un de nos principes fondamentaux (je l’espère, du moins…), j’aurais presque envie de dire que la question ne se pose même pas (ou qu’idéalement elle ne devrait pas se poser) : bien sûr, que les homosexuels doivent obtenir le droit de se marier ; rien ne saurait l’interdire valablement, et c’est notre droit, de même que l’état de notre société, qui viennent l’exiger.

 

L’état de notre société, oui. Il y a une chose qui me sidère, dans ce débat (aha), c’est l’impression que donnent les opposants au mariage gay (faut-il vraiment parler de cet ultime con de Dassault ?) que l’ouverture du droit au mariage aux homosexuels « multipliera » l’homosexualité. C’est d’une stupidité sans nom. Déjà, j’aurais envie de dire : et quand bien même ? mais cela reviendrait sans doute à faire leur jeu. Essayons d’ôter leurs œillères : mariage ou pas mariage, les couples homosexuels existent (heureusement) déjà, et ce n’est pas cette modification législative qui va augmenter leur nombre ; il faudrait vraiment être le dernier des niais pour le croire.

 

De même, les familles homoparentales existent déjà. Et, ici, je dois confesser avoir évolué sur cette question. Longtemps – parce que, contrairement à ce que d’aucuns prétendent, ce n’est pas comme si le débat (aha) venait tout juste de débarquer : en France, on en cause minimum depuis le pacs… –, longtemps, donc, si je n’avais aucune hésitation en ce qui concerne le mariage gay, j’étais plus réservé à l’égard de la filiation, et donc ici essentiellement l’adoption. Parce qu’il me semblait – et, à certains égards, c’est toujours le cas – que, dans ce cas précis, ce n’est cette fois pas une question d’égalité de droits qui se pose : je ne considère pas l’enfant comme un droit, voilà. Et c’est bien l’intérêt de l’enfant qui doit primer dans cette histoire. Aussi avais-je quelques doutes… Je ne les ai plus. Tout simplement, donc, parce que les familles homoparentales existent déjà, et n’ont, une fois n’est pas coutume, pas attendu la loi pour exister (celle-ci a presque toujours un temps de retard) ; or, on n’a pas constaté de différences significatives dans le sort des enfants élevés par une famille homoparentale. Ici, c’est l’empirisme qui parle, et, du coup, là encore, les prétendus arguments des opposants (on retrouve inévitablement ce stupide « contre-nature ») ne tiennent pas la route. J’ai cru, un temps, que l’intérêt de l’enfant pouvait justifier ici une différence de traitement ; mais le simple fait de regarder un peu ce qui se passait autour de moi a suffi à me convaincre que cette exclusion n’était pas plus légitime que celle concernant le mariage (même si, donc, je ne la fonderais pas cette fois sur l’égalité de droits). J’ajouterais qu’à l’heure actuelle, on ne compte pas les familles monoparentales, et que, du coup, faire péter le scandale au nom du ridicule « un papa, une maman » est d’autant plus stupide. Et comme le disait une pancarte qu’on a vu circuler dans les manifestations et sur les réseaux sociaux, « Mieux vaut avoir deux mamans [ou deux papas, d’ailleurs] qu’un père et une mère homophobes ».

 

Parce que, en définitive, c’est bien l’homophobie, quoi qu’en disent les principaux intéressés, l’aberrant Mgr Vingt-Trois en tête, qui fonde l’hostilité au mariage gay. Un préjugé qui vaut bien le racisme et toutes les autres formes de haines communautaires. Fut un temps, après tout, où l’on considérait que l’union, disons d’un Noir et d’une Blanche, mais vous pouvez varier les exemples, était « contre-nature » ; qui oserait le prétendre aujourd’hui, à part les derniers des fafs ? Imaginerait-on des manifestations contre le mariage interracial dans la France de 2012 ? Imaginerait-on même le simple fait de se poser la question ? Me semble bien que non, et c’est tant mieux (j’ai beaucoup de raisons de désespérer de l’humanité en général et des Français en particulier, mais pas sur ce point). Or c’est la même chose en ce qui concerne le mariage homosexuel… La vérité, c’est que, dans cette affaire, les opposants, les manifestants au premier chef, ne font qu’étaler leurs préjugés au grand jour. Et on peut légitimement se demander pourquoi : après tout, ce n’est pas comme si on les obligeait eux à se marier avec quelqu’un du même sexe ! C’est comme s’ils avaient le sentiment terrorisé que légitimer juridiquement l’union homosexuelle reviendrait à leur caler une grosse bite dans le cul. Ben non. On peut trouver ça dommage, en même temps : y en a, ça leur ferait du bien…

 

Dès lors, le mariage homosexuel, de même que la filiation homoparentale, me paraissent non seulement justes, mais nécessaires. Et, pour ma part, je ne tolèrerai pas de la part du gouvernement de reculade à cet égard. Disons les choses : j’ai, par défaut mais j’assume, voté François Hollande aux deux tours de l’élection présidentielle. D’une part, parce qu’il était moins pire que Naboléon ; d’autre part, non pour des raisons de politique économique (j’ai tendance à croire qu’à l’heure actuelle il est difficile, voire impossible, pour un gouvernement réformiste de se montrer efficace en la matière), mais pour les réformes sociétales que l’on était en droit d’en attendre. Le mariage gay en est une, et non des moindres. Et quand j’ai entendu notre cher président parler de la « liberté de conscience » des maires en la matière, j’ai sauté au plafond, et trouver ça parfaitement scandaleux. Vous me direz – on me l’a dit – que cela ne change pas grand-chose, un maire n’étant jamais obligé de célébrer lui-même le mariage. Sauf qu’il y a le contexte – balancer ça après les manifs, et notamment celle des connards de Civitas, c’était d’une maladresse achevée – et le symbole – or les symboles ont une importance considérable en politique. Parlerait-on de « liberté de conscience » pour un maire qui refuserait de célébrer un mariage entre un Noir et une Blanche ? J’espère bien que non ! Employer ce terme de la sorte, c’est procéder, dans un sens, au même détournement qui nous a vus, ces dernières années, souiller la belle notion de laïcité… Et le droit doit bien être le même pour tous. Montesquieu disait du juge qu’il devait être « la bouche de la loi » ; il en va à mon sens de même de tous les agents publics, qui n’ont pas à opposer leur « conscience » (un bien grand mot !) au droit français, sauf cas extrêmes – en l’occurrence, le commandement d’une autorité supérieure, comme les droits de l’homme.

 

Dernier point, qui a suscité cet article. On m’a donc dit, je cite : « tu penses pas que ce qui se passe en Palestine occupée est autrement plus important que le mariage gay ? » Et j’avouerai, cher(s) ami(s), que ça m’a énervé. Bien sûr que ce qui se passe en Palestine (ou en Syrie, ou ailleurs, les exemples ne manquent hélas pas) est d’une gravité extrême, et, si l’on y tient, « plus important ». Sauf que, à raisonner de la sorte, on n’en branle pas une : il y a TOUJOURS « plus important » ou « plus grave » ; est-ce une raison valable pour laisser de côté les autres questions ? Bon sang, j’espère bien que non ! D’autant que là, dans cette espèce, il est possible d’agir : le mariage gay est à portée de main, certainement pas la fin du conflit israélo-palestinien. Alors inutile de me parler de ça, ou, pire encore (et hélas on a vu ça, essentiellement dans les rangs de la droite), de la « crise », pour justifier un certain dédain pour cette question, et me détourner de mon engagement. Désolé, les gens, mais c’est pas la bonne méthode ; ça ne marchera pas.

 

Alors j’attends toujours les arguments des opposants. En attendant, malgré Dassault, malgré Vingt-Trois, malgré Civitas (ou à cause d’eux…), mais aussi malgré Hollande, malgré la « crise » et malgré la Palestine, je continuerai, avec mes maigres moyens, de m’engager en faveur du mariage gay.

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"Le Visage Vert", n° 21. "Le Secret du masque"

Publié le par Nébal

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Le Visage Vert, n° 21. Le Secret du masque, Cadillon, Le Visage Vert, novembre 2012, 190 p.

 

C’est rien de le dire, mais j’attendais cette nouvelle livraison du Visage Vert avec une impatience certaine.

 

 

Bon, d’accord, c’est vrai de chaque numéro, tant cette revue fait généralement preuve d’une qualité tout à fait remarquable.

 

Mais là, il y avait un petit (enfin, pas si petit que ça) plus pour attirer mon attention : le dossier, concocté par l’indispensable Michel Meurger, était consacré au thème si riche et fascinant des masques. On sait l’importance de cet accessoire dans le fantastique et l’horreur, mais, au-delà, je dois confesser que c’est un thème qui m’a toujours passionné : le masque, accessoire pouvant servir à dissimuler comme à révéler, a toujours exercé sur moi une attraction singulière, et je ne compte pas les œuvres usant de ce procédé à m’avoir séduit (même si là, tout de suite, au moment où j’écris ces lignes, je ne peux m’empêcher de penser, à titre d’exemple, à la légendaire scène du bal masqué dans Eyes Wide Shut ; mais je pourrais en citer bien d’autres…).

 

Mais si ce dossier constitue l’essentiel de ce 21ème numéro, nous avons déjà de quoi nous régaler, en guise de mise en bouche, avec les textes qui précèdent.

 

Nous trouvons tout d’abord deux nouvelles de John Bedot, obscur auteur suisse largement tombé dans l’oubli aujourd’hui (mais Le Visage Vert est doté d’une mémoire prodigieuse). « Une hallucination. Conte médical », tout d’abord, rapporte sous la forme d’un journal une série d’hallucinations auditives, visuelles et tactiles, débouchant sur un fantasme du double. Cette plongée progressive dans la folie est fort intéressante, même si la fin est un peu décevante à mes yeux. Une note nous explique qu’on peut y voir une préfiguration du « syndrome de Todd », également connu, ai-je découvert, sous le nom de « syndrome d’Alice au pays des merveilles » ; alors forcément… Suit, du même auteur, « Pantagruelion ou le Chanvre-Cauchemar » : un texte surréaliste halluciné et stylé, qui nous permet de constater que, une fois n’est pas coutume, Le Visage Vert fait l’apologie de la DROGUE ! On comprend mieux, à la lecture de ce quasi-poème en prose, le reproche adressé à l’auteur, d’avoir « un peu trop donné quelque fois dans le bizarre » (ce qui est bien). Tout à fait convaincant. Tu fais tourner le Bedot ?

 

On passe alors à « Hi-mawari », très jolie saynète « autobiographique » de Lafcadio Hearn, « oubliée » dans les traductions françaises de Kwaidan. Et ça donne sacrément envie de le lire, ainsi que de voir le film, idée qui m’était déjà venue en tête à la lecture de Fantômes du cinéma japonais (il n’y a pas de hasard). Du coup, je me suis procuré ledit ouvrage et ledit film, et il y a fort à parier que je vous en cause bientôt.

 

Le dossier s’ouvre avec Michel Meurger, qui nous livre « Le Secret du masque » : on trouve bien des choses dans ce long article, mêlant histoire, historiographie, démonologie, anthropologie plus ou moins fantaisiste et fiction ; je relève notamment la thématique conspirationniste, allant des sabbats  de sorcières aux COMMUNISTES ; mais aussi la thématique (illustrée plus loin par la nouvelle de Richard Marsh) des multiples identités et du changement de sexe, avec une forte dimension érotique ; c’est érudit et passionnant, comme toujours, même si ça part un peu dans tous les sens, comme toujours aussi. J’avouerai cependant avoir trouvé ce très bon article un peu frustrant : c’est qu’il y aurait tant à dire sur le sujet, c’est un bouquin entier qu’il faudrait… Dans une annexe, intitulée « La maschera del demonio », l’auteur a le bon goût de s’interroger sur l’origine du saisissant masque à pointes dans Le Masque du démon, l’immortel chef-d’œuvre de Mario Bava avec Barbara Steele, et en trouve de singuliers précurseurs chez Victor Hugo. Fort intéressant.

 

On passe ensuite aux fictions usant de ce thème du masque, avec tout d’abord Marcel Schwob et « Les Faulx-Visaiges » : il s’agit d’un court récit historique (prenant place en Normandie, au cours d’une des pauses de la guerre de Cent Ans) sur une bande de routiers masqués multipliant les atrocités (et étant suppliciés de manière tout aussi atroce). Un texte baroque et sadique, qui donne envie d’en lire plus ; du coup, je vais peut-être me laisser séduire un de ces jours par les Œuvres de l’auteur publiées en Phébus – Libretto…

 

« Le Masque » de Richard Marsh n’est pas terrible sur le pur plan littéraire, mais c’est un texte palpitant, bien ficelé et d’une richesse incontestable, largement décortiqué par Michel Meurger dans son article. Cela m’a rappelé que Curios prenait la poussière dans ma commode de chevet, et qu’il allait falloir y remédier (et peut-être aussi, tant qu’à faire, me mettre au Scarabée, la plus célèbre œuvre de l’auteur).

 

On passe alors à « L’Œil du masque de pierre » de l’Autrichien Bodo Wildberg : la plume et l’ambiance sont tout ce qu’il y a de sympathiques, mais je m’interroge : est-ce vraiment dans la thématique ? C’est en outre un texte lourdement moraliste, ce qui explique sans doute pourquoi j’y ai vu le texte le moins intéressant de cette autrement très bonne livraison du Visage Vert.

 

Mais le numéro s’achève sur une vraie merveille, avec Nicholas Royle et « Le Leurre » : une fois n’est pas coutume, il s’agit d’un texte contemporain, racontant les pérégrinations d’un jeune Anglais à Paris ; c’est intrigant et fascinant, d’une richesse remarquable ; là encore, ça donne envie d’en lire davantage. Confirmation que Le Visage Vert est un merveilleux passeur d’envies…

 

Vous l’aurez compris, ce 21ème numéro ne déroge pas à la tradition d’excellence du Visage Vert. Je vous engage fortement à le lire, et les autres aussi tant qu’à faire. Allez, hop, et plus vite que ça.

 

EDIT : Chronique audio et lecture ici.

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"J.R.R. Tolkien, une biographie", d'Humphrey Carpenter

Publié le par Nébal

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CARPENTER (Humphrey), J.R.R. Tolkien, une biographie, [J.R.R. Tolkien, A Biography], traduit de l’anglais par Pierre Alien, édition revue par Vincent Ferré, Paris, Christian Bourgois – Pocket, [1977, 1980, 2002, 2004] 2009, 318 p. [+ 8 p. de pl.]

 

Ma lecture aujourd’hui de cette biographie de J.R.R. Tolkien par Humphrey Carpenter ne doit certes rien au hasard. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas la sortie prochaine de l’adaptation de Bilbo le Hobbit par Peter Jackson (dont la trilogie du « Seigneur des Anneaux » m’avait laissé une impression mitigée…) qui l’explique, même si j’ai du coup pas mal envie de relire ledit livre dans sa nouvelle traduction. Non, la vraie raison est ailleurs : c’est que je compte me faire très bientôt L’Étoile du matin de Wu Ming 4, dont Tolkien est un des personnages principaux, et que j’avais envie auparavant, même si cela n’a sans doute rien d’obligatoire, d’en savoir un peu plus sur le bonhomme.

 

Certes, je n’étais pas à cet égard totalement dans le flou, pour avoir été un tolkiénien fanatique dans ma prime adolescence : ainsi que j’ai eu l’occasion de le confier (ici), Le Seigneur des Anneaux est un livre qui a énormément compté pour moi, en ce qu’il a constitué ma porte d’entrée vers les littératures de l’imaginaire (et probablement la littérature tout court) ; je sais ne pas être très original, là… Mais voilà : pré-ado puis ado, j’ai lu et relu le monument de Tolkien, et me suis également régalé de ses autres œuvres, au premier chef Bilbo le Hobbit (donc, que j’ai lu après) et Le Silmarillion, que j’ai de même lus et relus. Je me suis alors farci tout ce qui portait le nom de Tolkien (ou presque), et j’en suis même passé (ou du moins j’ai essayé) par les fonds de tiroir publiés par son fils et exécuteur littéraire Christopher… jusqu’à ce que je craque sur l’illisible Livre des contes perdus, réservé aux exégètes plus fanatiques encore que je ne l’étais. Et du coup, depuis, rien, à part, à sa sortie,  Les Enfants de Húrin, que j’avais beaucoup apprécié, y retrouvant dans un soupir nostalgique (arf) l’émerveillement que j’avais pu ressentir quinze à vingt ans plus tôt (putain, le coup de vieux…).

 

J’avais donc pu me forger une image, assez vague mais sans doute suffisante, de J.R.R. Tolkien, faite de quelques éléments épars : je savais qu’il était né en Afrique du Sud, mais qu’il avait vécu presque toute sa vie en Angleterre (et qu’il était définitivement anglais) ; je le savais distingué professeur de philologie à Oxford, estimé de ses pairs ; je savais qu’il avait fait la Première Guerre mondiale, et que l’expérience avait été passablement traumatisante (même si j’ai appris ici qu’il n’a en fait que très peu été sur le Front, étant presque systématiquement malade à l’époque) ; je le savais catholique (mais ne l’imaginais pas aussi intransigeant), conservateur (très), et il me semblait bien avoir lu ici ou là qu’il était gallophobe (mais je n’imaginais pas que c’était à ce point) ; je connaissais à peu près son goût de l’amitié masculine, et savais que figurait parmi ses proches un autre professeur à Oxford et écrivain d’imaginaire, C.S. Lewis (que je n’ai jamais lu, cela dit) ; j’avais une idée plus ou moins nette de sa biographie littéraire, et de l’histoire de son succès, comme de son refus de se prêter à l’allégorie (sauf très rares exceptions). Mais c’était à peu près tout. Et je voulais en savoir plus.

 

La biographie de Humphrey Carpenter – qui fut longtemps considérée, et peut-être encore aujourd’hui, comme la biographie « officielle » de Tolkien – me paraissait donc constituer une lecture potentiellement utile. Celle-ci, savamment composée, mais de manière presque strictement chronologique, se veut le récit d’une vie, et non un ouvrage de critique littéraire (notamment parce que Tolkien estimait qu’une œuvre ne devrait pas être interprétée à l’aune d’un parcours biographique : refus de l’allégorie, là encore). Écrite dans une langue agréable, elle se lit à peu de choses près comme un roman, impression renforcée par l’absence de notes, qui ne doit cependant pas nous tromper : Humphrey Carpenter a de toute évidence accompli un travail colossal, et s’est énormément documenté, notamment auprès de sources inédites et destinées à le rester ; mais il ne voulait pas « polluer » son récit avec des références trop précises et probablement guère utiles pour le lecteur profane, et préférait lui conserver une certaine simplicité et fluidité (par exemple pour ce qui est des citations). Et c’est bien l’occasion d’en apprendre beaucoup sur Tolkien. La très mauvaise quatrième de couverture me faisait un peu craindre l’hagiographie, mais Humphrey Carpenter ne tombe en définitive guère dans ce travers (Tolkien n’est pas toujours présenté ici comme quelqu’un de forcément très sympathique, en dépit des affirmations de l’auteur…), et sait dresser un portrait que j’estime à vue de nez fidèle.

 

Nous suivons donc Tolkien de sa naissance en Afrique du Sud en 1892 à sa mort en 1973. Le jeune Ronald (c’est ainsi qu’il est presque systématiquement désigné) est très tôt orphelin ; plus ou moins élevé par un prêtre, il s’attache fortement à la religion catholique, à laquelle s’était convertie sa mère, et cela restera toute sa vie d’une importance cruciale. Issu de la petite bourgeoisie, il connaît cependant une existence plutôt modeste, et doit se battre pour obtenir les indispensables bourses lui permettant d’entamer puis de poursuivre ses études. Il développe très tôt son goût pour les langues anciennes, devenant rapidement un linguiste des plus talentueux… et imaginant bientôt ses propres langages, ce qui, là encore, sera d’une importance capitale pour la suite. Il trouve alors dans la littérature nordique et anglo-saxonne (Beowulf, les sagas islandaises…) de quoi stimuler son goût pour les mots et l’imaginaire, et celle-ci constituera l’arrière-plan de son œuvre ultérieure (on notera au passage que, contrairement à une idée reçue, Tolkien a toujours professé le plus grand mépris pour Wagner et son Ring). Il rencontre l’amour en la personne d’Edith, qui deviendra son épouse dévouée après une longue séparation imposée par son tuteur, et lui donnera quatre enfants. Passé la guerre, où nombre de ses amis tombent sur le champs d’horreur, le professeur mène dans l’ensemble une vie sans histoire, qu’on pourrait à vue de nez juger d’une banalité écrasante, et mortellement ennuyeuse… Mais son récit n’a rien d’ennuyeux, loin de là.

 

C’est qu’on se passionne pour l’itinéraire intellectuel et littéraire de Tolkien, qui élabore très tôt les premiers éléments de son œuvre, pour ne pas dire de sa mythologie : les premiers textes de ce qui deviendra Le Silmarillion datent de 1917, et Tolkien y reviendra sans cesse. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : il ne faut pas y voir véritablement les germes de Bilbo le Hobbit et du Seigneur des Anneaux, Tolkien n’avait certainement pas de plan d’ensemble, et ne savait pas vraiment où il allait. Il commença donc ses œuvres de fiction – qui ne devaient être, celles-là, publiées qu’après sa mort – en recréant à destination d’un public très restreint, famille et amis proches, la mythologie anglaise, qui deviendra progressivement sa propre mythologie. Son perfectionnisme, virant à la maniaquerie, l’empêche d’envisager de publier ces récits de ce qui deviendra ultérieurement le Premier Âge (du moins jusqu’au succès du Hobbit). Alternant prose et poésie allitérative, il construit tout un univers, riche de références mais pourtant original, et parfois très personnel (il est à bien des égards Beren, et sa femme Lúthien, à titre d’exemple – leur tombe le mentionne, d’ailleurs).

 

Mais, bien loin de l’érudition étouffante de ses travaux universitaires (finalement assez rares, quand bien même très prisés et admirés : Tolkien consacrait davantage de temps – énormément, même – à l’enseignement qu’à la recherche, et son perfectionnisme, là encore, l’empêcha plus d’une fois de mener à terme ses projets) et du Silmarillion, c’est en se tournant vers les enfants, et d’abord les siens, qu’il finira par trouver sa voie. Car Bilbo le Hobbit est indéniablement un livre pour enfants, et est bien reçu comme tel (même si j’aurais pour ma part envie de nuancer : si la dimension enfantine est très présente dans les premières pages, elle cède le pas à la dimension mythologique et épique sur le tard) ; il rencontre un certain succès, et on réclame bientôt à l’auteur une nouvelle histoire de Hobbits.

 

Tolkien se met à la tâche, sans trop savoir où il va ; et c’est ainsi, au terme de douze années de travail ponctué d’interruptions et de doutes, que l’auteur, loin de se contenter de renouveler Bilbo, va, avec Le Seigneur des Anneaux, créer un monument qui saura conjuguer de manière totalement inédite son érudition mythologique et son goût de l’imaginaire plus ou moins enfantin. Le livre, cette fois, n’est pas destiné aux enfants, c’est une évidence, et est à vrai dire inclassable ; ceci, et sa longueur, font que la publication du Seigneur des Anneaux est perçue comme une « prise de risque »… Mais le risque fut pris, et, en dépit de critiques très diverses, le livre trouva comme par magie son public, jusqu’à devenir, notamment dans les campus américains des années 1960, un succès colossal, dont Tolkien fut le premier surpris.

 

Humphrey Carpenter dresse dans sa biographie le parcours presque schizophrène d’un homme partagé entre la banalité de son quotidien de professeur et le grandiose de son imaginaire aussi foisonnant qu’inventif. Et l’on en ressort convaincu d’une chose : avec ses défauts indéniables, Tolkien était néanmoins un authentique génie, un créateur comme on n’en rencontre que rarement, l’inventeur – pour le meilleur et pour le pire… – d’un genre destiné à connaître le succès que l’on sait. Et, une fois la dernière page tournée, on est pris d’une envie irrépressible de lire ou relire Tolkien. M’étonnerait donc pas que je m’y remette, voire que je me risque à nouveau – soyons fous – aux publications de Christopher Tolkien (certaines d’entre elles du moins). On verra bien… Mais la mission est donc accomplie. Cette biographie, qui se dévore, est donc tout à fait recommandable, et mérite bien qu’on s’y arrête ; à vrai dire, pour les fans de Tolkien, c’est même probablement une lecture indispensable. J’ai ressenti beaucoup de plaisir à accompagner le professeur oxonien au long de ces pages, et, maintenant, j’ai à nouveau envie d’arpenter la Terre du Milieu en compagnie des Hobbits, ce qui n’était pas forcément gagné d’avance. Mais en attendant, on se retrouvera pour tolkiéniser plus ou moins avec L’Étoile du matin, donc.

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"Jeunesse", de Joseph Conrad

Publié le par Nébal

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CONRAD (Joseph), Jeunesse, [Youth], traduit de l’anglais par G. Jean Aubry, révisé et annoté par Claude Noël Thomas et Sylvère Monod, Paris, Gallimard, coll. Folio 2€, [1925, 1985, 1993, 2002] 2009, 88 p.

 

Patrick Mallet est quelqu’un de fort sympathique et de bon goût. Ce passionné de récits maritimes (incluant notamment les variantes poulpesques) m’a ainsi fait découvrir William Hope Hodgson (même si je n’en ai lu pour le moment que  L’Horreur tropicale), La Montagne morte de la vie de Michel Bernanos, et, si je ne m’abuse, La Peau froide d’Albert Sánchez Piñol. Que du bon. Et, un beau jour, il m’a fait une surprise en glissant à mon insu dans ma pile d’achats bouquinesques un petit cadeau, toujours maritime mais non poulpesque cette fois, le court roman (ou plutôt la longue nouvelle…) Jeunesse de Joseph Conrad. Qu’il en soit mille fois remercié.

 

De Joseph Conrad, écrivain anglophone d’origine polonaise, je n’avais lu jusqu’à présent (et adoré, comme de juste) que ce qui constitue probablement son œuvre la plus célèbre : Au cœur des ténèbres (évidemment, Apocalypse Now était auparavant passé par là). Je n’avais encore jamais trouvé d’occasion d’approfondir ma découverte de cette auteur, même si Le Duel prend depuis longtemps la poussière dans ma commode de chevet (là encore à la base pour des raisons cinéphiles, dans la mesure où j’ai adoré Les Duellistes de Ridley Scott – son premier film, si je ne m’abuse).

 

Jeunesse partage certains traits avec Au cœur des ténèbres : on y retrouve un narrateur (mais mérite-t-il vraiment ce titre ?) anonyme, qui n’est en fin de compte qu’un véhicule pour le récit du marin Marlow (celui qui remonte le fleuve vers Kurtz, mais que l’on retrouve aussi semble-t-il dans d’autres œuvres de l’auteur). Conrad fut marin avant que de devenir écrivain, et Jeunesse est imprégné de son expérience.

 

Marlow y narre donc à une compagnie de buveurs – « Passez-moi la bouteille. » – un voyage maritime important de sa jeunesse : sa première traversée en tant que lieutenant, à l’âge de 20 ans, à bord de la Judée, un infâme vieux rafiot à destination de Bangkok, autant dire d’un Extrême-Orient mythifié. Un voyage qui commence mal, et se poursuit pire encore… Tempêtes, mutinerie, incendie : le périple de la Judée tourne à l’odyssée.

 

Mais c’est avant tout – le titre est assez explicite – une ode à la jeunesse, arrogante et insouciante. Marlow se tourne avec nostalgie sur ses jeunes années (« Ah ! Jeunesse ! »), et son récit prend des allures, tantôt enthousiastes, tantôt vaguement désabusées, de parabole initiatique sur le passage à l’âge adulte. Et celui-ci ne se fait pas tout seul…

 

Le texte est si court que je ne peux guère m’étendre à son sujet. Je me contenterai de noter que Conrad, usant d’une fort belle plume (rendue cependant quelque peu hermétique par l’usage abondant de termes nautiques, qui contribuent il est vrai au réalisme de la chose), traite avec passion et intelligence d’un sujet qui lui tient visiblement à cœur. Rien d’étonnant à ce que mon généreux donateur ait apprécié, du coup, ce « grand livre de mer et d’aventures ».

 

J’avouerai cependant n’avoir pas été aussi enthousiaste. Si je ne regrette pas ma lecture, et multiplie les remerciements pour ce cadeau, je confesse n’en avoir pas forcément retiré grand-chose, et crains de vite oublier le périple de la Judée… Mais il est vrai que les récits « purement » maritimes ne m’ont jamais séduit plus que cela (certes, il y a des exceptions : il y a quelque temps, je vous avais entretenu de  Moby Dick, après tout…), même si, de manière générale, les récits d’exploration suscitent plus qu’à leur tour mon intérêt (et s’il y a du poulpe dedans, c’est encore mieux). Or, malgré le talent indéniable de Conrad, sa sincérité, et de manière plus générale l’authenticité du récit de Marlow, Jeunesse m’a laissé relativement froid… d’autant que je n’y ai pas retrouvé la profondeur (si j’ose dire) d’Au cœur des ténèbres.

 

Cela ne me dissuadera certes pas de lire Conrad à nouveau – en fait, malgré ma relative indifférence à l’égard de cette nouvelle, mon envie de découverte s’en est tout de même retrouvée renforcée. Mais je ne saurais véritablement conseiller Jeunesse qu’aux amateurs chevronnés de récits maritimes ; ce que je ne suis de toute évidence pas…

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