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Ghostmaker, de Dan Abnett

Publié le par Nébal

Ghostmaker, de Dan Abnett

ABNETT (Dan), Ghostmaker, in ABNETT (Dan), Gaunt’s Ghosts, vol.1: First and Only – Ghostmaker – Necropolis, Nottingham, Games Workshop – Black Library, coll. Warhammer 40,000 – Gaunt’s Ghosts, [2000] 2016, [édition électronique]

Retour aux romans Warhammer 40,000, et plus précisément à la série « Gaunt’s Ghosts », avec le deuxième volume, toujours signé Dan Abnett : Ghostmaker (en françouais faiblard simplement Les Fantômes). Comme son prédécesseur First and Only, je l’ai lu dans un omnibus reprenant les trois premiers titres de la saga, éventuellement rassemblés sous le titre de « trilogie de la Fondation » (mais c’est pas exactement du Asimov – boum takatakatak boum piou-piou blam). First and Only, ceci dit, ne m’avait pas forcément hyper emballé… Mais voilà : Ghostmaker encore moins. Et là ça devient quand même sacrément problématique.

 

La structure de Ghostmaker est un tantinet tordue, même si rien d’insurmontable – le truc, c’est que le bouquin est en fait une sorte de fix-up, et il semblerait bien que ce soit le cas au sens strict, c’est-à-dire que Dan Abnett y aurait rassemblé plusieurs nouvelles antérieures, consacrées aux différents membres du régiment des Fantômes de Gaunt, avec un vague liant pour en faire un roman. Ce qui ne marche pas hyper bien, des fois…

 

La structure, disais-je : Ghostmaker n’est pas, ou pas totalement, la suite de First and Only ; après une mise en bouche bien terne et qui n’appelle pas vraiment à beaucoup de développements (enfin, j'y reviendrai brièvement quand même), on commence véritablement le roman en remontant en arrière, au moment crucial de la fondation du régiment, sur Tanith, précisément quand, suite à une bêtise du commandement de la croisade dans les mondes du Sabbat, les forces du Chaos déboulent sans prévenir et ravagent la planète. L'anéantissent, même... Bizarrement, cet événement séminal est ici traité de manière très expéditive. Il y a tout de même deux moments clefs : quand le « gamin » Milo laisse de côté ses binious pour sauver Ibram Gaunt, et quand votre commissaire préféré récompense la quasi-mutinerie de son régiment à peine formé avec les débris de ce qui restait, en filant des grades à ceux qui étaient venus se plaindre auprès de lui de ce qu’il les avait privés de l’honneur de mourir pour Tanith (bande de crétins…) ; se plaindre, oui, et plus si affinités – ou plutôt le contraire... Mais c’est ainsi que le gentil Corbec devient colonel, et le vilain Rawne major, de manière passablement invraisemblable ; dans Ghostmaker plus encore que dans First and Only, on insiste beaucoup sur la relation amour/haine entre Gaunt et Rawne, qui laisse présager d’un moment dans la série, plus ou moins lointain, où le major butera le commissaire, ou sans doute plus exactement tentera de le faire, à moins qu’il ne trouve la rédemption d’une manière ou d’une autre. Dans les deux cas, ce serait de toute façon lourdingue… et ça l'est déjà.

 

Mais, rétrospectivement, on peut si l’on y tient remonter aux premières scènes hors Tanith : l’idée, qui perçait déjà dans First and Only, c’est bien sûr que, même dans ces conditions impossibles, Gaunt a su faire des survivants de Tanith un vrai régiment, très efficace, notamment dans les missions de repérage et d’infiltration, et a également su, ce qui était au moins aussi compliqué, s’attirer le respect puis éventuellement la sympathie de ses hommes.

 

Et c’est là qu’on en arrive au gros du roman, le fix-up à l’intérieur, dont le propos est de s’attarder sur chacun des principaux membres du régiment, au fil de récits les mettant individuellement en valeur, récits qui obéissent à une progression a priori chronologique des théâtres d’opérations : les premiers, sauf erreur, renvoient à une époque antérieure aux événements de First and Only, mais, progressivement, telle ou telle allusion nous laisse entendre que les récits les plus tardifs ont cette fois lieu après le premier roman de la série. Cette structure, en définitive, prolonge plus qu’elle ne contredit le principe de base, très « film de guerre », de la « bande de frères d’armes », répétitif mais indéniablement approprié dans le contexte de cette série focalisée sur un régiment.

 

Par ailleurs, ces « nouvelles » sont (vaguement) liées entre elles par des événements cette fois clairement postérieurs à First and Only : l’assaut de la croisade sur Monthax, un monde du Sabbat totalement ravagé par le Chaos. J’y reviendrai en fin de chronique, mais, pour l’heure, il faut surtout noter que les très brèves séquences de transition, qui ont lieu juste avant Monthax (au stade du transit, eh, et de la préparation), ou sauf erreur déjà durant l'assaut (?), ces séquences donc ont avant tout pour fonction, systématiquement, d’introduire le personnage qui sera au cœur de la « nouvelle » qui suivra immédiatement ; mais la dernière de ces histoires individuelles constitue en même temps une introduction bien plus marquée et cruciale, à l’ultime chapitre, consacré à la plus folle bataille jamais menée par le régiment de Tanith (en attendant comme de juste la suivante).

 

Mais cette structure, très mécanique finalement, n’est pas sans défauts, et de deux ordres : le premier, qui n’a rien d’inattendu dans un fix-up, est la disparité des récits le composant – certains sont bons, d’autres beaucoup moins… Et c’est lié, parfois (souvent ?), à l’intérêt intrinsèque du personnage au cœur du récit. Larkin, éventuellement Bragg ou Corbec, ou Mkoll ou le médecin Dorden, l’aide de camp Milo sans doute, peuvent susciter d’emblée mon attention, et gagner en caractère grâce au traitement particulier de Ghostmaker – ça m’a particulièrement frappé dans la « nouvelle » consacrée à Larkin « le fou », car sa folie n’était jusqu’alors pas vraiment palpable : elle le devient ici, mais avec ce qu’il faut d’ambiguïté pour assurer que le personnage y gagne bel et bien individuellement, sans devenir incohérent dans le contexte du régiment ; clairement, cette histoire a été mon moment préféré dans Ghostmaker – quand le sniper est confronté à ses démons, patientant auprès de la statue d’un ange… qui a l’idée saugrenue de lui parler, et de questionner ses intentions. C’est une bonne histoire – et, indépendamment de la structure de Ghostmaker, c’est une bonne nouvelle.

 

« Try Again » Bragg gagne en épaisseur, si l’on ose dire, dans un récit très madmaxien à l’ambiance assez soignée – il s’agit avant tout de nous montrer que le bonhomme n’a rien d’un imbécile, même si tout le monde sauf Gaunt semble le croire ; dans l’absolu, on va dire que ça n’est pas très très subtil, hein, mais ça fonctionne.

 

Corbec, lui, demeure le type plutôt sympa, mais plutôt malin, aussi – au sens où il sait compter avec les circonstances ; un talent tactique qui justifie en définitive son grade. Ghostmaker donne vaguement l’impression de se répéter plus tard avec l’histoire assez proche consacrée à Caffran… sauf que cette fois on a l’impression que c’est la stupidité qui paye, et ça ne joue pas exactement en sa faveur. « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace », admettons, mais là… Plus sympathique, il y a certes Dorden, mais, plus encore que pour Corbec, ce récit qui lui est consacré n’apporte finalement rien de neuf : il est Dorden, bon…

 

Mais si Rawne, un personnage que je n’apprécie donc pas, s’en tire plutôt pas si mal du seul fait que le cadre de son histoire est cool (un monde enneigé, un océan de glace même, et des Orks dans la tempête), certains personnages qui m’intéressent bien davantage ne bénéficient pas forcément plus que ça du traitement Ghostmaker, ceci parce que les histoires les concernant peinent à convaincre : Mkoll, par exemple, l’éclaireur, met certes en avant la compétence du Premier et Unique Régiment de Tanith dans son domaine, et ça change agréablement des brutes qui tirent en rafale en permanence, mais son histoire est pour le coup un peu trop badass – ce qui nous ramène d’ailleurs à d’autres séquences, antérieures, où les hommes de Gaunt massacrent du space marine du Chaos bien trop facilement ; si les plus redoutables soldats de la galaxie peuvent être abattus aussi aisément, quel est leur intérêt ?

 

C’est un problème assez similaire qui se pose concernant Milo – que nous sommes portés à suspecter d’être un psyker non déclaré depuis le premier tome ; l’arnaque à laquelle il participe est plutôt sympa sur le moment, c’est classique mais bien fait et même assez jubilatoire, mais l’enseigne se débarrasse bien trop facilement, par la suite, de l’attention menaçante de l’inquisitrice Lilith (un personnage très décevant de manière générale), et le « truc » qu’il révèle (hypocritement, peut-on supposer) suffit à la leurrer quand il ne leurre pas un lecteur en tant que tel censément bien plus crédule...

 

Mais je parlais d’un défaut d’un second ordre… et il est bien autrement gênant, car il agit sur la durée. En effet, la mise en valeur de tous ces personnages passe systématiquement par de longues scènes de bataille – Milo (comme de juste, il n'est alors pas soldat) est la seule exception dans tout le roman. Et, oui, OK, je suis au courant, merci : 1°) c’est du Warhammer 40,000, et 2°) c’est du « Gaunt’s Ghosts », donc une série focalisée sur un régiment, dans un monde où (jingle) il n’y a que la guerre. Mais là c’est tout de même lassant – parce qu’il n’y a vraiment que de ça du début à la fin (Milo excepté, donc).

 

C’est d’autant plus lassant que le traitement très « premier degré » de Dan Abnett, certes à propos dans le contexte facho++ de Warhammer 40,000, devient vite étouffant, pénible, creux (le style très utilitaire et en même temps démonstratif de l’auteur en rajoutant une couche). Récemment, je vous causais de Fulgrim, de Graham McNeill, qui était autrement plus malin (et divers) à cet égard – mais, en outre, les batailles narrées dans ce cinquième tome de « The Horus Heresy » étaient bien autrement palpitantes, et variées, que celles que l’on subit tout au long de Ghostmaker…

 

D’autant que le bonhomme Abnett est semble-t-il porté à se répéter de roman en roman : ici encore, comme dans First and Only juste avant bordel, une part non négligeable de « l’intrigue globale » (peut-être un bien grand mot ici) tourne autour de la rivalité meurtrière entre les Tanith et un autre régiment, en l’espèce le « Royal Volpone », des « sangs-bleus » qui se la pètent grave, et indirectement les artilleurs de Ketzok – si le rôle, contraint et forcé, de ces (pauvres) derniers produit quelques scènes intéressantes, je dois avouer que les gniards militaires qui s’entretuent dans le bac à sable, à force, je vais avoir du mal, hein… Là, ça commence, quand même...

 

Le grand chapitre final ne se montre pas beaucoup plus convaincant, hélas, voire bien moins encore. Cette énième bataille, en dépit de son caractère surréaliste-badass affiché (au point en fait où les cadres de l’administration impériale la passeront sous silence, et donc par là même les exploits les plus invraisemblables des Fantômes de Gaunt), pèche par trop d’endroits : une vague malhonnêteté concernant les participants (qui m’a d’ailleurs rappelé, par sa lourdeur roublarde, le MacGuffin sempiternellement retardé de First and Only), des personnages pas à la hauteur de leur rôle supposé (Lilith en tête), ce genre de choses…

 

En fait, c’est sans doute que nous sommes à nouveau confrontés à une mécanique très (trop) apparente, car cette grande scène obéit à des motifs flagrants, qui feraient sens dans l'absolu, mais qui sont plus ou moins habilement mis en scène, et plutôt moins que plus hélas. Il s'agit, pour partie, de rapprocher en dernier recours les Tanith et les Royal Volpone (sinon, ça aurait vraiment été exactement comme dans First and Only), mais surtout, du fait d’une diablerie de psykers, de donner aux Fantômes de Gaunt l’occasion de se battre pour Tanith – même si ça n’est qu’une illusion. Ce qui nous renvoie bien sûr au début du roman, et « justifie » en dernier ressort les histoires des différents Fantômes de Gaunt, pour assurer en définitive leur compétence, leur unité, leur fraternité. Une idée intéressante dans l'absolu – mais traitée aux gros sabots, et ça ne convainc donc guère.

 

First and Only était une déception relative – Ghostmaker est à nouveau une déception, mais on peut faire sauter le qualificatif charitable, cette fois… Le divertissement bourrin est certes bourrin, et c'est peu dire, mais ne divertit guère. Larkin et sa statue ne sauvent pas les Fantômes de Gaunt, à cet égard. Conséquence : Necropolis, le tome suivant, sera celui de la dernière chance. Heureusement, j’en ai lu du bien à peu près partout, voire plus que ça. Alors espérons...

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The Outsider, de Gou Tanabe

Publié le par Nébal

The Outsider, de Gou Tanabe

TANABE Gou, The Outsider, [The Outsider アウトサイダー], d’après H.P Lovecraft, Anton Tchekhov et Maxime Gorki, traduction [du japonais par] Fédoua Thalal, Grenoble, Glénat, coll. Seinen Manga, [2002, 2004-2005, 2007] 2009, 224 p.

LOVECRAFT ET... COMPAGNIE ? (PAS EXACTEMENT NÉGLIGEABLE)

 

Étrange synchronicité (ou complot anti-nébalien) : à peu près à la même époque, vers décembre dernier, deux lectures parallèles m’ont en même temps incité à me pencher sur l’univers du mangaka Tanabe Gou… et plus précisément sur ses adaptations de Lovecraft. Le nom m’est apparu tout d’abord dans l’article de Jérôme Dutel « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée », dans Lovecraft au prisme de l’image, recueil critique édité par Christophe Gelly et Gilles Menegaldo, article dans lequel l’auteur compare plusieurs adaptations en BD de la nouvelle de Lovecraft « Je suis d’ailleurs » (« The Outsider » en VO), et réserve en définitive une bonne note à cette adaptation japonaise dont je n’avais alors jamais entendu parler.

 

Puis, dans le n° 4 de la revue Atom, lu un peu après, figurait une interview de l’auteur, assortie de quelques critiques de ses œuvres publiées – et j'ai ainsi appris que Tanabe Gou avait remis ça avec Lovecraft : bien loin de n’avoir adapté que « Je suis d’ailleurs », il lui a par la suite consacré six autres volumes (dont une adaptation en trois tomes des Montagnes Hallucinées) ; et les dessins illustrant l’interview étaient plus qu’alléchants…

 

À ce stade, il me fallait lire ça, forcément – enfin, The Outsider, car les autres titres lovecraftiens n’ont pas encore été traduits (mais ça serait prévu) ; on trouve quelques autres BD de l’auteur en français, notamment Kasane, en deux tomes, un récit d’horreur là encore, et Mr Nobody, en trois tomes, sorte de thriller architectural (?). Mais le titre ne doit pas tromper : le présent volume est un recueil d’histoires courtes – « The Outsider » n’est que la première de ces histoires, et fort brève. Le reste s'éloigne passablement de Lovecraft, puisque, au sommaire, se trouvent également une nouvelle de Tchekhov, « La Maison à mezzanine », et une autre de Gorki, « Vingt-six gars et une fille » ; puis, retour à l’horreur, une histoire cette fois originale en cinq parties, « Ju-ga ».

 

GAMMES ET OBSESSIONS

 

Cette étonnante table des matières a ses explications – car The Outsider est en fait, d’une certaine manière, un volume d’apprentissage : littéralement, Tanabe Gou y fait ses gammes… L’auteur est repéré en tant que dessinateur, avec un style assez personnel, qui rompt pour partie avec les codes du manga, et a certains côtés « européens », notamment (pas seulement : dans l’interview d’Atom, on évoque aussi à bon droit Bernie Wrightson, par exemple). Mais, de son propre aveu, Tanabe Gou n’est pas scénariste, et même, il ne sait pas raconter des histoires… Son éditeur d’alors (dans la revue Monthly Comics Beam, semble-t-il assez ouverte à l’expérimentation, et ce n’est pas pour rien qu’elle l’avait repéré) l’engage à adapter des nouvelles pour travailler les mécanismes de la narration.

 

Intéressé par la littérature russe, Tanabe sélectionne d’abord une nouvelle de Gorki, puis une autre de Tchekhov ; mais il goûte aussi l’horreur, et choisit d’adapter une nouvelle de Lovecraft (j’ai cru comprendre qu’il ne le connaissait pas forcément plus que ça jusqu’alors) – et, en parallèle puis un peu après, il livre les cinq épisodes de « Ju-ga », une histoire originale cette fois, mais également dans une veine horrifique, qu’il cultivera prioritairement par la suite.

 

Mais ce sommaire n’est pas forcément si incongru ou a fortiori incohérent qu’on pourrait le croire : les quatre histoires, chacune à sa manière, traitent au moins pour partie des mêmes thèmes, obsédants, que sont la solitude, et les démons intérieurs ; et l’idée que l’art a à faire avec ces difficultés, et permettrait éventuellement de les exorciser, est également récurrente, « Ju-ga » en constituant la matérialisation la plus franche.

 

Dans l’absolu, c’est une approche plutôt intéressante. Seulement voilà : il s’agit bien d’un auteur qui apprend. Pas d’un génie qui brille d’emblée sur tous les plans. Au contraire, il se confronte à ses faiblesses. Et le résultat est plus ou moins convaincant – à vrai dire assez peu, voire plutôt pas, en ce qui me concerne… Essayons de voir pourquoi, en envisageant successivement les différents récits constituant ce recueil.

 

LE LABEUR DANS LA CAVE

 

Les trois adaptations, dans cette compilation, figurent dans l’ordre inverse de leur réalisation. Il me paraît plus intéressant, toutefois, de les envisager ici dans ce dernier. Et je commencerai donc avec les adaptations de Gorki et Tchekhov… sachant que je ne connais quasiment rien à la littérature russe (cela fait des années que je me dis qu’il faut que j’y remédie, mais ça ne s’est jamais fait), et, honte sur moi, je n’ai notamment jamais rien lu de ces deux immenses auteurs en particulier. Bouh...

 

Maxime Gorki, donc, avec « Vingt-six gars et une fille », qui paraît en revue en 2002. Chassez toute image parasite de Jean Dujardin (pardon, vraiment, pardon), on fait ici dans une ambiance glauque, avec un côté un peu surréaliste-bizarre (mais sans doute aussi engagé), qui m’évoque pas mal le contemporain Kafka (lui, je l’ai beaucoup pratiqué, par contre).

 

Des « prisonniers » préparent du pain comme sur une chaîne de montage, dans une cave tant qu’à faire. Chaque jour, une charmante jeune fille vient leur réclamer du pain – elle est littéralement leur rayon de soleil. Mais voici qu’un nouveau mitron (hiérarchiquement leur supérieur, au point où l’on croit tout d’abord passer d’une classe à l’autre, mais peut-être pas au point de passer des exploités aux exploiteurs ?), un ancien soldat (dit-il ?) fantasque et arrogant, parfaitement détestable, et si fier de ses innombrables conquêtes amoureuses, est mis au défi par les prisonniers de faire la démonstration de ses talents sur la jeune fille…

 

Des trois adaptations, celle-ci, qui est donc la plus ancienne... est à mon sens et de loin la plus réussie. Le dessin est travaillé, dans un style personnel qui ne manque pas de faire de l’effet – notamment, le labeur des prisonniers a quelque chose qui évoque une forme d’enfer concentrationnaire, à même de glacer le sang, et qui traduit en même temps l’ambiguïté de la condition des boulangers ; la jeune fille est effectivement rayonnante, le mitron parfaitement ridicule et insupportable.

 

La farine prend (pardon), et le récit fonctionne – je ne peux pas dire quoi que ce soit de la qualité ou de la fidélité de l’adaptation, mais, oui, c’est globalement une réussite, prise en tant que telle. Et, sans être un récit d’horreur à proprement parler, pas le moins du monde même, il en reprend certains codes, avec pertinence.

 

L’ARTISTE PARLE TROP (?)

 

Il n’en va pas de même pour la nouvelle d’Anton Tchekhov « La Maison à mezzanine » (2004), cette fois totalement détachée de l’horreur…

 

Nous y voyons une sorte d’amour impossible, où N., le séducteur/séduit, un peintre porté sur l’histrionisme et la provocation à peu de frais, s’aliène avec sa philosophie (ou peut-être plus exactement en jouant son rôle par réflexe) la sœur aînée de son aimée, tellement bonne, engagée, charitable qu’elle en devient également horripilante. Le narrateur ruine ainsi jusqu’à la simple possibilité d’approcher l’aimable et pure cadette, Missiou, et ne s'en relèvera jamais vraiment.

 

Cette nouvelle est semble-t-il très connue en Russie – sa dernière phrase y a intégré le langage courant, nous dit-on. Hélas, cette adaptation ne me paraît pas du tout fonctionner… et a suscité au mieux mon indifférence, plus probablement mon rejet.

 

Le dessin y a sa part, plus que conséquente – et c’est ennuyeux, au regard des principes de ce recueil : la proposition graphique n’est sans doute pas aussi « évidente » que pour la nouvelle de Gorki, mais, si l’usage du noir (récurrent, forcément) produit occasionnellement quelques réussites comparables, dans la figuration très abstraite des décors extérieurs, j’ai le sentiment que Tanabe Gou ne sait pas vraiment quoi faire de ses personnages – et il pèche notamment pour ce qui est de la caractérisation ; à vrai dire, je leur trouve à tous sans exception un air de batracien, et le « masque d’Innsmouth » n’est pourtant guère à sa place ici…

 

La narration pèche tout autant, notamment quand le peintre, qui est donc aussi le narrateur, expose ses idées provocantes : le texte envahit alors les cases, au point de réprimer le dessin – d’une certaine manière, c’est pertinent, puisque c’en devient aussi horripilant que ça l’est, probablement, aux oreilles de la sœur de Missiou qui entend ces fadaises, mais la tentative graphique rate pourtant son coup, en se montrant simplement fatigante et… moche.

 

Comme l’est globalement chaque page de cette adaptation, hélas. Le moment le plus faible de ce recueil à mes yeux. De loin.

 

LE MONSTRE EST À L’INTÉRIEUR

 

Et on en arrive à « The Outsider », de H.P. Lovecraft – un pas de plus vers l’horreur, donc, devenue par la suite le genre de prédilection de l’auteur (qui dit avoir été inhabituellement content de son travail à l’occasion de cette adaptation – un bref commentaire suit en effet chaque histoire de ce recueil, sur un ton morne qui colle comme un gant à ce que l'on entrevoit de l'auteur...).

 

« Je suis d’ailleurs », comme on la connaît de par chez nous, est une nouvelle très particulière dans la bibliographie de Lovecraft – une allégorie étouffante, particulièrement casse-gueule à adapter. Bizarrement, le défi représenté par cette histoire n’en a que davantage incité bien des auteurs à tenter de le faire… Je vous renvoie à l’article de Jérôme Dutel précité, et, pour ma part, c’est au moins (au moins...) la troisième adaptation BD que j’en lis, après celles de Horacio Lalia et d’Erik Kriek… qui ne m’avaient pas vraiment convaincu (sauf erreur, Alberto Breccia n’a pas adapté cette histoire dans son extraordinaire Les Mythes de Cthulhu ? C’est en tout cas un illustrateur d’un tout autre calibre…).

 

L’approche de Tanabe est probablement bien plus intéressante que ces deux versions – parce qu’il s’approprie davantage le texte, et il a raison. En fait, il se permet même de « tricher », en sortant de la seule « vue subjective » couramment associée à ce récit : nous voyons l’ « Outsider », nous ne voyons pas à travers ses yeux ; or cet « Outsider », représenté ainsi vu de l’extérieur, n’a rien de l’horrible créature que nous savons. De toute façon, cette version met à mal le fameux twist de la nouvelle (qui ne surprend plus personne depuis fort longtemps)… d’autant plus que ce volume lui réserve les honneurs de la couverture ! (Avec un sympathique effet de miroir, eh, forcément, qui ne transparaît pas dans l’illustration de cet article.) Ça n’est en rien un problème – en fait, cette « tricherie », que je ne devrais sans doute pas qualifier ainsi, est tout à fait intéressante, car elle rajoute une couche de sens au récit de l’ « Outsider », différent peut-être de ce que l’on trouve chez Lovecraft, mais qui fait probablement mouche, d’une autre manière, peut-être plus juste d’ailleurs, au regard des préoccupations du dessinateur (mais il serait également tentant de revenir en définitive à Lovecraft et à ce qui l'avait motivé à écrire cette nouvelle à part).

 

Cependant, je n’ai pas été véritablement convaincu, en dépit de ces choix dans l’absolu assez pertinents. Tanabe Gou dit avoir consacré beaucoup de temps au dessin de cette adaptation par ailleurs assez brève, mais il m’a plus ou moins emballé – l’usage du noir, bien plus marqué que dans les deux récits précédents, produit certes des moments oppressants, mais l’ensemble m’a plutôt indifféré, une fois de plus, et, pour le coup, la dose peut-être supplémentaire de codes du manga quand il s’agit de représenter le narrateur, pertinente dans le fond, m’a paru rater son coup dans la forme.

 

Cependant, le vrai problème dans cette adaptation, à mes yeux, réside dans la narration : d’une part, tout cela me paraît aller bien trop vite ; mais, surtout, ce rythme et au moins autant sinon plus le texte de la BD confèrent au récit un côté finalement très prosaïque, qui me parait louper le coche. La nouvelle de Lovecraft déploie un style ultra-chargé – qui peut très légitimement écœurer, mais qui est pourtant très à propos dans cette allégorie plus qu'appuyée, a fortiori quand elle tombe sous les yeux d’un ado porté sur le romantisme sombre, comme votre serviteur et sans doute un certain nombre d’autres : qui a découvert « Je suis d’ailleurs » dans ces conditions s’en souviendra probablement toute sa vie. La figuration du narrateur va pourtant dans ce sens – et si, dans le recueil, « The Outsider » précède « La Maison à mezzanine », en y revenant, notre goule dépressive a bien quelque chose du peintre N. Et c'est très juste. Mais le ton ne convient pas – il y manque l’emphase lovecraftienne ; on peut trouver le style du gentleman de Providence lourdaud, de manière générale, et c’est bien naturel, mais il a rarement été aussi à propos que dans ce texte précisément. Le prosaïsme de l’adaptation, à mon sens, en atténue considérablement l’effet. Avis qui n’engage que moi, et je ne sais pas si la traduction y a eu sa part.

 

En tout cas, quelles qu’en soient les raisons, cette adaptation m’a globalement laissé… oui, indifférent, une fois de plus. J’y reconnais de bonnes idées, il y a de belles cases, un beau noir envahit les pages, mais je trouve que ça ne fonctionne pas vraiment.

 

LE DESSIN COMME EXORCISME

 

« The Outsider » paraît en revue en avril 2004 – un mois seulement après « La Maison à mezzanine », et on a pourtant l’impression qu’il s’est passé bien plus de temps entre les deux, d'une approche passablement différente. Mais, dès février, Tanabe avait publié dans la même revue le premier épisode de « Ju-ga », une histoire originale cette fois, et quatre autres épisodes suivront durant cette même année et la suivante.

 

Dans ses thématiques, cette « fausse série » s’avère en fin de compte très proche des trois adaptations : le thème récurrent de la solitude y est très appuyé, mais aussi l’idée du dessin comme permettant d’exorciser ses démons intérieurs – ceux qui ruinent la vie aussi bien des « prisonniers » boulangers que du peintre N. et de l’ « Outsider ». Le recueil, finalement, est donc bien plus cohérent qu’il n’en donne tout d’abord l’impression.

 

Et ce même si l’histoire de « Ju-ga » semble tout d’abord prendre le contrepied de ce qui précède – ces histoires russes et américaine, même si leur encrage, pardon, ancrage dans la réalité est globalement assez limité (sauf éventuellement pour Tchekhov, et encore, mais les deux autres sont à ce stade hors-concours). Le cadre est cette fois bien défini, bien précisé, historique, et japonais : nous sommes durant l’ère Kyôhô (1716-1735, donc pendant l’époque d’Edo), une période difficile, où la famine, notamment, fait des ravages. Et nous suivons un moine itinérant du nom de Gibon Gensho, lequel pratique l’art du « ju-ga », soit une peinture magique qui capture les démons (littéralement : ils ne sont pas, ou pas seulement, de caractère allégorique), afin de libérer de leur emprise des individus qu’ils ont poussé au crime.

 

Un aspect intéressant du récit est d’ailleurs la compassion très poussée du moine, qui offre ainsi une échappatoire à des personnages ayant commis des atrocités : nulle envie pour lui de les sanctionner, de les sermonner, de les précipiter en enfer ou que sais-je – ce n’est pas son office et il n’est pas du genre à mettre en avant leur culpabilité ; ce sont les démons qui ont fait le mal… Je ne saurais dire quels sont les sutras que le bonze répète sans cesse en accomplissant sa mission, mais je suppose que cette manière de voir les choses doit beaucoup à certains courants de l'amidisme, qui offrent le salut à tous, même aux pires criminels.

 

Maintenant, ce postulat en tant que tel très intéressant… n’est pas forcément développé de la manière la plus adroite. Ces cinq « épisodes », très brefs par ailleurs, racontent en gros chaque fois la même histoire, et ne s’embarrassent d'ailleurs guère de texte. Clairement, le scénario n’est pas l’atout majeur de « Ju-ga »…

 

Non. C’est le dessin. Parce que, si le premier épisode de « Ju-ga » a été publié avant « La Maison à mezzanine » et « The Outsider », on a l’impression qu’il s’agit de tout autre chose, de bien plus tardif et mur – voire carrément d’un autre dessinateur. Et là, pour le coup, le dessin est vraiment brillant de bout en bout.

 

Du moins, sur le plan purement esthétique… Le trait de Tanabe est beaucoup plus personnel (s’agissait-il, en fin de compte, de se libérer de l’exercice de l’adaptation littéraire, qui avait des effets pervers ?), et les pages sont de toute beauté – incomparablement plus denses que dans les trois histoires qui précèdent, mais aussi plus nerveuses, avec un usage appuyé du noir et des hachures, dans une structure de mise en page plus complexe, qui produit des merveilles. Notamment dans les séquences les plus surréalistes, quand l’art de Gibon Gensho révèle les démons dans toute leur horreur, pour les emprisonner ensuite sur le papier. Cela peut faire penser aux déformations coutumières dans certaines BD de Itô Junji, comme Spirale (BD d'ailleurs passablement lovecraftienne en définitive, d'un auteur qui n'a jamais caché cette source d'inspiration), mais avec quelque chose de… eh bien, de plus « artiste ». Et c'est ainsi que, finalement, via ces visions d'horreur, on revient bel et bien à Lovecraft, ce qui ne coulait pas forcément de source. C’est dans ces pages, en fait, que j’ai vraiment retrouvé ce qui m’avait séduit dans l’interview d’Atom, et qui annonçait Kasane ou les adaptations de Lovecraft réalisées plus récemment.

 

C’est très beau, très fort… mais aussi passablement fouillis, pas des plus évident à suivre. Du coup, j’ai eu l’impression, au sortir de ce recueil… que l’exercice suggéré par l’éditeur de Tanabe Gou n’avait pas porté ses fruits ? C’est en se libérant des adaptations que l’auteur livre son style graphique le plus personnel et enthousiasmant. Mais, à ce stade, je crains qu’il ne sache pas plus qu’au début raconter une histoire… Tanabe Gou fait alors davantage l’effet d’un illustrateur, et non d’un auteur de BD – et c'est paradoxalement l'exercice de l'adaptation, puis sa mise à distance, qui le révèlent ; car illustrer un texte, et l'adapter en BD, sont en fin de compte deux exercices très différents.

 

LES LIMITES DE L’EXERCICE

 

Du coup, globalement, The Outsider ne m’a pas convaincu. « Vingt-six gars et une fille », la plus ancienne des BD ici rassemblées, me paraît en tant que telle la meilleure. « La Maison à mezzanine » est ratée, « The Outsider » se partage entre bonnes idées et autres beaucoup moins bonnes, pour un résultat en demi-teinte. Mais le dessin de Tanabe Gou ne brille véritablement que dans « Ju-ga »… alors même que cette « histoire » originale fait la démonstration de ce que l’auteur a alors toujours du mal à raconter quoi que ce soit.

 

Peut-être s’est-il amélioré depuis ? Les échos concernant Kasane ont l’air bon, notamment… Peut-être aussi l’auteur peut-il se montrer plus efficace en s’associant à un scénariste – ce qui a été le cas dans Mr Nobody, chose qu’il « révèle », à la grande surprise de l’intervieweur semble-t-il, dans le n° 4 d’Atom.

 

De fait, certaines très belles planches de « Ju-ga » ou de cette interview m’incitent à prolonger l’expérience, alors même que The Outsider s’est avéré une déception, c'est bien le mot… Et, bon, je ne vais pas vous mentir : je suis curieux de voir ce qu’il a fait de Lovecraft par la suite. Je reste curieux. C’est mon problème, hein… Je suppose qu’il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que j’y jette un œil en traduction française, puisque c’est semble-t-il prévu… La chair est faible, tout ça.

 

Mais The Outsider en tant que tel ? C’est un exercice – et qui ne me paraît décidément pas très concluant. Certainement pas dénué de qualités, mais (encore ?) affligé de bien trop de tares. Tant pis…

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Le Fini des mers, de Gardner Dozois

Publié le par Nébal

Le Fini des mers, de Gardner Dozois

DOZOIS (Gardner), Le Fini des mers, [Chains of the Sea], traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, couverture et conception graphique d’Aurélien Police, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, [1973] 2018, 100 p.

Il y a de ces hasards dont on se passerait bien : Gardner Dozois est mort un mois environ avant la parution de ce petit ouvrage, quatorzième titre de la belle collection « Une heure-lumière » des éditions du Bélial’, une novella plus ancienne que de coutume (1973) et sur laquelle le traducteur Pierre-Paul Durastanti travaillait depuis pas mal de temps.

 

Gardner Dozois, dans le monde de la SF, était sans doute avant tout connu en tant qu’éditeur et anthologiste, une double activité qui lui a valu, notamment, une kyrielle de Hugo, mais il écrivait aussi de la fiction, de manière plus discrète sans doute, mais pas moins convaincante le cas échéant – voyez par exemple son beau roman L’Étrangère, assez récemment réédité par ActuSF. Mais les romans sont rares dans sa bibliographie (a fortiori en solo), et William Gibson, dans le blurb de la quatrième de couv’, le loue pour son talent dans la forme courte ; cette novella (cent pages très aérées) en est sans doute un bon témoignage.

 

Le point de départ est très convenu – sans que cela soit problématique : au croisement de La Guerre des mondes et du sous-genre « Big Dumb Object », l’auteur décrit une « invasion » extraterrestre consistant en l’arrivée sur la planète bleue de quatre immenses vaisseaux ovoïdes (belle couverture d’Aurélien Police, comme d’hab’ – instinctivement, on était porté, en la voyant, à penser au film Premier Contact, d’après l'excellente nouvelle « L’Histoire de ta vie », de Ted Chiang, mais les vaisseaux dans le texte de Dozois ont bien exactement cette apparence). Trois d’entre eux ont le bon goût de se poser dans différents endroits des États-Unis, mais le dernier se retrouve au Venezuela (allons bon !). Les vaisseaux demeurent dès lors inertes, indifférents pour l’essentiel à l’agitation des humains tout autour d’eux – une agitation qui, très classiquement, pourrait bien vite dégénérer, parce que les militaires excités sont toujours portés à faire mumuse avec le bouton rouge ou d'autres de leurs joujoux ; par chance (?), des intelligences artificielles sont là, à l’Est comme à l’Ouest, qui font en sorte que les conneries paniquées de leurs créateurs ne débouchent pas sur un holocauste nucléaire.

 

Tout cela est très classique, oui – mais bien fait. Poussiéreux si l’on y tient, mais sans excès non plus, sans que cela confère au texte un caractère vraiment trop daté. Et quand bien même, cela ne serait finalement guère un souci – car les chapitres consacrés à ce récit « objectif » de l’invasion et de la réponse humaine (ou IA…) qu’elle entraîne sont globalement fort brefs, et délibérément laconiques. Le récit qui compte est ailleurs – dans une novella dont le propos consiste bien à décentrer l’histoire (et à peu près tout ce qui peut l'être).

 

Et donc, Tommy – un petit garçon, sur la côte, même pas précisément dans les environs d’un des vaisseaux extraterrestres, et dont il ne sait même pas la présence durant la majeure partie du texte. Tommy est un petit garçon comme pas mal d’autres – plutôt le modèle un peu rêveur, on va dire. Il arrive sempiternellement en retard à l’école, mais, au début, tout cela nous évoque surtout des moments touchants : les gamins se transforment en « saute-flaques » quand il y a des flaques, rien de plus naturel pour tous les gamins du monde… Et Tommy n’est pas sans un certain charisme, non plus – qui ressort malgré lui quand il joue avec ses copains, ces jeux pouvant consister à se raconter des histoires, comme celles de ce grand dragon dans la mer…

 

Mais on devine bien vite, en fond, un tableau plus douloureux. La terreur éprouvée par Tommy devant les froides sanctions de son instit’ pour ses retards à répétition n’a rien de mignon-enfantin – c’est qu’elles risquent d’aggraver encore une situation familiale délétère, avec un père violent et une mère qui en fait les frais, en larmes du matin au soir… Ça ne va pas. Ça ne va pas à la maison, ça ne va pas à l’école. Les punitions, comme de juste, ne sauraient améliorer quoi que ce soit, et le renvoi du pauvre Tommy devant le psychologue scolaire de service pas davantage, ce dernier étant bien trop perclus de préjugés et de certitudes – l’institutrice, le psychologue, les parents de Tommy, même ses copains bientôt ex-copains (parce que leurs parents les incitent à ostraciser la mauvaise graine Tommy), aucun n’est à même de lui venir en aide, parce que tous n’ont que leurs propres préoccupations en tête, qui les empêchent ne serait-ce que d’entrapercevoir la réalité du monde de Tommy ; autre manière de le dire, ils sont égocentrés – au point où c’en devient dangereux.

 

Tout ceci est bien loin de l’invasion extraterrestre ? Oui – bien loin. En fait, ça n’a pour ainsi dire rien à voir – à première vue... Les déboires de Tommy, par ailleurs, n’auraient rien de très SF ? Eh bien, si, en fait – parce qu’il y a les Autres (et globalement une manière de faire qui m’évoque un peu Theodore Sturgeon ?). Tommy sait les voir et parler avec eux – il est peut-être bien le seul dans ce cas, dans son patelin du moins. Le psychologue de service ne manquerait pas de parler d’amis imaginaires – et, si seulement il prenait en compte la réalité du foyer parental, il ne manquerait pas d’y trouver d’excellentes raisons à cette vague névrose enfantine, chez un gamin visiblement imaginatif. Le lecteur se doute cependant de ce que les Autres n’ont rien d’imaginaire – cela ne signifie pas pour autant qu’on en a une idée très claire, sinon cette certitude ou peu s’en faut : ils ne sont pas, ils ne peuvent pas être, les extraterrestres éventuellement tapis dans les gigantesques œufs qui ont déboulé d’on ne sait où dans les jours qui précèdent.

 

Mais quel rapport, alors ? Quel lien entre les deux parties du récit ? Il y en a bien un – et il est terrible ; là encore, il s’agit de décentrer, geste indispensable même si douloureux, et qui fait regarder le début du récit d’un autre œil (sites d'atterrissage inclus). Mais ce changement de perspective est d’une cruauté sans nom. Nous le vivons via Tommy, dont le monde s’effondre en quelques jours : son ostracisme, fruit de l’indifférence et du mépris, réduit drastiquement ses possibilités de se rattraper à quoi que ce soit, jusqu’à l’abandon ultime, trop indifférent cependant pour que l’on puisse vraiment le qualifier de trahison, quand il ne s’agit de toute façon que d’appréhender la réalité pour ce qu’elle est – même si cette prise de conscience cosmique, qui n’aurait pas déplu à un Lovecraft, est en tant que telle insupportable et terrible. Mais le choc, à ce stade, ne débouche finalement ni sur l’effroi, ni sur la colère, modes de réponse aux aléas de la vie bien trop actifs – à ce stade de dépit, ne reste plus que l’apathie résignée caractéristique de la dépression ; même les larmes sont de trop.

 

C’est vrai pour Tommy, mais aussi bien au-delà : quand les illusions tombent, il n’y a tout simplement plus rien à faire.

 

Le Fini des mers est une très bonne novella. Si je ne la hisserais peut-être pas au niveau de mes « Une heure-lumière » préférés, elle se place sans peine dans le panier de tête de la collection, et probablement un cran au-dessus des titres immédiatement précédents, que j’avais beaucoup aimés, Issa Elohim de Laurent Kloetzer et La Ballade de Black Tom de Victor LaValle. Si le style de Gardner Dozois est relativement utilitaire (tout particulièrement dans les chapitres consacrés à la situation mondiale, comme de juste), il sait cependant véhiculer une certaine émotion authentique, et les misères de Tommy touchent sans pour autant faire dans le presse-bouton à base de gros pathos qui tache – ses rêveries touchent dans une égale mesure, là encore sans trop en faire.

 

Par ailleurs, Gardner Dozois sait raconter une histoire, et gère très bien l’alternance de ses deux points de vue. Il sait d’ailleurs ménager quelques twists qui remuent pas mal, ceci dans un récit pourtant bien plus subtil qu’il n’y paraît tout d’abord – il surprend, en tout cas, mais de bien des manières différentes, pas seulement mécanique. Et il y a là une richesse, une variété dans les tons, qui s’avèrent très appréciables – notamment quand on bascule, sans prévenir, du semblant de mélodrame à l’apathie glacée, dans les dernières pages de la novella.

 

Cette publication n’était pas conçue comme telle, mais les hasards du calendrier en ont fait un bel hommage posthume à l’auteur : RIP Gardner Dozois, sans doute grand anthologiste mais pas que, auteur convaincant et qui pouvait se montrer très subtil quand il lui arrivait de composer lui-même.

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Pline, t. 6 : Carthage la grande, de Mari Yamazaki et Tori Miki

Publié le par Nébal

Pline, t. 6 : Carthage la grande, de Mari Yamazaki et Tori Miki

YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 6 : Carthage la grande, [プリニウス, Plinius 6], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2017] 2018, 184 p.

Où l’on revient à Pline, le manga romain de Yamazaki Mari (après Thermæ Romæ), assistée de Miki Tori (essentiellement pour le dessin, en théorie du moins) – et on y revient avec un peu de délai, car, à ce stade, semble-t-il, la publication française suit d’assez près la publication japonaise, qu’elle a plus ou moins rattrapé.

 

Pline, depuis le départ, me fait l’effet d’une série assez inégale, alternant des tomes très satisfaisants voire tout à fait brillants, et d’autres beaucoup moins convaincants, parfois même à l’extrême limite du poussif. Par quelque bizarrerie qui doit peut-être pas mal de choses à mon ressenti biaisé de lecteur françouais, j’ai l’impression de ce que, pour l’heure, les tomes impairs étaient du bon côté, et les pairs du mauvais (le tome 4 étant tangent, disons). Hélas, cela semble se confirmer une fois de plus avec ce tome 6, intitulé en français Carthage la grande, et qui m’a au mieux laissé indifférent…

 

Le récit emprunte deux cadres. Le plus réussi, relativement s’entend, est sans vraie surprise celui qui s’attache aux pérégrinations de Pline, avec dans sa suite un Euclès peu ou prou inexistant et un Félix qui commence à me lasser un (petit) peu après m’avoir vraiment beaucoup plu – le sentiment demeure, après un tome 5 autrement convaincant mais qui allait déjà dans ce sens, de ce que les auteurs, conscients de la valeur de leur atout, en font un usage un peu excessif, et du coup moins savoureux… Ceci dit, il a encore quelques bonnes scènes.

 

Mais, depuis le tome précédent là encore, il faut ajouter à ce trio une nouvelle recrue, ce petit garçon (?) très kawaï, avec son corbeau sur l’épaule, personnage mystérieux et aux connaissances bien singulières, et dont nous commençons ici à véritablement entrevoir le passé (flashback inclus). Globalement, je suppose qu’il constitue un ajout bienvenu, à ce stade, même si je lui trouve donc forcément quelque chose d’un expédient mignon – ceci dit, moi le faux cynique, j’avoue avoir craqué sur le gros plan craquant du gamin craquant en bas de la p. 38, et je suppose que je pourrais mettre pas mal d’entre vous au défi de ne pas craquer – l’idée étant qu’au-delà de la seule kawaïerie, le gamin bizarre exprime avec force l’émerveillement enfantin, comme un relais de celui du lecteur, en l’espèce devant la reconstitution de Carthage (bien après les guerres Puniques, j’avoue ne pas du tout savoir ce que la fière cité pouvait être au Ier siècle de notre ère ; au passage, c’est une bonne idée que de confronter nos Romains aux reliquats d’une autre civilisation, voisine mais néanmoins distincte, mais elle n’est guère approfondie, hélas ; le gamin étant d'origine phénicienne, ceci dit...).

 

C’est l’occasion, je suppose, de louer une fois de plus le dessin de Pline, tant pour ce qui est des expressions des personnages (a priori le domaine réservé de Yamazaki Mari) que pour ce qui est des décors (normalement l’apanage de Miki Tori), même si j’avoue une nette préférence pour ces derniers – qu’il s’agisse de reconstituer avec précision en même temps qu’emphase la civilisation romaine (et éventuellement quelques autres, donc), ou de mettre en scène la majesté souvent intimidante de la nature, avec ici un accent marqué sur les vastes étendues, finalement comparables dans leur hostilité à l'encontre de l'homme, de la mer et du désert. Il y a dans tous ces registres des pages absolument superbes.

 

Carthage, le désert… Oui : ce cadre de l’intrigue est africain. Pline semble avoir lâché l’affaire de la Grèce (trop néronienne de toute façon ?) : on lui a tant conté de merveilles sur l’Afrique, le naturaliste doit voir tout ceci de ses propres yeux… Ceci étant, pour l’heure, cela ne débouche pas encore sur grand-chose – au mieux quelques belles pages dans le Sahara, avec un Félix égal à lui-même. Sinon, le grand moment de ce périple africain se situe avant cela, à Carthage, quand Pline et compagnie rendent une petite visite à un Vespasien sauf erreur déjà entraperçu, le futur empereur (ce dont aucun des personnages n’a conscience comme de juste) étant d'une certaine manière dépeint comme l’antithèse de Néron – un homme un peu fruste, vulgaire même (avec sa blague plus ou moins de pets hélas totalement incompréhensible, est-ce une question de traduction ou faut-il seulement en déduire que ses blagues sont vraiment très très mauvaises ? Ou les deux ? En même temps, nous connaissons la singulière destinée de Vespasien dans le dictionnaire français...), un paysan les pieds sur terre, en somme, ou même dans la terre, savez-vous planter les choux…

 

Or en face il y a bien Néron – et, comme d’hab’ en ce qui me concerne, c’est là que la BD pèche, comme depuis le début ou presque. Si les meilleurs tomes de Pline faisaient abstraction, autant que possible, de ce qui se passait au sommet de la cour impériale, celui-ci y accorde à nouveau une place très importante – sans commune mesure, même, ai-je l'impression ; et, hélas, peut-être de la pire des manières ?

 

Bon, je dis SPOILER au cas où, mais ça n’en vaut sans doute pas vraiment la peine… De fait, depuis le premier tome, on devine qu’à terme la BD mettra en scène l’incendie de Rome – et, bingo, c’est à la fin de ce sixième volume que la chose arrive, même si sur le mode d’un cliffhanger bien convenu.

 

Le problème, ce n’est pas tant ce thème, même rebattu, que la manière dont les personnages y sont associés. Le Néron de Yamazaki Mari et Miki Tori se voulait plus nuancé que la vision critique commune dans l’Occident chrétien, mais il a bien vite tourné de lui-même à la caricature, comme si le sujet ne pouvait tout simplement pas se montrer véritablement subtil en fin de compte. Au début, la BD semblait accorder un rôle de choix, et autrement plus enthousiasmant, au personnage tout à fait fascinant en même temps qu’intriguant de Poppée, mais, à ce stade, l’impératrice parvenue achève tristement sa descente aux enfers de la banalité, au point de s’en tenir peu ou prou au navrant rôle de figurante – elle ne révulsait plus, elle n’émeut pas davantage dans ses déboires, et c'est très regrettable. C’est maintenant Tigellin qui occupe le devant de la scène, si l’on ose dire pour cette variation de l’ordure qui magouille dans l’ombre, mais l’éminence grise manque hélas de caractère, pour s’en tenir au seul archétype – et le rôle des Juifs dans son entourage reste encore à éclairer. Ramener Sénèque dans l’histoire ne suffit certes pas à améliorer les choses : c’est plat, convenu, caricatural…

 

D’autant que la BD s’autorise une faute de goût de plus en ramenant sur le devant de la scène un personnage que j’avais presque heureusement oublié (tu parles...), la pauvre prostituée muette Plautina – que je ne peux qu’associer aux moments les plus ratés de la BD jusqu’alors. Mon ressenti demeure (et c’est peu dire) à la lecture de ce tome 6 – même si son retour n’est hélas pas une surprise, car elle était conçue, semble-t-il, comme le personnage qui, non seulement, matérialiserait la cruauté pathologique de Néron (ça n’y manque pas, ici), en même temps que comme le prétexte idéal pour introduire la secte méconnue des chrétiens dans cette histoire ; à la veille de l’incendie de Rome (« souhaité » texto par Tigellin magouillant avec les Juifs comme avec Sénèque), Plautina et ses coreligionnaires amateurs de poisson devaient nécessairement revenir dans l’histoire… Ça ne fonctionne pas mieux maintenant qu’auparavant, hélas. Et je redoute un peu la suite des opérations à cet égard – surtout si le falot Euclès doit revenir dans la partie !

 

Pline est une BD sans doute admirable pour ce qui est du dessin – peut-être même s'améliore-t-elle encore à cet égard ; mais, concernant le scénario, elle me fait toujours un peu l’effet d’une série souffrant de la tendance des auteurs à l’improvisation. Ils ont mis en place plusieurs fils rouges, et jonglent tant bien que mal avec entre les différents tomes, au gré du moment : les meilleurs, à mes yeux, restent ceux liés au bestiaire fantastique et aux autres vérités saugrenues figurant dans l’Histoire naturelle, ou le rapport de Pline aux volcans, et éventuellement sa misanthropie occasionnelle, modérée par la bonhomie de Félix – autant de moyens de reconstituer un monde, au-delà des seules merveilles architecturales de Rome, en inscrivant la civilisation dans son écrin naturel pas moins fascinant, a fortiori pour un naturaliste voyageur. Mais les fils rouges les moins convaincants à mon sens tiennent à la haute politique romaine, au couple Néron-Poppée, et en gros à tout ce qui implique Plautina – la pauvre fille n’étant de toute façon guère plus qu’un trait d’union, même mélodramatique au possible… Or ce sixième volume met bien trop l’accent à mon goût sur ces derniers versants de la bande dessinée.

 

Bilan au mieux mitigé, donc. Voire moins que cela. En se focalisant bien trop sur les intrigues romaines, ce tome 6 se perd dans ce qui lui réussit le moins – et, pour le coup, m’a pas mal rappelé le tome 2, probablement celui qui m’avait le moins parlé jusqu’alors. Si le dessin demeure irréprochable, le propos ennuie vaguement, à ce stade. Rien d’insurmontable, mais rien d’enthousiasmant non plus hélas… À voir si l’impair tome 7 saura rattraper une nouvelle fois les dégâts, comme ses prédécesseurs – à moins que l’incendie de Rome ne phagocyte une fois de trop l’intrigue ? Oui, nous verrons…

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Celle qui n'avait pas peur de Cthulhu, de Karim Berrouka

Publié le par Nébal

Celle qui n'avait pas peur de Cthulhu, de Karim Berrouka

BERROUKA (Karim), Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu, Éditions ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2018, 341 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 158-159.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

EDIT : la voici !

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Les Oiseaux de nuit, de Maurice Level

Publié le par Nébal

Les Oiseaux de nuit, de Maurice Level

LEVEL (Maurice), Les Oiseaux de nuit, préface de Philippe Gontier, édition établie et postfacée, avec une bibliographie, par Jean-Luc Buard, documents réunis par Philippe Gontier et Jean-Luc Buard, Cadillon, Le Visage Vert, [1913] 2017, 285 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 154-155.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

EDIT 26/10/2018 : la voici !

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Nouvelles de l'Anti-Monde, de George Langelaan

Publié le par Nébal

Nouvelles de l'Anti-Monde, de George Langelaan

LANGELAAN (George), Nouvelles de l’Anti-Monde, Talence, L’Arbre Vengeur, [1962] 2018, 407 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 151-152.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

EDIT : la voici !

 

Je me demande si, concernant ce titre, il n’y a pas eu un peu de ce dont je parlais pour Dans l’épouvante et Mandragore de Hanns Heinz Ewers : « lu au mauvais moment »… Mes excuses à nouveau. J’ai décidément galéré pour les chroniques de ce numéro de Bifrost, c'était une période compliquée…

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Tschaï : retour sur la planète de l'aventure

Publié le par Nébal

Tschaï : retour sur la planète de l'aventure

Tschaï : retour sur la planète de l’aventure, textes de Raphaël Albert, Étienne Barillier, Jeanne-A Debats et Adrien Tomas, illustrations de Dogan Oztel, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, coll. Ourobores, 2017, 180 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 146-147.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

EDIT : 26/10/2018 : la voici !

 

Bien sûr, il peut être utile de se référer au préalable à ma chronique du Cycle de Tschaï de Jack Vance himself.

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Dans l'épouvante, et Mandragore, de Hanns Heinz Ewers

Publié le par Nébal

Dans l'épouvante, et Mandragore, de Hanns Heinz Ewers

EWERS (Hanns Heinz), Dans l’épouvante : histoires extraordinaires, [Das Grauen. Seltsame Geshichten], traduit de l’allemand par Marc Henry et Féli Gautier, traductions revues et corrigées par Paul Dubauhisse, Toulouse – Paris, Ombres, coll. Petite Bibliothèque Ombres, [1908] 2017, 241 p.

Dans l'épouvante, et Mandragore, de Hanns Heinz Ewers

EWERS (Hanns Heinz), Mandragore : histoire d’un être mystérieux, [Alraune. Die Geschichte eines lebendens Wesens], traduction de l’allemand par Charlette Adriane et Marc Henry, Dina, Terre de Brume, coll. Terres Fantastiques, [1911] 2018, 292 p.

 

Ma critique de ces deux ouvrages se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 142-143.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

Cependant, cette chronique passablement embarrassée appelle une remarque – et on n’a pas manqué de me le signaler, à plusieurs reprises. Mon avis assez mitigé, ma sensation d’ennui, doivent sans doute plus aux circonstances de ma lecture qu’aux qualités et aux défauts intrinsèques de ces deux ouvrages, que je sais « objectivement bons ». Une critique plus développée, à la manière de ce blog, m’aurait permis d’exprimer plus ouvertement ce que ce ressenti a de tristement subjectif, chose que je ne pouvais pas faire dans le cadre de Bifrost. De fait, je crois, ou même je sais, et c’est navrant, que je suis passé à côté de ces deux titres – parce que ce n’était pas le moment, parce que c'était un mauvais moment. Ça arrive… Mais toutes mes excuses, donc, pour ce papier sans doute bien trop poussif.

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Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

Publié le par Nébal

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée & Poséidonis, [Hyperborea – Poseidonis], traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Basset, préface de Scott Connors et postface de S.T. Joshi, traduites de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, note d’intention de Vincent Basset, couvertures de Zdzislaw Beksinski, illustrations intérieures de Santiago Caruso, illustrations des lettrines et cartes par Goulven Quentel, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 251 p.

CIVILISATIONS ANTÉDILUVIENNES

 

Il est bien temps (un an plus tard ?!) de revenir à « l’intégrale » (qui n’en est donc pas une, même au seul registre de la fantasy) de Clark Ashton Smith publiée aux éditions Mnémos, avec ce deuxième volume issu du financement participatif et consacré, nous dit-on, aux Mondes premiers que seraient Hyperborée et Poséidonis, après un premier volume consacré aux Mondes derniers Zothique et Averoigne. Notez que le contexte de publication est cette fois un peu différent, car ce volume précisément, au-delà du seul financement participatif, a connu une commercialisation sous une forme « normale », ce qui avait été à l’époque le cas pour Zothique, mais pas pour Averoigne (mais c'est prévu, je crois). Mais c’est bien de l’édition issue du financement participatif dont je vais vous parler aujourd’hui – et, répétons-le, c’est un travail admirable, des livres absolument superbes, magnifiques objets au contenu pas moins magnifique, textes et illustrations en couleurs, et qui laissent augurer du meilleur pour la future édition des œuvres de Lovecraft financée pareillement par le même éditeur.

 

Mondes premiers, donc – même si cette appellation est peut-être là encore à débattre. L’Hyperborée et Poséidonis ont bien des traits communs, et tout d’abord, effectivement, celui d’être situés dans le passé de la Terre. Sur la base du mythe de l’Atlantide ou de ses déclinaisons, chères aux occultistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, il s’agit de mettre en scène des civilisations littéralement antédiluviennes, et qui avaient atteint un degré de perfection largement supérieur à celui des tristes nations du temps de l’auteur, fades et « réalistes »ce qui ne les a toutefois en rien prémuni contre l’entropie. Le thème du continent perdu, et plus précisément englouti, était alors incontournable : à l’Atlantide classique, déjà fort malmenée depuis la lointaine fable de Platon dans le Critias et le Timée, théosophes et autres charlatans prétendument illuminés ajoutaient Mu ou la Lémurie – et l’Hyperborée antique pouvait prendre de nouvelles couleurs au travers de ce traitement particulier. Les auteurs tels Smith, Lovecraft, ou, tant qu’on y est, Howard, en ont d’ailleurs beaucoup fait usage – consultant les traités les plus grotesques, certes pas pour adhérer à leurs thèses farfelues, mais pour y trouver un matériau de choix, tout indiqué dans leurs entreprises littéraires respectives. À vrai dire, l’idée de ces civilisations antédiluviennes est une caractéristique essentielle de l’œuvre de chacun des « Trois Mousquetaires » de Weird Tales, mais avec des connotations différentes chez les trois.

 

Chez Smith, cet appel des Mondes premiers débouche donc sur deux cycles, celui d’Hyperborée et celui de Poséidonis, rassemblés dans cet unique recueil. Le terme de « cycle » est à vrai dire peut-être un peu hardi, surtout dans le cas de Poséidonis, ensemble somme toute assez bref, mais l’Hyperborée a été davantage développée, même sans atteindre aux proportions de Zothique. Au-delà, les deux mondes ont leurs singularités.

 

L’Hyperborée est donc une ancienne civilisation sise là où se trouve aujourd’hui le Groenland, et bien au-delà, mais qui connaissait à l’origine un climat tropical – las, la bascule du monde et les glaciations ont progressivement rongé ce continent très développé, jusqu’à sa disparition totale ; sans véritable chronologie interne, les divers textes se rapportant à l’Hyperborée décrivent ainsi une apocalypse molle et lente, pas moins saisissante – mais il faut noter également que ces histoires semblent présenter des versions contradictoires quant aux causes de ce phénomène global, ou en tout cas de son reflet microscopique : l’abandon de la vieille capitale de Commoriom.

 

L’Hyperborée a une autre particularité notable, tout spécialement au regard des passions de votre serviteur : des univers créés par Clark Ashton Smith, c’est sans doute celui qui établit le plus de passerelles avec l’œuvre de H.P. Lovecraft, l’ami et correspondant. Mais il s’agit d’emprunts réciproques, comme en témoigne tout spécialement la nouvelle « Ubbo-Sathla », de longue date intégrée dans la version « canonique » des Légendes du Mythe de Cthulhu assemblée par August Derleth (et à vrai dire, elle ne se rattache que par la bande à l’Hyperborée ; j’avais déjà lu et relu, etc., cette nouvelle, du coup – mais c’est la seule dans ce cas, ici). Mais d’autres créations de Smith ont rencontré un écho plus particulièrement marqué à cet égard : la divinité Tsathoggua, notamment, ou encore le sorcier Eibon et son fameux livre ; et d’autres noms, outre celui d’Ubbo-Sathla, ont pu être croisés ici ou là, tels Abhoth, Atlach-Nacha ou peut-être Rlim Shaikorth. Le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, comme de juste, en a fait un abondant usage. Notons au passage qu’il y a peut-être aussi, via Lovecraft le cas échéant, des passerelles avec l’œuvre de Robert E. Howard – Smith met en scène des Hommes-Serpents qui font assurément penser à ceux qui hantent la Valusie, laquelle était d’ailleurs un autre exemple de ces continents perdus alors endémiques, faisant face à un plus célèbre, l’Atlantide, où était né le roi Kull

 

L’Atlantide ? On y revient, sans faux-semblants, avec Poséidonis : il s’agit d’une île très isolée, le dernier fragment de l’Atlantide, dont tout le reste avait alors disparu sous les flots. On retrouve ici l’idée d’une apocalypse lente, l’engloutissement inéluctable de Poséidonis offrant un miroir à la glaciation de l’Hyperborée. Ce qui m’amène d’ailleurs à envisager ces Mondes premiers comme des Mondes derniers – tout dépend bien sûr du point de référence, mais, à cet égard, ces deux cycles ne sont pas forcément si éloignés de celui de Zothique

 

Le cycle de Poséidonis est bien plus bref que les autres (et plus concentré aussi dans les dates de composition) – en outre, il est composé de textes souvent courts ; il n’a peut-être pas développé, du coup, une mythologie aussi fouillée que les autres (en y incluant Averoigne), mais il faut tout de même accorder une place particulière à un personnage hors du commun et très récurrent, le sorcier Malygris, qui évoque pour partie Eibon, mais peut-être plus encore les nécromanciens de Zothique...

 

Sur ces bases, Smith livre des textes assez divers, même si quelques grands ensembles peuvent être distingués. Les récits d’Hyperborée et de Poséidonis me paraissent moins baroques, globalement, que ceux de Zothique, mais cette dimension n’est certes pas absente de ce recueil – qui développe régulièrement une forme d’onirisme dunsanien très saisissante. On trouve par ailleurs régulièrement des sortes de « contes moraux », même dans un contexte qui exprime la décadence, notion certes pas inconnue de l’auteur – les criminels sont châtiés, l’hybris tout autant sinon plus. Mais, si certains textes se montrent douloureusement mélancoliques, d’autres, et plus nombreux en fait, ont un caractère bien plus léger, et enjoué, à la limite de la fantasy humoristique, même s’il s’agit souvent plutôt d’ironie noire ou de cruelle satire.

 

À ces divers degrés, on perçoit bien l'importance de Clark Ashton Smith dans l’histoire de la fantasy et peut-être plus encore du registre sword and sorcery : si l’auteur, en définitive, a sa place qui lui est propre – et sa plume magique y est pour beaucoup –, certains de ses textes, ici, résonnent plus particulièrement avec ceux de Robert E. Howard, même si sur un ton délibérément plus léger, et peuvent aussi annoncer, ici Fritz Leiber et le duo constitué par Fafhrd et le Souricier Gris dans le « cycle des Épées », là Jack Vance et son Cugel dans La Terre mourante (qui résonnait déjà forcément avec Zothique). C’est qu’elle est riche, cette œuvre de fantasy – et c’est peu dire !

 

Je vais tâcher maintenant de donner un aperçu des différents textes composant ces deux cycles, non pas dans l’ordre de leur présentation (qui est a priori l’ordre de leur composition, sauf le cas échéant pour les poèmes ?), mais en fonction de mon ressenti.

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

LA PATRIE D’EIBON

 

Hyperborée comprend dix nouvelles, un poème et un fragment en prose. Je ne me sens pas de dire grand-chose de ces derniers, respectivement « La Muse d’Hyperborée » et « La Maison d’Haon-Dor », mais il faut cependant préciser que le fragment, pour ce qui en subsiste, se déroule dans l’Amérique du XXe siècle, et à vrai dire rien ne le rattache au cycle d’Hyperborée au-delà du nom « Haon-Dor » dans le titre (on a plusieurs occasions de croiser ce personnage dans les autres nouvelles),

 

J’ai envie de commencer par mes deux nouvelles préférées de ce cycle. Ma préférée, dans l’ensemble du recueil à vrai dire, est probablement « Les Sept Geasa » (ce terme vient de la mythologie celtique irlandaise, et désigne des sortes d’injonctions magiques irrépressibles), un récit qui tient de la fable cruellement ironique, et qui narre le sort guère enviable d’un bourgeois arrogant de Commoriom, promené de Charybde en Scylla, mais trop insignifiant pour retenir vraiment l’attention de ses bourreaux successivement désignés. C’est très drôle en même temps que très noir, très baroque aussi, avec un vrai défilé de figures mythiques souvent intégrées, dès lors ou plus tard, dans le canon du Mythe de Cthulhu, et c’est très futé par ailleurs – comme une illustration déviante et narquoise des obsessions « cosmiques » du gentleman de Providence ; un texte vraiment excellent !

 

Mais, s’il en était un qui devait rivaliser dans ce recueil, je crois que ce serait « L’Avènement du Ver Blanc » (sous-titré « Chapitre IX du Livre d’Eibon »), récit plus sombre, dans lequel un sorcier se retrouve contraint de suivre une sorte de Grand Ancien qui ravage le monde au fil des pérégrinations d’un immense iceberg, son antre mobile, La teneur froidement (…) apocalyptique du récit s’accorde merveilleusement bien avec les doutes et les angoisses du sorcier réduit malgré lui au rang de sbire puis de subsistance d’une incarnation de la destruction, amorale en tant que telle, mais qui ne manquera pas d’évoquer pour le lecteur quelque figuration du mal à l’état pur. Brillant, très inventif, saturé d’images fortes.

 

Deux autres nouvelles m’ont vraiment beaucoup plu, si je crois qu’elles se situent tout de même un cran en dessous. La première est « Le Testament d’Athammaus », qui narre, à la première personne, les véritables raisons de l’abandon de l’ancienne capitale de Commoriom – un bourreau nous fait le stupéfiant récit d’un condamné à mort qui ressuscite sans cesse, et revient toujours plus redoutable… Ce qui est merveilleux, dans cette histoire, c’est la parfaite alchimie entre un dispositif ouvertement grotesque, et qui pourrait en tant que tel être avant tout drôle, et la manière de conter ces étranges événements, qui leur confère la noirceur et l’effroi du plus terrible des cauchemars. C’est une nouvelle vraiment remarquable d’équilibre.

 

Autre réussite marquée, finalement, et dans un registre pas forcément si éloigné, d’ailleurs, « Le Démon de glace ». À la base, il s’agit d’une nouvelle de plus dans laquelle la cupidité des hommes est sanctionnée par des pouvoirs qui les dépassent, C’est un schéma que l’on retrouve souvent chez Smith (y compris dans le présent recueil, et « L’Histoire de Satampra Zeiros » en est sans doute l’illustration la plus éloquente, mais il y en a d’autres), et je dois dire que ce procédé, le plus souvent, ne m’enchante guère – il débouche un peu trop souvent sur des textes « faciles », sans véritable enjeu, et manquant d’âme. Ce n’est pourtant pas le cas dans cette nouvelle, et là encore parce qu’elle décrit en définitive un très oppressant cauchemar – bien plus que la plupart des autres nouvelles jouant de ce thème ; l’idée de cette grotte vampire, dans un environnement glacé qui devient en lui-même un monstre, est brillamment traitée, pour un résultat très efficace ; typiquement, un texte qui n'a l'air de rien au premier abord, mais s'avère en fait étonnamment riche.

 

Mais revenons à « L’Histoire de Satampra Zeiros », du coup – la première nouvelle du cycle. Très honnêtement, cette histoire n’a pas grand intérêt en tant que telle : des voleurs vont dans un temple de Tsathoggua et font les frais de leur cupidité… Comme d’hab’, quoi. Mf... Mais la nouvelle fonctionne – parce qu’elle est à la première personne, et que ce bouffon arrogant de Satampra Zeiros a du bagout, à défaut de sens moral (et ça aussi c'est tant mieux !). En cela, il se pose en référence du registre sword and sorcery au-delà de la seule badasserie howardienne, et il annonce vraiment le Souricier Gris ou Cugel ; c’est ce qui rend la nouvelle tout à fait charmante (bon, ce n'est peut-être pas le mot, vu la conclusion...).

 

Smith lui a concocté tardivement une « suite », qui est le dernier texte du cycle, « Le Vol des trente-neuf ceintures » : on y fait plus que jamais dans l’aventure sword and sorcery, assez réjouissante à vrai dire, dans un texte d’un ton très, très léger – et même un peu grivois, comme une parodie de certains récits de Conan voleur chez Robert E. Howard, dans un esprit qui évoque plus que jamais les libertinages de Fafhrd et du Souricier Gris, en même temps que Satampra Zeiros y vire plus que jamais au loser magnifique à la Cugel. Ces deux textes sont d’un niveau bien inférieur à ceux que j’ai cités jusqu’alors, mais ils sont assurément efficaces et divertissants.

 

Je citerais à peu près au même niveau deux autres nouvelles, bonnes en tant que telles, simplement moins bonnes à mes yeux que les premières citées, Et c’est ici que votre lovecraftophile serviteur situe « Ubbo-Sathla ». C’est clairement un très bon texte, mais tout de même d’un registre très particulier. À vrai dire, il fonctionne plus ou moins bien en tant que nouvelle – il m’a toujours fait l’effet d’une sorte de (long) poème en prose, genre qu’affectionnait l’auteur et dans lequel il brillait particulièrement. Le lexique, et quelques références çà et là, renvoient sans doute à l’Hyperborée, mais tout de même plutôt par la bande – et ce récit qui débute à Londres (sauf erreur) du temps de l’auteur vire assez vite au périple philosophique, dans le temps plutôt que dans l’espace. Il débouche sur une version smithienne du sentiment « cosmique » cher à Lovecraft – et je ne suis pas bien certain (oserais-je ?) que l’éminent S.T. Joshi ait forcément le dernier mot quand il remarque que cette odyssée demeure terrestre plutôt que véritablement cosmique. Quoi qu’il en soit, « Ubbo-Sathla » développe un dispositif en même temps philosophique et onirique qui, au-delà du seul lexique cthulien, et au-delà de l’horreur, offre une lecture parallèle des principes philosophiques lovecraftiens ; et c'est sacrément intéressant.

 

« La Porte vers Saturne » est une autre nouvelle tout à fait sympathique, mais dans un registre tout autre – et le fameux sorcier Eibon n’en sort pas exactement grandi ! Mais ce périple très fantasque sur la planète Saturne, pour fuir quelque inquisiteur qui s’avérait surtout un magicien jaloux… et qui passe dans l’autre monde avec son rival, ce périple, donc, est riche de moments grotesques (avec une légère touche grivoise là aussi), au travers d’un imaginaire débridé, onirique et même surréaliste. C’est très drôle, en même temps que très coloré.

 

Reste deux textes, qui ne sont pas à proprement parler mauvais, mais m’ont tout de même paru bien inférieurs – disons un peu médiocres. C’est tout d’abord le cas de « L’Infortune d’Avoosl Wuthoqquan », qui est un autre de ces « contes moraux » où la cupidité est sanctionnée. Mais l’usurier Avoosl Wuthoqquan n’a pas le charme du voleur Satampra Zeiros, et tout ceci est finalement assez convenu, même si assez drôle, jusqu’à la scène ultime davantage cauchemardesque (mais sans l’ampleur du « Démon de glace », par exemple).

 

Quant à « La Sibylle Blanche », texte plus « sérieux », plus mélancolique, plus « poétique » peut-être, je dois dire qu’il m’a laissé totalement… froid. Si j’ose dire. Même s’il s’agit probablement d’un moment clef dans l’évocation du cataclysme destiné à emporter l’Hyperborée, ou du moins divers autres textes l’avancent-ils, mais, on l’a vu, sans toujours beaucoup de certitude. Bon, je suis sans doute passé à côté, ça arrive... Mais quoi qu’il en soit, dans ce registre, j'ai tout de même le sentiment que Smith a fait bien mieux – et un des textes de Poséidonis en fera d’ailleurs très bientôt la démonstration.

Intégrale, vol. 2 : Mondes premiers, Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith

LE DERNIER HAVRE

 

Le cycle de Poséidonis, si c’est bien d’un cycle qu’il s’agit, est beaucoup moins développé que celui d’Hyperborée (sans même parler de Zothique). Il ne comprend que cinq nouvelles, généralement bien plus courtes au passage, et auxquelles il faut adjoindre trois poèmes, « L’Atlantide » au début, « Tolometh » à la fin, et aussi, en prose, « La Muse d’Atlantide » ; c’est probablement ce dernier qui m’a le plus séduit – je n’ose vraiment pas me prononcer pour les autres, et vais donc m’en tenir ici à l’évocation des cinq nouvelles.

 

Deux d’entre elles (la première et la dernière... comme pour Satampra Zeiros ?) accordent une place de choix à un même personnage, hors du commun, le sorcier Malygris – plus redoutable encore qu’Eibon, et davantage dans l’esprit des nécromanciens de Zothique (on le mentionne également dans les autres textes du cycle, mais en passant seulement). « La Dernière Incantation » en donne une image étrangement tragique – en lui imposant la plus douloureuse des épiphanies ; dans le registre mélancolique, c’est une vraie réussite, la plus brillante en tout cas dans le présent recueil.

 

« La Mort de Malygris » véhicule une tout autre atmosphère : c’est un récit de sword and sorcery, mais beaucoup plus sorcery que sword, où des magiciens inquiets s’interrogent sur la possibilité que le tyran Malyrgis soit en fait mort… et si ça se trouve depuis longtemps. Voilà un très saisissant cauchemar, plus subtil qu’il n’en a l’air, là encore – un très bon divertissement dans un registre qui lui est propre.

 

Les trois autres nouvelles du cycle sont moins bonnes, sans qu’aucune ne soit mauvaise à proprement parler – ni même médiocre, d’ailleurs. C’est ainsi le cas du « Voyage pour Sfanomoë » (c’est-à-dire Vénus dans la langue de Poséidonis), nouvelle très étrange, dans laquelle deux magiciens qui sont aussi deux frères, devant l’inéluctabilité de l’engloutissement de leur patrie, décident, plutôt que de chercher refuge ailleurs sur Terre (euh ?), de construire à eux seuls un vaisseau spatial qui les emmènera sur cette Sfanomoë dont ils ne savent rien, mais qu’ils supposent accueillante... Leur voyage de plusieurs décennies entre les deux planètes voisines, comme leurs découvertes sur Vénus, n’ont sans doute rien du mot « science » dans « science-fiction », mais ça n’est d’aucune espèce d’importance – à vrai dire, il y a un charme fantastique dans cette improbable odyssée interplanétaire, qui me paraît pouvoir rappeler Micromégas comme le Baron de Münchhausen, et de toute façon quantité de voyages philosophiques du XVIIIe siècle, avec une bonne place réservée à Swift, si ça se trouve.

 

« Un grand cru d’Atlantide » est une nouvelle très différente – davantage dans l’esprit de « Ubbo-Sathla » dans Hyperborée (ou du fragment « La Maison d’Haon-Dor », peut-être). Smith s’y amuse avec les récits de pirates, en mettant en scène un ex-flibustier invraisemblablement sobre, et qui justifie son abstinence par un étrange récit – de quand son équipage, parti enfouir son inévitable trésor, avait mis la main sur un vin antédiluvien… S’ensuivent les visions que vous imaginez, ou plutôt que vous n’imaginez pas, car Smith est un maître en matière d’onirisme déviant et ambigu. Belle ambiance, très appréciable, dans un récit dont on ne sait jamais totalement s’il penche plutôt du côté du rire ou du côté du cauchemar ; et c'est un compliment, en l'espèce.

 

Ne reste plus qu’une nouvelle, « L’Ombre double », certainement pas mauvaise en tant que telle, mais bien plus classique dans son dispositif – une nouvelle histoire d’hybris sanctionnée par l’inconnu. En l’espèce, un magicien, disciple de Malygris mais moins prudent et plus arrogant, invoque une chose qu’il ne comprend pas – et en fait les frais, avec son apprenti, qui est par ailleurs notre narrateur. Ceci étant, sur cette base très classique et pas des plus enthousiasmante en tant que telle, Smith démontre à nouveau qu’il est plus que compétent pour créer un beau cauchemar ; et il joue en l’espèce d’une très étrange créature, résolument non anthropomorphe, aussi indicible qu’une couleur tombée du ciel, et, trouvé-je à tort ou à raison, avec quelque chose de la traque implacable des Chiens de Tindalos, de Frank Belknap Long. En soi, ce texte est donc une réussite – simplement peut-être moins que les autres nouvelles du cycle ?

 

LES MERVEILLES D’UN LOINTAIN PASSÉ

 

Le fait est que ce deuxième volume est excellent – rien de mauvais, et même pas vraiment de médiocre. Rares, somme toute, sont les recueils de nouvelles qui peuvent en dire autant. Il faut vraiment remercier les éditions Mnémos pour cette très salutaire entreprise de réédition, et qui plus est sous une forme aussi attrayante. Ce n’est qu’ainsi que je découvre véritablement Clark Ashton Smith, et, bon sang, il était bien temps ! Smith était un auteur brillant, doté à la fois d’une très forte singularité, et d’une palette étonnamment variée. Hyperborée et Poséidonis constituent deux ensembles de très bons textes, et, si je ne crois pas pouvoir les hisser au niveau de Zothique, cycle qui m’avait vraiment collé une sacrée baffe, ils n’en restent pas moins très enthousiasmants, et quasi sans fautes. Un superbe double recueil, donc – à lire à tout prix, et à savourer comme un grand cru d’Atlantide, en compagnie d’un maître ès ivresse tel Satampra Zeiros...

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