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"Physiognomy", de Jeffrey Ford

Publié le par Nébal

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FORD (Jeffrey), Physiognomy, [The Physiognomy], traduit de l’américain par Jacques Guiod, Paris, J’ai lu, coll. Science-fiction, [1997, 2000] 2002, 253 p.

 

De Jeffrey Ford, je n’avais lu jusqu’à présent que quelques nouvelles ici ou là (enfin, dans Fiction, si je ne m’abuse), qui m’avaient laissé plus ou moins de souvenirs. Mais un libraire (nécessairement perfide) m’avait fortement engagé à lire ce roman, qui a reçu le Wolrd Fantasy Award 1998. Un roman dont je ne savais à peu près rien en en entamant la lecture, si ce n’est qu’il tournait autour de cette fameuse pseudo-science qu’est la physiognomonie, appliquée en l’occurrence à la criminologie.

 

Nous sommes dans un monde autre, placé sous la férule du Maître Drachton Below, génial inventeur de la Cité impeccable, et qui a hissé la physiognomonie au rang de science de gouvernement. Cley est Physiognomoniste de Première Classe. Et c’est un personnage parfaitement odieux, débordant de mépris pour ses concitoyens, qu’il ne saurait envisager que comme des êtres nécessairement inférieurs.

 

Le Maître en personne lui confie de temps à autre des enquêtes, et le charge cette fois de se rendre dans le Territoire, à Anamasobie, minable petite ville qui confère tout son sens à l’expression si galvaudée de « trou du cul du monde ». On y a en effet dérobé le fruit du Paradis terrestre, lequel, dit-on, pourrait bien accorder l’immortalité (aussi le Maître entend-il bien le récupérer à son avantage exclusif). Cley se rend donc sur place afin de « lire » l’intégralité de la population de ce bled pourri, et de déterminer ainsi qui est le voleur et où est passé le fruit magique.

 

Là-bas, Cley tombe sur une populace répugnante qu’il juge particulièrement stupide et croulant sous les tares – il suffit de les regarder du bon œil, il n’est même pas forcément nécessaire de sortir ses instruments de physiognomonie pour ce faire. Il y a cependant une exception, d’autant plus troublante qu’il s’agit d’une femme (or les femmes, ainsi qu’on le sait, sont des êtres nécessairement chétifs et défectueux) : Arla semble en effet – horreur glauque – être aussi intelligente que belle, et Cley la charge de devenir son assistante dans cette enquête, dans la mesure où elle ne manque pas de connaissances en physiognomonie.

 

Mais tout ne se passe pas comme prévu, loin de là. Entre deux injections de « pure beauté » (ou deux sarcasmes particulièrement douloureux à l’encontre des pauvres habitants d’Anamasobie), Cley se met à rencontrer quelques difficultés, et il se pourrait bien qu’il ait perdu son aptitude pour la physiognomonie…

 

La quête du voleur à Anamasobie occupe en gros les cent premières pages du roman. Et celles-ci sont véritablement excellentes. Le roman de Jeffrey Ford déborde d’idées et d’astuces, et le caractère particulièrement dégueulasse de Cley contribue énormément à la qualité de la chose : c’est un salaud magnifique comme je les aime. Ajoutons que la plume de Jeffrey Ford est des plus savoureuses, tant dans les répliques cinglantes et méprisantes que dans les descriptions très perfectionnées et précises du fait du recours systématique à la physiognomonie.

 

Mais les choses changent ensuite radicalement. En effet [SPOILER ?], après l’aventure à Anamasobie, Cley va être déporté dans des mines de souffre, une colonie pénitentiaire singulièrement kafkaïenne. Là, il va progressivement prendre conscience de l’horreur de son métier et des dramatiques conséquences que son activité a pu avoir. Et quand [SPOILER] il va être libéré par le Maître, contre toute attente (c’est d’ailleurs plus ou moins convaincant…), il va devenir un ennemi acharné du régime de Drachton Below, et se lancer dans une longue et périlleuse tentative de rachat.

 

Disons les choses franchement : à cet égard, le projet de Jeffrey Ford ne m’a pas séduit, et m’a même quelque peu déçu… Après les cent premières pages proches de la perfection, cette histoire de rédemption est tout de même un peu convenue, et, si les idées brillantes ne manquent pas par la suite, qui font que l’on lit toujours ce roman avec un indéniable plaisir, on ne peut s’empêcher, de temps à autre, de regretter l’odieux personnage qui nous régalait dans les premières pages de sa boursouflure et de son mépris.

 

Impression un brin mitigée, donc, même si c’est peut-être pour de mauvaises raisons : encore une fois, tout ceci est très subjectif, et tient à ma relative déception à l’égard du projet de l’auteur. J’ai trouvé le début du roman excellent, la suite simplement bonne. Ce qui place déjà Physiognomy au-dessus du lot, incontestablement. Mais, en tournant la dernière page, je n’ai pu m’empêcher d’émettre quelques regrets, et de me dire que Jeffrey Ford a peut-être quelque peu gâché un sujet en or. Bon, j’ai aimé, hein… Mais voilà : c’est simplement bon, au final, quand le début laissait présager bien davantage.

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"Les Montagnes Hallucinées", de H.P. Lovecraft

Publié le par Nébal

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LOVECRAFT (H.P.), Les Montagnes Hallucinées et autres récits d’exploration, préface et nouvelle traduction par David Camus, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2013, 329 p.

 

Après Les Contrées du Rêve il y a de cela quelque temps, David Camus poursuit son entreprise de retraduction de Lovecraft avec ce nouveau volume paru il y a peu chez Mnémos, et reprenant six « récits d’exploration ». Une thématique qui peut sembler quelque peu étrange (et plus ou moins pertinente : à mon sens, il n’y a dans ce recueil que « Les Montagnes Hallucinées » stricto sensu pour correspondre à cette définition) en ce qu’elle n’est probablement guère caractéristique de l’œuvre de Lovecraft ; il s’agit surtout, plus exactement, de récits de races et/ou de mondes perdus (ce qui est déjà autrement plus caractéristique). Ces six textes – trois relativement mineurs, mais j’y reviendrai, et trois chefs-d’œuvre incontestables – permettent en tout cas d’apprécier l’évolution de l’œuvre lovecraftienne de 1917 à 1935.

 

De crainte de dire à nouveau des bêtises, à mon habitude, je ne reviendrai guère ici sur la question de la légitimité de ces nouvelles traductions. Je rappellerai juste que le texte qui donne son titre au volume, et qui est peut-être mon préféré de l’auteur, n’a longtemps été disponible en France que dans une traduction considérablement sabrée (peut-être un cinquième du texte ayant sombré dans les limbes en traversant l’Atlantique – voir à ce sujet Clefs pour Lovecraft), même si, ai-je cru comprendre, les rééditions les plus récentes en offraient une version « complétée ». Aussi était-il sans doute fort justifié qu’un traducteur unique se repenche sur tout ça, pour nous offrir une traduction cohérente et complète de ces six textes.

 

Je passerai assez vite sur la préface « L’Invitation au voyage » de David Camus, assez pertinente cela dit, quand bien même son angle d’attaque me paraît critiquable ; mais cette idée de « beauté derrière l’horreur » me paraît assez juste, surtout pour les deux très longs textes qui concluent le volume, et qui en constituent à eux seuls les deux tiers environ.

 

Abordons plutôt les textes en eux-mêmes. Le recueil s’ouvre sur « Dagon », un texte très important dans la carrière de Lovecraft, puisqu’il fut le premier à avoir été publié par Weird Tales (et on se souvient de la célèbre lettre de présentation de l’auteur, qui figure dans Lettres d’Innsmouth). Ça n’en est pas moins à mes yeux un texte relativement mineur – j’insiste sur le « relativement », il ne manque pas de qualités intrinsèques –, surtout en ce qu’il constitue dans un sens une sorte de brouillon de « L’Appel de Cthulhu », qui figure également dans ce recueil, et est bien plus à même de coller une baffe. Restent quelques images fortes, et c’est déjà bien.

 

Je me suis déjà brièvement exprimé sur « La Cité sans nom » en traitant de Cthulhu. Le Mythe, aussi ne me semble-t-il guère utile d’y revenir ici. Je noterai juste que ce texte contient quelques éléments que l’on retrouvera dans le suivant.

 

Un choix étrange, d’ailleurs, que de reprendre ici « Prisonnier des pharaons », texte clairement alimentaire, œuvre de commande pour Weird Tales – et travail de nègre, ou de « ghost writer », puisque cette nouvelle intégralement de la plume de Lovecraft fut signée du seul nom du prestidigitateur Harry Houdini, qui en est d’ailleurs le narrateur et héros. Pendant longtemps, la nouvelle ne présente absolument aucun intérêt, Lovecraft se contentant de réciter son Baedeker… La fin est plus intéressante, même si l’auteur traite son sujet un peu par-dessus la jambe, et se moque ouvertement de son « héros » ; on y trouve quand même un bel exemple de « dérèglement des sens », et une image finale assez forte. Ce qui ne suffit toutefois pas à en faire un grand texte, loin de là.

 

A fortiori si l’on compare avec les trois suivants et derniers, qui sont eux tous des chefs-d’œuvre. Des récits qui partagent plus d’un point commun – notamment cette idée de « rapport » certes écrit mais qu’il vaudrait mieux ne pas lire, et l’autre idée phare du « complot » antédiluvien, teinté d’utopie SF dans les deux derniers cas.

 

Le bal des merveilles s’ouvre donc sur « L’Appel de Cthulhu » – presque inévitablement (j’en avais déjà parlé pour L’Appel de Cthulhu et Cthulhu. Le Mythe). Une nouvelle séminale, à la construction parfaite. Une énième traduction, aussi, mais peu importe : c’est toujours un régal.

 

Le vrai bonheur, dans ce recueil, réside cependant dans ses deux derniers textes, très longs – « Les Montagnes Hallucinées » fait environ 120 pages, c’est un des plus longs textes de Lovecraft avec « L’Affaire Charles Dexter Ward » et « La Quête onirique de Kadath l’inconnue » (voir pour ce dernier Les Contrées du Rêve), et « Dans l’abîme du temps » environ 80 pages. Deux récits tardifs dans l’œuvre de Lovecraft, témoignant d’une grande maîtrise à tous les niveaux, et relevant bien plus ouvertement de la SF que les précédents (ils ont d’ailleurs été publiés dans Astounding et non dans Weird Tales). Ils partagent également un étrange contenu utopique (je me rallie finalement à la vision exposée par Charlène Busalli dans son mémoire H.P. Lovecraft, ou la quête de l’inconnu).

 

« Les Montagnes Hallucinées », donc, est peut-être – probablement, même – mon récit préféré de Lovecraft. Une entreprise démesurée, aux confins les plus mystérieux de l’Antarctique (ce qui rajoute encore en intérêt à mes yeux). Le récit du professeur Dyer, bien que très bavard, est passionnant de bout en bout, et la plume de Lovecraft y fait des merveilles (j’y reviendrai), tant dans le versant le plus froidement scientifique que dans celui de l’horreur hallucinée.

 

Et il reste enfin « Dans l’abîme du temps », récit en deux temps (Arkham, puis l’Australie) qui partage bien des points communs avec le précédent, et procède en outre à partir d’une ouverture très forte (un étrange cas « d’amnésie ») qui débouche sur une chute inévitable, mais remarquable dans un registre d’horreur peut-être plus subtil qu’à l’habitude. Clairement un excellent texte.

 

Reste à se poser la question du style de Lovecraft. Je ne doute pas que David Camus l’ait fort bien rendu, en collant au plus près. Mais à la question « Lovecraft écrivait-il bien ? », à s’en tenir à des critères purement académiques (donc probablement un peu idiots), on devrait sans doute répondre par la négative, devant cette suradjectivation hystérique (on ne compte évidemment pas les « indicible », « cyclopéen », etc.) et cette prolifération d’adverbes. Mais une chose est sûre – et Michel Houellebecq le notait très justement dans son petit essai : c’est un style. Qu’on l’aime ou pas, il est clair que Lovecraft œuvre tant formellement que sur le fond dans un registre très personnel. Or l’adéquation parfaite à mon sens entre ce fond et cette forme font qu’il n’y a en fait rien à reprocher à la plume de Lovecraft. Bien au contraire, même : elle crée une petite musique immédiatement reconnaissable, et suscite l’émerveillement comme l’horreur avec une maestria qui n’appartient qu’aux plus grands.

 

Et Lovecraft fut bien le plus grand auteur d’horreur du XXe siècle. Aucune raison, dès lors, de bouder son plaisir : si ce recueil est donc est un peu bancal, il m’a néanmoins procuré beaucoup de plaisir. Ce qui n’était pas gagné ; mais je dois pourtant le confesser, moi, fan décérébré : depuis que j’ai découvert Lovecraft adolescent, je prends toujours autant de plaisir à le lire et le relire, quand bien même c’est d’un œil différent. Qu’est-ce que c’est bon, tout de même…

 

EDIT : Gérard Abdaloff en parle dans la Salle 101 ici.

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"L'Art des bruits", de Luigi Russolo

Publié le par Nébal

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RUSSOLO (Luigi), L’Art des bruits. Manifeste futuriste 1913, [L’Arte dei rumori], Paris, Allia, [1913, 1916, 1954, 1975, 2003] 4e éd. 2013, 44 p.

 

Voilà un (vraiment tout petit) bouquin que je comptais lire – que je devais lire – depuis fort longtemps. C’est que le « manifeste futuriste » publié en 1913 par le peintre Luigi Russolo a été, très probablement, l’un des ouvrages majeurs, voire ZE ouvrage tout court, à avoir changé la perception de la musique contemporaine, savante comme populaire. Il a en effet inspiré bien des artistes, tels John Cage, les pionniers de la musique concrète, ou encore ceux de la scène industrielle, comme Throbbing Gristle ou, de manière plus flagrante encore, Einstürzende Neubauten. Or tout cela me parle énormément. Alors certes, 6,20 € pour moins de 50 pages abondamment illustrées, c’est un peu cher, mais voilà : je ne pouvais pas éternellement passer à côté.

 

L’Art des bruits prend la forme d’une lettre adressée au musicien futuriste Balilla Pratella. Ce court essai – manifeste, voire pamphlet – est très fortement marqué par la pensée futuriste en général (Marinetti est d’ailleurs longuement cité), et on y retrouve donc sans surprise tant un certain historicisme qu’un goût marqué pour la provocation.

 

L’idée, donc, est d’établir un rapport sur l’évolution de l’art musical des origines à 1913, exposé qui doit aboutir à l’apologie du « bruit musical » et des « sons-bruits ». Selon Russolo, la musique a ainsi connu une forte évolution depuis les premières notes jouées au cours de la préhistoire, allant vers toujours plus de complexité et de dissonances, en passant par l’harmonie et l’accord. Or, pour le peintre, ceci doit logiquement déboucher sur une nouvelle étape, d’autant plus nécessaire que les productions du passé, aussi admirables soient-elles, ne peuvent plus guère générer que de l’ennui :

 

« Chaque son porte en soi un noyau de sensations déjà connues et usées qui prédisposent l’auditeur à l’ennui, malgré les efforts des musiciens novateurs. Nous avons tous aimé et goûté les harmonies des grands maîtres. Beethoven et Wagner ont délicieusement secoué notre cœur pendant bien des années. Nous en sommes rassasiés. C’EST POURQUOI NOUS PRENONS INFINIMENT PLUS DE PLAISIR À COMBINER IDÉALEMENT DES BRUITS DE TRAMWAYS, D’AUTOS, DE VOITURES ET DE FOULES CRIARDES QU’À ÉCOUTER ENCORE, PAR EXEMPLE, « L’HÉROÏQUE » OU LA « PASTORALE ». »

 

Tout est dit : l’avenir est au bruit. Mais pas à n’importe quel bruit, car il s’agit toujours de musique. Il s’agit donc de produire, quitte à en passer par l’imitation du réel (éventuellement traficoté, par exemple en le ralentissant), du « bruit musical » basé sur les « sons-bruits », selon une organisation qui vaut bien toute forme de composition plus ancienne, pour ne pas dire archaïque.

 

Russolo propose ainsi la création d’un orchestre futuriste :

 

« 1. Grondement, éclats, bruits d’eau tombante, bruits de plongeons, mugissements.

 

« 2. Sifflements, ronflements, renâclements.

 

« 3. Murmures, marmonnements, bruissements, grommellements, grognements, glouglous.

 

« 4. Stridences, craquements, bourdonnements, cliquetis, piétinements.

 

« 5. Bruits de percussion sur métal, bois, peau, pierre, terre cuite, etc.

 

« 6. Voix d’hommes et d’animaux ; cris, gémissements, hurlements, rires, râles, sanglots. »

 

Et de la théorie à la pratique il n’y a qu’un pas, qui sera vite franchi, au moyen de l’orchestre futuriste en question, puis du « russelophone », à la source des pianos préparés, etc.

 

Je ne peux guère en dire plus ici, et ça ne serait sans doute pas d’une grande utilité. On l’aura compris, L’Art des bruits est une lecture séminale, d’une influence considérable, et pour le moins réjouissante. Ce manifeste extrémiste est à l’origine de quelques-unes des plus belles et des plus profondes créations de la musique contemporaine, et c’est une lecture indispensable pour qui s’y intéresse un tant soit peu.

 

COIN !

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"Porteurs-de-peau", de Tony Hillerman

Publié le par Nébal

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HILLERMAN (Tony), Porteurs-de-peau, [Skinwalkers], traduit de l’américain par Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Noir, [1986, 1989] 1990, 269 p.

 

Septième polar navajo de Tony Hillerman, Porteurs-de-peau marque un tournant crucial, dans la mesure où c’est dans ce roman que les deux héros de l’auteur, Joe Leaphorn et Jim Chee, se rencontrent enfin (sans beaucoup s’estimer, d’ailleurs…), pour mener en parallèle une enquête complexe qui fleure méchamment la sorcellerie.

 

Attaque en force : dans le premier chapitre du roman, la caravane où vit Jim Chee se fait canarder… Mystérieuse tentative de meurtre, perpétrée semble-t-il par quelqu’un qui prend notre héros, mi-flic, mi-yataalii, pour un porteur-de-peau. C’est à bien des égards ce qui va fournir le prétexte de la rencontre avec Joe Leaphorn, le légendaire lieutenant, qui a à l’égard des croyances navajos une position autrement plus rationaliste, et suppose d’emblée (étrangement, mais il n’est a priori pas le seul…) que son confrère a probablement quelque chose à se reprocher pour s’être attiré autant de haine…

 

Mais Leaphorn a déjà bien du pain sur la planche : trois homicides non élucidés sur une courte période, ce qui est franchement inhabituel. Y a-t-il un lien entre ces trois assassinats ? Ça se pourrait bien, et de même pour la tentative à l’encontre de Chee… L’histoire est d’autant plus compliquée que quand ce dernier se rend interroger un suspect, celui-ci s’accuse d’un de ces meurtres… mais prétend avoir tué par balle un homme qui a en fait été massacré à coups de pelle !

 

Ça fait beaucoup de choses. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que, pour leur première rencontre, Leaphorn et Chee ne vont pas chômer… d’autant qu’ils ont chacun leur lot de problèmes personnels, Leaphorn avec son épouse atteinte d’un probable Alzheimer, Chee avec sa compagne si loin de chez lui.

 

Et puis, tout ça pue la sorcellerie. Et, chacun à sa manière et pour des raisons différentes, Leaphorn comme Chee détestent les porteurs-de-peau…

 

On retrouve dans ce septième roman tout ce qui fait la force et la faiblesse des polars navajos de Tony Hillerman. Commençons par les faiblesses… L’une, somme toute, n’est que de peu d’importance : on identifie très vite et très facilement le grand responsable de tout ça ; mais l’enquête reste intéressante, dans la mesure où l’établissement du mobile et des relations entre ces trois homicides et demi reste autrement délicate. L’autre, bien plus gênante, tient à la plume de l’auteur : je ne nie pas les talents de conteur de Tony Hillerman, qui sait faire dans le palpitant et, notamment, sait remarquablement bien finir ses romans, avec une bonne dose de suspense (c’est le cas ici, de manière particulièrement flagrante) ; il n’en reste pas moins que, formellement, c’est pour le moins atroce, et sans doute desservi par une traduction guère élégante et qui mériterait probablement un bon dépoussiérage… Je continue d’aimer les romans de Tony Hillerman, mais dois bien le confesser : à chaque titre, cette faiblesse stylistique me paraît encore un peu plus pénible…

 

Heureusement, il y a tout le reste, qui vient amplement compenser ces fâcheux travers ; quelques qualités certaines ont d’ailleurs été évoquées dans le paragraphe précédent. Ajoutons, bien sûr, que les personnages de Tony Hillerman, Joe Leaphorn et Jim Chee en tête, sont très réussis, et s’attirent presque inévitablement la sympathie du lecteur, en outre particulièrement réjoui de voir enfin ses deux héros réunis. Et puis, évidemment, il y a cette singularité primordiale des polars navajos de Tony Hillerman, à savoir leur riche contenu ethnologique. Il poursuit ici avec brio son étude des mentalités et usages navajos, en s’intéressant donc plus particulièrement à la sorcellerie et aux sorciers, et tout cela est véritablement passionnant, d’autant que l’auteur sait multiplier les points de vue sur ces questions.

 

Je ne ferais pas de Porteurs-de-peau un des meilleurs Tony Hillerman que j’ai lus, même si on m’en avait dit beaucoup de bien (trop, sans doute), et si je ne peux que reconnaître que le crossover entre les cycles Leaphorn et Chee est astucieux et enthousiasmant. Cela reste néanmoins, une fois de plus, un polar tout à fait correct, que l’on dévore l’air de rien, et qui témoigne du talent de conteur de Tony Hillerman comme de l’intelligence de son propos.

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"La Cité dans l'oeuf", de Michel Tremblay

Publié le par Nébal

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TREMBLAY (Michel), La Cité dans l’œuf, présentation de Michel Lord, Montréal, Leméac – Bibliothèque québécoise, [1969, 1997] 2002, 189 p.

 

Un beau jour, un mécréant est venu à ma rencontre en me proposant la lecture de ce bref roman, qu’il présentait comme un pastiche de Lovecraft. Il est vrai que les indices ne manquent pas qui vont dans ce sens (ou peut-être dans celui de Lord Dunsany, puisque c’est surtout au Lovecraft de « La Quête onirique de Kadath l’inconnue » auquel on pense ici – voir Les Contrées du Rêve), ne serait-ce qu’au travers de ces étranges noms de divinités qui structurent le récit : le nain Ghô, Lounia, Anaghwalep-Waptuolep, Wolftung, Ismonde et M’ghara… Dès lors, je ne pouvais faire l’impasse sur ce roman fantastique québécois, quand bien même je ne savais rien de l’auteur – Michel Tremblay n’a semble-t-il guère écrit dans ce domaine. Ajoutons qu’il tend plutôt à le présenter comme une sorte de « polar fantastique », ce qui a de quoi laisser sceptique – non, décidément, nous sommes bien plutôt ici dans le registre de la quête onirique.

 

Le roman, qui emprunte aussi probablement au Malpertuis de Jean Ray, cité en exergue, fait intervenir trois narrateurs, mais pour l’essentiel un père et son fils. François Laplante père s’exprime tout d’abord (dans un registre plutôt humoristique pas forcément très convaincant), et nous rapporte comment il en est venu à toucher un singulier héritage d’un richissime et mystérieux oncle. En Afrique, dans la contrée de Paganka, il fait la découverte de sa nouvelle fortune et tombe, en explorant la villa qui est désormais sienne, sur un étrange œuf brumeux et verdâtre qui ne manque pas de susciter son intérêt… mais lui attire les foudres des autochtones, qui y voient un objet foncièrement maléfique.

 

Son fils en hérite à son tour, et est littéralement fasciné par cet œuf, dont il ne parvient pas à se séparer et qui génère en lui des rêves pour le moins troublants… jusqu’au jour où, à l’instar de Randolph Carter, il va se retrouver projeté dans le monde onirique de l’œuf, avec ses divinités rivales, et vivre une épopée surréaliste, entre rêve et cauchemar, riche en visions déstabilisantes et révélations mystiques.

 

La Cité dans l’œuf ne manque donc pas d’évoquer quelques prestigieux prédécesseurs. C’est néanmoins un roman assez atypique, et doté d’une voix très particulière. En effet, au-delà de Dunsany, Lovecraft ou Ray, Tremblay constitue un univers qui lui est propre, et qui a sa richesse singulière. Le ton, bien loin de l’enquête fantastico-policière supposée, évoque davantage une forme de surréalisme grandiloquent, où le dérèglement des sens et l’atmosphère générale de mégalomanie débouchent sur une quasi-écriture automatique emphatique, ce qui, en temps normal, aurait tout pour me déplaire, mais passe plutôt bien ici. C’est que, à l’instar de la suradjectivation lovecraftienne, cette emphase plus ou moins maladive participe du récit et le caractérise largement.

 

Dès lors, c’est avec un certain plaisir que l’on suit le périple de François Laplante fils dans La Cité dans l’œuf, cité étrange et délabrée, toute en vestiges d’un passé glorieux mais irréductiblement perdu, qui se fait néanmoins inquiétant à chaque page, et sourd d’une menace indicible pesant sur notre monde si fragile. Où l’on retrouve donc Lovecraft et son horreur cosmique, mais par la bande, et si le résultat n’est donc pas sans évoquer le maître de Providence, c’est néanmoins sans que le pastiche (assumé ?) ne vire au plagiat.

 

La brièveté du roman en est également évocatrice, même si, à la différence des écrits lovecraftiens (à part probablement « La Quête onirique de Kadath l’inconnue », donc), le rythme se fait frénétique, voire hystérique, dans l’enchaînement de séquences a priori sans queue ni tête, et pourtant lourdes de sens comme de réminiscences.

 

Je n’en ferais certes pas un chef-d’œuvre, sans avoir trop de choses à lui reprocher ouvertement cela dit, mais il est clair à mes yeux que La Cité dans l’œuf constitue une curiosité des plus plaisantes, et, effectivement, que cette dimension soit volontaire ou non, un pastiche lovecraftien réussi, ce qui n’est pas si courant, loin de là. Les amateurs devraient apprécier ce court roman à sa juste mesure. Alors merci, mécréant ; il te sera beaucoup pardonné (mais pas tout non plus, faut pas déconner).

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"Le Sphinx des glaces", de Jules Verne

Publié le par Nébal

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VERNE (Jules), Le Sphinx des glaces, 68 illustrations par Georges Roux, Paris, Hachette – Le Livre de poche, 1970, 498 p.

 

Suite de mon périple littéraire en Antarctique. Je vous avais parlé il y a quelque temps de cela des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket d’Edgar Allan Poe : Le Sphinx des glaces de Jules Verne en est la conclusion, hommage écrit une soixantaine d’années plus tard (c’est une des dernières productions de l’auteur, ai-je cru comprendre) et visant à prolonger l’aventure tout en éclairant, à la manière de Verne, les éléments les plus mystérieux du roman de Poe. Aussi avons-nous affaire, du moins pour l’essentiel, à un roman nettement moins fantasque, et forcément beaucoup plus documenté (même si l’hypothèse majeure du roman quant au continent antarctique, rendue nécessaire par le récit de Poe, ne s’est pas vérifiée).

 

L’histoire commence aux Kerguelen, onze ans après les événements décrits dans Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, et peu de temps après la publication du roman de Poe. L’Américain Jeorling désespère de trouver un bateau lui offrant la possibilité de quitter ces froides contrées pour retourner dans son pays. L’aubergiste du coin lui vante l’Halbrane du capitaine Len Guy, qui doit bientôt faire escale. Mais quand le navire anglais arrive enfin, le capitaine ne se montre guère enthousiaste à l’idée de prendre un passager… C’est qu’il a, sans doute, déjà un projet en tête, projet qui sera rendu nécessaire par la découverte d’un cadavre sur un glaçon dérivant, confirmant que sept hommes, dont le capitaine William Guy, le frère de Len, ont survécu aux tragiques événements ayant entraîné la disparition de la Jane près de l’île Tsalal.

 

Eh oui : ainsi que le découvre effaré notre narrateur, Jeorling, les improbables aventures racontées par Poe dans son unique roman se révèlent bien réelles, le témoignage d’Arthur Gordon Pym authentique. Dès lors, le capitaine Len Guy entreprend de monter une expédition afin de secourir ses compatriotes survivant dans les glaces depuis onze ans, et Jeorling décide de prendre part à la chose. Et c’est le début d’une incroyable odyssée qui emmènera nos héros plus loin encore que les protagonistes du roman de Poe, jusqu’au cœur même de l’Antarctide.

 

Disons-le tout net : si le projet de Jules Verne est pour le moins sympathique, et témoigne d’une réelle admiration à l’égard de Poe, il n’en reste pas moins que Le Sphinx des glaces, sans être désagréable pour autant (encore qu’assez bavard, et sans doute trop long), est un roman mineur de la part de l’auteur des « Voyages extraordinaires ». On est bien loin ici du brio de, disons, Vingt Mille Lieues sous les mers (mon préféré), Voyage au centre de la Terre ou encore De la Terre à la Lune (dont je n’ai cependant jamais pu, malgré plusieurs tentatives, lire la suite, Autour de la Lune…). Et ce quand bien même le thème polaire ne pouvait que me séduire.

 

Mais voilà : Le Sphinx des glaces est un peu faiblard, tant pour ce qui est de l’aventure que de la construction et des procédés littéraires mis en œuvre. Si le roman n’est pas avare de surprises et révélations, le fait est que celles-ci tiennent plus ou moins debout, convainquent plus ou moins, sont plus ou moins dans la logique de Poe. Et il en est une, de ces révélations, qui mériterait sans doute à bon droit de figurer parmi les moins surprenantes de l’histoire de la littérature, d’autant que Jules Verne la fait traîner sur près de 200 pages… Procédé hélas assez caractéristique du Sphinx des glaces, qui a tendance à dilater excessivement et artificiellement l’intrigue (certes, on est ici dans du feuilleton, ça fait partie des règles du jeu, mais c’est tout de même nettement moins convaincant que dans les meilleures productions de Verne).

 

Encore une fois, je n’ai pas trouvé ce roman désagréable pour autant, et j’ai même pris un certain plaisir à suivre le périple de l’Halbrane en Antarctide. Pour des questions de goûts hautement personnels, j’ai peut-être même vaguement préféré ce roman par rapport à celui qui l’a inspiré, pourtant autrement plus célèbre, incomparablement plus astucieux, et sans aucun doute plus abouti (malgré, ou en raison de, sa fin ouverte). Je n’en ai pas moins conscience qu’il s’agit là d’un roman mineur, donc, dont je ne saurais guère recommander la lecture, si ce n’est aux inconditionnels de Verne les plus curieux des rapports existant entre son œuvre et celle de Poe.

 

Suite de mon périple antarctique avec ce qui l’a justifié, Les Montagnes Hallucinées de H.P. Lovecraft.

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"Le Moineau de Dieu", de Mary Doria Russell

Publié le par Nébal

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RUSSELL (Mary Doria), Le Moineau de Dieu, [The Sparrow], traduit de l’américain par Béatrice Vierne, Paris, Albin Michel – Pocket, coll. Science-fiction, [1996, 1998] 2001, 574 p.

 

Tout d’abord, merci à qui de droit, en l’occurrence l’indispensable Alice Abdaloff, pour avoir attiré mon attention (et celle de milliers d’autres lecteurs auditeurs de la Salle 101) sur cet excellent premier roman et, tant qu’à faire, me l’avoir prêté, ce fut bien aimable. Car Le Moineau de Dieu de Mary Doria Russell représente à peu de choses près tout ce que j’aime en science-fiction, et s’inscrit d’ailleurs plus ou moins dans la filiation d’un de mes auteurs fétiches du genre, à savoir Ursula K. Le Guin.

 

Problème : je manque un peu d’inspiration en ce moment pour causer de bouquins, et crains de ne pas être à la hauteur – d’où la pause qu’a connu ce blog, et que je vais peut-être prolonger, on verra… Mais bon, essayons quand même.

 

Adonc : au début du XXIe siècle, on capte à l’observatoire d’Arecibo, dans le cadre du programme SETI, des émissions radios en provenance d’une civilisation extraterrestre – de la musique, en l’occurrence. Et surgit bien évidemment l’idée d’aller contacter ces « Chanteurs », dans le système d’Alpha du Centaure. Mais cette idée est en premier lieu l’apanage, non pas des Nations Unies, qui se perdent en tergiversations, mais des Jésuites… Et d’un Jésuite en particulier, le père Emilio Sandoz, charismatique et sympathique comme c’est pas permis – mais c’est là une caractéristique propre à la plupart des personnages du roman, remarquablement bien campés. Le père Sandoz engage ses amis les plus proches sur le projet, et c’est là – de la préparation à l’exécution – une première trame du roman.

 

Mais il y en a une deuxième. En effet, aux environs de 2060 – relativisme oblige – le père Sandoz est de retour. Seul… C’est que l’expédition a tourné au fiasco le plus total, et que tous les autres membres de l’expédition ont péri sur la planète des Chanteurs – chose que l’on apprend dès le début du roman, je ne spoile rien. En outre, on accuse le père Sandoz, qu’on aurait pu imaginer en d’autres temps comme un héros de l’exploration spatiale, d’avoir commis le pire : de s’être prostitué, d’avoir commis un homicide, et probablement – horreur glauque – d’avoir perdu la foi… Aussi se retrouve-t-il, dans un état déplorable – mutilé, dépressif – entouré d’une kyrielle de Jésuites amenés à enquêter sur les étranges événements qui se sont produits au cours de cette expédition, et, dans un sens, à « juger » Sandoz…

 

Le roman, modèle de construction intelligente, alterne entre ces deux trames avec un brio peu commun, et ce n’est pas là le moindre atout du Moineau de Dieu, qui se révèle un page turner des plus efficaces. Ce qui suffirait probablement à en faire un bon roman.

 

Mais il est d’autres éléments qui contribuent à en faire un excellent roman. Les personnages, notamment, tous plus sympathiques les uns que les autres, dans tous les sens du terme : on se prend très vite d’affection pour eux tous, et on souffre avec eux – mais on connaît aussi la joie la plus pure, celle de la science, celle de la foi, celle de l’amitié, voire de l’amour. Le Moineau de Dieu est à cet égard une réussite remarquable, et on ne peut que témoigner de la plus forte empathie (eh oui) à l’égard de ces personnages qui en viennent à former une sorte de « famille » idéale, où les liens de l’affection la plus authentique remplacent ceux, si fragiles, du sang.

 

Autre réussite notable, et qui rapproche donc à mon sens Mary Doria Russell d’Ursula K. Le Guin : la création d’une écologie extraterrestre diablement complexe et fascinante. On se prend nécessairement d’intérêt pour la vie des Chanteurs (et… mais je n’en dirai pas plus, aha), et c’est avec un plaisir sans borne que l’on participe littéralement à l’exploration et la découverte de Rakhat. L’auteur nous livre ici une très belle performance de science-fiction « ethnologique », rappelant les plus belles réussites du genre.

 

Et puis il y a l’intelligence du propos, et notamment de ce questionnement judicieux et juste de la foi, au travers notamment du personnage d’Emilio Sandoz. Traiter de Dieu et de la croyance en Lui et en Ses œuvres n’est guère chose aisée, mais Mary Doria Russell sait aborder tous les angles du problème avec une délicatesse et une finesse telles que l’on ne peut – oui, même un agnostique forcené tel que votre serviteur – que se prendre d’intérêt pour la chose, et trouver à vrai dire toutes ces considérations proprement passionnantes.

 

Mais s’il est un point, donc, qui fait à mon sens la force du Moineau de Dieu, c’est bien, au risque de me répéter, ses personnages. J’en ai rarement lu d’aussi beaux, en science-fictionnie comme ailleurs. On les aime, oui, littéralement. Ils sont tous, avec leurs défauts, tellement sympathiques…

 

Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, cependant : si je me suis régalé à la lecture de ce premier roman, je n’en ferais pas pour autant un chef-d’œuvre (encore que, au sens strict…). Il souffre en effet de quelques menus défauts : la crédibilité de l’intrigue n’est pas toujours très convaincante, notamment – dès le postulat de cette mission jésuite dans l’espaaaaaaaaaaaace, quand bien même elle renoue avec une longue tradition que l’on connaît bien, mais aussi dans certains développements ultérieurs ; en outre, le roman se montre à l’occasion quelque peu bavard, et, malgré toute l’affection que l’on voue aux personnages, on peine à l’occasion devant quelques évocations de leur quotidien, notamment sur le chapitre des relations humaines, a fortiori amoureuses – avec d’inévitables et parfois un brin pénibles considérations sur la chasteté.

 

C’est peu de choses, néanmoins, et cela ne vient certainement pas bouleverser le premier sentiment que l’on ressent presque nécessairement pour ce Moineau de Dieu : nous tenons en effet là un roman de science-fiction tout simplement brillant, d’une intelligence rare, d’une empathie (oui) peu commune, une vraie réussite dans son genre et sans doute au-delà – ce qui explique probablement sa première publication en « blanche ».

 

Il semblerait qu’il existe une suite, non traduite, à la réputation pas terrible – il faut dire que ce Moineau de Dieu se tient parfaitement tout seul. Bon, ma curiosité étant ce qu’elle est, je la lirai peut-être un de ces jours… Mais, en attendant, et quoi qu’il en soit, je ne peux que vous encourager à lire ce superbe roman, témoignage éloquent de ce que la science-fiction peut produire de plus intelligent et sensible.

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"Poussière de lune", de Stephen Baxter

Publié le par Nébal

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BAXTER (Stephen), Poussière de lune, [Moonseed], traduit de l’anglais par Sophie Troubac, Paris, J’ai lu, [1998, 2003, 2007] 2010, 797 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 70, dans le guide de lecture consacré à Stephen Baxter (pp. 153-154).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

Présenté comme étant le dernier tome de la « trilogie de la NASA », Poussière de lune est cependant un roman très différent de Voyage et Titan, et l’agence spatiale américaine n’y intervient en définitive que par la bande, et tardivement. À vrai dire, on peut même se demander s’il s’agit réellement, à l’instar de ses illustres prédécesseurs, d’un roman de « hard science »… Cet ultime volume est en effet beaucoup plus fantasque que les deux autres, et, si la science y a son mot à dire – la géologie, en l’occurrence, bien plus que l’astronautique –, le contexte est essentiellement celui d’un roman apocalyptique (mais d’une manière bien différente de Titan… et, autant le dire de suite, nettement moins convaincante).

 

Tout commence lors d’une mission Apollo, quand l’astronaute Jays Malone rapporte sur Terre une étrange pierre lunaire. Bien des années plus tard, cette pierre devient la préoccupation essentielle du géologue de la NASA Henry Meacher, lequel, après s’être vu refuser son programme de sondes lunaires automatiques Shoemaker, quitte Houston pour Édimbourg, et par la même occasion son astronaute de femme, Geena. L’échantillon lunaire, longtemps ignoré, l’accompagne. Hélas, suite à une brèche dans la quarantaine (un peu forcée pour le coup), la « poussière de lune » qu’il contient va se retrouver répandue sur Arthur’s Seat, un volcan éteint de la ville écossaise. Et c’est ainsi que va se mettre en branle un terrible processus destiné à provoquer la fin de la Terre, une fin sans doute comparable à celle de Vénus, qui explose sans que l’on sache vraiment pourquoi dans les premières pages du roman…

 

Après une (trop) longue mise en place essentiellement consacrée à la géologie, Henry Meacher parvient à persuader la NASA (et les Russes, tant qu’à faire) que l’unique échappatoire se trouve sur la Lune. Et c’est ainsi qu’est élaboré dans l’urgence (quelques semaines à peine !) un nouveau vol habité à destination de notre satellite, avec à son bord Henry et Geena.

 

Le problème, c’est qu’il faut se farcir 500 pages environ avant que cette thématique ne soit véritablement introduite dans le roman.

 

Et c’est long. Beaucoup trop long.

 

Stephen Baxter, on le sait – et un simple coup d’œil à sa bibliographie suffira à en persuader quiconque –, a tendance à faire dans le « dilaté », et sa « trilogie de la NASA » n’échappe pas à la règle. Ce qui ne pose pas nécessairement de problème. Un bon Baxter, c’est souvent long, mais c’est avant tout passionnant. Mais, quand le projet ne tient pas totalement la route, c’est hélas affreusement long. En témoigne Poussière de lune, roman raté, bancal, mal construit, mal écrit, mal traduit, qui conclut sur une note amère de profonde déception une trilogie jusque-là fascinante.

 

On s’ennuie en effet franchement à la lecture de ce dernier volume, abusant des digressions inutiles et autres personnages superflus et caricaturaux (dont un magnifiquement ridicule moine pédophile irlandais exilé au Japon, lequel, heureusement, n’apparaît que brièvement, mais c’est un exemple éloquent…) pour meubler, façon film catastrophe, une trame qui n’en demandait pas tant. Ce qui rend déjà la lecture de Poussière de lune extrêmement pénible. Hélas, les personnages principaux ne sont pas mieux servis, et les rapports humains, sous la plume maladroite de Baxter, tournent au théâtre de boulevard, amant dans le placard inclus (en l’occurrence, dans un Soyouz).

 

Cela dit, on pourrait presque fermer les yeux sur ces fâcheux travers si l’histoire principale tenait la route. Hélas, ce n’est pas vraiment le cas. Si Voyage brillait par son réalisme extrême, et si Titan se montrait en définitive convaincant malgré une plausibilité moindre, Poussière de lune jette très vite toute crédibilité aux orties. Cette histoire de roche destructrice laisse déjà quelque peu sceptique, c’est rien de le dire, et, durant tout le roman, en dépit des efforts – visibles – de l’auteur pour nous faire adhérer à son propos, on n’y croit pas vraiment… En s’éloignant de la pure « hard science » pour une science-fiction plus fantasque, pour ne pas dire carrément loufoque, Stephen Baxter s’égare. Et s’il tente à nouveau, en fin de volume, de jouer la carte du vertige, procédé pour lequel il est tellement doué d’habitude, rien n’y fait : tout cela est beaucoup trop gros, et ça ne passe pas.

 

 Aussi Poussière de lune, bien loin de confirmer la réussite de Voyage et Titan, achève-t-il la « trilogie de la NASA » sur une fausse note des plus regrettables. Un Baxter raté, poussif, sur lequel on pourra très légitimement faire l’impasse ; l’auteur britannique a fait tellement mieux…

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"Titan", de Stephen Baxter

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BAXTER (Stephen), Titan, [Titan], traduit de l’anglais par Stéphanie Ravez, Paris, J’ai lu, [1997, 2001, 2007] 2008, 700 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 70, dans le guide de lecture consacré à Stephen Baxter (pp. 151-153).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

Deuxième tome de la « trilogie de la NASA », Titan poursuit le questionnement de la conquête de l’espace, et notamment des vols habités, entrepris dans Voyage. Mais pas d’uchronie, cette fois : Stephen Baxter se livre ici à une anticipation à très court terme (à tel point que c’est déjà en partie du passé pour nous) ; et si le résultat est à nouveau vertigineux (plus encore, dans un sens), l’optique est cependant bien différente. Autant le dire d’emblée : tout ceci n’est pas très joyeux, et, à bien des égards, Titan sonne comme un requiem…

 

Tout commence en 2004, par deux événements concomitants et fondamentaux. D’une part, la sonde Cassini-Huygens fournit des renseignements sur Titan, l’un des satellites de Saturne ; et d’aucuns en déduisent que la lune en question pourrait bien abriter une forme de vie, quoique fort différente de ce que nous connaissons. D’autre part, la navette Columbia se crashe en rentrant d’une mission, tuant deux des astronautes à son bord ; accident qui ne manque pas de rappeler le drame de Challenger, témoigne de l’état de délabrement du programme spatial américain, et pourrait bien en sonner le glas…

 

Paula Benacerraf, une des survivantes de Columbia, se voit en effet confier la dure charge de la gestion des dernières navettes spatiales de la NASA, l’idée sous-jacente étant le démantèlement à court terme. Mais elle fait une rencontre déterminante en la personne de Rosenberg, un jeune chercheur passablement autiste, de toute évidence gros lecteur de science-fiction, qui lui suggère une idée hautement farfelue, un ultime défi en forme de tour d’honneur ; il s’agit d’utiliser les dernières ressources dont dispose la NASA (menacée à brève échéance par l’élection attendue/redoutée d’un républicain de tendance dure et fondamentaliste chrétien à la présidence des Etats-Unis) pour lancer un dernier vol, du genre à renouveler et même dépasser l’alunissage historique d’Apollo 11 : un aller-simple à destination de Titan, à bord de la navette Discovery légèrement modifiée. Parce que Titan, donc – il en est persuadé –, est susceptible d’abriter la vie ; mais aussi parce que la lune de Saturne, bien plus que notre satellite ou que Mars, est à ses yeux la clef de la conquête du système solaire (pour tout un tas de raisons scientifiques passablement complexes qu’il serait vain de vouloir résumer ici).

 

Un projet complètement fou : un voyage de six ans en microgravité, et aucune chance de retour… Mais Benacerraf finit par être convaincue, et réunit une petite équipe pour préparer cette nouvelle odyssée de l’espace. Et, à la date prévue, c’est-à-dire 2008, Discovery quitte l’orbite terrestre à destination de la géante gazeuse aux célèbres anneaux, avec à son bord Benacerraf, Rosenberg, et trois autres astronautes.

 

Une fois cette date fatidique franchie, le roman suit deux lignes narratives : d’une part, nous suivons nos héroïques aventuriers de l’espace dans leur long périple semé d’embûches ; d’autre part, nous jetons régulièrement un coup d’œil à ce qui se passe sur Terre.

 

Or le tableau n’est guère réjouissant : le cow-boy texan intégriste est élu président, et s’empresse de mettre en place une politique populiste, isolationniste et réactionnaire à même de faire passer son compatriote George W. Bush pour un libéral ultra-progressiste. L’Air Force prend enfin sa revanche sur la NASA, qui ne sert plus désormais que les projets de militaires paranoïaques tout droit sortis de Docteur Folamour (là, pour le coup, c’est assez franchement ridicule…). Et la situation internationale n’est pas plus enthousiasmante, l’Occident, les Etats-Unis en tête, flippant comme c’est pas permis devant la puissance chinoise (qui s’est elle aussi autorisée un programme spatial, tardif et risqué, et aux terribles conséquences)…

 

On peut légitimement trouver que notre auteur britannique en fait « un peu trop ». Mais cela sert le propos d’ensemble qui, dans les deux trames, est franchement à se pendre… Le message, ici, prend en quelque sorte le pas sur la crédibilité de Voyage. Si Titan, aussi dingue semble-t-il à première vue, relève bien de la « hard science », et constitue à nouveau un roman très technique s’appuyant sur une documentation parfaitement sérieuse, on est cependant en droit d’y voir avant tout un constat désabusé sur un programme spatial moribond et une planète qui ne l’est pas moins, constat et avertissement aux allures de fable, pour ne pas dire de parabole.

 

 Aussi Titan, plus ou moins pertinent, plus ou moins lucide, n’a probablement pas le brio de Voyage. Les vagues regrets qui teintaient ce précédent roman se muent ici en franche dépression ; malgré le caractère fou de l’odyssée vers Titan, on ne peut pas dire que l’enthousiasme débridé soit caractéristique de ce deuxième tome de la « trilogie de la NASA », peinture avant tout de lendemains qui déchantent. Mais il reste vertigineux – Baxter était décidément d’ores et déjà un maître en matière de « sense of wonder » –, et tout à fait recommandable ; simplement, le rêve plus ou moins régressif prend ici des couleurs de cauchemar….

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"Voyage", de Stephen Baxter

Publié le par Nébal

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BAXTER (Stephen), Voyage, [Voyage], traduit [de l’anglais] par Guy Abadia, Paris, J’ai lu, [1996, 1999, 2003] 2009, 2 t., 509 et 347 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 70, dans le guide de lecture consacré à Stephen Baxter (pp. 150-151).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

On sait que Stephen Baxter, avant de se consacrer à l’écriture, fut un astronaute frustré ; rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il ait livré une « trilogie de la NASA » (informelle, chaque volume étant indépendant), dans laquelle il questionne la conquête de l’espace. Voyage en est le premier volume (les suivants étant Titan et Poussière de lune), et il est pour le moins éloquent à cet égard. Cette vaste fresque de science-fiction « hard science » ultra-documentée et réaliste (ne faites donc pas attention aux couvertures, qui n’ont absolument rien à voir avec le contenu…) joue en effet la carte de l’uchronie subtile pour proposer une vision aussi lucide que fascinante de ce qui aurait pu advenir si la NASA, après l’alunissage historique d’Apollo 11, ne s’était pas désintéressée des vols habités, et, plus précisément, avait lancé un vaste et complexe programme destiné à envoyer des astronautes sur Mars avant la fin du XXe siècle.

 

L’histoire que nous conte Stephen Baxter ne diverge de la nôtre que par petites touches en apparence anodines, mais pourtant décisives, la survie de John Fitzgerald Kennedy à l’attentat du 22 novembre 1963 n’étant pas la moindre. En effet, quand Neil Armstrong et Joe Muldoon (exit Buzz Aldrin…) posent le pied sur notre satellite en 1969, ce qui représente l’apogée du programme spatial américain, JFK est aux côtés de Nixon (malgré leur « inimitié »…) pour les féliciter et, en direct, lancer l’idée du vol habité à destination de Mars comme prochaine étape à franchir, à plus ou moins long terme. Ce qui chamboule totalement la conquête de l’espace versant américain telle que nous l’avons connue : la NASA fait ainsi l’impasse sur la navette spatiale, par exemple, et les sondes automatisées en pâtissent également.

 

Le roman alterne entre deux lignes narratives : l’une, très simple, évoque, au milieu des années 1980, le vol pour Mars des trois astronautes Phil Stone, Ralph Gershon et Natalie York (cette dernière, une géologue à l’origine, étant probablement le personnage central du roman) à bord du vaisseau Arès ; l’autre, bien plus complexe et « chorale », traite de tous les préparatifs de ce vol historique depuis 1969, et fait intervenir un très grand nombre de personnages fort variés, dont il serait vain de vouloir dresser la liste : astronautes, ingénieurs, chercheurs, administrateurs, etc., qui ont tous joué leur rôle dans la préparation de cette expédition martienne.

 

Si le démarrage est un peu laborieux, notamment du fait d’un style médiocre assez typique de l’auteur, a fortiori dans ses plus anciennes productions, et d’une tendance à l’abus de jargon ultra-technique, Voyage séduit néanmoins rapidement par son ambition à la limite de la mégalomanie et la somme de recherches qu’il représente. On sent que Stephen Baxter s’est extrêmement documenté pour livrer au final une vision aussi lucide et réaliste que possible d’une conquête de l’espace « autre ». Et le résultat est aussi fascinant qu’intelligent.

 

Ici comme dans bon nombre de ses romans, Baxter se révèle un authentique maître du « sense of wonder ». La science et la technologie s’allient pour faire rêver le lecteur, qui veut croire en la possibilité (avortée…) de cette expédition martienne. Il faut dire que tout dans Voyage se montre plausible ; la ligne historique divergente traitée par l’auteur, documents à l’appui, ne paraît pas invraisemblable, loin de là, et on ne peut s’empêcher, à la lecture de ce pavé, de regretter « la perte de Mars » explicitée en postface…

 

Et pourtant, Voyage se révèle autrement plus subtil qu’une simple rêverie sur les vols habités post-Apollo. La science « dure » et la technologie sont en effet mises en rapport avec le politique et l’économique de façon extrêmement pertinente – la vision que nous livre l’auteur de ce programme à long terme est globale –, et le propos de Baxter est plus ambigu qu’il n’y paraît au premier abord. Il livre en effet au passage une réflexion passionnante sur l’intérêt tout relatif des vols habités, qui vient quelque peu refroidir le rêveur qui sommeille en tout lecteur de science-fiction. Voyage n’est qu’en apparence une apologie de cette conquête de l’espace différente, dont la pertinence à tous égards est fort intelligemment questionnée. D’autant que Baxter nous montre aussi ce qu’une telle ambition peut avoir de destructeur, voire de tragique, pour les principaux intéressés.

 

 Dès lors, le bilan est sans appel : malgré quelques défauts sur lesquels on ne saurait totalement faire l’impasse (tenant notamment au style médiocre et à des personnages pas toujours très bien campés – Natalie York comprise, qui est pour le moins insupportable), Voyage constitue bel et bien un modèle de SF « hard science » aussi intelligente que palpitante, une preuve supplémentaire du talent de son auteur pour le « sense of wonder » à l’état pur. Brillant, enthousiasmant (et en même temps un brin déprimant…), ce premier roman de la « trilogie de la NASA » est une remarquable machine à rêver, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles.

 

EDIT : Gérard Abdaloff en parle dans la Salle 101 ici.

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