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CR Imperium : la Maison Ptolémée (29)

Publié le par Nébal

Le Navigateur Iapetus Baris, représentant de la Guilde Spatiale sur le marché-franc de la lune de Khepri.

Le Navigateur Iapetus Baris, représentant de la Guilde Spatiale sur le marché-franc de la lune de Khepri.

Vingt-neuvième séance de ma chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Ipuwer, le jeune siridar-baron de la Maison Ptolémée, sa sœur aînée et principale conseillère Németh, le Docteur Suk Vat Aills, et l’assassin (maître sous couverture de troubadour) Bermyl.

 

I : TIRER LE BILAN, PRÉVOIR LA SUITE

 

[I-1 : Ipuwer, Bermyl, Németh, Vat] Ipuwer et Bermyl sont au Palais de Cair-el-Muluk, où ils tirent le bilan de la catastrophe, une fois l’alerte tombée (soit aux environs de 23h ou minuit). Németh, quant à elle, se trouve au relais de chasse de Darius, au nord-est de Memnon, avec les invités de la Maison Ptolémée et quelques notables. Tenue au courant des événements durant son voyage en ornithoptère, sitôt arrivée, après une brève allocution destinée à rassurer ses compagnons de voyage, elle s’isole dans une pièce pour entrer en communication radio avec le Palais – dès lors, c’est comme si elle se trouvait avec Ipuwer et Bermyl. Le Docteur Suk Vat Aills, quant à lui, est encore en route – il vient de monter à bord d’un ornithoptère à la base du Mausolée, sur le Continent Interdit, et survole actuellement l’océan à l’ouest de Cair-el-Muluk ; sitôt arrivé, il se joindra aux autres.

 

[I-2 : Ipuwer, Bermyl : Vat Aills, Apries Auletes, Ngozi Nahab] Ipuwer et Bermyl, d’ici-là, font le point sur les informations reçues – et tout d’abord le bilan des victimes dans les grandes villes : on compte plusieurs milliers de morts à Cair-el-Muluk, le nombre précis est encore à déterminer ; il s’agit pour l’essentiel de victimes des mouvements de panique et des bousculades, puisque le tsunami n’a finalement pas frappé la ville ; néanmoins, les pluies diluviennes ont provoqué des inondations dans une agglomération clairement pas conçue pour affronter ce genre de catastrophes impensables – si la partie « somptuaire » de la ville, soit le Palais, le Sanctuaire d’Osiris, et les jardins qui les ceinturent, n’a pas été vraiment affectée, plusieurs zones des quartiers populaires sont quant à elles sous les eaux, ce qui les rend inhabitables et pourrait présenter des risques sanitaires : au Docteur Suk de prendre en charge la situation (déjà, en vol, il réfléchit aux mesures à prendre – aux effectifs à déployer, à la mise en place de point de ravitaillement et de traitement, à la sécurisation des points d’eau, à la prévention des épidémies...). La situation est bien moins préoccupante à Heliopolis : il y a eu des victimes, mais moins d’une centaine ; là encore, il s’agissait de mouvements de panique, mais d’une ampleur bien moindre qu’à Cair-el-Muluk, puisque seulement provoqués en écho de ce qui se passait là-bas – la tempête n’a jamais véritablement menacé la capitale administrative. Ce qui peut s’avérer préoccupant, sur place, c’est la manière dont la crise a été gérée : le chef de la police, Apries Auletes, s’est avéré totalement inefficace (sans doute parce qu’il avait peur… pour lui), et ce sont en définitive les hommes de Ngozi Nahab, autant dire la pègre, qui ont fait régner l’ordre dans la ville... Mais les pertes les plus lourdes ont été subies en dehors de ces grands centres urbains, dans les archipels à l’est de Cair-el-Muluk et au nord-ouest d’Heliopolis, qui ont eux été balayés par le tsunami ; la zone n’est guère peuplée, mais il s’y trouve tout de même nombre de villages de pêcheurs, et les premiers ornithoptères à avoir survolé la zone après la levée de l’alerte ont fait état d’une situation apocalyptique…

 

[I-3 : Ipuwer, Vat, Bermyl : Ngozi Nahab] Se pose la question des camps de réfugiés, à Cair-el-Muluk, car il faut prévoir l’hébergement temporaire des victimes qui ne sont pas en mesure de regagner leurs quartiers inondés – ce qui inclut nombre de logements tout simplement inhabitables, même si les destructions au sens propre sont finalement assez rares ; il faut cependant compter avec des fondations fragilisées, etc. Outre les infrastructures, telles que les égouts qui ont débordé, autre problème à prendre en compte... Il est difficile pour l’heure de chiffrer les besoins – mais, dans l’immédiat, on peut tabler sur 500 000 personnes qui auraient besoin d’un hébergement d’urgence, à très court terme : une fois les inondations jugulées, l’affaire de quelques jours en principe, le nombre des réfugiés devant rester dans les camps tombera sans doute à 50 000 personnes, 100 000 au plus. Les jardins semblent appropriés pour établir ce genre de campements temporaires (éventuellement aussi les cours du Sanctuaire d’Osiris et du Palais qui accueillent encore les femmes et les enfants suite à la décision d’Ipuwer). L’urgence de la situation, et les capacités limitées de réaction de la Maison Ptolémée en l’espèce, compliquent la tâche… Il y a bien, à ce moment même, 500 000 personnes sans logis à Cair-el-Muluk, en proie à la nuit froide et à la pluie inhabituelle, dans les jardins, le Palais et le Sanctuaire ! Dans l’immédiat, ce sont des moyens militaires qui vont être déployés ; mais ça ne suffira pas – il faudra faire appel à des aides extérieures : on envisage des « appels d’offre », dans l’urgence, mais Ipuwer suppose que le plus efficace dans l’immédiat serait de faire appel directement… à la Maison mineure Nahab, qui n’aurait certes aucun scrupule à tirer profit de la situation – Ipuwer lui-même dira à Ngozi Nahab qu’il pourra sans doute, le moment venu, tirer de juteux profits de la reconstruction… et il a déjà des fantasmes haussmanniens et somptuaires en tête ! Ceci étant, la ville n’est pas détruite, loin de là, elle n’est pas à reconstruire intégralement… Vat approuve cette politique : ce serait un très bon moyen de s’assurer la fidélité de la Maison mineure Nahab durant cette période de crise – car les Ptolémée ne peuvent se l’aliéner : un prétexte tout trouvé, donc ! Et le Docteur Suk serait à vrai dire tout disposé à jouer de la table rase dans les quartiers les plus populaires et insalubres, des nids à vermine… Il est très optimiste, au fond, Ipuwer en fait même la remarque – non sans une vague gêne ? Mais il est vrai que Vat n’a pas assisté au phénomène et à la panique qu’il a suscité, à la différence d’Ipuwer et Bermyl… Dans l’immédiat, cependant, le Docteur Suk relève aussi que, outre ces campements dans les jardins, on peut sans doute abriter une partie de la population réfugiée dans des bateaux attachés au port de Cair-el-Muluk – c’est effectivement une solution bien pensée, et qui plaît à Ipuwer, même si, suite au traumatisme de la tempête, certains des habitants de la ville rechignent à s’installer ainsi sur la mer…

[I-4 : Bermyl, Ipuwer : Taho, Vat Aills, Elihot Kibuz, Kiya Soter, Németh, Hanibast Set] Se pose aussi, bien sûr, la question de la sécurité : Bermyl rappelle les soucis de loyauté dans ses services, et son manque d’agents fiables – a fortiori depuis la mort du fidèle Taho (dont il a fait transférer le cadavre dans les services du Docteur Suk)… Il lui faut retrouver des agents fiables, et il va s’atteler à la tâche ; mais, d’ici-là, il ne quittera pas Ipuwer d’une semelle. Le risque d’assassinat est non négligeable en cette période, et, d’ailleurs, on a tenté de tuer Bermyl via Taho, quelques heures à peine plus tôt ! Ipuwer en convient – que Bermyl mène son enquête, et, s’il le juge bon et dispose de preuves convaincantes, on se débarrassera d’Elihot Kibuz, plus suspect que jamais ; Ipuwer aimerait le faire parler, mais si Bermyl doit le tuer, qu’il n’hésite pas ! Maintenant, organiser une épuration en pleine crise risque d’être très problématique, et cela pourrait aggraver encore la situation… En même temps, sous le coup de la panique, les agents déloyaux pourraient commettre des erreurs dont il serait possible de tirer parti. Enfin, la sécurisation de la ville et du Palais est aussi une question militaire : il faut y associer le général Kiya Soter. Et, d’ores et déjà, rapatrier des troupes, plus utiles à Cair-el-Muluk que partout ailleurs – ainsi celles de la base du Mausolée sur le Continent Interdit.

 

[Je demande alors des jets à chaque PJ, en guise d’actions longues : Sécurité pour Bermyl, Stratégie pour Ipuwer, Médecine pour Vat Aills, et Lois pour Németh (à défaut de Commerce, l’apanage du Conseiller Mentat Hanibast Set, encore indisponible), pour voir comment ils gèrent la crise en tâche de fond. La réussite de Vat en Médecine garantit une situation sanitaire au pire correcte dans les jours qui viennent ; les autres jets sont bons sans être exceptionnels, ils appelleront à être complétés sans bonus ni malus en fonction des actions précises entreprises.]

 

[I-5 : Bermyl, Ipuwer] Bermyl fait aussi la remarque à Ipuwer qu’il ne faut pas laisser l’avantage en matière de communication à leurs adversairesIl faut se rallier la population, en lui faisant comprendre qui sont ses véritables ennemis ! Ipuwer le sait bien, il l’avait prévu – sans doute lui faudra-t-il parler lui-même à son peuple… même s’il déteste cet exercice pour lequel il sait ne pas être doué.

 

[En termes de jeu, Ipuwer a beau être un noble et même le siridar-baron de sa Maison, il est totalement inepte en matière sociale – il ne dispose d’aucune Compétence en l’espèce, à l’exception d’un Niveau de Maîtrise de 4 en Étiquette, qui est en soi déjà insuffisant pour son rôle ; en pareille affaire, c’est encore pire, puisqu’il ne peut se reposer que sur son score de 2 en Aura, sans Compétence liée… Ce handicap est en fait une dimension essentielle du personnage.]

 

[I-6 : Ipuwer : Abaalisaba Set-en-isi, Németh, Suphis Mer-sen-aki, Hanibast Set] Il lui faudra prononcer un discours dans la journée du lendemain ; incapable de l’écrire lui-même, il devra se reposer pour ce faire sur quelqu’un d’autre – en l’occurrence, même si la décision ne sera prise que bien plus tard, il s’agira en définitive d’Abaalisaba Set-en-isi (Németh et le grand prêtre Suphis Mer-sen-aki avaient d’abord été envisagés, avec l’assistance d’Hanibast Set) ; or Abaalisaba, même surchargé de travail ces derniers jours, est toujours à même de faire des merveilles !

 

[Concrètement, Abaalisaba obtient un score proprement exceptionnel de 10 succès à son jet de Rhétorique ! Mais Ipuwer n’a pas son aisance pour s’exprimer : même sur la base d’un discours aussi parfait, même en prenant la précaution d’éviter de s’exprimer en direct, en définitive, l’Aura limitée d’Ipuwer pourra anéantir tous ces efforts… On verra bien lors de la prochaine séance ; par ailleurs, j’ai demandé au joueur incarnant Ipuwer de rédiger lui-même un bref discours.]

 

[I-7 : Ipuwer, Németh, Vat : Hanibast Set] Ipuwer et Németh se posent aussi la question, plus que jamais pressante, du retour du Conseiller Mentat Hanibast Set – isolé dans une institution de repos à quelque distance de Memnon par ordre du Docteur Suk Vat Aills, afin d’y récupérer de son « gel du Mentat »… Il n’est pas totalement remis, ses capacités ne sont pas optimales, mais, devant la gravité de la situation, et quoi qu’en disent les soignants, il décide de lui-même de retourner à Cair-el-Muluk pour faire bénéficier la Maison Ptolémée de son assistance.

II : CE QU’IL EN EST DE LA GUILDE

 

[II-1 : Németh : Iapetus Baris] Németh, ulcérée par le comportement de la Guilde dans cette affaire, considère qu’il est bien temps de tirer les choses au clair, et donc d’avoir une petite conversation avec le Navigateur Iapetus Baris, représentant de la Guilde Spatiale sur le marché-franc de la lune de Khepri.

 

[II-2 : Németh : Iapetus Baris] Mais Németh aimerait « court-circuiter » Iapetus Baris, même si elle doute de pouvoir le faire, car il est le plus haut gradé de la Guilde sur place, pour autant qu’elle sache, et elle ne dispose pas d’autres contacts ; toutefois, un rapport lui avait fait part que deux Navigateurs anonymes s’étaient rendus sur la lune de Khepri il y a quelque temps de cela… Mais comment les joindre, le cas échéant ? Ils pourraient être d’un grand secours, dans l’hypothèse où ils seraient des représentants sur place de la Guilde intègre, et Iapetus Baris seulement un agent d’une faction interne corrompue, sur lequel ils seraient venus enquêter… Mais ce n’est qu’une hypothèse : au fond, la Maison Ptolémée n’en sait absolument rien.

 

[II-3 : Ipuwer, Németh : Iapetus Baris] Mais ce serait un pari, quitte ou double, qui permettrait peut-être d’être fixé sur la question – Ipuwer suggère qu’une visite très démonstrative et en grande pompe pourrait décider ces Navigateurs anonymes à contacter Németh, car ils en auraient forcément vent. Iapetus Baris, à l’évidence, prohibera tout contact direct du fait de ses prérogatives, mais ce serait un moyen indirect de s’entretenir quand même avec eux, et d’en savoir un peu plus quant aux éventuelles factions au sein de la Guilde Spatiale.

 

[II-4 : Németh, Ipuwer : Nathifa, Mandanophis Darwishi, Abaalisaba Set-en-isi ; Iapetus Baris] Mais le timing est important dans cette affaire ; ils en discutent, et décident enfin que Németh se rendra sur Khepri et s’entretiendra avec Iapetus Baris (au moins…) avant que le discours d’Ipuwer ne soit diffusé par radio dans tout Gebnout IV, dans la journée du lendemain (probablement en milieu de journée, éventuellement dans la soirée, mais ce serait peut-être jugé un peu tardif dans ce cas). Németh quitte donc Darius pour se rendre à Heliopolis, et y monter à bord d’un vaisseau d’interface pour gagner Khepri (ce qui devrait prendre au moins six heures). Elle fait brièvement ses adieux à ses « invités », les rassure quant à leur prochain rapatriement à Cair-el-Muluk, confie à un des rares militaires sur place, la commandante Nathifa, la tâche de les chaperonner (pour rien au monde elle ne laisserait Mandanophis Darwishi s’en occuper), et à Abaalisaba Set-en-isi, pourtant surchargé, la tâche de travailler sur les contrats liant la Maison Ptolémée à la Guilde. Quatre heures plus tard, arrivée à Heliopolis, elle prévient cette dernière de sa visite (officiellement ; officieusement, la Guilde le savait déjà, puisqu’elle gère les vaisseaux d’interface entre Heliopolis et Khepri).

 

[II-5 : Ipuwer, Bermyl : Németh, Iapetus Baris] À Cair-el-Muluk, et quoi qu’en dise Bermyl, Ipuwer ne pense décidément pas avoir grand-chose à craindre, aussi ordonne-t-il finalement à son maître assassin réticent de gagner lui aussi Heliopolis pour assurer la protection de Németh sur Khepri (il n’a aucune confiance en « ce con de Baris »…) ; ils se rejoindront à l’astroport, où ils arriveront en gros en même temps. Bermyl renâcle un peu, mais obéit, après avoir désigné deux gardes du corps qu’il suppose fiables, chargés de suivre partout Ipuwer.

 

III : LES MAÎTRES D’HELIOPOLIS

 

[III-1 : Ipuwer : Bermyl, Apries Auletes, Németh, Iapetus Baris] Sitôt Bermyl parti, Ipuwer contacte Apries Auletes à Heliopolis. Il explique au chef de la police que Németh va arriver, et qu’il faut assurer sa sécurité à l’astroport. Mais Ipuwer ne veut pas d’un protocole « discret » : il s’agit cette fois de faire sentir qu’un personnage important va arriver, et se rendre officiellement sur Khepri, en grande pompe même – expressément, pour dénoncer la responsabilité de la Guilde et plus particulièrement de Iapetus Baris dans la catastrophe qui vient de se produire. Apries Auletes sait qu’il n’a pas été à la hauteur lors de la tempête, et cela ressort dans son comportement : à ce stade, il n’est même plus mielleux, mais très obséquieux, et sa consommation de zha ne suffit pas à masquer sa nervosité.

 

[III-2 : Ipuwer : Ngozi Nahab ; Apries Auletes] Après quoi Ipuwer contacte Ngozi Nahab, à Heliopolis également, et lui tient le même discours, à ceci près qu’il le félicite en outre pour sa « gestion de l’événement… ou plutôt du non-événement ». Il sait que la Maison mineure Nahab est désormais en position de force dans la ville – et Ngozi Nahab sait qu’il le sait… Il impute devant lui également la responsabilité du drame à la Guilde. Mais c’est le jour et la nuit, par rapport à Apries Auletes : Ngozi Nahab est digne, froid, austère, compétent… et un peu inquiétant aussi – comme il a toujours été. Ipuwer essaye de lui faire croire que la menace ayant pesé sur Heliopolis, de la part de la Guilde, était délibérément dirigée contre la Maison mineure Nahab, mais il n’est guère doué pour ce genre de subterfuges, même s’il s’applique ; Ngozi Nahab n’y croit pas deux secondes. Il ne s’embarrasse pas de répondre, d’ailleurs – de manière générale, il ne le fait pas s’il n’y a pas absolue nécessité ou demande expresse. Mais Ipuwer devine son avis sur la question ; il devine aussi que le chef de la Maison mineure Nahab n’a pas manqué de noter que le siridar-baron s’adressait maintenant directement à lui, plutôt que de passer par Apries Auletes en guise d’intermédiaire avec la pègre… D’ailleurs, Ipuwer conclut sa communication en disant qu’il « ne sera pas oublié » quand il faudra songer à la reconstruction, à Cair-el-Muluk – et cette fois Ngozi Nahab laisse passer, délibérément à l’évidence, un large sourire.

IV : UN POISON

 

[IV-1 : Vat] Vat Aills a convoqué à Cair-el-Muluk des médecins compétents pour s’occuper des questions sanitaires et épidémiologiques dans la capitale, qu’il déploie afin de quadriller au mieux les zones sensibles – il faut porter une attention particulière aux points d’eau. Ses bons réflexes en arrivant, et sa capacité à s’entourer de médecins compétents, jouent en sa faveur, mais il n’est guère formé à gérer des opérations de cette ampleur : ça devrait aller, mais quelques délais sont sans doute à envisager.

 

[IV-2 : Vat : Taho ; Bermyl] Mais Vat a d’autres tâches à effectuer – et il lui faut notamment se livrer à un examen du cadavre de Taho (qui avait été déposé à la morgue dans ses services ; dans l’agitation de la tempête, personne ne s’en est encore occupé) ; le Docteur Suk connaît les circonstances de la mort du loyal agent en raison du rapport de Bermyl il s’est précipité sur lui dans la rue, l’air affolé, s’est effondré dans ses bras et a rendu son dernier soupir ; Vat sait aussi que Bermyl a été affecté par le poison responsable de la mort de Taho, mais trop faiblement pour que cela présente un réel danger – la mithridatisation à laquelle se livre le maître assassin a pu le protéger ; hélas, Bermyl est parti pour Heliopolis sans que le Docteur Suk ait pu lui prélever du sang ou d’autres échantillons… Cela peut laisser supposer une transmission cutanée – mais on peut envisager des modes plus précis, le sang, la transpiration, etc.

 

[IV-3 : Vat : Taho ; Bermyl] Vat avait pu croiser Taho dans le Palais : un beau jeune homme, aux traits quelque peu androgynes, voire elfiques… Le cadavre témoigne cependant de son empoisonnement, au-delà de la rigor mortis : il a les traits tirés, des rides marquent son front, le pourtour de ses yeux est très sombre, et ses veines, sur tout son corps, ressortent, bleues et saillantes (ce dernier symptôme était également sensible chez Bermyl, mais pas les autres). Mais impossible de déterminer quoi que ce soit sur la base de ces seuls symptômes très apparents, même s’ils vont dans le sens d’un principe de transmission cutanée.

 

[IV-4 : Vat : Bermyl, Elihot Kibuz] Vat se livre donc à un examen plus approfondi. Très vite, sans même identifier très précisément le toxique, il peut supposer qu’il n’y a pas lieu de redouter un poison particulièrement rare : ces symptômes laissent plutôt envisager l’emploi d’une substance somme toute banale (plusieurs pourraient correspondre), ce qui ne rendra que plus difficile la tâche de désigner un mode opératoire particulier – propre à telle Maison, par exemple ; ceci, de toute façon, ne serait pas du ressort du Docteur Suk, mais plutôt de Bermyl (évidemment, Elihot Kibuz, en tant que principal suspect, est hors-jeu…). Ce poison mis à part, comme de juste, le corps de Taho était celui d’un jeune homme en bonne santé. L’examen du Docteur Suk n’a guère d’autres résultats médicaux à livrer – et l’approche plus « policière » ne donne pas grand-chose, Vat ne sait pas dans quelle direction chercher.

 

[IV-5 : Vat : Taho ; Bermyl] Cependant, les poisons qui pourraient correspondre, à la connaissance du Docteur Suk, ont un effet rapide, et Bermyl n’a donc rien à craindre maintenant : si le poison avait dû le tuer, il l’aurait déjà fait. Par contre, on peut supposer que l’empoisonnement de Taho avait sans doute été calibré pour affecter aussi Bermyl – la durée, peut-être, et la résistance aux poisons du maître assassin, lui ont permis de s’en tirer à bon compte, mais il était probablement une cible indirecte.

 

[IV-6 : Vat : Bermyl, Hanibast Set] Vat sait qu’il n’en tirera rien de plus – pour l’heure, du moins. Il rédige un rapport à destination de Bermyl (qui est en route pour Khepri), mais aussi pour Hanibast Set – le Docteur Suk suppose que les capacités de déduction du Conseiller Mentat pourraient s’avérer utiles pour en savoir davantage.

 

[IV-7 : Vat, Ipuwer] Vat retourne ensuite à ses tâches d’ordre sanitaire – en liaison avec Ipuwer, qui gère (avec compétence, si guère d’autorité) le rapatriement des troupes du Mausolée et des autres bases temporaires dont le maintien n’est pas prioritaire en cette heure de crise ; il s’adjoint les services de Kiya Soter à cet effet.

 

[IV-8 : Vat : Ipuwer, Anneliese Hahn] Quand Vat lui fait son rapport, Ipuwer l’enjoint aussi à se rendre au chevet d’Anneliese Hahn, ce qu’il fait aussitôt. Un examen médical superficiel confirme qu’elle n’a pas de blessures physiques – tout au plus quelques égratignures. Sur ce plan, elle est en parfait état. Au moral, c’est autre chose… Mais son état empêche d’en savoir plus pour l’heure ; elle a de toute évidence besoin de repos, et le Docteur Suk lui donne un tranquillisant. Il redoute une chose, cependant – s’agit-il bien de « la vraie » Anneliese Hahn, de « l’originale » ? Un examen plus approfondi serait nécessaire pour avoir une certitude à cet effet, examen auquel il ne peut pas se livrer maintenant.

V : UN POISSON

 

[V-1 : Németh, Bermyl : Apries Auletes, Ipuwer, Iapetus Baris] Après la poussée d’adrénaline qui les avait maintenus éveillés jusqu’alors, Németh et Bermyl, conscients que leur corps ne pourra pas encaisser longtemps pareil surplus d’activité, profitent de leurs voyages respectifs à destination d’Heliopolis, de quatre heures environ, pour se reposer un peu. Ils arrivent peu ou prou en même temps à l’astroport, où Apries Auletes a suivi à la lettre les consignes d’Ipuwer. La Guilde, avertie de la venue de Németh et Bermyl, a tenu à leur disposition un vaisseau d’interface spécial, et ils montent à bord, direction la lune de Khepriet un entretien tendu avec Iapetus Baris.

 

[V-2 : Németh, Bermyl : Iapetus Baris, Ra-en-ka Soris, Ipuwer] Montés à bord de la navette à destination de Khepri, Németh et Bermyl discutent de leur approche. Németh doit rencontrer Iapetus Baris – mais ce sera un entretient de pure forme, car chacun sait très bien ce qu’il en est. Peut-être Bermyl devrait-il alors enquêter auprès de Ra-en-ka Soris ? Toute information serait bonne à prendre – mais tout particulièrement concernant les deux mystérieux Navigateurs qui s’étaient rendus sur Khepri il y a quelque temps de cela… Bermyl a cependant de nombreuses questions de sécurité en tête, et souhaite veiller sur Németh – il ne pense pas que la Guilde, ou du moins Baris (car il ne conçoit par ailleurs pas que la Guilde puisse être « inféodée » au Bene Tleilax), tentera quoi que ce soit ici, mais, dans ces circonstances, on n’est jamais trop prudent… Il souhaite donc accompagner Dame Németh auprès du représentant de la Guilde Spatiale ; ils pourront voir Ra-en-ka Soris ensemble par la suite – elle a beaucoup de choses à voir avec lui, il serait regrettable que Bermyl soit seul à s’entretenir avec le chef de la Maison mineure marchande Soris… Par ailleurs, la « couverture » de Bermyl ne leurre certainement pas la Guilde, il n’a rien à perdre à cet égard. Németh est d’abord hésitante, mais se plie enfin aux recommandations de son maître assassin. Mettre ainsi en avant que la Maison Ptolémée « se méfie » pourrait d’ailleurs inciter des éléments « secrets » (les Navigateurs anonymes ?) à passer à l’action et à les contacter ? C’était ce qu’Ipuwer pensait...

 

[V-3 : Németh, Bermyl : Iapetus Baris, Ipuwer, Ra-en-ka Soris, Vat Aills, Soti Menkara, Ngozi Nahab] Difficile de « présager » grand-chose concernant Iapetus Baris (Bermyl est cependant convaincu que le Navigateur a, de son côté, prévu leur visite, et la possibilité qu’ils « déballent tout », comme Ipuwer le leur avait suggéré avant leur départ)… mais Németh et Bermyl profitent de ce trajet pour faire le point concernant Ra-en-ka Soris et l’aide qu’il pourrait leur apporter. Le vieux bonhomme s’est toujours montré très sympathique à leur égard (Németh et Vat lui ont rendu visite à plusieurs reprises), loyal (même s’il faut prendre en compte son rapprochement récent avec Soti Menkara contre Ngozi Nahab ; cela n’affecte pas directement ses relations avec la Maison Ptolémée mais c’est tout de même un aspect à prendre en compte – en relevant que, dans cette affaire, Soris n’était visiblement pas très enthousiaste et donnait à tout prendre l’impression d’un homme à qui on avait forcé la main…), et éventuellement de bon conseil. Mais Németh et Vat ont eu l’occasion de percevoir une dimension déconcertante du personnage – qui est certes un bon marchand, mais relativement aveugle sur les plans social et politique : un peu « autiste », Ra-en-ka Soris est souvent totalement inconscient de ces réalités qui le dépassent – ou, plus exactement, il n’en mesure pas la portée, généralement. Il bénéficie par contre d’une force de concentration et d’une capacité de calcul, disons, hors du commun (pour un non-Mentat, mais sans doute use-t-il de divers expédients pour accroître encore ses capacités de calcul et de projection, des drogues notamment) : s’il est un bon marchand, c’est parce qu’il sait compter. Mais il est aux premières loges, sur Khepri : peut-être ne pensera-t-il pas de lui-même à « révéler » des choses importantes – mais, en le « guidant », il devrait être possible d’en retirer bien des informations intéressantes : il faut simplement le mettre sur la bonne voie – les Ptolémée ont eu l’occasion de voir ce que cela pouvait donner concernant les « cargaisons disparues ».

 

[V-4 : Németh, Bermyl : Iapetus Baris] Németh et Bermyl arrivent sur Khepri. Sans plus attendre, ils se rendent très officiellement à la représentation de la Guilde sur le marché-franc, exigeant de voir Iapetus Baris. Mais le Navigateur et ses services, à leur habitude, les font d’abord patienter un bon moment… Leur moyen habituel de rappeler qui est le maître, ici. Németh n’est pas reçue avant trois quarts d’heure – durant lesquels elle fulmine et ne cesse d’interpeller les agents de la Guilde, afin de susciter le scandale ; ce qui ne produit certes aucun effet : « le représentant Iapetus Baris vous recevra bientôt... » Pas d’autre réponse. C’est la Guilde : elle « accorde » des audiences, elle « octroie » des faveurs… Il en a toujours été ainsi, et c’est bien une chose qui ne changera jamais : Németh, et les Ptolémée avec elle, peuvent être tentés de se poser en « partenaires » de la Guilde, mais cette dernière est plus pragmatique – elle se sait infiniment supérieure à la médiocre Maison Ptolémée, qui n’est certes pas en position « d’exiger » quoi que ce soit : la Guilde est surpuissante, aussi n’a-t-elle pas à se montrer courtoise, et les faufreluches ne s’appliquent pas vraiment à son cas.

 

[V-5 : Németh, Bermyl : Iapetus Baris] Puis un domestique – même pas déférent – annonce que le représentant Iapetus Baris va recevoir Németh et Bermyl dans la salle d’audience. Les Ptolémée s’y rendent, et y trouvent le Navigateur, indescriptible, flottant dans sa cuve – deux de ses agents, d’apparence encore humaine, restent à ses côtés. La salle est bien sûr sécurisée, et entièrement protégée par des cônes de silence propres à la Guilde (et qui empêchent tout enregistrement). Baris salue froidement « Dame Németh », sans s’enquérir de la raison de sa visite. Németh réclame des « éclaircissements » sur la cause des milliers de morts qui ont endeuillé Gebnout IV la veille, et rappelle les « engagements » de la Guilde en matière de contrôle climatique ; à sa connaissance… Baris l’interrompt – indéchiffrable sous son aspect résolument non humain, mais clairement pas le moins du monde impressionné : « À votre connaissance ? » Németh est un peu déstabilisée, mais poursuit : ces phénomènes ne sont pas normaux sur Gebnout IV, ils ne peuvent qu’avoir été provoqués. « Et ? » Németh insiste : ils ont un contrat, dont les termes doivent être respectés ! Iapetus Baris lui demande si elle compte intenter un procès à la Guilde devant le Landsraad. Németh dit que la Maison Ptolémée « étudiera toutes les possibilités ». Silence… Puis Iapetus Baris ajoute laconiquement : « Bien. Autre chose ? » Németh s’attendait à ce genre de discussion, mais n’en est pas moins décontenancée par la sécheresse du Navigateur ; cependant, elle parvient dans l’ensemble à se contrôler – sa discipline paye en définitive. Toutefois, il est impossible de le « lire », du fait de son apparence, et les agents mutiques qui l’accompagnent, s’ils ont toujours un aspect humain, ne sont guère plus déchiffrables – c’est comme s’ils n’avaient pas d’âmes, d’une certaine manière. Németh avance enfin que les Ptolémée ont « des alliés ». Iapetus Baris ne répond pas.

 

[V-6 : Bermyl, Németh : Iapetus Baris] Bermyl glisse à l’oreille de Németh qu’elle devrait lui demander de s’expliquer sur le « dysfonctionnement » qui a provoqué la tempête, de manière plus précise – car elle est restée très évasive à ce sujet. Ce que fait Németh – qui décide d’évoquer en outre la Tempête permanente dans le Continent Interdit : s’il ne leur dit rien à ce propos, alors elle saura à quoi s’en tenir ! Mais Baris lui rétorque qu’elle sait déjà à quoi s’en tenir… « Un dysfonctionnement. Un léger dysfonctionnement. Un problème vite réglé, et tout va maintenant pour le mieux. Les satellites de la Guilde, en orbite autour de Gebnout IV depuis des millénaires, ont pu connaître un léger raté – c’est dans l’ordre des choses : ces technologies vous dépassent, de toute façon. » Németh exige un rapport écrit et détaillé sur ce « dysfonctionnement ».

 

[V-7 : Bermyl, Németh : Iapetus Baris ; Rauvard Kalus IV] Bermyl, qui perçoit bien que Németh est contenue par le protocole, décide de brusquer les choses en prenant la parole, en surjouant l'homme du commun : Iapetus Baris se moque d’eux ! La Tempête du Continent Interdit, est-ce encore un « dysfonctionnement » ? Et la catastrophe climatique qui a affecté Cair-el-Muluk et les archipels à l’est de la capitale, elle n’a bien évidemment aucun rapport avec les investigations menées par la Maison Ptolémée sur ce phénomène clairement artificiel dans le grand désert de sable ? La Maison Ptolémée est certes de peu de poids face à la Guilde – mais l’affaire sera bien portée devant l’Imperium, car elle dépasse la seule Gebnout IV ; et aussi puissante soit la Guilde, elle ne pourra s’en tenir à ce mépris inqualifiable quand la Maison Corrino et le Landsraad lui demanderont des comptes, ce qu'ils ne manqueront pas de faire ! Iapetus Baris prend son temps, mais répond – sur un ton différent : « Je crois que vous n’avez pas compris comment les choses fonctionnent dans l’Imperium. Vous n’arriverez certainement à rien de cette manière. Je ne vous présenterai pas d’excuses. La Guilde ne vous présentera pas d’excuses. Elle n’en présentera à personne, pas même à l’empereur Rauvard Kalus IV, pas même au Landsraad. Elle n’en a pas besoin. Nous sommes la Guilde. Nous sommes le pouvoir. » Bermyl rétorque qu’il n’attend pas d’excuses – ce qu’il dénonce, c’est que la Guilde « fricote » avec des « ennemis de l’Imperium », et ceci sera porté à l’attention des autres pouvoirs de la galaxie. Iapetus Baris émet comme un soupir : « C’est bien ce que je disais, vous ne comprenez pas comment les choses fonctionnent. Vous avez l’air horripilé par cette idée d’un simple dysfonctionnement, vous mettez en avant que c’est totalement improbable… Bien sûr que c’est totalement improbable. Mais c’est justement ce qui est magnifique dans cette situation : si d’autres factions venaient à enquêter sur ce qui s’est passé sur cette planète, nous leur répondrions exactement la même chose – qu’il s’agit d’un dysfonctionnement… Et tous comprendraient les implications de ce terme. » Bermyl l’interrompt : tous comprendraient que la Guilde s’est compromise avec le Bene Tleilax ? « Inutile d’envisager cette hypothèse. Non, ils comprendrait simplement que c’est la Guilde qui tire les ficelles – depuis le début, et pour l’éternité encore. Ils comprendraient que si la Guilde "ment" en parlant d’un "dysfonctionnement", ma foi, elle peut se le permettre, étant la plus puissante… Les autres intérêts de l’Imperium ne souhaiteront certainement pas souffrir à leur tour de ce genre de "dysfonctionnements" ; clairement, ils ne feront… rien. Personne ne fera jamais rien contre la Guilde. Ne le comprenez-vous toujours pas ? Croyez-vous que la menace d’un procès au Landsraad, ou que sais-je, dissuaderait d’autres "dysfonctionnements" ? Plus conséquents le cas échéant ? Vous le croyez vraiment ? » Bermyl est plus colérique que jamais – mais sait ne pas avoir d’arguments à lui opposer…

 

[V-8 : Németh, Bermyl : Iapetus Baris] Németh n’est guère plus à l’aise… mais, si son « visage » demeure indéchiffrable, elle perçoit bien que Iapetus Baris, attiré sur un terrain moins protocolaire par Bermyl, jubile, d’une certaine manière, à faire la démonstration de sa puissance écrasante. Ce n’est certes pas un imbécile qui se laissera prendre au piège de la conversation, et sans doute ne dira-t-il pas davantage que ce qu’il devrait, mais il y a peut-être moyen de le titiller ?

 

[V-9 : Németh, Bermyl : Iapetus Baris] Németh tente donc une autre approche : les choses sont claires, dit-elle, à un point près – est-ce à la Guilde qu’elle s’adresse, ou au Bene Tleilax ? À moins qu’il n’y ait pas de différence ? Qui dirige vraiment cet univers ? Iapetus Baris reprend, sur un ton subtilement différent : « Voyez les choses autrement. Nous autres à la Guilde n’avons aucun intérêt à nous... "séparer" des Ptolémée. Les Ptolémée ne sont certes pas grand-chose, mais, ma foi, en 5000 ans de présence conjointe sur cette planète, nous avons pu conclure des arrangements profitables aux deux partis – dans la mesure bien sûr où ces deux partis sont totalement asymétriques. Il n’y a aucune raison pour que cela cesse. Vous devez prendre conscience de ce que la Guilde peut faire en pareil cas – sur cette planète, sur d’autres, peu importe. Vous semblez croire que l’on peut nous menacer – or vous ne le pouvez pas, personne ne le peut. Personne ne peu arguer d’un vieux bout de papier et de quelques considérations éthiques ou religieuses en sus pour dire que la Guilde ne respecte pas ses "engagements" et qu’elle doit être sanctionnée : il n’y aura pas de procès, de quelque manière que ce soit, il n’y en aura jamais. Soyons francs – la Guilde pourrait atomiser la Maison Corrino, et on ne dirait pas autre chose, dans l’Imperium entier, que ceci : la Guilde a le pouvoir… Ce qui est la vérité. Et c’est la seule chose qui compte. Encore une fois, ce petit… "dysfonctionnement"… est un simple "rappel" de la situation dans laquelle se trouve la Maison Ptolémée, qui ne peut pas, ou ne devrait pas, succomber à la folie des grandeurs, ne serait-ce qu’en s’imaginant régner sur "sa" planète, non, nous savons très bien, vous et moi, ce qu’il en est. Quand un… "domestique" tend à devenir pénible de par son ambition, eh bien, on le remplace. Cela pourrait se produire – les candidats à la succession ne manquent pas. Mais pourquoi se séparer autrement d’un… disons, par exemple, un bon maître d’écurie, qui connaît ses chevaux, qui sait les soigner, les maintenir au meilleur de leur forme ? Si les relations entre la Guilde et la Maison Ptolémée peuvent demeurer cordiales, tout le monde en profitera. Ce "dysfonctionnement", dès lors, pourrait être perçu non pas comme une menace, ou un avertissement, mais comme… une main tendue. »

 

[V-10 : Németh, Bermyl : Iapetus Baris] Mais Németh fait alors valoir que, si la Maison Ptolémée n’est rien aux yeux de la Guilde, ce n’est visiblement pas le cas de Gebnout IV. Pour le coup, Iapetus Baris marque un temps d’arrêt, puis revient à sa sécheresse originelle : « Et ? » Bermyl chuchote à l’oreille de Németh que c’est bien joué de sa part… et elle poursuit – en gardant pour elle le contenu implicite de sa remarque, mais peut-être le Navigateur la comprend-elle très bien : elle menace en fait la Guilde, peu ou prou, de faire sauter Gebnout IV ! Et, techniquement, c’est tout à fait possible... Németh poursuit donc dans cette voie : la Guilde fait aux Ptolémée la faveur de s’adresser à eux comme à des domestiques raisonnables ; sans doute sont-ils des domestiques, guère plus… mais sont-ils si raisonnables que cela ? Iapetus Baris, sur un ton plus nerveux, répond : « Vous êtes des marchands – il n’y a rien au monde de plus raisonnable que des marchands. Je ne peux toutefois exclure qu’avec le temps vous soyez devenus de mauvais marchands – et, encore une fois, on peut remplacer un employé devenu incompétent. Cela peut être désagréable, car il est toujours délicat de se séparer d’un petit personnel auquel on s’est attaché avec le temps… S’il faut le faire, nous le ferons. »

 

[V-11 : Németh, Bermyl : Iapetus Baris] Németh répond qu’elle le laisse à ses spéculations quant à ce que sont au juste les Ptolémée, et lui fait ses adieux – avec un signe de la tête à Bermyl pour qu’il la suive hors de la salle d’audience. Lequel s’exécute, non sans un dernier regard courroucé à l’adresse du Navigateur, accompagné d’un sarcasme sur le poisson dans son aquarium…

VI : AU CHEVET DE LA FINE LAME

 

[VI-1 : Ipuwer : Anneliese Hahn, Vat Aills] Après une courte nuit, trop courte sans doute, mais qui a permis à chacun de reprendre un peu ses forces après la tension de la veille, Ipuwer considère de son devoir de se rendre au chevet d’Anneliese Hahn – laquelle a réintégré ses quartiers, sous surveillance médicale. Il a pris connaissance du rapport de Vat Aills témoignant de ce qu’elle ne souffrait pas de traumatismes physiques.

 

[VI-2 : Ipuwer : Ludwig Curtius ; Anneliese Hahn, Namerta] Toutefois, avant d’aller la voir, Ipuwer prend soin de se renseigner auprès de son maître d’armes Ludwig Curtius (un Delambre également), qui l’a bien plus souvent vue que lui-même. Sans doute est-il meilleur escrimeur que psychologue, mais n’aurait-il pas quelque conseil concernant Anneliese Hahn ? Comment la sent-il ? Curtius a un temps d’arrêt, puis, assez froidement, concède qu’il a déjà vu ce genre de réactions – de la part de ces gens qui se croient infiniment supérieurs au reste du monde, et qui découvrent au pire moment qu’ils sont en fait comme les autres, ni plus ni moins… C’est ce qui s’est produit avec la jeune femme – et le choc en retour est proportionnel à la morgue qu’elle avait déployée durant toutes ces années. Et à raison, pour partie du moins : c’était assurément une brillante épéiste, probablement une des meilleures de tout l’Imperium… et issue d’une des meilleures familles… Consciente de ce qu’elle était un très beau partie, mais compensant ce statut par ce qu’il fallait de rébellion pour la rendre plus séduisante encore, et pimenter une existence qui lui aurait été autrement insupportable, car bien trop monotone. Mais elle n’était certes pas habituée à ramper dans la boue, à être bousculée par la populace, presque écrasée par elle, sans même avoir la moindre opportunité de faire la démonstration de ses talents avec une rapière en main… Qu’y a-t-il de plus à en dire ? Ipuwer suppose que Curtius a raison – et songe que son père Namerta avait très bien fait de l’envoyer, au cours de sa formation, auprès des militaires lambda de sa Maison, ce qui l’a beaucoup instruit : oui, il faut de temps en temps ramper dans la boue… Il va aller la voir – et lui proposer un entraînement commun ; Ludwig Curtius lui souhaite bonne chance…

 

[VI-3 : Ipuwer : Anneliese Hahn] Ipuwer se rend donc dans les quartiers d’Anneliese Hahn – dont il fait se retirer les domestiques présents (mais des gardes restent toujours à la porte). La jeune femme a pris une bonne douche et changé ses vêtements – ce qui produit un contraste avec le tableau pitoyable de la veille, et elle a récupéré un peu de son aura… mais guère, car tout cela demeure superficiel : dans ses yeux, dans ses attitudes et ses gestes, elle reste visiblement très affectée par son expérience. Et la morgue n’est plus de la partie : jusqu’à présent, chaque fois qu’Ipuwer l’avait rencontrée, elle se montrait d'emblée arrogante, et ne tardait guère, soit à lancer avec brutalité quelque remarque salace et crue, soit à offrir de manière insistante de lui livrer une humiliante leçon d’escrime… Ce n’est plus du tout le cas.

 

[VI-4 : Ipuwer : Anneliese Hahn ; Clotilde Philidor, Németh, Ludwig Curtius] Ipuwer s’enquiert de la santé d’Anneliese Hahn : tout va bien ? Comment se sent-elle ? Sans être totalement bloquée, sans être hostile non plus, elle est atone – et, assise au bord de son lit, elle garde les yeux fixés sur le sol. Ipuwer constate que son corps est rétabli, mais pas son âme… Veut-elle lui raconter ce qui lui est arrivé ? On l’avait fait chercher quand la tempête s’était mise à menacer, mais il avait été impossible de la trouver à temps pour qu’elle évacue Cair-el-Muluk avec sa cousine Clotilde Philidor ainsi que d’autres notables, sous la protection de NémethIl s’en excuse, un peu confusément, mais Anneliese Hahn perçoit sa sincérité sous la maladresse, ce qui n’est pas plus mal. Mais elle lui fait comprendre qu’elle n’a pas envie, pour l’heure du moins, d’en parler – nulle hostilité dans ces paroles : c’est factuel, d’une certaine manière. Ipuwer sent bien que ce n’est pas le moment, et il sait tout autant ne pas être le plus apte à la réconforter... Elle se confiera sans doute à un moment ou à un autre – mais probablement pas à lui, et certainement pas maintenant. Il se contente donc de lui offrir, quand elle sera remise, dès demain le cas échéant, d’échanger quelques coups d’épée en compagnie de Ludwig Curtius.

 

[VI-5 : Ipuwer : Anneliese Hahn ; Clotilde Philidor, Németh] Il précise enfin que Clotilde Philidor est en sécurité et en bonne santé, et qu’elle a fait part de son inquiétude la concernant – elle a été mise au courant de ce que sa cousine se trouve maintenant au Palais, loin de toute menace. Cela éveille très vaguement Anneliese Hahn, mais surtout car cela la surprend – et peut-être cela lui fait-il un peu honte ? Clotilde Philidor, dans l’ornithoptère avec Németh, avait fait part de son inquiétude concernant le sort de sa cousine – mais Anneliese Hahn n’a visiblement pas pensé un seul instant à Clotilde Philidor ; c’est comme si on lui rappelait son existence, et leurs liens familiaux… Et Ipuwer comprend bien que c’est la honte qui domine chez son invitée – la honte qui l’affecte depuis les tragiques événements de la veille, et qui se trouve encore renforcée, maintenant, par la prise de conscience de ce qu’elle n’a jamais pensé à qui que ce soit d’autre qu’elle-même sur le moment ; et, maintenant, elle s’en veut – ce qui ne se serait jamais produit un jour plus tôt. Ipuwer le comprend – et lui assure que « la boue, ça se lave » ; la veille, elle aura probablement réagi en lui collant une gifle, mais ce n’est plus le cas maintenant. Il insiste : elle se relèvera plus forte.

 

À suivre...

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Les Tragédies bourgeoises, t. 1, de Chikamatsu

Publié le par Nébal

Les Tragédies bourgeoises, t. 1, de Chikamatsu

CHIKAMATSU, Les Tragédies bourgeoises, t. 1, textes présentés et traduit du japonais par René Sieffert, [s.l.], Publications Orientalistes de France, coll. Les Œuvres capitales de la littérature japonaise, 1991, 301 p. [+ 8 p. de pl.]

 

« LE SHAKESPEARE JAPONAIS » ?

 

Je poursuis ma découverte progressive de la littérature classique japonaise avec, disons-le, un gros, un très gros morceau : Chikamatsu Monzaemon (1653-1725), né Sugimori Nobumori, considéré comme faisant partie des trois grands auteurs, globalement contemporains, de l’époque Edo, à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles – si Bashô est le poète de son temps (et, non, merci, sans façon, en ce qui me concerne...), et Saikaku son romancier (là, oui !), Chikamatsu est son dramaturge.

 

L’Occident, toujours porté aux comparaisons jugées flatteuses mais mettant en avant sa propre culture, n’a dès lors pas manqué de qualifier Chikamatsu de « Shakespeare japonais », si tant est que cela veuille dire quelque chose. L’expression revient souvent, et jusque dans la longue et passionnante introduction de l’éminent traducteur et passeur René Sieffert (aux Publications Orientalistes de France, soit sa propre maison d’édition). Mais il en joue différemment, au fond, en reprenant le mot d’un traducteur et critique anglais qui, tout admirateur de Chikamatsu fût-il, affirmait et non sans raison qu’il n’y avait eu et qu’il n’y aurait jamais qu’un seul Shakespeare ; René Sieffert abonde, mais subvertit le mot : il n’y a eu et il n’y aura jamais qu’un seul Chikamatsu. Tâchons de voir pourquoi…

 

UNE ŒUVRE ABONDANTE, POPULAIRE ET INFLUENTE

 

Au fil d’une longue carrière s’étendant sur une cinquantaine d’années, Chikamatsu a livré plus de 150 pièces dans deux des trois registres classiques du théâtre japonais, le kabuki et, ce qui nous intéressera davantage, le jôruri, ou plus précisément le ningyô jôruri, c’est-à-dire le théâtre de marionnettes (que l’on appelle aujourd’hui le plus souvent bunraku, mais c’est une désignation bien plus récente) ; pour ce qui est du , ce n’est pas vraiment son registre, et il vaut mieux se référer, par exemple, à Zeami, qui lui est antérieur.

 

Mais cela va en fait plus loin que cela : concernant tout particulièrement le jôruri, Chikamatsu n’a pas seulement contribué, même abondamment, au répertoire – il a largement défini le genre même, qui acquiert avec lui ses lettres de noblesse, et tous les auteurs ultérieurs reprendront sans cesse les codes qu'il a dégagés.

 

Et ce sans véritablement avoir de prédécesseur : si Shakespeare, etc., pouvaient se référer aux tragédiens grecs, notamment, les auteurs japonais n’avaient semble-t-il pas vraiment ce genre de modèles prestigieux – même avec la Chine à côté, dont l’influence culturelle a bien sûr été cruciale. Qui plus est, outre ces modèles classiques absents, Chikamatsu devait composer avec la fermeture du Japon d’Edo (même avec ses quelques arrangements via les « études hollandaises ») ; pour René Sieffert, c’est là une dimension essentielle de l’auteur, et qui fait de son travail un tour de force sans commune mesure – ce qui justifie donc son « mot » concernant Shakespeare : Chikamatasu a fondé peut-être, remodelé au moins (et sur un mode définitif), codifié, critiqué, embelli, dépassé le théâtre japonais tout seul, d’une certaine manière, au cours d’une seule vie humaine…

 

À maints égards, Chikamatsu a d’ailleurs imposé dans ce domaine une forme de prédominance de l’auteur, là où, avant lui, on mettait en avant uniquement l’interprétation – par des acteurs qui étaient aussi chanteurs, et qui se livraient régulièrement à l’improvisation, ainsi dans le kabuki, et d’une manière qui peut rappeler, en Europe, la commedia dell’arte. Avec Chikamatsu, on s’attache davantage à un texte conçu à l’avance, et laissant moins de marge à l’improvisation, du moins en ce qui concerne les répliques – car ce texte demeure muet, le plus souvent, sur les indications de jeu, à la discrétion des interprètes, par ailleurs toujours à même de faire la démonstration de leurs talents de chanteurs, puisque chaque pièce comprend des passages chantés (les plus délicats à appréhender pour un lecteur occidental, par ailleurs…). Mais l’auteur a donc maintenant droit de cité – et la riche carrière de Chikamatsu, son succès populaire sur le moment, son influence incommensurable sur le théâtre ultérieur, doivent en fait pour une bonne part à une heureuse conjonction associant le bon auteur, le bon gérant de théâtre et le bon interprète (les deux derniers étant éventuellement une seule et même personne).

 

L’AIR DU TEMPS : LA BOURGEOISIE SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE

 

Heureuse conjonction qui, bien sûr, doit aussi à l’air du temps… Chikamatsu, comme Bashô, comme Saikaku, était bien un homme de son temps, sans doute en était-il conscient d’ailleurs, et il a donc joué un rôle crucial dans l’évolution soudainement « bourgeoise » de la littérature classique japonaise – la parenté avec Saikaku est tout particulièrement marquée, car tous deux, loin de se complaire dans le seul registre « historique » avec ses nobles guerriers par paquets de douze (même s’ils ont aussi travaillé cette matière), ont eu l’audace de mettre en scène des bourgeois, des courtisanes, presque la lie de la société d’Edo dans le rigide système de castes des Tokugawa, d’inspiration néo-confucianiste – où il n'y avait guère que les burakumin pour être encore plus stigmatisés ; la lie, à ceci près que, principes ou pas, cette bourgeoisie de marchands disposait de la richesse... et bientôt du pouvoir ? Car, dans ce « monde flottant », celui de l’ukiyo-zôshi de Saikaku, mais aussi l’ukiyo-e des peintres, mouvement qui débute en gros à cette époque, si son âge d’or est un peu ultérieur, les bourgeois ont assurément leur place ; même plus au premier rang... mais sur la scène !

 

Il ne faut cependant pas s’y tromper : les vingt-quatre Tragédies bourgeoises rassemblées par René Sieffert dans cette édition en quatre tomes, dont voici le premier, comprenant six pièces comme les suivants, ne constituaient pas, du temps de Chikamatsu même, le versant de son œuvre qui suscitait le plus l’admiration des foules. En fait, à l’origine de ces pièces aujourd’hui jugées fondamentales, les circonstances ont eu un rôle crucial, et les textes en soi, d’abord des pis-aller d’une certaine manière, n’étaient pas tant considérés comme des œuvres en soi que comme des « bouche-trou » permettant de compléter une représentation autrement un peu courte.

 

« Un peu courte »… Selon les critères japonais du temps ! Car il faut bien intégrer que le théâtre japonais d’alors s’exprimait au travers de très, très longues représentations, durant une journée entière ! Quand on allait au spectacle, ce n’était pas à moitié…

 

Mais ces Tragédies bourgeoises, donc, ne constituaient pas, aux yeux mêmes de Chikamatsu comme des spectateurs de ses pièces alors, le cœur et l’essence de son œuvre (pour tout le monde, alors, ce sont les pièces historiques qui sont jugées prestigieuses, ce sont celles « qui comptent vraiment », le seul véhicule possible de l’art du dramaturge, avec ses codes, ses références et ses morceaux de bravoure). Ces pièces « vulgaires », si l’on ose dire, n’en ont pas moins eu, très tôt, un immense succès : la première pièce de Chikamatsu dans ce registre, Double Suicide à Sonézaki, était donc clairement conçue comme un bref bouche-trou, mais elle avait beaucoup plu – ce qui justifiait assurément que l’auteur, certes pas indifférent au succès commercial dans ce monde bourgeois, ait écrit vingt-trois autres pièces de jôruri dans le même registre… dont dix sur le même thème exactement, celui du « double suicide » (shinjû) ; « l’air du temps », plus que jamais...

LE THÈME ESSENTIEL DU SHINJÛ

 

Car ces Tragédies bourgeoises sont des sewa-mono, c’est-à-dire des pièces empruntant un cadre contemporain, et essentiellement inspirées par des faits-divers très récents, qui font l’actualité ou plus encore le scandale. Telle histoire qui passionne les bons bourgeois d’Ôsaka peut ainsi être mise en scène un ou deux mois seulement après les faits, et devenir œuvre théâtrale… Les noms sont parfois modifiés, ce n’est pas systématique, mais le propos demeure de toute façon limpide – au point où l’on ne peut plus parler d’allusions.

 

Le sewa-mono n’est pas à proprement parler une invention de Chikamatsu ; jeune homme, il assiste à des représentations de kabuki où les plus grands acteurs du temps improvisent sur de semblables faits-divers récents et que l’assistance entière connaît. Mais Chikamatsu, à partir de 1703 et du Double Suicide à Sonézaki, importe la matière dans le jôruri, et en imposant donc un texte en lieu et place de la seule improvisation virtuose.

 

Dès cette pièce, il use donc, et dès le titre, du thème du double suicide, ou shinjû, qui deviendrait emblématique du procédé, et serait par la suite presque tout naturellement associé à Chikamatsu (pas le seul cela dit à en faire usage). Sans trop m’étendre sur la question (je vous renvoie éventuellement à mon compte rendu de La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet), rappelons simplement que, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, le Japon a connu comme une « épidémie » de « doubles suicides », c’est-à-dire des « suicides amoureux », où les amants malheureux car victimes des circonstances préfèrent mourir ensemble plutôt que de vivre séparés.

 

Or c’est aussi l’époque des pièces de Chikamatsu – et onze d’entre elles, donc, mettent en avant ce thème précisément (dont cinq dans ce seul premier tome). Il n’est certes pas le seul à en faire usage, au théâtre ou dans une forme d’édition populaire qui se développe alors, et c’est au point où le shinjû devient littéralement omniprésent, devient, autant le dire, une mode – sous deux aspects, le geste suicidaire initial, et son exploitation littéraire ultérieure. Dès lors, on n’a pas manqué de supposer que ces pièces, etc., avaient leur part de responsabilité dans cette vague de « doubles suicides » ! Et si, par nature, les pièces de Chikamatsu ne sont intervenues qu’après les premières occurrences du fait-divers (tout spécialement celle de Sonézaki, sur laquelle il reviendrait sans cesse, et d’autres comme lui), il y a tout de même là une certaine ambiguïté…

 

Je crois que ce n’est pas tout à fait la même chose que les accusations idiotes que ne cessent encore de porter, contre ce qui les dépasse, tels imbéciles à la vue courte, pour qui le théâtre, les romans, les films, les jeux de rôle, les jeux vidéos, en attendant la suite, ne sauraient être autre chose que des catalyseurs de violence ou d’autres comportements antisociaux… Peut-on exclure, dans le cas des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu (et de ses nombreux collègues, ou dans les feuilles populaires, etc.), l’éventualité que le traitement artistique du shinjû ait pu le rendre « séduisant » ? On peut supposer, j’imagine, et sans se montrer trop hardi, qu’il a pu y avoir comme une boucle de rétroaction en l’espèce – rendant comme telle parfaitement vaine la quête de la causalité, en définitive… Ce qui a peut-être été alors le point de vue des autorités – au niveau du shogunat d’Edo, ou à Ôsaka : elles ont fini par critiquer cet engouement morbide, et par en rendre responsable les théâtres – allant même, je crois, jusqu’à prohiber l’emploi du terme de shinjû au moins dans les titres des pièces, expédient éloquent quant à son impuissance en l’affaire.

 

Ceci étant, pour s’en tenir à Chikamatsu, les onze pièces traitant du « double suicide » ne se contentaient pas d’être de simples redites. Dans le présent premier tome, comportant six pièces (comme chacun des trois qui suivent), c’est le thème primordial, mais il est susceptible de divers avatars : le Double Suicide à Sonézaki en est l’expression la plus « pure » et, d’une certaine manière, la plus « sèche » ; Une chanson de Satsuma n’y renvoie que par la bande, et est à la lisière du sewa-mono – c’est par ailleurs une pièce « positive », « de début d’année » (j’y reviendrai), comportant des éléments marqués de comédie ; Deux Livrets illustrés pour un double suicide joue de l’ambiguïté d’un cas-limite, où le double suicide n’est pas « complet », puisque pas accompli au même endroit, et entame par ailleurs une forme de réflexion méta-textuelle sur le thème du shinjû depuis Double Suicide à Sonézaki ; les deux pièces qui « se suivent », Crêpe écarlate rutilant feuillage de la lune des deutzies (oui, c'est le titre) et Crêpe reteint à la lune des deutzies, présentent cette fois un double suicide « authentique », mais d’une certaine manière décalé dans le temps, puisque l’homme survit à sa tentative de suicide de la première pièce, pour mettre fin à ses jours dans la seconde, bien après son amante donc. La dernière pièce de ce premier tome, À Horikawa le tambour des vagues, ne traite pas d’un cas de double suicide, exceptionnellement.

 

Mais toutes ces pièces, en tant que sewa-mono, se fondent bien sur des faits-divers le plus souvent très récents, quelques mois à peine – à l’exception d’Une chanson de Satsuma, qui renvoie à quelque chose de plus ancien, d’une quarantaine d’années environ ; c’est décidément un texte à part dans ce recueil, et j’ai du mal à le qualifier de « tragédie bourgeoise ». En fait, cette désignation retenue par René Sieffert est éventuellement critiquable...

 

BOURGEOISES

 

La dimension bourgeoise, globalement, est indéniable. Le fait est que la plupart des personnages de ces pièces sont des bourgeois – mais ne pas se tromper sur le terme, en y associant des connotations de fortune pas toujours pertinentes : si les marchands occupent une place de choix dans ces pièces, certains d’entre eux sont passablement pauvres – et l’argent, pour un homme qui s'avère en fait démuni, peut avoir un rôle déclencheur dans le double suicide. C’est le cas, de manière marquée, dans Double Suicide à Sonézaki, mais aussi dans les deux pièces, qui se suivent, du Crêpe… D’autres marchands sont plus « confortables », mais les deux types, ensemble, constituent une représentation finalement assez étendue de la bourgeoisie d’Ôsaka – surtout : c’est la capitale économique du pays, et sauf erreur la ville japonaise la plus peuplée alors (la carrière de Chikamatsu a débuté à Kyôto, où il a beaucoup écrit pour le kabuki, mais il s’installe à Ôsaka à peu près à l’époque des pièces de jôruri compilées dans ce volume – et il n’y a probablement pas de hasard à cet égard, si d’autres dimensions, économiques ou même personnelles, expliquent ce « déménagement »).

 

En fait, la dimension bourgeoise peut, tout autant et éventuellement davantage, être envisagée comme mettant en avant la roture, disons – opposée aux samouraïs, aux bushi ; d'autant plus opposée, en fait, que les marchands représentent la caste la plus basse de la société d'Edo. Chikamatsu lui-même était issu d’une famille de samouraïs, mais cela faisait plusieurs générations que ses ancêtres s’étaient tournés vers la médecine – ce qui était à l’origine sa propre vocation. Mais, visiblement, il ne porte pas les samouraïs dans son cœur… Il les raille volontiers dans ces pièces de jôruri, ces sewa-mono plus précisément (je suppose qu’il n’en va pas de même pour ses pièces historiques – même si l’actualité pouvait en fait ressurgir là encore : ainsi de l’affaire des quarante-sept rônin, toute récente, et qui a inspiré à Chikamatsu plusieurs pièces – un volume des Publications Orientalistes de France, sous la direction de René Sieffert, en rassemble sauf erreur deux, associées à deux autres pièces sur le même thème qui ne sont elles pas dues à notre auteur ; j’ai ça, je le lirai un de ces jours). Bien sûr, on peut supposer qu’il en rajoute un peu – car son public bourgeois se régalait sans doute à ces moqueries pour ces bushi intransigeants et hautains, qui les spoliaient du pouvoir politique alors même que leur fonction de guerriers avait quelque chose de totalement absurde dans le Japon pacifié d’Edo… Deux de ces six pièces usent de semblables personnages : Une chanson de Satsuma, pas tout à fait un sewa-mono donc, et une pièce « de début d’année », et À Horikawa le tambour des vagues ; la première a quelque chose de léger et propice à la comédie, grivoise le cas échéant, là où la seconde, même si pas totalement dénuée d’aspects humoristiques, est globalement bien plus grave, et, surtout, perfide, voire colérique : Chikamatsu se moque de ces samouraïs qui semblent juger « honorable » de massacrer des femmes ou des bourgeois sans défense – mais c’est une raillerie imprégnée de fiel… Reste que ces deux pièces sont « à part » dans ce volume, et, pour le coup, pas vraiment « bourgeoises », ou pas totalement dans le second cas – outre qu’Une chanson de Satsuma n’est pas une tragédie à mes yeux.

 

Mais ces considérations sur la bourgeoisie et la roture s’appliquent bien sûr avant tout aux hommes, dans ces pièces. Le cas des femmes est tout autre – car elles sont reléguées peu ou prou à deux rôles, l’épouse ou la courtisane ; leur statut « bourgeois » ou « samouraï » relève alors de la répercussion via les hommes en cause. Ces deux archétypes, cependant, peuvent prendre des formes en définitive assez variées, tout particulièrement sur le plan éthique – des plus admirables aux plus méprisables. Noter une chose, toutefois : dans les pièces de shinjû, ce sont systématiquement les femmes qui proposent le double suicide à leurs amants – ce qui correspondait parfois aux faits, mais pas toujours : Chikamatsu, dans ses sewa-mono, se montrait généralement assez fidèle aux événements, mais pas au point d’abandonner toute marge de manœuvre ; bien au contraire, dans l’intérêt de l’art, il se ménageait toujours des espaces de liberté – et à bon escient, parce que c’est souvent dans ces entorses à la réalité que se situent les plus beaux moments des pièces...

 

DES TRAGÉDIES ?

 

Mais qu’en est-il donc de la dimension « tragédie », mise en avant dès le titre par René Sieffert ? Elle me paraît beaucoup plus critiquable – j’aurais plutôt parlé de « drames » pour ma part, mais, certes, je manque de bagage et c’est peu dire…

 

À l’évidence, ce que nous raconte ici Chikamatsu n’est guère joyeux – a fortiori avec un thème omniprésent comme le double suicide ! Mais, ne pas s’y tromper, ces pièces ne sont pas unilatéralement « tragiques » : en fait, nombre d’entre elles (à l’exception notable de la première, d’où cette impression de « sécheresse » que je mentionnais plus haut) comprennent des éléments de comédie – et je suppose que cela peut bel et bien, cette fois, rapprocher Chikamatsu de Shakespeare ? Mais je ne devrais pas m’avancer sur ce terrain que je ne maîtrise pas le moins du monde…

 

Quoi qu’il en soit, ces inserts comiques peuvent prendre des formes très diverses : dans Deux Livrets illustrés pour un double suicide, par exemple, Chikamatsu s’auto-parodie (j’y reviendrai, c’est un point qui me paraît très intéressant à relever) ; les deux pièces du Crêpe..., peut-être pourtant les plus « tragiques » et poignantes du lot, contiennent une part non négligeable de satire, visant tant les bourgeois obsédés par leur commerce que les devineresses qui, au fond, sont leurs collègues en cupidité ; et dans À Horikawa le tambour des vagues, l’héroïne sous l’emprise du saké, car elle a un faible pour l’alcool, suscite quelques moments cocasses… même si, bien sûr, le spectateur/lecteur sait qu’il en découlera en fait des conséquences tragiques.

 

Il est un cas à part, et c’est la deuxième pièce, Une chanson de Satsuma. Même si elle use du thème (ou du procédé) du shinjû, cette pièce, dont j’ai déjà noté qu’elle n’était pas vraiment, voire pas du tout, « bourgeoise », ne me paraît pas davantage « tragique ». La comédie l’emporte clairement, avec la revue des valets qui ouvre la pièce et, surtout, des travestissements nombreux au sous-texte salace ; et le double suicide qui conclut la pièce « finit bien », puisqu’une intervention totalement miraculeuse, à la façon d’un deus ex machina, permet aux deux suicidants de survivre à leur geste fatal, et, mieux encore, de vivre ensemble et très heureux après cet « écart » ! Il y a une raison à cela : il s’agissait d’une pièce « de début d’année », et l’on jugeait qu’il aurait été « de mauvais augure » qu’elle se termine mal, dans ces circonstances : le public de la pièce désirait une fin heureuse, et une fin triste l’aurait sans doute « choqué », d’une certaine manière… Chikamatsu, et sans forcément que ce soit à regret, s’est donc plié à cette tradition plus ou moins formalisée. Notons au passage que Saikaku, quelques années plus tôt, avait raconté la même histoire dans un de ses romans, et lui avait lui aussi conféré une fin positive pour des raisons éditoriales assez proches (rappelons que l’anecdote fondant les deux récits était relativement ancienne, d’une quarantaine d’années à l’époque de la pièce, le roman de Saikaku ayant été publié vingt ans plus tôt ; elle avait d’ailleurs été traitée par bien d’autres auteurs que nos deux illustres « grands », et notamment sous la forme de la chanson populaire d’où dérive le titre de la pièce de Chikamatsu). Aussi ne puis-je envisager cette pièce comme une tragédie, et comme bourgeoise – par rapport au titre du recueil, elle est clairement en porte-à-faux.

LA STRUCTURE DES PIÈCES

 

Est-ce alors la « technique » qui fait que l’on peut qualifier ces pièces de « tragédies » ? C’est ce qu’avance semble-t-il René Sieffert, mais je ne suis guère plus convaincu. Cela implique d’envisager la structure des pièces dans leur ensemble – après quoi il faudra envisager leur forme, qui est liée.

 

Un point colle, sans doute, et c’est la structure en trois actes, systématique dans ces pièces. Le problème est ailleurs, et concerne les canons de l’unité de temps, et de l’unité de lieu. Sous ces deux aspects, la première pièce, Double Suicide à Sonézaki, fait illusion – elle respecte bien ces deux procédés, délai très bref et espace restreint, avec juste une petite variante, mais d’ordre essentiellement symbolique : le « cheminement » des amants vers le lieu où ils se donneront la mort, c’est-à-dire le michiyuki, qui est une des parties chantées de la pièce – c’est là un modèle qui sera sempiternellement repris dans les pièces suivantes, et le michiyuki était souvent perçu comme le point d’orgue des pièces, car celui où l’interprète pouvait exprimer sa virtuosité dans le chant. L'absence de décor dans le jôruri d'alors pouvait d'ailleurs renforcer cette impression d'unité de lieu.

 

Mais les autres pièces ne me paraissent pas correspondre à ce supposé principe : Une chanson de Satsuma s’étend sur plusieurs années, et implique des distances notables (c’est même un thème de la pièce, car le lointain fief de Satsuma, tout au sud de Kyûshû, y fait presque figure de terre barbare, et d’autant plus qu’il y est associé aux îles Ryûkyû, plus lointaines encore, et même pas japonaises à l’époque). Deux Livrets illustrés pour un double suicide affiche dans son principe même, et éventuellement dans son titre, que l’unité de lieu n’est pas respectée (même si Chikamatsu en joue pour la scène du michiyuki, de manière très maligne). Crêpe écarlate rutilant feuillage de la lune des deutzies pourrait à nouveau faire illusion, mais sa « suite », Crêpe reteint à la lune des deutzies, se déroule en deux endroits complètement différents, et s’étend là encore sur plusieurs mois. De même pour À Horikawa le tambour des vagues. Noter enfin que, dans plusieurs de ces pièces, on change de lieu à l’intérieur même d’un acte (le cas le plus flagrant étant peut-être l'acte II de Crêpe reteint à la lune des deutzies.

 

Mais c’est du pinaillage, j’imagine...

 

LA FORME DES PIÈCES

 

Quelques mots toutefois sur la forme des pièces – ce qui va au-delà de leur structure en trois actes, systématique.

 

Un point important à noter est que figure, dans chacune de ces pièces, plusieurs parties chantées, dont deux sont plus particulièrement importantes : celle qui ouvre la pièce, et celle qui, dans les pièces de shinjû, correspond au michiyuki. C’était un élément capital dans le jôruri, car le moment où l’interprète pouvait faire la démonstration de toute sa virtuosité – au point parfois où ces parties chantées étaient ensuite reprises par les spectateurs, devenant ainsi des chansons populaires ; c’est même une chose que Chikamatasu mentionne expressément – et par rapport à ses propres pièces, à deux reprises au moins dans ce volume ! Mais, pour un lecteur français, ces parties chantés – identifiées par l’emploi des italiques et l’absence de ponctuation – sont très problématiques… En effet, les codes japonais voulaient qu’elles soient d’une certaine manière hermétiques – ce qui peut renvoyer au théâtre , pour le coup, dont René Sieffert explique en introduction qu’il fascinait d’autant plus les Occidentaux qu’ils n’y comprenaient tout d’abord rien… En outre, ces parties chantées sont, dans le texte original, très riches de jeux de mots absolument intraduisibles (et éventuellement un peu gratuits…). C’est au point où, parmi les traducteurs du japonais, s’est posée la question : qu’en faire ? Plusieurs solutions ont été envisagées – incluant l’omission pure et simple ! Sinon, le rendu du « sens » s’il y en a un, le rendu phonétique, le rendu littéral – c’est ce dernier choix qui a été ici celui de René Sieffert. Et… Oui : c’est parfaitement incompréhensible.

 

D’autant, mentionnons-le à tout hasard, que René Sieffert, qui évoque la question dans son excellente introduction, a fait le choix de ne pas alourdir sa traduction par des notes – et ce de manière générale ; il y a bien un paratexte, consistant en une longue introduction et une très brève présentation, en deux pages à chaque fois, de chacune des pièces (en associant toutefois celles du Crêpe…), mais rien de plus ; le quatrième et dernier tome, semble-t-il, contiendrait un paratexte d’ensemble revenant sur les vingt-quatre Tragédies bourgeoises. On peut certes s’en passer pour les parties « normales » de la pièce, même si certaines assurément auraient été éclairantes – mais ces parties chantées, riches de clins d’œil et d’allusions accessibles aux seuls spectateurs japonais d’alors, n’en sont que plus hermétiques…

 

Cette difficulté mise à part, il faut relever un aspect peut-être étonnant pour les lecteurs occidentaux – car ces pièces de Chikamatsu ne sont pas formellement présentées comme le théâtre que nous connaissons, ainsi avec l’identification systématique des personnages en train de s'exprimer, ou les didascalies. Tout passait à l’origine, sauf erreur, par un unique interprète manipulant les marionnettes ; dès lors, cet interprète, « l’acteur » de la pièce, en récitait le texte (et le chantait parfois, donc), à la manière d’un chœur, décrivant le cas échéant les actions de ses marionnettes, mais aussi le décor brillant par son absence, en sus de tout ce que les pantins ne sauraient pouvoir exprimer : de fait, les pièces ont plutôt une allure de nouvelles, avec un narrateur omniscient, des répliques identifiées par les guillemets ou les tirets, des « dit-il », etc. Par contre, on ne trouve pas du tout d’indications de jeu dans le texte – cela, ce n’était pas à la charge de l’auteur, mais de l’interprète, qui, pour le coup, retrouvait dans ce domaine une marge de manœuvre dont le texte de Chikamatsu pouvait le priver en revenant sur le principe classique d’improvisation des répliques. L’impression de lire des nouvelles n’en est que plus forte.

 

L’AUTEUR RÉFLÉCHISSANT SUR SON ART

 

Enfin, un autre aspect fascinant de l’art de Chikamatsu est sa capacité à l’interroger lui-même. Dans cet ouvrage, cela ressort d’abord d’un très curieux texte dont René Sieffert donne quelques extraits dans son introduction – un entretien (posthume) avec l’auteur, le fait d’un passionné de théâtre et notamment de jôruri du nom de Hozumi Ikan, qui en avait fait la préface de son livre Naniwa miyagé, paru en 1740 (soit quinze ans après la mort de Chikamatsu). C’est une occasion saisissante de découvrir combien Chikamatsu a révolutionné le théâtre japonais, au travers d’une œuvre qu’il n’hésitait par ailleurs pas à remettre lui-même en question – et l’occasion aussi, peut-être, de témoigner de ce que les contemporains de Chikamatsu, ou certains d’entre eux du moins, pouvaient avoir conscience d’avoir affaire à un génie, dont le succès commercial n’avait d’égal que le talent artistique. Un document du plus bel intérêt, dont je ne sais s’il existe une traduction complète… Mais en voici un passage qui m’a semblé tout particulièrement intéressant :

 

« L’art est quelque chose qui se tient dans l’infime membrane qui sépare la vérité du mensonge. Il est exact que l’on s’ingénie de nos jours à reproduire la réalité au plus près, et que l’on prétend, par conséquent, dans un rôle de karô, reproduire le comportement et le discours d’un véritable karô, mais alors, a-t-on jamais vu le vrai karô d’un daïmyô se barbouiller le visage, comme le fait l’acteur, de rouge et de blanc ? Que si, par contre, sous prétexte qu’un vrai karô ne se farde point, l’acteur voudrait interpréter le rôle en se présentant sur la scène avec une barbe hirsute ou le crâne dégarni, où serait le divertissement ? L’infime membrane se situe dans l’espace qui sépare les deux, précisément. L’art est mensonge qui n’est pas mensonge, vérité qui n’est pas vérité, et le divertissement est dans l’intervalle entre les deux.

 

« Certaine dame du Palais avait un amant et ils éprouvaient l’un pour l’autre une vive passion, mais comme la femme vivait tout au fond des somptueux appartements auxquels l’homme n’avait pas accès, et qu’elle-même n’avait que très rarement l’occasion de l’entrevoir par les interstices d’un store, son désir de l’avoir près d’elle fut si fort qu’elle fit sculpter une image en bois de cet homme, image qui, à la différence d’une statue ordinaire, ne s’écartait pas d’un poil du modèle ; elle en avait fait reproduire les couleurs et le teint, cela va sans dire, et jusqu’au moindre pore de sa peau, de sorte que les orifices du nez ou des oreilles, ainsi que les dents de la bouche, avaient la forme et les dimensions exactes de l’original. Comme on avait façonné ce simulacre en présence de l’homme, la seule différence entre l’un et l’autre était dans le fait que l’un était animé, et l’autre non, mais lorsque la femme put voir l’image à ses côtés, cette imitation, pour parfaite qu’elle fût, la déçut au point qu’elle en éprouva une indicible horreur. Tant et si bien que son amour s’éteignit sur l’heure et que, ne pouvant supporter la présence de cet objet, elle le fit jeter dehors, dit-on.

 

« Tout bien réfléchi, à la lumière de cet exemple, quiconque prétendrait reproduire tel quel un être vivant, fût-ce une beauté comme Yô Kihi [Yang Guifei], ne manquerait pas de décevoir. Voilà pourquoi, et encore que toute image soit chose vaine, si, tout en reproduisant les formes par le pinceau ou le bois sculpté, et en s’attachant à le faire ressembler au modèle, on en traite néanmoins certaines parties à grands traits, c’est ceci, en définitive, qui sera le germe de la séduction qu’elle opérera sur les esprits. Le talent consiste donc, dans la recherche de la ressemblance avec l’original, à laisser subsister des parties tout juste esquissées, et c’est cet artifice même qui touchera les cœurs. Dans un dialogue dramatique de même, l’on aura souvent intérêt à user de pareils procédés. »

 

Mais, dans le cadre même de ce premier tome, cela va en fait bien plus loin, et c’est une chose qui m’a… fasciné ? Le mot n’est peut-être pas trop fort… Car Chikamatsu, dans ces six pièces, se livre parfois à une forme de méta-récit qui interroge directement son art, mais aussi le théâtre en général et son impact sur les spectateurs. On le voit ainsi faire des allusions à ses propres pièces, et notamment le Double Suicide à Sonézaki, mais aussi éventuellement à ses pièces historiques – le cas échéant, il s’auto-parodie, avec la complicité narquoise de ses spectateurs ! Mais il se montre parfois plus simplement factuel, en ce qui le concerne au premier chef, pour envisager de manière plus sérieuse l’art théâtral, ses procédés, ses effets sur le public – en fait, dans ses pièces de shinjû, Chikamatsu lui-même « s’inquiète » (sincèrement ?) de la « mode » du double suicide, et de l’attrait morbide éprouvé par les spectateurs pour ces faits-divers sordides à l'origine de ses propres pièces…

 

En fait, Chikamatsu est d’une certaine manière impitoyable – pour son art, pour ses sujets, pour ses personnages, pour son public. Et, tout en s’acquittant de sa tâche avec tout le brio que l’on est en droit d’atteindre d’un immense artiste tel que lui, qui était tout autant un auteur populaire, il n’épargne pas ses « clients » de ses piques, et au-delà des seules perfidies portant sur l’éthique bourgeoise – ainsi dans À Horikawa le tambour des vagues, pièce dont le titre, si « poétique » à nos yeux, déborde en fait de significations ; car l’histoire met bien en scène un maître de tambour… à ceci près que Horikawa, par contraste, désigne un ruisseau certes pas à même de produire des vagues, tambour ou pas ; dès lors, ce titre se veut d’une certaine manière une critique du contenu même de la pièce, basée sur une anecdote scabreuse mais, hélas, banale également – et on pourrait donc le rendre par… Beaucoup de bruit pour rien ? C'est en tout cas ce que suggère René Sieffert...

 

Je vais maintenant tâcher de dire quelques mots de ces six pièces.

DOUBLE SUICIDE À SONÉZAKI

 

Double Suicide à Sonézaki (que j’avais déjà lue sous le titre La Mort des amants à Sonézaki, dans la très bonne anthologie Mille Ans de littérature japonaise conçue et traduite par Nakamura Ryôji et René de Ceccatty) est donc la première des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu, et donc une pièce de jôruri. Chikamatsu n’y accordait à la base guère d’importance, et c’est peu dire : la pièce était envisagée comme un expédient pour compléter une pièce historique – la « vraie » pièce de la représentation – qui s’était avérée un peu trop courte. Ça n’en est pas moins une pièce d’une grande importance – dans l’œuvre de Chikamatsu, et dans le cadre plus large du théâtre japonais, voire de la littérature japonaise… et pourquoi pas au-delà ? Très vite, en tout cas, c’est un succès, particulièrement inattendu, mais non moins palpable – les parties chantées notamment déchaînent l’enthousiasme des spectateurs. Pour Chikamatsu, son théâtre et son interprète, c’est là le signe qu’il faut persévérer dans cette voie.

 

La pièce, élaborée un peu à la va-vite, s’appuie donc sur un fait divers très récent. Comme dit plus haut, ce genre de sewa-mono n’était pas totalement inédit, et les représentations de kabuki, notamment, pouvaient y faire allusion, mais au travers de séquences improvisées par les acteurs. En jôruri, par contre, c’est une première – et surtout dans l’optique où le sujet était donc traité au travers d’un texte conçu préalablement, plutôt que d’être laissé aux aléas de l’inspiration des acteurs sur le vif.

 

L’histoire est on ne peut plus simple (et la pièce très courte à s’en tenir au seul volume du texte : une trentaine de pages ; les suivantes sont plus longues, mais guère) : un bourgeois, Tokubyôé, et une courtisane, O.Hatsu de la maison Tenma, s’aiment d’un amour impossible. L’hostilité du monde les incite à mourir ensemble et de leur propre main. À ce stade, c’est presque une épure…

 

Pourtant, la pièce n’est pas exemple de rebondissements, à même de susciter et d’entretenir l’enthousiasme des spectateurs. Et il y a par ailleurs cet ajout de Chikamatsu – un de ses « espaces de liberté » qu’il entendait conserver dans ses sewa-mono : l’ajout d’un personnage totalement fictif, du nom de Kuheiji, un très beau salaud qui, en fait, détourne complètement les motivations réelles du double suicide, à moins qu’il ne s’agisse de les sublimer dans un symbole éloquent. Kuheiji est censément un ami de Tokubyôé ; ce dernier, naïf, lui a prêté une forte somme d’argent, sous la promesse de la rembourser assez tôt, condition nécessaire au salut des deux amants… Mais Kuheiji s’avère un escroc : non seulement il ne rend pas l’argent à Tokubyôé, mais il va jusqu’à l’accuser d’être un menteur et, pire encore, un faussaire qui se serait emparé de son propre sceau pour forger une reconnaissance de dette totalement fictive ! Tokubyôé, du fait de ses accusations, est moqué, battu même, définitivement humilié – c’est bien pour cela qu’il n’a plus d’autre alternative que le suicide… De plus, en mettant ainsi une somme d’argent au cœur de la scène sentimentale, Chikamatsu appuie encore un peu sur la dimension bourgeoise du drame, pour un effet aussi douloureux que révoltant.

 

Double Suicide à Sonézaki s’avère bel et bien une très bonne pièce, et qui produit son effet – même si je suis assez logiquement passé à côté des deux parties chantées, la « visite touristique » qui ouvre la pièce (procédé qui reviendra souvent), et, bien sûr, le michiyuki.

 

UNE CHANSON DE SATSUMA

 

Une chanson de Satsuma est une pièce à part dans ce volume, comme je l’avais déjà avancé plus haut – et pas seulement parce que c’est, de loin, la plus longue du recueil en volume de texte. La distance par rapport aux événements narrés (distance temporelle, une quarantaine d’années, mais aussi distance au sens spatial, car nous sommes alors en partie dans la lointaine province de Satsuma) joue un rôle essentiel, presque au point de disqualifier la désignation de sewa-mono, outre que le thème n’avait rien d’inédit, ayant été abondamment traité avant Chikamatsu (notamment dans l’optique de la chanson populaire à laquelle le titre fait référence, mais aussi, donc, par le grand romancier Saikaku, vingt ans plus tôt). La pièce, en outre, concerne davantage le monde des samouraïs (même s’il s’agit de les railler) que celui des bourgeois. Enfin, la pièce se finit bien, par une intervention de type deus ex machina, qui vient invalider l’idée même de shinjû – tout cela, donc, parce qu’il s’agit d’une pièce « de début d’année », je n’y reviens pas.

 

J’insisterai uniquement ici sur la dimension comique de la pièce, qui ressort notamment, en ouverture, du « défilé des valets », autant de canailles en quête d’emploi, gouailleuses et moralement suspectes, plus globalement de la moquerie sur les bushi, enfin et probablement surtout dans le jeu sur les travestissements des personnages : deux couples sont présents, en miroirs, dont un où l’homme se déguise en femme et l’autre où la femme se déguise en homme, pour des raisons trop compliquées pour être rapportées ici ; bien sûr, ces travestissements débouchent largement sur les grivoiseries que vous supposez, même si le rapport du Japon d’Edo à ces procédés n’avait sans doute pas grand-chose à voir avec la lourdeur éventuellement beauf à laquelle nous sommes habitués dans ce registre.

 

La pièce n’est pas mauvaise en soi – en fait, malgré nombre d’éléments cryptiques, elle demeure assez drôle… Chikamatsu construit habilement son récit (mieux que Saikaku son roman, à en croire René Sieffert – chose à vérifier dans Cinq Amoureuses, volume qui patiente dans ma bibliothèque de chevet), et, dans cette pièce aux allures de farce jusque dans le michiyuki, il s’accorde aussi de créer un beau personnage avec O.Ran, la coiffeuse de Koman, la femme d’un des deux couples centraux ; on peut noter la parenté des noms, qui est un procédé au cœur de la pièce, mais, de manière plus constructive peut-être, il faut s’attarder sur O.Ran, car elle est typique des personnages de femmes inventés de toutes pièces par Chikamatsu pour « humaniser » quelque peu ses sewa-mono qui risqueraient autrement d’être un peu trop « secs » ; car ces femmes sont peu ou prou les seuls personnages unilatéralement sympathiques de ces pièces (et souvent d’extraction humble, mais pas toujours, ceci dit).

 

Mais Une chanson de Satsuma, même avec ces quelques aspects notables, est donc une pièce à part dans ce premier tome des Tragédies bourgeoises – car ni tragique, ni bourgeoise.

DEUX LIVRETS ILLUSTRÉS POUR UN DOUBLE SUICIDE

 

Avec Deux Livrets illustrés pour un double suicide, Chikamatasu revient sans ambiguïté à la manière du sewa-mono… sinon à celle du shinjû, car, s’il se fonde à nouveau sur une anecdote très récente d’un nouveau cas de double suicide, il en présente pourtant une variation étonnante, lui permettant d’éviter de simplement livrer un « remake », si j’ose dire, du Double Suicide à Sonézaki… tout en faisant explicitement le lien avec sa propre pièce, et avec la mode du shinjû déjà bien amorcée ! On voit bien ici combien Chikamatsu, en plus d’être un poète habile, était un dramaturge particulièrement retors et en même temps lucide et pertinent…

 

En effet, le présent double suicide n’est pas « canonique », car les deux amants, l’homme Ichirôémon et la femme O.Shima, ne meurent pas au même endroit ; toutefois, s’ils ne meurent pas ensemble au sens spatial, ils meurent bien ensemble au sens temporel – avec cette idée étonnante mais forte des amants chronométrant à distance leurs gestes, par la récitation de la formule « Namu Amida-butsu ! » tout en égrenant un chapelet ; l’art de Chikamatsu, ici, ressort tout particulièrement de ce michiyuki fantasmatique, où les amants se rejoignent en rêve, quand bien même ils meurent séparément…

 

S’ils meurent véritablement ? Car il y a une ambiguïté dans la pièce, ou plus exactement dans son titre – qui ne fait pas seulement référence au double suicide, mais d'abord aux « deux livrets » qu’il a suscités. En effet, l’affaire avait d’autant plus passionné les bourgeois d’Ôsaka qu’elle avait quelque chose de suspect : c’est que le corps d’Ichirôémon n’avait pas été retrouvé… On a parlé de double suicide parce qu’Ichirôémon avait laissé une lettre d’adieu y faisant directement référence ; mais l’absence du cadavre n’en était pas moins problématique. Et les « livrets » rapportant le fait-divers s’opposaient donc : certains, dans l’optique romantique du shinjû, ne mettaient pas en cause la réalité du geste d’Ichirôémon, mais d’autres avançaient qu’il s’agissait peut-être d’un escroc, qui aurait poussé son amante au suicide et fait croire au sien pour disparaître et ne pas avoir à régler quelques fâcheuses dettes… Chikamatsu fait donc référence à cette ambiguïté dès le titre de la pièce, mais le contenu semble préférer la thèse d’un Ichirôémon parfaitement sincère, et mourant bel et bien en même temps que sa chère O.Shima – par ailleurs, dans la pièce, c’est comme toujours cette dernière qui fait la proposition de double suicide, et non Ichirôémon comme dans la version « suspicieuse » du fait-divers.

 

Mais cette question des « deux livrets » a bel et bien son importance – simplement, d’un autre registre : il s’agit de témoigner de la passion des bourgeois pour ce genre d’affaires scabreuses, passion qui a justifié, après le succès du Double Suicide à Sonézaki, que Chikamatsu remette en scène un shinjû avec la présente pièce. Or « l’histoire vraie », ici, fait la démonstration qu’elle est régulièrement plus improbable que la fiction, en servant à l’auteur un sujet tellement parfait qu’il en devient presque suspect à son tour : c’est que l’amante d’Ichirôémon, O.Shima, était comme O.Hatsu une courtisane… et dans la même maison Tenma ! Maison dans laquelle on évoque avec douleur, crainte, et parfois un certain égoïsme, le drame de Sonézaki, en faisant autant que possible en sorte qu’il ne se reproduise pas – mais en vain. Et ce n’est pas seulement le drame de Sonézaki qui est rappelé et constitue une forme de point de départ aux pires tragédies – mais tout autant, et explicitement, la pièce de Chikamatsu elle-même ; lequel en profite à nouveau pour s’auto-parodier !

 

Ce semblant de « méta-récit », dont nous aurons d’autres exemples par la suite, n’est pas le moindre intérêt de cette pièce habile – presque au point de la perversion...

 

CRÊPE ÉCARLATE RUTILANT FEUILLAGE DE LA LUNE DES DEUTZIES/CRÊPE RETEINT À LA LUNE DES DEUTZIES

 

Deux pièces sont ensuite à envisager ensemble, Crêpe écarlate rutilant feuillage de la lune des deutzies (oui) et Crêpe reteint à la lune des deutzies, car la seconde est la suite directe de la première : en fait, le premier acte de la seconde est à quelques lignes finales près le dernier acte de la première pièce, au point qu'il n'est pas reproduit ! On pourrait donc très bien y voir un ensemble en cinq actes. J’ai cru comprendre, du coup, qu’il y avait peut-être là une entorse à la chronologie des pièces, autrement respectée sur l’intégralité de cette édition en quatre tomes ? Le fait est, en tout cas, que les événements narrés dans la première pièce sont d’une certaine manière « complétés » dans les faits quelque temps plus tard, ce qui justifie une suite.

 

Car les deux pièces se fondent là encore sur des événements très récents, mais, outre l’âge des protagonistes (le couple engagé sur la voie du shinjû est peu ou prou adolescent), les circonstances du shinjû sont très particulières, qui expliquent cette séparation en deux pièces. En effet, la première narre le double suicide des jeunes Yohei et O.Kamé… mais ce shinjû échoue, puisque Yohei survit ; la deuxième pièce narre donc après coup comment Yohei prendra enfin sa vie, avec du retard sur ce qui était prévu...

 

On peut relever un autre trait singulier – mais peut-être dû à une déformation, tenant à ce que je suis un lecteur occidental, et du XXIe siècle ? En effet, les deux pièces usent de procédés que l’on serait tenté de qualifier de « fantastiques » : dans les deux pièces, on trouve la même devineresse, qui évoque tout d’abord, à la demande d’O.Kamé, l’esprit d’un Yohei pourtant bien vivant, tandis que dans la seconde pièce, à la demande de sa famille, elle évoque l’esprit d’O.Kamé morte – lequel esprit rend ensuite visite au survivant Yohei, ou plutôt Jokyû, car tel est son nom de religieux (sa famille l’a fait rentrer dans les ordres pour éviter le châtiment réservé aux suicidants de shinjû qui se « rateraient » – la peine de mort, bien sûr…). Mais les spectateurs nippons d’alors n’y voyaient pas forcément quelque chose de fantastique, du moins concernant l’activité de la devineresse (que Chikamatsu raille un peu au passage pour son goût du lucre, qui en fait bel et bien un personnage « bourgeois ») ; la visite du fantôme d’O.Kamé à Jokyû, je tends par contre à croire qu’il ne faut pas la prendre au pied de la lettre, et que le public de Chikamatsu était porté à l’envisager pour ce qu’elle est : un pur effet dramatique.

 

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur ces deux pièces liées, très riches… Je note tout de même avant tout que leurs personnages ne sont globalement guère sympathiques – en fait il n’y en a pas un pour rattraper l’autre… ou plutôt si, il y en a un : comme O.Ran dans Une chanson de Satsuma, le personnage le plus aimable de la pièce a été entièrement inventé par Chikamatsu – il s'agit de la tante, anonyme et aveugle, tant de Yohei que d’O.Kamé (une histoire d’adoption complique largement la donne dans cette affaire, le lien avec Yohei est indirect).

 

Et le pire est peut-être aussi dans ce cas : la marâtre d'O.Kamé, Ima, ô combien détestable, manipulatrice et haineuse ; mais est-elle finalement bien pire que son odieux frère cadet Denzaburô, arriviste sans cœur ?

 

Mais le problème dans cette pièce – en fait un atout essentiel de la narration –, c’est que les autres personnages, tous, ne sont pas forcément beaucoup plus positifs, et ont des choses à se reprocher… Ainsi d'abord de Yohei, pourtant le « héros » des deux pièces : il est tout à la fois un personnage éminemment tragique… et un bourgeois jusqu’à l’os, mais au point où sa mesquinerie et sa défiance le conduisent à l’humiliation, et seulement celle-ci, ensuite, au suicide – qu’il rate, donc, la première fois, humiliation supplémentaire. Déjà, son esprit évoqué par O.Kamé de son vivant, dans la première pièce, livrait un étonnant discours, où la sagesse associée aux esprits est bizarrement pondérée par un pragmatisme petit-bourgeois : finalement, il parle bien plus de brocante que de son amour censément passionnel pour O.Kamé… Certes, il est trompé ensuite dans une sombre histoire de testament par les odieux Ima et Denzaburô – mais, à tout prendre, Chikamatsu nous montre un homme qui s’est laissé piéger, parce qu’il le voulait bien d’une certaine manière, parce qu’il était trop faible et mesquin pour se prémunir de cette tromperie… Peut-il vraiment se contenter de dire que tout cela est de la faute d’Ima et de Denzaburô ? Il tente bien d’avancer cette « excuse »… mais, sous la plume de Chikamatsu, on a le sentiment que lui-même n’y croit guère.

 

Ce qui produit une scène très douloureuse, proprement déchirante, à mon sens plus encore que celles de doubles suicides à proprement parler – où la vraie « victime » n’est peut-être pas tant Yohei, ou O.Kamé presque reléguée alors au second plan, pour le coup, mais bien Kasaya Chôbei, soit le père d’O.Kamé et « l’oncle » de Yohei, brocanteur de son état. Assurément aussi bourgeois que ce Yohei au départ censé lui succéder, ce qui le conduit lui aussi à la mesquinerie (O.Kamé morte lui en fera la démonstration éclatante et terrible dans la seconde pièce), il n’en exprime pas moins une souffrance poignante et même insupportable, à chaque fois dans les actes II des deux pièces (il y a une certaine symétrie dans leur construction, avec donc cet acte III de la première pièce qui est aussi l’acte I de la seconde, et, dans les deux cas, l’intervention de la devineresse).

 

Mais, donc, Yohei échoue dans son shinjû – scène terrible là aussi, car Chikamatsu évoque avec des mots puissants le tourbillon de cet homme, pris entre résolution et impuissance… C’est ce qui détermine, et ici Chikamatsu respecte les faits, l’orientation de la seconde pièce, Crêpe reteint à la lune des deutzies, laquelle ne peut donc que mettre en scène le suicide cette fois « réussi » de Yohei/Jokyû. Seulement, d’ici-là – essentiellement donc dans la première partie de l’acte II de la seconde pièce –, Chikamatsu peut donc traiter d’une chose peu ou prou absente de ses pièces jusqu’alors : les remords et la souffrance des proches des suicidés… Dans la scène de la devineresse, pourtant pas épargnée par quelques traits comiques, mais très allusifs, les récriminations d’O.Kamé défunte, impitoyables, suscitent les larmes de ses parents : son aimable tante bien sûr, son père Chôbei de manière particulièrement marquée, et même, même ! d’une certaine manière, sa marâtre Ima et le perfide Denzaburô, qui semblent ployer l’échine sous les accusations du fantôme, et être bien obligés de reconnaître qu’ils ont eu leur part dans les tragiques événements…

 

Mais la structure de la pièce, ici, laisse en fait tomber la symétrie que l’on devinait jusqu’alors, pour tenter tout autre chose. En effet, l’acte II se partage en deux scènes considérablement éloignées : la première fait donc figurer la famille d’O.Kamé dans l’échoppe de la devineresse, mais la seconde nous conduit à l’ermitage où s’est retiré Jokyû – et c’est donc le fantôme d’O.Kamé qui fait le lien entre les deux scènes. Comme c’est dans cet acte, au final, que les personnages des amants sont réunis par-delà la mort, le michiyuki « interrompu » peut reprendre, et notre « héros » meurt donc à la fin de l’acte II, et non comme d’usage à la fin de l’acte III. Reste pourtant ce dernier acte… De manière presque « anti-théâtrale », il consiste en une lettre de Yohei expliquant son geste – ce qui, bien plus que son évocation spirituelle dans le premier acte de la première pièce, lui permet d’exprimer enfin un vrai discours plus digne, faisant en même temps écho aux récriminations de la défunte O.Kamé, encore que sur un mode absolument pas vindicatif, différence essentielle. La structure peut paraître un peu branlante (surtout si l’on y ajoute un premier acte entièrement repris d’une pièce antérieure – de là à accuser l’auteur de « fainéantise »…), l’effet est pourtant remarquable, et tout à fait poignant. Avec de très beaux moments jusque dans cette ultime lettre… et jusque dans ses ultimes ressorts bourgeois, qui persistent malgré tout : « Vieille poussière déposée sur la roue du destin, plutôt que d’être vendu à perte sur le nocturne marché de l’obscure ignorance, cette nuit même, au jour anniversaire du trépas de l’épouse, le rasoir qui, l’an dernier, fit mourir O.Kamé, aiguisé à la jonction de son destin et du mien, je vais, délivré des songes d’un sommeil de vingt-deux années, l’appliquer au milieu de mon front et, ce mois et ce jour, me détruire par sa lame acérée, ah, tristesse ! »

 

Notons enfin que Chikamatsu poursuit ici le petit jeu de la pièce précédente consistant en allusions au jôruri d’alors, débordant de shinjû, et au premier chef bien sûr à ses propres pièces, d’une responsabilité accrue

 

L’ensemble a peut-être quelque chose d’un peu bancal, mais, pour tout un tas de raisons, ce sont ces deux pièces enchaînées qui m’ont le plus ému dans ce premier tome – ému au point de la douleur.

À HORIKAWA LE TAMBOUR DES VAGUES

 

Reste une dernière pièce dans ce premier tome, intitulée À Horikawa le tambour des vagues ; j’ai expliqué plus haut le sens de ce joli titre… Mais cette pièce, comme Une chanson de Satsuma plus haut, tranche un peu, encore que d’une manière toute différente, sur le reste de ce premier tome – surtout en ce qu’il ne s’agit pas cette fois d’un shinjû, si la pièce demeure tragique… Par ailleurs, comme Une chanson de Satsuma, cette dernière pièce fait intervenir au premier plan des samouraïs, plutôt que des bourgeois. La charge n’en est pas moins sévère : Chikamatsu ne se contente pas ici de moquer gentiment les ridicules de la caste supérieure, il en dénonce la laideur – une laideur d'autant plus hideuse qu'elle se fait passer pour honneur…

 

En effet, la pièce traite avant tout d’un adultère et de ses sanglantes conséquences. À Kyôto, la noble dame O.Tané, toujours fidèle à son samouraï d’époux Ogura Hikokurô, et ce en dépit de ses longues absences en raison de son service à Edo, a un fâcheux penchant pour le saké, qui lui fait facilement tourner la tête… Un peu ivre, ce qui suscite d’abord des moments comiques, elle s’abandonne, elle qui protestait de sa pureté, à une passion d’un instant, dans les bras du maître de tambour (un bourgeois, donc) Miyaji Gen.émon – lequel est un personnage en fait très effacé, par ailleurs pas présenté comme un mauvais bougre lui non plus ; mais il a bu, certes, et ne résiste guère aux pressions malvenues de la charmante O.Tané qui s'oublie dans un instant fatal… La scène a un ton badin plutôt charmeur – mais le lecteur/spectateur sait au fond très bien ce qu’il en est : tout cela finira mal…

 

Effectivement : averti par les commérages (ceux notamment de la propre sœur d’O.Tané, O.Fuji, plus qu’ambitieuse, ceux aussi d’un samouraï à son service, Isobé Yaka.émon, figure odieuse d’hypocrisie, d’autres encore qui ne cachent pas qu’O.Tané, à son crime charnel, a ajouté celui de l’avortement clandestin…), Hikokurô réagit comme un samouraï devant cette inqualifiable atteinte à son honneur : avec la brutalité d’un homme de guerre en cette longue ère de paix, il tue son épouse, puis part chasser le maître de tambour terrorisé, et l’élimine à son tour.

 

Et là, d’une certaine manière, on a l’impression que l’auteur se fâche, et que sa pièce, encore que sans excès démonstratifs, vient poser à son audience bourgeoise cette question : quel honneur y a-t-il, pour un prétendu guerrier, à tuer une femme sans défense et un musicien entre deux âges et que la loi désarme ? Chikamatsu, bien sûr, ne peut pas se montrer aussi frontal, et il n’est certes pas exclu que je surinterprète... Il me semble quand même que le regard porté sur les bushi a changé, depuis Une chanson de Satsuma : là où cette pièce pouvait se montrer badine et joyeusement légère jusque dans les éclats de larmes d’un shinjû heureusement contrecarré, le ton aimable, souriant, presque libertin de l’ouverture de la présente pièce tranche, si j’ose dire, sur le massacre qui doit en résulter, commis par l’époux bafoué – et finalement pas si jaloux : on a l’impression qu’il n’obéit que par automatisme, n’accordant au fond à son épouse O.Tané, ni son amour, ni même le luxe de sa haine…

 

Mais le pire, dans tout cela, c’est peut-être ce qu’exprime le titre ? Le théâtre et les feuillets se sont emparés de la sordide affaire, et Chikamatsu comme les autres – il le dit, d’une certaine manière. Mais le plus terrible est peut-être que ce drame, loin de l’aura romantique du shinjû à la mode, est d’une affligeante banalité… À Horikawa le tambour des vagues, ou Beaucoup de bruit pour rien ?

 

FASCINANT

 

Je ne vous cacherai pas m’être engagé dans ce premier tome un peu à reculons – je redoutais, après avoir déjà lu, sous une autre traduction et un autre titre, La Mort des amants à Sonézaki, d’enchaîner des pièces répétitives, sans doute brillantes aux yeux d’un public japonais lettré, mais plus hermétiques et plus « sèches » pour un lecteur occidental contemporain ; je craignais un peu, en fait, d’être complètement insensible à leur propos – que Chikamatsu, en somme, me fasse l’effet de son contemporain Bashô… Autant dire que je me « forçais » un peu – parce que je ressentais une forme de nécessité extérieure à lire ce grand classique de la littérature japonaise, pour en avoir au moins une vague idée, mais sans en attendre forcément grand-chose de très palpitant...

 

Rien de plus faux, pourtant : au fil de ces six pièces, et en prenant en compte ma totale incompréhension ou presque des parties chantées, j’ai découvert un auteur habile, roué, lucide et pertinent, un manipulateur de premier ordre, une plume à l’avenant, un maître du récit et de ses rebondissements, sachant satisfaire à la fois son public et la postérité au travers d’œuvres bien moins innocentes et prosaïques que ce que lui-même semblait croire, ou prétendre.

 

J’ai en fait pris beaucoup de plaisir à lire ces six pièces, qui sont tout à fait fascinantes, outre qu’elles sont souvent poignantes. Me reste trois tomes et dix-huit pièces ? Rien que pour Les Tragédies bourgeoises ? Eh bien, je vais m’y mettre – et avec beaucoup plus de confiance, du coup ! En tâchant éventuellement de voir aussi l’auteur s’exercer à d’autres registres, comme dans Le Mythe des quarante-sept rônin...

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CR Imperium : la Maison Ptolémée (28)

Publié le par Nébal

Le tsunami déferle sur les archipels à l'est de Cair-el-Muluk.

Le tsunami déferle sur les archipels à l'est de Cair-el-Muluk.

Vingt-huitième séance de ma chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Ipuwer, le jeune siridar-baron de la Maison Ptolémée, sa sœur aînée et principale conseillère Németh, le Docteur Suk Vat Aills, et l’assassin (maître sous couverture de troubadour) Bermyl.

 

I : APPRENDRE DU DÉSERT

 

[Lors de la partie précédente, le joueur incarnant le Docteur Suk, Vat Aills, était absent ; j’avais intégré dans le compte rendu quelques indications tenant aux instructions qu’il m’avait fournies, mais il fallait revenir sur quelques points corollaires en début de séance.]

 

[I-1 : Vat : Taharqa Finh, Nofrera Set-en-isi] Vat dirige donc une expédition dans le Continent Interdit afin de percer les secrets de la Tempête ; il est accompagné de l’archéologue et historien Taharqa Finh, de la climatologue Nofrera Set-en-isi, de deux guides atonistes de la Terre Pure, et d’une petite troupe de commandos d’élite habitués au désert.

 

[I-2 : Vat] Vat s’intéresse à plusieurs points de cet environnement très particulier – à la lisière du grand désert de sable au centre duquel se trouve la Tempête, sachant que leur camp de base, dans une grotte, se situe environ à 300 kilomètres de la limite du phénomène ; c'est, à en croire les Atonistes, l’abri le plus proche que l’on puisse trouver. Par ailleurs, ils n’ont jamais pu dépasser un rayon de 150 kilomètres environ, l’endroit où la violence des vents et le sable qu’ils transportent empêchent de s’approcher davantage sans un équipement adéquat (au moins une sorte d’armure, sans doute complétée par des suspenseurs afin de faciliter les mouvements), dont ils ne disposent pas sur place.

 

[I-3 : Vat] Premier point : la flore. Elle est très rare, mais il y en a tout de même un peu – généralement là où l’on trouve de l’eau, et donc souvent dans les abris rocheux (rien de la sorte dans le désert de sable environnant la Tempête). On trouve essentiellement des sortes de fougères, ou quelques plantes grasses, outre des champignons et moisissures assez variés ; seuls ces derniers semblent pouvoir être éventuellement comestibles. Mais, de manière générale, il n’y a aucune trace d’une quelconque agriculture, cette végétation est très limitée et clairement sauvage.

 

[I-4 : Vat : Thema Tena] Concernant la faune, elle consiste a priori uniquement en insectes – et Vat manque un peu de bagage zoologique pour apprécier leur singularité ; toutefois, cela correspond bien à ce que Thema Tena avait évoqué. Ces insectes sont propres au désert du Continent Interdit, on n’en trouve pas de semblables sur la face habitée de Gebnout IV. Ils sont somme toute peu nombreux, mais on en trouve souvent là où il y a de l’eau, et donc essentiellement dans les abris rocheux tel que celui où l’expédition a installé son camp de base ; ce sont des insectes fouisseurs, et par ailleurs des insectes sociaux, qui vivent en colonies pouvant évoquer des ruches – mais celles-ci ne semblent pas leur être imposées par la crainte de prédateurs ou le besoin de protection contre des phénomènes climatiques, seule la proximité systématique de l’eau peut être notée. Vat, attentif, a cependant pu remarquer, dans les mouvements les plus avancés de l’expédition, à environ 150 kilomètres de rayon de la Tempête, qu’on trouvait de semblables insectes dans le sable.

 

[I-5 : Vat] Vat se demande si les Atonistes n’auraient pas quelques « légendes » concernant cette flore et cette faune, mais on le détrompe très vite : le mouvement atoniste, par ailleurs assez récent, a une approche largement pragmatique de son Pèlerinage Perpétuel, et ne s’est pas construit sur une base folklorique…

 

[I-6 : Vat] Concernant la structure géologique du sol, elle est assez difficile à déterminer – même si l’expédition avait pris soin de se munir de matériel de forage. Mais le désert de sable ne facilite pas exactement les opérations ; il y a sans doute une couche plus dure, probablement de roche, sous le sable, mais c’est très profond – et rien à la surface ne permet de déterminer des variations à cet égard. Pas de sables mouvants, par contre. Mais, en surface, la morphologie du désert de sable est très variable, car les dunes sont poussées par le vent et sans cesse remodelées – elles vont donc toujours dans le même sens ; mais, à la lisière des zones rocheuses, des turbulences récurrentes peuvent propulser les particules de sable dans l’atmosphère et les ramener au cœur de la Tempête, ainsi auto-alimentée. Vat envisageait d’user d’une technologie de pointe, probablement ixienne, pour creuser des tunnels sous le sable, mais il ne dispose pas sur place de ce genre de matériel très pointu, et sans doute n’y en a-t-il pas à la base sur Gebnout IV ; maintenant, il est sans doute possible de s’en procurer via le marché franc de la lune de Khepri, mais ça ne s’annonce pas forcément évident… d’autant que la Guilde surveille les transactions, bien sûr. Le même problème se pose concernant les « sondes » que Vat aimerait envoyer dans la Tempête pour y rassembler des données (même si envoyer des projectiles, avec du matériel de mesure, pourrait être envisagé sans trop de difficultés ; le problème serait alors de récupérer les données).

 

[En termes de jeu : la Maison Ptolémée a un Niveau Technologique (NT) de 4, ce qui est le meilleur score envisageable pour une Maison noble créée par des PJ ; le NT 5 existe, mais n’est accessible qu’aux Maisons plus puissantes et davantage engagées dans la voie de la science et de la technologie, par exemple la Maison Wikkheiser (certaines technologies, dites NT X, sont inaccessibles aux Maisons quelles qu’elles soient, et réservées à des factions très spécifiques telles que la Guilde Spatiale ou le Bene Tleilax – forcément…) ; via Khepri, se procurer du matériel NT 5 est envisageable (contrairement au NT X), mais coûteux, long, et éventuellement dangereux.]

 

[I-7 : Vat] Par ailleurs, au fil des observations, les membres de l’expédition n’ont pas constaté de phénomène particulier tels que des « objets » qui « entreraient » ou « sortiraient » de la Tempête ; ils ont donc pu s’approcher dans un rayon d’environ 150 kilomètres, mais pas plus loin – cependant, les armures envisagées plus haut (avec suspenseurs, boucliers, etc.) pourraient sans doute être conçues sur Gebnout IV, sans nécessiter des transactions sur le marché franc de Khepri. À vrai dire, les armures des commandos pourraient être « bricolées » dans ce sens. Vat communique donc avec Cair-el-Muluk pour « passer commande » de tous ces éléments.

 

[I-8 : Vat : Nofrera Set-en-isi] Vat discute avec Nofrera Set-en-isi de la Tempête, mais la climatologue n’est pas forcément en mesure d’apporter grand-chose de neuf pour l’heure. En tout cas, elle confirme l’évidence : ce phénomène n’a absolument rien de naturel, et c’est forcément la Guilde qui l’a suscité à l’origine et entretenu depuis, via ses satellites de contrôle climatique. Elle analyse cependant le fonctionnement très concret du phénomène, avec sa nature de tourbillon, la formation des dunes, le circuit d’auto-alimentation, etc.

 

[I-9 : Vat : Taharqa Finh ; Taa] Vat s’entretient aussi avec Taharqa Finh de ses conclusions concernant le Mausolée des Ptolémée, qu’il avait étudié avant que l’expédition s’enfonce dans le désert. L’archéologue, fasciné par cette structure, confirme que « tout colle » au niveau des dates : le Mausolée a sans doute été construit il y a quatre ou cinq millénaires de cela, à l’époque où les Ptolémée ont progressivement déplacé le centre du pouvoir sur Gebnout IV dans la ville somptuaire de Cair-el-Muluk – d’abord en y transférant le Palais, ensuite en y bâtissant, avec l’accord voire à terme la complicité du Culte Épiphanique du Loa-Osiris, le Grand Sanctuaire d’Osiris ; c’est donc à la même époque que le rituel du « voyage des morts » a été mis en place, avec ses spécificités concernant les siridar-barons défunts, justifiant l’implantation secrète dans la région de l’ordre des Sœurs d’Osiris, dont Taa est aujourd’hui la dirigeante (Taharqa Finh s’est longuement entretenue avec elle – dans une discussion bien trop pointue pour qui n’est pas spécialiste de la matière) ; corrélativement, c’est donc l’époque où le « tabou » concernant le Continent Interdit a été formulé puis est devenu canonique, sans que l’on n’y change rien jusqu’à ces dernières semaines...

 

II : UNE AFFAIRE DE POISONS

 

[II-1 : Bermyl : Taho, Vat Aills, Németh Elihot Kibuz] Bermyl a fait évacuer le cadavre empoisonné de son agent Taho, confié aux services du Docteur Suk Vat Aills, même en l’absence de ce dernier. Il s’interroge sur le sens des paroles du défunt, affirmant que leurs ennemis connaissaient leurs mouvements (ou en tout cas ceux de Bermyl) à l’avance : auraient-ils recours à la Prescience ? Il lui faut communiquer aussitôt cette information à Németh, et l’assassin retourne de ce pas au Palais ; il soupçonne Elihot Kibuz, le maître assassin fantoche, dont il sait les talents en matière de poison, d'être le responsable de la mort de Taho

 

[II-2 : Bermyl : Németh] Mais, alors même qu’il rentre au Palais, Bermyl perçoit à son tour qu’une tempête approche – littéralement, qu’il y a de l’électricité dans l’air, ce qui n’est pas normal… Bien sûr, il n’est pas le seul à s’en rendre compte : la foule de Cair-el-Muluk, tout autour de lui, partage cette surprise, qui tourne immédiatement à l'inquiétude, voire à la panique – mais peut-être d’autant plus que, parmi cette foule, bien rares sans doute sont ceux qui ont pu se rendre sur d’autres planètes que Gebnout IV, et assister de leurs yeux à pareil phénomène, inédit sur le fief planétaire des Ptolémée Il n’est que plus urgent de discuter de tout cela avec Németh – de cette certitude que leurs ennemis ont au moins une longueur d’avance sur eux. Il lui adresse un message à cet effet, lui demandant aussi si elle a la moindre idée de comment leurs ennemis pourraient procéder (Prescience ou autre méthode).

III : RÉUNION DE CRISE

 

[III-1 : Németh : Bermyl, Taho] Németh est alors sur le balcon océanique, où elle regarde les yeux exorbités la tempête qui approche ; elle avait déjà reçu une laconique notification de Bermyl, rapportant la mort de Taho, mais les communications les plus récentes de l’assassin en route pour le Palais lui sont alors apportées sur le balcon par une estafette. Németh retourne à l’intérieur, prend connaissance du message, et congédie l’estafette après lui avoir confié la tâche de donner à Bermyl l’ordre de rentrer immédiatement au Palais.

 

[III-2 : Németh, Ipuwer : Apries Auletes, Ngozi Nahab, Clotilde Philidor] Une réunion de crise s’impose, dans un endroit approprié. Németh se rend compte alors qu’elle ne sait même pas où se trouve son frère Ipuwer, à impliquer forcément, depuis son retour d’Heliopolis où il s’était entretenu avec le chef de la police Apries Auletes (notamment concernant Ngozi Nahab) – même si elle lui avait communiqué, sans entrer dans les détails, l’incident survenu avec Clotilde Philidor la veille au soir. En fait, il se trouvait au bord de sa piscine… où il a lui aussi perçu la tempête qui s’annonçait ; dans le plus simple appareil ou peu s’en faut, il s’est aussitôt précipité dans les couloirs du Palais pour retrouver Németh, et les deux se rencontrent donc au détour d’un couloir, chacun en quête de l’autre.

 

[III-3 : Németh, Ipuwer, Bermyl : Clotilde Philidor, Abaalisaba Set-en-isi] Németh dit alors à son frère que Clotilde Philidor avait vu juste… Ils se rendent ensemble dans la « salle de guerre » du Palais (après avoir envisagé un temps de tenir conseil dans la bibliothèque, généralement délaissée – sauf qu’Abaalisaba Set-en-isi, ces derniers temps, y travaille beaucoup –, mais la situation impose un lieu de réunion tout autre). Déjà, en chemin, ils s’interrogent sur les mesures d’urgence à prendre : ils parlent d’évacuation, de déterminer les lieux en altitude et à l’intérieur des terres les moins susceptibles d’être affectés par le tsunami qui s’annonce (car Németh précise alors la vision de Clotilde Philidor, ce qu’elle n’avait pas fait jusqu’alors : c’est bien le tsunami qui est surtout à craindre, plutôt que la tempête à proprement parler), etc. Des idées échangées à la volée, sous la pression des événements, et sans données concrètes – qu’ils espèrent pouvoir rassembler dans la « salle de guerre », avec l’équipement et leurs subordonnés pour les assister dans cette tâche ; Bermyl est également en route pour cette réunion de crise – il suspecte quant à lui une diversion...

 

[III-4 : Ipuwer : Iapetus Baris] Ipuwer, comme de juste, contacte aussitôt la Guilde Spatiale, sur la lune de Khepri – car c’est la Guilde qui, via ses satellites, modèle le climat de Gebnout IV, ce qui devrait prohiber ce genre d’incidents. Il est impossible d’entrer directement en communication avec le représentant Iapetus Baris ; les services de la Guilde se contentent d’évoquer laconiquement « un léger dysfonctionnement », qui ne durera guère, et tout sera bientôt sous contrôle…

 

[III-5 : Ipuwer, Németh] Ipuwer pose donc la question de l’évacuation. Mais, même à s’en tenir aux seuls grands centres urbains sous le coup de la menace de la tempête, cela représente environ onze millions de personnes, réparties entre Cair-el-Muluk, quatre millions et demi d’habitants, et Heliopolis, six millions et demi d’habitants… même si la menace sur cette dernière ville est plus lointaine, et pour l’heure simplement hypothétique. Mais c’est oublier les très nombreuses petites villes réparties sur les côtes ou dans les archipels à l’est de Cair-el-Muluk, en plein sur le chemin de la tempête ! Organiser une évacuation de masse semble inimaginable – d’autant que Gebnout IV, en principe épargnée par toute menace du genre, ne dispose pas vraiment des infrastructures adéquates ; par ailleurs, pareille opération d’évacuation nécessiterait, en l’absence d’organisations dédiées, de déployer les forces militaires de la Maison en urgence – or ces troupes sont très limitées en nombre, si elles bénéficient d’une capacité de déploiement relativement efficace du fait de son équipement plus que correct en transports de troupes [concrètement, en termes de jeu, la Maison Ptolémée a un niveau de 2 en Guerre, ce qui est au mieux moyen ; une opération d’une telle envergure impliquerait de mobiliser au moins un de ces deux points pendant une durée indéterminée – puisqu’il faudra prendre en compte aussi les secours, en temps utile] ; et l’urgence complique encore la donne : la tempête va frapper ces zones dans quelques heures au plus tard ! En fait, ce genre d’évacuation est totalement inenvisageable ; Németh avance d’ailleurs que cela risquerait de susciter un mouvement de panique… mais comprend aussitôt qu’il y aura forcément des mouvements de panique, quoi que fasse la Maison Ptolémée.

 

[III-6 : Németh, Ipuwer, Bermyl : Elihot Kibuz, Clotilde Philidor, Namerta, Bahiti Arat] Németh suppose donc que la seule évacuation envisageable est celle du « gratin » de Cair-el-Muluk – les plus hauts responsables de la Maison Ptolémée dont la présence n’est pas requise (ce qui exclut pour partie les dirigeants militaires et ceux des services de renseignement – mais, suite aux derniers rapports de Bermyl, Németh envisageait de faire arrêter immédiatement Elihot Kibuz ; Bermyl, d’ailleurs, reste, sans l’ombre d’une hésitation, d’autant qu’il suspecte un coup fourré...), les invités de la Maison, éventuellement d’autres notables des Maisons mineures ou indépendants… Très peu de monde, somme toute, car il faut se livrer à un tri drastique, pas le temps de satisfaire tout le monde. Pour elle, c’est une évidence, Ipuwer, qui est « la personne la plus importante sur cette planète », doit être évacué. Mais Ipuwer entend rester sur place, « auprès de son peuple » (en rigolant, il rappelle à sa sœur qu’il a « une cote de popularité à soigner »...), et envisage aussi la possibilité que cette catastrophe tourne à la tentative de coup d’État, auquel cas les séditieux « le trouveront sur leur route » ; quoi que puisse lui dire Németh, il restera. Par contre, il sait qu’il ne faut pas que la Maison Ptolémée conserve tous ses œufs dans le même panier… En fait, il enjoint sa sœur, « la véritable dirigeante de cette Maison », dit-il, de partir, elle, et immédiatement, de Cair-el-Muluk Ipuwer va jusqu’à dire que, si lui mourait, la Maison Ptolémée pourrait s’en relever, mais qu’elle ne se relèverait pas de la perte de Németh ! Elle doit donc partir, elle, avec « leurs invités » (il ne cite expressément que Clotilde Philidor), à destination d’un relais de chasse à l’intérieur des terres, du nom de Darius, à quelque distance au nord-est de Memnon, dans les montagnes – une installation hautement sécurisée, conçue également pour ce genre de situations (plus précisément dans l’hypothèse d’une guerre).

 

[Note : les joueurs, dans cette discussion, se sont posé la question des règles de succession de la Maison Ptolémée, à laquelle nous n’avions jamais défini de réponse jusqu’alors, même si elle était sous-jacente à plusieurs développements de la chronique ; ainsi, Ipuwer avait succédé à Namerta, et non Németh, même si cette dernière était son aînée ; par ailleurs, les tractations matrimoniales, de longue date dans la partie, étaient motivées par le fait qu’Ipuwer n’avait pas d’héritier (légitime, du moins…), problème dont Németh elle-même considérait qu’il devait être réglé au plus tôt, et probablement par ses soins. Cependant, cela laisse une certaine marge de manœuvre aux joueurs pour déterminer le système en vigueur – de nombreuses solutions peuvent être envisagées, précisant la seule primogéniture masculine qui semble quant à elle acquise, et ce même dans un univers aussi fondamentalement sexiste (au sens le plus strict) que celui de Dune (y compris en se basant sur la thématique égyptienne de la Maison Ptolémée on avait déjà introduit dans la campagne l’idée du mariage entre frère et sœur, par exemple, avec les partisans d’Isis, et la variante propre à Bahiti Arat se voyant elle-même en Isis). J’ai préféré laisser cette question à la discrétion des joueurs, et tiendrai compte de leurs choix en la matière le moment venu.]

 

[III-7 : Németh, Ipuwer : Clotilde Philidor, Taestra Katarina Angelion, Labaris Set-en-isi, Abaalisaba Set-en-isi, Suphis Mer-sen-aki ; Anneliese Hahn, Hanibast Set, Vat Aills] Németh, un peu sceptique, peut-être aussi surprise, accepte enfin de se plier aux injonctions de son frère, et ne tarde guère à partir, avec les autres réfugiés notables, à bord d’ornithoptères, qui prennent la direction du sud tant qu’il leur est encore possible de voler… Les invités de la Maison l’accompagnent (ce qui inclut notamment, outre Clotilde Philidor, la Révérende-Mère Taestra Katarina Angelion ainsi que Labaris Set-en-isi, proche ami d’Ipuwer qui loue volontiers ses talents) – à l’exception toutefois d’Anneliese Hahn, qui ne se trouve alors pas dans le Palais, et il est impossible de déterminer où elle se trouve précisément (même si c’est à Cair-el-Muluk, elle n’a semble-t-il pas quitté la ville insulaire)… Sont aussi du lot quelques autres notables, tel qu’Abaalisaba Set-en-isi ; mais le Grand Prêtre Suphis Mer-sen-aki demeure à Cair-el-Muluk, Ipuwer l’exige, car il a besoin de ses services. En tout, 200 personnes environ quittent Cair-el-Muluk avec Németh, accompagnés de quelques troupes d’élite pour assurer leur sécurité (d’autres gagnent directement Darius). À noter, le Conseiller Mentat Hanibast Set n’est pas du voyage, car il ne se trouve pas à Cair-el-Muluk : le Docteur Suk Vat Aills l’a placé dans une institution psychiatrique isolée, au nord de Memnon, trop loin dans les terres pour être menacée par le tsunami, afin qu’il récupère de son « gel du Mentat ».

IV : AUX RAPPORTS

 

[IV-1 : Bermyl : Ipuwer] Bermyl, dès lors, suit Ipuwer comme son ombre – car il redoute que l’on ne profite de la situation pour tenter de s’en prendre à lui, et il remplit donc son office de garde du corps.

 

[IV-2 : Bermyl : Taho] Par ailleurs, Bermyl comprend, un peu tardivement (du fait de la précipitation des événements), que le poison qui avait tué Taho l’avait lui-même atteintsans doute quand le fidèle agent s’était écroulé dans ses bras ; mais sa connaissance des toxines, et sa pratique de la mithridatisation, lui ont permis de ne pas en subir les effets au-delà de quelques signes éloquents mais pas fatals – ses veines qui ressortent, notamment.

 

[IV-3 : Bermyl] Mais Bermyl joue aussi sa part dans la gestion de la crise : en tant que chef officieux des services de renseignement des Ptolémée, il reçoit de très nombreux rapports, en permanence, en temps réel – mais en ayant bien conscience que ses services ne sont pas fiables, de manière générale… Ces rapports confirment l’évolution de la tempête, qui semble devoir passer à l’est de Cair-el-Muluk, en plein sur une zone d’archipels, et éventuellement à terme dans la direction d’Heliopolis ; impossible cependant d’avoir des informations plus précises, car la tempête prohibe le survol de la zone par des ornithoptères – tandis que la Guilde, forcément, demeure muette, s’en tenant à la seule mention d’un « léger dysfonctionnement »… Par ailleurs, la zone couverte par la tempête, si elle est habitée, ne bénéficie gère d’infrastructures permanentes, et notamment de moyens de communication, permettant d’avertir Cair-el-Muluk de ce qui se produit dans les archipels.

 

[IV-4 : Bermyl] Des rapports d’un autre ordre lui parviennent : la situation demeure gérable pour l’heure à Heliopolis, encore à quelque distance de la tempête, mais, à Cair-el-Muluk, la population commence à succomber à la panique – il y a déjà eu des mouvements de foule, des bousculades… À l’évidence, il y a déjà des morts, et en nombre ! Car les habitants sont d’autant plus terrorisés que cet événement est pour la plupart d’entre eux, qui n’ont jamais quitté Gebnout IV, totalement incompréhensible, et d’une certaine manière apocalyptique – ce n’est pas censé pouvoir se produire sur le fief planétaire de la Maison Ptolémée ; laquelle, à l’évidence, ne dispose pas des troupes permettant de juguler ces mouvements de panique…

 

[IV-5 : Bermyl : Ipuwer, Namerta] Bermyl sait qu’il ne pourra probablement pas disposer de renseignements fiables, dans ces circonstances, portant sur d’éventuels mouvements de troupes (en provenance par exemple du Continent Interdit, ou dans sa direction ?) ; rien ne va dans ce sens. Par contre, dans ce contexte apocalyptique, même si cela ne semble pas pour l’heure témoigner de mouvements organisés, des rapports l'informent que, çà et là, des « prêcheurs » expriment et entretiennent la colère de la foule terrifiée en imputant la catastrophe à « la colère des dieux », et n’hésitent guère à accuser Ipuwer d’être le responsable de ce drame – certains allant jusqu’à dire que c’est là la preuve que Namerta doit remonter sur le trône de la Maison Ptolémée... Ce qui n’était jusqu’alors que latent dans les rues de Cair-el-Muluk devient subitement très concret : la tempête joue le rôle de la proverbiale goutte d’eau qui fait déborder le vase, et l’on passe des ragots et moqueries à la sédition.

V : GÉRER LA FOULE

 

[V-1 : Bermyl, Ipuwer : Kiya Soter] Kiya Soter est présent quand Bermyl communique ces informations à Ipuwer, et ne s’embarrasse pas de précautions : en pareil cas, il lui faut des instructions précises de son siridar-baron – comment doit-il gérer la foule, la panique, la sédition ? Il y a un risque non négligeable que tout cela vire à l’émeute…

 

[V-2 : Ipuwer : Suphis Mer-sen-aki] Pour Ipuwer, il faut d’abord communiquer – et pour cela, il a besoin de Suphis Mer-sen-aki, dont il exige la présence au Palais ; le Grand Prêtre se trouvant au Sanctuaire d’Osiris tout proche, il peut venir aussitôt. Ipuwer le charge de calmer la foule en communiquant à la radio et par hauts-parleurs.

 

[V-3 : Ipuwer] Ipuwer lui-même ne s’exprime pas directement sur les ondes, mais donne les grandes lignes d’une communication officielle jouant de la voix de la raison (et de la vérité), donnant des mesures de sécurité concrètes, et rappelant à ceux qui pourraient, dans la panique, l’oublier, que le climat sur Gebnout IV est géré par les satellites de la Guilde, temporairement affectés par un « dysfonctionnement », bientôt réglé, selon ses propres termes – mais certes dangereux, il faut donc garder la tête froide et se conformer aux consignes de sécurité.

 

[V-4 : Ipuwer] Mais Ipuwer s’implique directement dans la gestion de la crise au plan stratégique – ce qui influe sur la communication officielle au fur et à mesure que les événements progressent et que les réponses de la Maison Ptolémée se précisent. Ainsi, il faut réfléchir d’ores et déjà à « l’après ». Ipuwer met en place des points de collecte éloignés des côtes pour que la population affectée puisse obtenir des vivres et des soins une fois la tempête passée, et envisage notamment d’utiliser à cet effet les grands jardins ceinturant le Palais et le Sanctuaire d’Osiris.

 

[V-5 : Ipuwer : Kiya Soter] Mais Kiya Soter, s’il reste courtois, trépigne visiblement : Ipuwer ne lui a toujours pas répondu concernant la gestion de la foule et du risque d’émeute ! Sans le dire frontalement, il suppose qu’il lui faudra prendre des initiatives – quelles qu’elles soient. Mais tous deux savent que la Maison Ptolémée ne dispose pas d’effectifs militaires suffisants pour véritablement juguler les mouvements de panique… Dès lors, Ipuwer décide de concentrer les troupes autour du Palais et du Sanctuaire d’Osiris pour en assurer la protection. Mais il faut autant que possible s’abstenir de recourir à la force !

 

[V-6 : Ipuwer, Bermyl : Kiya Soter] En même temps, Ipuwer veut cependant... ouvrir le Palais et le Sanctuaire d’Osiris, ou plus exactement leurs immenses cours bien protégées, à certains habitants de Cair-el-Muluk – les femmes et les enfants. Décision qui n’enchante pas Bermyl et Kiya Soter – c’est faire entrer la menace dans le Palais même ! Bermyl loue la noblesse d’âme de son siridar-baron, désireux d’assister et protéger son peuple – mais ledit peuple se méfie de plus en plus de lui, et il en est même qui appellent à le renverser ! Et, bien sûr, il faut prendre en compte la panique… Ipuwer doit rester à distance, au moins – protégé à l’intérieur du Palais.

 

[V-7 : Ipuwer] Mais sa décision est prise : Ipuwer ouvre les cours du Palais et du Sanctuaire d’Osiris (voire l’aile est du Palais, de toute façon en perpétuels travaux de réfection – mais ses conseillers l’en dissuadent : personne à l’intérieur du Palais proprement dit !) aux femmes et aux enfants ; il envisage aussi d’y transférer les patients des hôpitaux, mais l’urgence comme la panique rendent une évacuation de ce type particulièrement improbable – à vrai dire, même concernant les femmes et les enfants se pressant dans les cours, ces problèmes se produiront de toute façon : les troupes doivent gérer l’accès aux cours, et la tâche s’annonce délicate et susceptible à chaque instant de déraper… Ipuwer prend donc les choses en mains, et obtient des résultats très concrets.

 

[En termes de jeu, sept succès à son jet de Stratégie, ce qui est admirable ; Ipuwer pâtit toujours de son Aura très faible – il n’a que 2 – mais obtient tout de même un succès, ce qui, dans ces conditions, s’avère suffisant, le jet de Stratégie compensant ce petit score.]

 

VI : LA MENACE SUR HELIOPOLIS

 

[VI-1 : Bermyl] Bermyl reçoit alors un nouveau rapport – en provenance des derniers ornithoptères en vol, qui doivent maintenant se poser car les conditions sont devenues trop dangereuses. Ils confirment que des tsunamis se sont bel et bien formé, qui ont déjà submergé des villages de pêcheurs dans les archipels à l’est de Cair-el-Muluk – ce qui confirme aussi que, si la situation continue de progresser de la sorte, Heliopolis aussi sera menacée.

 

[VI-2 : Ipuwer : Apries Auletes, Ngozi Nahab] Suite à ce rapport, Ipuwer communique aussitôt avec Apries Aletes à Heliopolis ; à lui de gérer la situation sur place – avec l’assistance le cas échéant de Ngozi Nahab, qu’Ipuwer décrit comme étant « son fidèle vassal ». Mais Ipuwer perçoit bien que son chef de la police n’est pas à l’aise – il a peur, et avant tout pour lui, ce qu’il ne dit bien sûr pas, mais le siridar-baron s’en rend compte.

 

[VI-3 : Ipuwer : Ngozi Nahab, Apries Auletes] C’est pourquoi il décide de contacter lui-même Ngozi Nahab – dans les mêmes termes : il faut qu’il protège la population au mieux, et prévienne les désordres d’émeutiers éventuels. Plus froid et stoïque, le chef de la Maison mineure Nahab a aussi l’air plus confiant que sa marionnette Apries Auletes – d’autant qu’Ipuwer insiste sur ce qu’ils ont tous à perdre dans cette affaire, pour leurs « sujets », dit-il, mais Ngozi Nahab les envisage surtout comme des « clients »… Qu’importe le terme : oui, leurs intérêts se rejoignent.

VII : « LES FEMMES ET LES ENFANTS D’ABORD ! »

 

[VII-1: Ipuwer, Bermyl : Kiya Soter ; Namerta] Kiya Soter, très sceptique mais loyal, organise et prend en charge, sur place, le plan d’Ipuwer visant à offrir un refuge aux femmes, aux enfants et aux malades (mais sans guère de succès pour ces derniers) dans les cours du Palais et du Sanctuaire d’Osiris – les incidents sont de la partie, mais, dans ces circonstances, et avec l’aide d’Ipuwer (qui pour l’heure demeure dans le bunker, mais se montre très efficace), il obtient finalement de bons résultats. Cependant, la panique complique la tâche – et, aux abords du Palais où l’on laisse entrer les seules femmes et enfants, et où les cordons de sécurité sont particulièrement difficiles à mettre en place, des éléments séditieux se manifestent, qui dénoncent l’incompétence d’Ipuwer et prônent un soulèvement visant à ramener Namerta sur le trône !

 

[VII-2 : Bermyl, Ipuwer] Bermyl, cependant, qui participe à toute cette gestion (et ça n’a rien d’évident, car la sécurité du Palais dépend pour une bonne partie de ses services, qu’il sait pas des plus fiables...), reconnaît alors que le choix d’Ipuwer, à terme, est sans doute le meilleur, afin de ne pas se mettre toute la population à dos (ou plus qu’elle ne l’est déjà) ; mais Ipuwer est très premier degré : il fait ça pour protéger sa population, pas pour en retirer à terme un éventuel bénéfice politique… Tout au plus concède-t-il que son choix de se limiter aux femmes et aux enfants doit aussi dissuader d’éventuels rebelles de tirer dans le tas – mais cela sent la justification « pragmatique » après coup : son premier mouvement était bien de pure compassion et générosité désintéressée. Bermyl n’en fait pas moins la remarque qu’ils ont déjà eu affaire à des « clones, des machines sans âme », ayant pris l’apparence de femmes…

 

[VII-3 : Bermyl] Mais c’est avant tout la panique qui règne dans les cours et aux abords. Les rapports de Bermyl ne peuvent se montrer très précis, mais, à l’évidence, il y a déjà eu des bousculades suscitées par la panique, et il y a déjà eu des morts : outre les victimes dans les archipels à l’est de Cair-el-Muluk, dans la capitale politique même, sans doute se comptent-elles déjà par milliers…

 

VIII : L’AUTRE TEMPÊTE

 

[VIII-1 : Vat] Pendant ce temps, sur le Continent Interdit, aux environs de la Tempête (de sable…), le Docteur Suk Vat Aills n’est pas du tout conscient de ce qui se passe de l’autre côté de la planète : pour lui, le ciel est parfaitement « normal ».

 

[VIII-2 : Vat] Mais un curieux phénomène se produit néanmoins alors qu’il observe à distance la Tempête : l’espace de quelques secondes à peine, quinze au plus, avec une vitesse qui tient lieu de la brutalité, le phénomène climatique s’interrompt totalement ! Le ciel est bleu, la vision est presque totalement dégagée – mais pas au niveau du sol, du fait du sable qui retombe à une vitesse anormale… Impossible, pour le coup, de repérer d’éventuels bâtiments à l'intérieur.

 

[VIII-3 : Vat : Nofrera Set-en-isi] Nofrera Set-en-isi, qui se trouvait non loin de Vat, a observé en même temps que lui l’improbable phénomène – et elle est visiblement terrorisée. En bafouillant, elle avoue au Docteur Suk que, même avec toutes ses connaissances en matière de climatologie, et sa compréhension des technologies employées par la Guilde pour gérer le climat de Gebnout IV, elle n’aurait jamais cru que ce contrôle pouvait aller à ce point, être d’une telle précision – à la seconde près, c’est proprement surréaliste ! Elle y voit, d’une certaine manière, une forme de moquerie – la Guilde, consciente de leur présence, les nargue… Elle a du mal à comprendre la raison d’être de ce comportement que l’on pourrait juger bien trop puéril de la part de pareil antagoniste, si ce n’est, bien sûr, de les effrayer – et, en ce qui la concerne, ça marche ! Sans doute faut-il y voir un avertissement…

 

IX : DE LA STRATÉGIE À LA TACTIQUE

 

[IX-1 : Ipuwer, Bermyl] À Cair-el-Muluk, Ipuwer et Bermyl n’ont plus guère de rapports sur le suivi direct de la tempête, car les ornithoptères de la région ne peuvent plus voler dans ces conditions ; la ligne permanente avec la Guilde Spatiale sur la lune de Khepri s’en tient toujours aux mêmes réponses, sur un ton froid et mécanique : il y a un dysfonctionnement, qui sera bientôt réglé. D’autres rapports, par contre, proviennent des troupes basées dans la ville, et chargées d’assurer que les femmes et les enfants trouvent à s’abriter dans les cours du Palais et du Sanctuaire d’Osiris ; l’affaire est compliquée, il y a des bousculades dues à la panique, il y a donc des morts (impossibles à chiffrer), mais, un bon point qui n’avait rien d’évident, les rapports semblent témoigner de ce que le risque que la cohue tourne à l’émeute est jugulé – pour l’heure, du moins ; cette politique semble donc bel et bien la meilleure, et être à même de porter ses fruits. Pourtant, il y a eu un moment où des rumeurs délirantes avaient commencé à circuler : pourquoi seulement les femmes et les enfants à l’intérieur ? Sans doute que les Ptolémée, voire Ipuwer lui-même, entendaient leur faire « quelque chose »… Mais ça n’a pas vraiment pris – peut-être, en fait, parce que la panique était déjà bien trop élevée pour cela.

 

[IX-2 : Ipuwer] Ipuwer continue de s’investir dans les opérations de protection de la population. Il réfléchit à d’autres lieux susceptibles d’accueillir des habitants de Cair-el-Muluk, mais il y en a très peu (il les fait néanmoins aussitôt communiquer par radio et hauts-parleurs) : c’est que la ville est une île, pour partie artificielle d’ailleurs, et clairement pas conçue pour ce genre de catastrophe normalement inenvisageable – l’océan n’est jamais bien loin, et les bâtiments les plus hauts ne résisteraient pas forcément à un tsunami qui pourrait les faire s’écrouler en détruisant leurs fondations… Le Palais et le Sanctuaire d’Osiris demeurent les endroits les plus sûrs, parce qu’ils bénéficient de leur architecture monumentale – avec de grandes murailles, etc. En prenant en compte toutefois que, sous cet angle, le Palais est plus sûr que le Sanctuaire – lequel, en effet, est aussi un port, du fait de son rôle dans les cérémonies mortuaires de la grande fête d’Osiris… Cependant, il est vaste, et les cours les plus éloignées de la côte devraient pouvoir abriter nombre d’habitants en cas de tsunami.

 

[IX-3 : Ipuwer : Kiya Soter] Ipuwer agit aussi à un niveau plus tactique, pour assister Kiya Soter dans la gestion concrète des troupes à Cair-el-Muluk, en charge de l’opération dans les cours du Palais et du Sanctuaire d’Osiris ; mais, sans être inutile, il n’est pas d’un grand secours – car le général Soter, d’abord très sceptique concernant les instructions de son siridar-baron, s’est cependant attelé à la tâche et avec une très grande efficacité [en termes de jeu, il a obtenu huit succès à son jet de Stratégie] ; il gère au mieux, et maintient l’ordre tant au sein de ses troupes (il est très ferme, ses soldats comprennent bien qu’il leur arrivera malheur s’ils ont la mauvaise idée d’ouvrir le feu) que dans les rues de la ville submergées par une foule terrorisée : pour ce faire, il a quitté le bunker, même s’il demeure en liaison permanente, pour superviser lui-même les opérations de secours depuis le grand balcon du Palais, qui donne sur la cour – il a fait jouer autant que possible l’autorité militaire, sur un ton très sec, très autoritaire, celui qu’il fallait adopter sur le moment (même si, à terme, cela pourra avoir d’autres répercussions). La vitesse à laquelle il donne ses ordres est ahurissante, de même que la précision et la pertinence de ces derniers, évoquant presque les capacités d’un ordinateur interdit.

X : QUESTIONS D’ÉCHELLE

 

[X-1 : Németh : Taestra Katarina Angelion, Clotilde Philidor, Abaalisaba Set-en-isi, Labaris Set-en-isi] Németh sont en vol pour le relais de chasse de Darius. Dans son ornithoptère se trouvent notamment la Révérende-Mère Taestra Katarina Angelion, Clotilde Philidor, Abaalisaba Set-en-isi et Labaris Set-en-isi. Elle est tenue au courant de l'évolution de la situation en temps réel, par radio.

 

[X-2 : Németh : Taestra Katarina Angelion, Clotilde Philidor] Si la Révérende-Mère réagit à la situation avec sa sévérité coutumière (le visage fermé, elle n’a pas prononcé un mot depuis le décollage), Clotilde Philidor est quant à elle visiblement abattue – elle ne parle pas davantage, mais ses yeux errent dans l’habitacle, en quête d’un réconfort que nul ne semble en mesure de lui prodiguer. Németh s’en rend compte, bien sûr – et sait très bien ce qu’il en est : si la jeune Delambre est aussi désemparée, ce n’est pas en raison des événements eux-mêmes, mais du fait de la confirmation de ce que sa vision, comme toujours, s’est réalisée, et qu’elle n’a rien pu y faire – adoptant par la force des choses un rôle pathétique de Cassandre… Németh ne peut pas faire grand-chose pour réconforter Clotilde Philidor, elle le sait – elle lui passe néanmoins le bras autour des épaules, et la presse contre elle. Elle lui dit aussi qu’il ne faut pas s’inquiéter davantage, qu’elles sont en sécurité, qu’elle retrouvera bientôt sa famille, ce genre de choses. Ça ne produit pas beaucoup d’effet...

 

[X-3 : Németh : Clotilde Philidor ; Anneliese Hahn] D’effet positif, du moins ; la mention par Németh de la famille de Clotilde Philidor amène cette dernière à s’inquiéter pour Anneliese Hahn, absente, quand elle aurait à l’évidence dû se trouver dans cet appareil : elle ne semblait pas faire grand cas, jusqu’alors, de sa famille en générale et de son expansive cousine, mais les circonstances ont changé tout cela – ce qui la surprend peut-être plus que quiconque. Németh l’assure qu’il n’arrivera rien à sa cousine ; simplement, elle en est désolée, mais, ne sachant pas où se trouvait la jeune épéiste, et les événements devenant toujours plus menaçants, l’attendre n’était pas une option – il fallait décoller au plus tôt pour gagner le relais de chasse de Darius, au risque de sacrifier « tous les autres »… Clotilde Philidor le comprend bien, hochant la tête doucement, sans dire un mot...

 

[X-4 : Németh : Taestra Katarina Angelion ; Ipuwer] Németh guette aussi les réactions de la Révérende-Mère Taestra Katarina Angelion – ce qui n’échappe bien sûr pas à cette dernière ; elle se tourne vers Németh, la dévisage à son tour, puis dit : « Bien évidemment, tout ceci n’est qu’un avertissement. » Németh lui demande de se montrer plus explicite – savait-elle ce qui allait se passer ? Savoir… À la réflexion, probablement : la « bombe climatique », dans le contexte de Gebnout IV, est la meilleure arme de la Guilde Spatiale – on pouvait supposer, avec une grande marge de certitude, qu’elle en ferait usage à partir du moment où les investigations de la Maison Ptolémée à son encontre deviendraient plus flagrantes ; elle ne pouvait pas déterminer que cela se produirait aussi vite et aussi brutalement, cependant. Mais... ce n’est donc qu’un avertissement. Très bientôt, dans quelques heures au plus, la Guilde contactera la Maison Ptolémée, s’excusera faussement pour ce « léger dysfonctionnement », l’assurera que le problème a été réglé, et que tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes… Peut-être la Guilde fera-t-elle durer le plaisir, seulement pour étudier comment tournent les choses à Cair-el-Muluk, histoire de voir comment Ipuwer résistera face à la panique et à la colère d’une population de quatre millions et demi d’habitants chauffés à blanc ? Mais cela demeure un avertissement plus qu’un assaut décisif. Bien sûr, cet avertissement aura d’ici-là provoqué la mort de plusieurs milliers de personnes, et ils n’en tiendront absolument aucun compte. Que Németh ne s’y trompe pas, bien sûr : Taestra Katarina Angelion elle-même, et d’autant plus du fait de son rang dans le Bene Gesserit, est certes portée au cynisme, et ces milliers de morts ne l’affectent guère plus ; ce qui la perturbe, c’est justement cette nature d’avertissement, qui est en même temps la démonstration d’un pouvoir inouï, à même d’obliger à une redistribution des cartes… Pour dire les choses : ce qui l’effraie, c’est qu’elle ne sait pas comment il faudrait réagir face à un pouvoir pareil.

 

[X-5 : Németh : Taestra Katarina Angelion] Ces paroles de la Révérende-Mère laissent Németh un peu sceptique : elle sait, comme tout le monde à vrai dire, que le Bene Gesserit est par essence impliqué dans ce genre d’affaires, avec autant de compétence que de cynisme – comme la Guilde, comme le Bene Tleilax ; croire, alors, que l’ordre ne saurait pas comment réagir ? Taestra Katarina Angelion lui répond que c’est une question d’échelle : le Bene Gesserit s’implique à l’évidence dans ce genre d’affaires – dans l’ombre, il lutte, recule parfois, progresse souvent… Mais ces « plans dans des plans » s’inscrivent souvent dans des durées très longues, sur des millénaires, même. Ce qui pose problème ici, pour l’ordre, c’est l’immédiateté – elle parle d’une affaire où, subitement, tout est amené à se jouer en l’espace de quelques heures – et, à cette échelle-là, à l’en croire, le Bene Gesserit n’est finalement pas beaucoup plus compétent que quiconque. À terme, il pourra agir, et il pourra l’emporter ; mais concrètement, sur le moment… Les prochains jours, voire les prochaines heures, sur Gebnout IV La Révérende-Mère l’avoue sans peine : cela la dépasse – et elle n’a pas honte de le dire.

 

[X-6 : Németh : Taestra Katarina Angelion ; Bermyl] Mais Németh passe alors à autre chose – et évoque devant Taestra Katarina Angelion le rapport que lui avait adressé Bermyl, selon lequel leurs adversaires « prévoyaient » leurs actions. Ils bénéficieraient donc eux aussi du don de Prescience, dès lors plus l’apanage du Bene Gesserit ? La Révérende-Mère le savait-elle ? Taestra Katarina Angelion répond que ce n’est pas de la Prescience : il y a « d’autres moyens ». Ce qui laisse Németh pantoise… Mais la Révérende-Mère développe : la Prescience est une faculté que personne ne comprend très bien, et qui permet d’aboutir, sans que l’on sache comment, à des certitudes concernant l’avenir. Mais la science est une autre voie : sur la base du recoupement des observations et de l’analyse psychologique, sociologique, etc., elle peut aboutir, sinon à des certitudes à proprement parler, du moins à des probabilités telles qu’elles deviennent quasiment des certitudes ; c’est, après tout, ainsi que procèdent les Mentats dans leurs analyses projectives. Pas de la Prescience, pas de la précognition à proprement parler, mais de l’extrapolation à partir de données « objectives », « scientifiques », et selon des méthodes éprouvées de spéculation. Or circulent des rumeurs selon lesquelles le Bene Tleilax aurai produit des « Mentats déviants », échappant au conditionnement normal de l’Ordre des Mentats, et donc à leur limitations à la fois éthiques et techniques… Bien sûr, il ne s’agit que de rumeurs – et Taestra Katarina Angelion, avec un sourire narquois, souligne devant Németh qu’elle-même, ici, joue avec les probabilités… Mais elle croirait volontiers que le Bene Tleilax, dans le cadre de ses opérations sur Gebnout IV, disposerait d’un « groupe » de Mentats déviants, focalisés sur la prospective, lesquels, en s’associant dans leurs extrapolations, parviendraient à obtenir des analyses projectives avec un très haut degré de probabilité, touchant à la quasi-certitude.

 

[X-7 : Németh : Taestra Katarina Angelion ; Bermyl, Elihot Kibuz] Németh demande alors à Taestra Katarina Angelion si, à cet égard, elle doit se méfier de son entourage… Eh bien, en tant que véritable « tête » de la Maison Ptolémée, elle doit certes se méfier de tout le monde. Mais précisément eu égard à cette question ? Pas spécialement… Ils n’ont guère besoin de s’infiltrer, au fond – au-delà, disons, des services de renseignement de Bermyl, ou d’Elihot Kibuz, notoirement corrompus – lesquels transmettent alors leurs informations sensibles (ou moins) aux Mentats déviants, à charge pour eux de déchiffrer l’avenir au milieu des données ; ces fuites leur sont indispensables, mais, au-delà ?

 

[X-8 : Németh : Taestra Katarina Angelion] Németh lâche qu’elle a bien compris que la Maison Ptolémée et les habitants de Gebnout IV ne sont guère que des pantins sans âmes pour le Bene Tleilax et la Guilde – elle précise non sans rancœur qu’il en va également de même pour le Bene Gesserit Mais pourquoi ? Pourquoi se sont-ils emparés de la planète ? Pourquoi s’en prennent-ils à la lignée des Ptolémée ? La Révérende-Mère, sans hostilité, répond que la lignée des Ptolémée est à l’évidence totalement secondaire… Ce qui est certain, c’est que le Bene Tleilax, avec la complicité de la Guilde, ou, il faut l’espérer, de partie seulement de la Guilde (ce qu’elle tend à croire, mais on ne peut pas évacuer ainsi l’hypothèse contraire), a initié sur Gebnout IV un plan millénaire, qui semble approcher de sa conclusion. Le Bene Gesserit n’est pas en mesure de savoir ce qu’il en est au juste de ce plan… Mais, dit-elle, au risque d’effrayer Németh – et à raison, car elle devrait en être effrayée –, tout porte à croire, chose qui était encore improbable somme toute peu de temps auparavant, que Gebnout IV est, métaphoriquement, au centre de l’univers ; et qu’elle l’est en fait depuis des milliers d’années, sans que personne ou presque n'y ait prêté attention… Ce qui se passe ici décidera du destin de l’Imperium. L’alliance du Bene Tleilax et de la Guilde, les moyens mis en œuvre, les technologies de pointe testées in situ, le système de contrôle climatique comme garant de ce que la Maison Ptolémée demeure inoffensive, une armée de clones, une ou des bases secrètes çà et là et tout particulièrement sur le Continent Interdit, protégé par des tabous et des superstitions savamment élaborées et entretenues depuis des millénaires, des cargaisons étranges qui se volatilisent, des Mentats déviants spécialement affectés à la tâche de déterminer les moindres faits et gestes de leurs adversaires… Le Bene Tleilax ne gaspillerait pas ainsi ses ressources si ce qu’il avait entrepris sur cette planète n’était que d’une importance secondaire. À vrai dire, Taestra Katarina Angelion avance qu’elle a toujours été convaincue de ce que la partie qui se jouait là était capitale… Mais, à ce stade, cela devient incontestable – et tout particulièrement effrayant, mais notamment parce que les événements se précipitent. Cependant, elle l’avait déjà dit, cette précipitation peut devenir un atout… La démonstration de ce soir est toutefois éloquente : leurs adversaires ont des moyens, et pas de scrupules.

XI : Y A-T-IL UN MÉDECIN DANS LA SALLE ?

 

[XI-1 : Ipuwer : Vat Aills] Vat Aills n’avait pas été tenu au courant des événements sur l’autre face de la planète – dans la précipitation, l’informer n’était pas urgent… Mais Ipuwer, qui peste que le Docteur Suk soit absent quand on a besoin de lui – car un docteur aura beaucoup de travail à accomplir dans les jours qui viennent –, décide enfin de lui envoyer un message, que Vat reçoit donc aussitôt. Bermyl, par ailleurs, soupçonne que la catastrophe a quelque chose d’un avertissement – sans doute lié à ce que Vat a pu faire sur le Continent Interdit.

 

[XI-2 : Vat : Nofrera Set-en-isi] Le Docteur Suk n’hésite guère, et contacte la base du Mausolée pour qu’on lui envoie un ornithoptère ; il demande par ailleurs à être tenu informé de la situation exacte à Cair-el-Muluk, dès l’instant qu’il sera possible de faire un bilan des blessés, des possibilités d'accueil des hôpitaux, etc., afin qu’il coordonne les opérations de secours. Et concernant le reste de son expédition ? Doit-il laisser sur place les scientifiques et les commandos qui l’avaient accompagné ? Il hésite tout d’abord – mais la gravité de la situation à Cair-el-Muluk, et à vrai dire aussi l’effroi manifesté par Nofrera Set-en-isi, l’incitent à plier bagage – ils reviendront plus tard, mieux équipés, aucun intérêt à laisser qui que ce soit dans le désert de sable pour l’heure ; toutefois, leur rapatriement n’étant pas aussi urgent, ils pourront rester quelque temps à la base du Mausolée, et ne rentrer que plus tard, dans d’autres appareils – seul Vat Aills rentre aussitôt.

 

XII : « CHERCHEZ LA FEMME ! » (1)

 

[XII-1: Bermyl : Ipuwer, Kiya Soter ; Druhr, Ahura Mendes, Taa, « Lætitia Drescii »] À Cair-el-Muluk, tandis qu’Ipuwer et Kiya Soter supervisent les opérations de secours depuis le grand balcon du Palais (car Ipuwer a décidé de se montrer, sans se mettre pour autant en avant), Bermyl s’inquiète de la possibilité que le Palais lui-même, sinon seulement la grande cour, ait pu être infiltré par leurs ennemis. Il a tout spécialement en tête cette femme appelée Druhr, la responsable de l’assassinat d’Ahura Mendes, ou ses semblables, puisque les sœurs de Taa, au Mausolée, ont parlé d’une armée entière de clones ayant semble-t-il cette même apparence. Pour cette raison, l’accueil qu’a fait Ipuwer aux seuls « femmes et enfants » ne lui semble pas le moins du monde rassurant… D’autant qu’il faut y ajouter la fausse « Lætitia Drescii », elle aussi disparue sans la moindre trace !

 

[XII-2 : Bermyl : Kiya Soter] Bermyl rôde donc dans les couloirs du Palais, censément hermétique, quand il n’ausculte pas la foule des réfugiés depuis le balcon, voire directement depuis la cour. Dans le Palais, Bermyl ne repère pas de visages suspects – et il s’est appliqué à la tâche. Mais, dans la cour, les réfugiés sont déjà plusieurs milliers, et les risques de bousculades toujours à craindre – repérer un suspect quelconque dans ces conditions est peu ou prou impossible… Par contre, Bermyl constate que les semeurs de troubles mentionnés dans les rapports à lui adressés (ou à Kiya Soter) ne sont pas rentrés dans la cour, ou bien ont cessé d’y attiser la colère des victimes, plus ou moins réceptives ; en fait, les femmes et les enfants rassemblés dans la cour expriment avant tout une forme de résignation fataliste – au milieu des sanglots…

 

[XII-3 : Bermyl : Elihot Kibuz ; Németh, Taho] Mais Bermyl garde aussi un œil sur Elihot Kibuz – qui les avait rejoints dans la « salle de guerre » dès le début de la crise, et semble s’être depuis acquitté de sa tâche avec loyauté et compétence. Reste que la présence de ce traître plus ou moins notoire dans un lieu aussi stratégique n’était pas sans poser problème – en fait, Németh, avant de partir pour Darius, avait été sur le point de réclamer son arrestation immédiate ! Mais la pression des événements a fait que cet « ordre », si c’en était bien un, n’a pour l’heure toujours pas été exécuté. Or la mort de Taho, bien sûr, n’a fait que renforcer la défiance de Bermyl, porté à croire que le maître assassin fantoche a ainsi tenté de l’empoisonner lui-même – franchissant un pas supplémentaire dans sa traîtrise…

 

XIII : APRÈS LA PLUIE…

 

[XIII-1 : Vat Aills, Nofrera Set-en-isi] Quatre heures environ se sont écoulées depuis le début de l’alerte, et la tempête commence à tomber – mais « normalement », pas avec la soudaineté impossible de la Tempête de sable du Continent Interdit, sous les yeux mêmes de Vat Aills et Nofrera Set-en-isi. Le ciel commence à se dégager au large de Cair-el-Muluk (mais la nuit est tombée, pas de ciel bleu faisant contraste, donc) ; il pleut toujours, et à un volume inhabituel pour Cair-el-Muluk, dont certains quartiers sont inondés, mais sans plus constituer une menace, et le tsunami n’a donc pas affecté la capitale. Et, bientôt, la Guilde communique que « le dysfonctionnement a été réglé », sans plus d'explications...

 

[XIII-2 : Ipuwer : Ngozi Nahab, Apries Auletes] Les ornithoptères, du coup, peuvent à nouveau décoller – et reçoivent aussitôt d’Ipuwer l’ordre de le faire, pour tirer un premier bilan de la catastrophe. Cair-el-Muluk doit certes pleurer des milliers de morts, mais qui ne sont qu’indirectement les victimes de la tempête – le tsunami redouté n’a pas eu lieu, ce sont la panique et les bousculades qui ont tué. Quant à Heliopolis, elle a finalement toujours été trop loin pour être directement affectée par la tempête ; il y a bien eu quelques mouvements de panique, mais tenant surtout aux informations en provenance de Cair-el-Muluk ; quelques bousculades, oui, des morts sans doute, mais rien d’ampleur : Ngozi Nahab, plutôt qu’Apries Auletes, y a veillé – et il ne manque pas de le signaler à Ipuwer. Ambiance étrange dans la capitale administrative, du coup, où les agents de la pègre se sont substitués aux forces de l’ordre pour gérer la crise – et les habitants sont loin de leur en vouloir… Voilà pour les grands centres urbains – mais le tableau est on ne peut plus différent dans les archipels à l’est de Cair-el-Muluk : là-bas, le tsunami a frappé de plein fouet nombre de petites communautés, de pêcheurs essentiellement, ne bénéficiant pas des infrastructures des grandes villes ; et, très vite, les ornithoptères confirment que la situation sur place est catastrophique, voire apocalyptique – les villages ont été littéralement rayés de la carte, la quasi-totalité sans doute de leurs habitants ont été emportés par la vague : on comptera sans doute les morts par dizaines de milliers ; quant à venir au secours d’éventuels survivants, sur une zone aussi vaste, cela s’annonce compliqué…

 

[Se pose donc à nouveau, en termes de jeu, la question de la dépense temporaire d’un point de Guerre. Même si les éventuels survivants seront tous retrouvés dans les 72 heures, pas au-delà, l’implication des troupes mobiliserait énormément de ressources, surtout dans les premiers jours, mais aussi sans doute pour quelques semaines ensuite – probablement deux à trois. À l’évidence, l’offensive contre la Maison Arat devra être reportée, et peut-être d'autres opérations çà et là.]

 

XIV : À DARIUS

 

[XIV-1 : Németh] Németh arrive à Darius à peu près au même moment – son voyage n’a pas été émaillé de difficultés imprévues. Tenue au courant de l’évolution des événements en temps réel, elle rassemble ses 200 convives dès l’atterrissage pour leur récapituler la situation. L’alerte est terminée – mais il faudra attendre la confirmation de ce que la capitale est sécurisée avant de rentrer à Cair-el- Muluk.

 

XV : « CHERCHEZ LA FEMME ! » (2)

 

[XV-1 : Ipuwer, Bermyl : Anneliese Hahn, Ludwig Curtius] Ipuwer et Bermyl, par ailleurs, depuis le balcon où ils surveillent la situation dans la cour du Palais, constatent peu ou prou en même temps que, parmi les femmes réfugiées, se trouve Anneliese Hahn. La Delambre se remarque, car elle conserve même dans cette situation une certaine aura aristocratique – mais ce qui frappe bien vite les observateurs, pourtant, c’est qu’elle a perdu toute sa morgue dans l’épreuve : s’ils ne l’avaient jamais vue auparavant, ils n’auraient certainement pas pu la distinguer dans la foule de toutes ces femmes pauvres, sales, hagardes, blessées parfois, désespérées toujours… Des traces de boue partout, jusque sur le visage en temps normal si apprêté, des vêtements déchirés, aussi luxueux soient-ils, çà et là des griffures et peut-être d’autres blessures… Elle est visiblement traumatisée : la peur l’a brisée, la panique même, mais aussi, de toute évidence, la honte. Ipuwer envoie Ludwig Curtius la chercher, avec une escorte, pour qu’elle se remette dans le PalaisLa foule atone laisse faire – après avoir ressenti une vague crainte pendant un très bref laps de temps : ces femmes, ces enfants, sont tous plus abattus les uns que les autres.

 

À suivre...

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20th Century Boys, t. 10 (édition Deluxe), de Naoki Urasawa

Publié le par Nébal

20th Century Boys, t. 10 (édition Deluxe), de Naoki Urasawa

URASAWA Naoki, 20th Century Boys, t. 10 (édition Deluxe), [20 seiki shônen, vol. 19-20], scénario coécrit par Takashi Nagasaki, traduction [du japonais par] Vincent Zouzoulkovsky, lettrage [de] Lara Iacucci, Nice, Panini France, coll. Panini Manga – Seinen, [2000] 2015, [410 p.]

 

ANTÉPÉNULTIÈME

 

Retour (un brin différé) à 20th Century Boys, la fameuse série à rallonge d’Urasawa Naoki : j’en arrive au dixième tome (dans l’édition « Deluxe », et qui rassemble donc les volumes 19 et 20 de l’édition originelle), soit l’antépénultième (j’adore ce mot, ça fait partie des mots qui ont la classe, il faut toujours employer « antépénultième » quand on le peut, c’est la classe).

 

Et, hélas, la série à ce stade ne cesse plus de se dégrader… Jusqu’à présent, 20th Century Boys me faisait l’effet d’une BD (très) inégale, mais globalement palpitante ; il y a avait certes des coups de mou, des moments de décélération un brin pénibles, des trames narratives faiblardes et dont on aurait pu se passer (exemple ultime : Kanna qui fédère la pègre tokyoïte pour sauver le pape, allons bon…), mais régulièrement la série regagnait en qualité, en faisant la démonstration de ce qu’Urasawa Naoki (et éventuellement son coscénariste Nagasaki Takashi ?) pouvait toujours avoir de bonnes idées, de très bonnes idées même, et en se montrant malin (voire petit malin...) sur la distance.

 

Mais, décidément, à ce stade, je trouve que ça ne fonctionne plus vraiment… Le tout début du troisième et dernier « arc » de la série, dans le tome 8 « Deluxe », était suffisamment intriguant pour relancer mon intérêt, mais, globalement, le tome 9 avait remisé de côté les bonnes idées de son prédécesseur pour se concentrer essentiellement sur les moins intéressantes, en faisant perdre la majeure partie de son âme à son « monde d’après Ami », qui, de cadre curieux et séduisant dans ses anachronismes et son complotisme, virait toujours un peu plus à la dystopie lambda. J’avais envie d’en sauver les passages avec Chôno Shôei, du moins ceux d’avant le retour de Kenj… pardon, l’apparition de « Joe Yabuki », mais c’est le genre de tri que je ne me sens plus d’opérer avec ce tome 10 globalement navrant.

 

RALLONGER ENCORE LA SAUCE

 

Ceci parce qu’Urasawa Naoki, alors même qu’il multiplie les indices, les sentences, quasiment les effets sonores cinématographiques appuyés avec la subtilité d'un Hans Zimmer, laissant entendre que « la fin est est proche », délaye en même temps son intrigue bien au-delà du raisonnable, en usant de divers expédients tous moins convaincants les uns que que les autres pour rallonger encore la sauce.

 

Ainsi, bien sûr, d’un vieux gimmick de la série sur les « identités enfin révélées », qui affecte ici « Joe Yabuki » (forcément, et ce alors même que Chôno Shôei ne cesse dès le départ de l’appeler Kenji), Ami bien sûr (en tout début de volume, Manjôme insiste : Ami était bien Fukube, mais Fukube est bel et bien mort en 2015, l’Ami actuel est donc quelqu’un d’autre, blah blah blah), ainsi qu’un nouveau personnage en forme de rajout totalement inutile, dit « Le Tueur » (dans la seule présentation des personnages en début de volume).

 

Mais, justement : pour rallonger encore la sauce, Urasawa Naoki raboule encore de vieux personnages, oubliés de longue date, et dont le retour n’apporte au fond pas grand-chose (au mieux) ; si le cas de Croa-Croa est un peu à part et discutable, car nous l’avions très brièvement recroisé çà et là, que dire ici de Yanbo/Maabo, redevenu gros ? Ou du mangaka Ujiki Tsuneo...

 

Mais cela ne s’arrête pas là : Urasawa Naoki rajoute aussi dans son intrigue de « nouveaux » personnages, qui, objectivement, ne servent à rien. Le cowboy Spade aurait pu avoir un semblant de potentiel, mais, en fin de compte, non (outre qu’il a un peu un côté « Je sais plus quoi faire, je vais mettre un cowboy, ça marche toujours les cowboys », sauf que non, ça ne marche pas du tout) ; quant au « Tueur », envahissant par ailleurs dans des flashbacks, il me paraît arriver bien trop tard dans la série pour que son apparition fasse encore sens – et les scènes l’impliquant s’éternisent horriblement, comme autant de démonstrations évidentes qu’il ne s’agit plus, pour l’auteur, que de remplir autant de pages que possible avant de poser le point final (de la délivrance ?).

 

Hélas, il y a encore pire – et c’est que la BD abuse cette fois franchement des procédés d’atermoiement qui, jusqu’alors, pouvaient éventuellement avoir quelque chose de ludique, en délayant le suspense tout en en interrogeant les codes, mais qui, maintenant, ne tiennent plus que de l’expédient – on ne compte plus les scènes s’éternisant dans l’indécision, où les personnages font patienter le lecteur une dizaine de planches pour enfin dire ce qu’ils auraient pu et dû dire dès la première case de la première planche… quand, bien sûr, ils ne relèguent pas la « révélation » à une scène ultérieure qui s’éternisera tout autant.

 

Et il y a quelque chose que j’ai trouvé particulièrement agaçant – à moins que ce ne soit de la parano de ma part : c’est l’impression qu’Urasawa Naoki est parfaitement conscient de tout cela et, non seulement l’assume, mais s’en délecte, d’une certaine manière ; en fait, c’était une impression que j’avais déjà eu auparavant, mais dans une perspective de jeu sur les codes du thriller, etc., qui était avant tout complicité avec le lecteur – lequel pouvait donc s’en délecter lui aussi. En fait, c’est sans doute une dimension importante de la BD, que j’avais eu l’occasion d’évoquer dans plusieurs de mes comptes rendus des tomes précédents. Mais cette fois ? Non. Ne reste plus l’impression… que d’un auteur qui se fout de la gueule de ses lecteurs – ou du moins puis-je difficilement l’envisager autrement.

 

En fait, cela ressort directement de certaines répliques – car assez nombreuses sont celles, dans cet antépénultième tome, qui laissent envisager la fin prochaine de la BD. Sans surprise, j’imagine : quand « Dieu », au début du bouquin (et donc du volume 19 originel), assène que « la fin est proche », et contredit dramatiquement ses dons de prescience en avouant : « Je ne sais absolument pas comment ça va finir », admettons, il est dans son rôle… Au niveau du récit, et au niveau du méta-récit. Mais j’ai trouvé autrement révélateur cet aveu de la part de Manjôme, plus tôt encore, au tout début du volume : « C’est devenu n’importe quoi. » Et c’est bien mon avis (je crois même que d’autres répliques vont dans ce sens, que je n’ai pas relevé tant je m’ennuyais).

 

Bon, jusqu’à présent, je suis resté « à vol d’oiseau », c’est peut-être un peu abstrait ; je vais tâcher de donner quelques éléments plus concrets au regard du contenu de cet antépénultième tome – en évitant autant que possible les SPOILERS, vous n'avez a priori pas à vous en faire...

 

« JOE YABUKI » ET L’ART QUI CHANGE LE MONDE

 

On peut rassembler les différents éléments contenus dans ce tome 10 « Deluxe » en deux trames parallèles – mais cela ne vaut en fait que pour le volume 19 originel, qui alterne effectivement une intrigue centrée sur « Joe Yabuki », à la frontière séparant le Tôhoku du Kantô, et une autre essentiellement tokyoïte, centrée sur la Résistance anti-Ami, incluant Kanna « la Reine des Glaces », ses « oncles » (et sa « tante ») de la « Bande à Kenji », et enfin (mais dans le tome 20 originel surtout) sa mère, « la Sainte Mère », Kiriko ; le volume 20 originel, à quelques très rares planches près, laisse de côté « Joe Yabuki » pour se focaliser sur la Résistance.

 

Mais commençons donc par « Joe Yabuki », c’est-à-dire, oui, ce bon vieux Kenii, surprise, surprise. Les événements l’impliquant se déroulent dans un milieu assez restreint, la frontière hautement sécurisée séparant le Tôhoku (la région du nord-est du Japon où se trouve pour l’heure « Joe Yabuki ») et le Kantô (la plaine de la région de Tôkyô). Le récit appuie lourdement sur cette thématique de la « frontière », en y injectant de force et sans grande pertinence une vague dimension western, surtout au travers du personnage de cowboy qu’est Spade. Mais ça ne fonctionne guère…

 

Mais, en fait, on peut en dire tout autant d’à peu près tous les autres aspects de cette intrigue ; ainsi, notamment, de ces très pénibles dissertations sur l’art qui peut (ou pas) changer le monde… C’est une dimension qui était latente depuis un bon moment dans la série, à vrai dire depuis les toutes premières pages du tout premier tome – constatant l’échec du rock à changer le monde ; et c'était intéressant, alors, très intéressant, même... Mais ce thème avait sans doute perdu en impact en devenant plus concret dans le tome précédent (surtout), avec la chanson de Kenji. Hélas, cela se vérifie là encore, mais d’autant plus que s’y ajoute, sur un mode pas moins navrant, une seconde variation reposant sur l’art du mangaka Ujiki Tsuneo, à peine croisé durant le deuxième « arc » de la série, où il était un des voisins de Kanna (dans l’immeuble connu pour avoir été habité par Tezuka Osamu) ; le bonhomme, à la requête insistante de « Joe Yabuki », conçoit des faux papiers censés permettre de franchir la frontière, mais en sachant que la moindre imprécision se solde par la mort du voyageur, et des centaines y sont déjà passés, ce qui terrifie à bon droit notre dessinateur, incapable de porter le poids d'une responsabilité pareille ; OK, admettons… Il y a un certain potentiel de pathos correct dans cette sous-intrigue, c'est vrai ; mais, au fond, le sentencieux « Joe Yabuki », l’improbabilité totale de la « grande évasion » envisagée, et enfin la très mauvaise idée du « château », contribuent dans une égale mesure à saborder toute pertinence éventuelle dans ce propos.

 

Mais la plus mauvaise idée de cette intrigue est pourtant ailleurs – dans ce « château » qui est largement une pure façade (ce n'est certes pas la première fois dans la série), sur la frontière, et dont le seigneur est cet inutile « Tueur » que j’ai déjà évoqué plus haut, lequel entretenait une certaine relation avec Kenji, il y a longtemps, et avec Ami depuis ; sauf que ces divers développements ne sont vraiment pas convaincants : s’il est un aspect dans cette sous-intrigue qui donne l’impression que l’auteur délaye horriblement et fait dans l’atermoiement lourdingue, c’est sans doute ici qu’on le trouvera (encore que, Spade...). Sans surprise, sur des bases aussi fragiles voire d’ores et déjà pourries, autant le dire, la confrontation entre Kenji et « le Tueur » ne fonctionne pas – mais au point où c’en devient presque ridicule dans son inefficacité, presque douloureux, même. Un sentiment très gênant, qui contribue et pas qu’un peu à faire décrocher le lecteur – enfin, non : le Nébal ; à en juger par des chroniques lues çà et là sur le ouèbe, il y a des fans… Bon…

 

Vous l’aurez compris : à quelques très rares moments près qui sont autant de respirations de plus en plus désespérées, cette sous-intrigue ne fonctionne absolument pas à mes yeux.

 

SI TU CROISES AMI, TUE AMI

 

Hélas, l’autre sous-intrigue (enfin, dans le volume 19 originel, car, dans le vingtième, il n'y a pas d'alternance de la sorte, et ce récit occupe donc seul les planches dans leur quasi-totalité) ne convainc pas davantage.

 

En fait, dans le volume 19 originel, Urasawa Naoki atermoie tellement qu’il n’y a peu ou prou rien à en retenir et à en rapporter… Manjôme confirme donc qu’Ami, maintenant, n’est plus Fukube, tandis que « Dieu », dans son bowling, délire sur Koizumi et lâche qu'il voit arriver « un truc énorme » ; nous n’y reviendrons pas de tout ce dixième tome « Deluxe ».

 

Reste quoi ? Les Résistants qui papotent dans le vide – et Kanna qui fait sa mauvaise tête, surtout : incroyable « révélation » à la fin de ce volume : Kanna veut tuer Ami. Surprenant, hein ? On n’était pas du tout au courant !

 

Le volume 20 originel, sur ces bases (?!), s’appuie aussi, mais sans développer outre-mesure, sur le prochain coup fourré d’Ami : prendre prétexte d’une soi-disant invasion extraterrestre, ce que l’on savait depuis deux tomes au moins, mais en y rajoutant tout juste une pseudo-soucoupe volante, seul véritable ajout du présent tome, pour parachever l’extermination de l’humanité (et, censément, migrer sur Mars ?).

 

En attendant… Eh bien, la Résistance attend, justement ; en papotant, tête basse et larme au coin de l’œil, sur sa rude tâche. Là encore, guère d’apports de toute façon : Kanna est suicidaire, on le sait, Otcho qui n’est décidément plus guère Shogun (pas plus mal...) déprime toujours un peu plus à son tour, Yoshitsuné abandonne de nouveau les connotations associées à son nom héroïque et pleure parce qu’il n’est pas fait pour commander… C’est peut-être Yukiji qui s’en tire le moins mal ? À la voir à la tête d’un dojo où elle fait la démonstration, mais sans orgueil, de ses capacités martiales, elle donne presque la très vague illusion de redevenir un vrai personnage de la série (je maintiens qu’elle est un des plus navrants gâchis de la tournure prise par la BD sur des bases pourtant très enthousiasmantes, l’autre grand gâchis étant bien sûr un autre personnage féminin, Kanna, si cool dans les premiers épisodes où elle était apparue…).

 

Nous avons déjà lu tout cela – et il est bien temps de passer à autre chose ; mais, sur les 400 pages du présent volume, l’injonction de passer à l’acte, qui figure dès les premières planches, ne génère absolument rien allant dans ce sens jusqu’à la fin. Et ce sans que cet atermoiement produise le moindre effet positif, ce qui n'était bien sûr pas à exclure de manière générale. Enfin, les parasitages dus à divers personnages inutilement repris sur le tard, comme surtout Yanbo/Maabo, n’arrangent absolument rien à l’affaire – et c’est d’un ennui mortel.

 

Tout au plus peut-on sauver (si l’on est bon prince…) une vague sous-trame (distincte donc de celle de « Joe Yabuki » dans le volume 19 originel, et beaucoup plus liée au cœur de l’act… du papotage du volume 20 originel), qui conduit Maruo, notre bon gros, à retrouver, pour le coup bien trop facilement d’ailleurs, Kiriko, la mère de Kanna, la sœur de Kenji, la « Sainte Mère » écrasée par le poids de sa responsabilité dans la mise au point du virus d’Ami, la « Godzilla » virologue, quoi – qui est sous la protection de Croa-Croa revenu d’Amérique, dans son « Empire des Grenouilles » vaguement autonome (hein ?). Pour le coup, cependant, ce qui s’avère le plus convaincant (très relativement…) dans cette sous-intrigue, ce sont les flashbacks insistant sur le sentiment de culpabilité de Croa-Croa également – pour n’avoir pas répondu, le 31 décembre 2000, à l’appel de Kenji… à moins que ça n’ait été celui d’Ami ? J’en retiens surtout la thématique de l’adultère, guère développée, mais qui confère au personnage un semblant d’humanité. Or, malgré le pathos à la louche dans toutes les autres planches de ce tome 10 « Deluxe », c’est sans doute là le seul moment où j’ai ressenti quelque chose pour un personnage de la BD...

 

SATURATION

 

Jusqu’à présent, même si nombre d’aspects de la série me paraissaient critiquables, voire plus que cela, j’y trouvais cependant à peu près toujours de quoi poursuivre – ne serait-ce que par curiosité, mais une curiosité adroitement titillée par de vraies bonnes idées, car la BD n’en manquait pas.

 

Je crois que ce n’est plus le cas maintenant. Après un tome 9 qui m’avait déjà paru exceptionnellement faible, ce tome 10 encore moins bon me fait craindre la suite des opérations, et je ne suis pas certain d’être toujours curieux de savoir comment tout ça se finira – reste deux tomes, et je ne sais pas si je les lirai. C’est possible, malgré tout – mais d’une manière assez « mécanique », disons. Et c’est tout de même vraiment dommage… mais oui, je redoute d’avoir atteint comme un seuil de saturation.

 

Le dessin toujours aussi fluide et expressif d’Urasawa Naoki, irréprochable et même mieux que ça, ne parvient pas à compenser les faiblesses d’un scénario qui, à force de bifurcations, semble s’être perdu en route, au point où le ramener sur la bonne voie s’annonce au mieux une tâche très difficile, plus probablement impossible. D'autant que le jeu sur les codes du thriller, d'abord enthousiasmant, s'est mué en sa propre parodie.

 

Dommage, vraiment dommage.

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Lone Wolf and Cub, vol. 4 : Le Gardien des clochers, de Kazuo Koike et Goseki Kojima

Publié le par Nébal

Lone Wolf and Cub, vol. 4 : Le Gardien des clochers, de Kazuo Koike et Goseki Kojima

KOIKE Kazuo et KOJIMA Goseki, Lone Wolf and Cub, vol. 4 : Le Gardien des clochers, [子連れ狼, Kozure Ôkami], traduction [du japonais par] Makoto Ikebe, Saint-Laurent-du-Var, Panini France/Panini Comics, coll. Génération Comics, [1995, 2001] 2004, [n.p.]

 

LE DESSIN EN AVANT

 

Quatrième volume de la mythique série de Koike Kazuo et Kojima Goseki Lone Wolf and Cub, et toujours autant d’admiration pour cette œuvre immense. Ce qui n’empêche pas quelques critiques çà et là, sans doute… et, en sens inverse, des louanges plus marquées encore que d’usage pour telle ou telle dimension de la BD plus ou moins mise en avant jusqu’alors.

 

J’en avais comme de juste déjà dit beaucoup de bien dans mes comptes rendus des trois premiers tomes, mais, cette fois, j’ai plus que jamais envie d’appuyer sur l’excellence du dessin de Kojima Goseki : c’est toujours plus impressionnant, toujours plus juste, toujours plus beau. Le dessinateur accomplit un travail extraordinaire, avec un trait qui lui est propre (mais pouvant faire appel à plusieurs techniques différentes avec toujours autant d’à-propos), d’une précision admirable.

 

Mais cela dépasse bien sûr le seul dessin au sens le plus strict, car il faut y ajouter l’incroyable sens du découpage – cadre et montage – qui est décidément à mes yeux un des plus grands atouts de cette BD ; ainsi, notamment, dans ce quatrième tome, pour des séquences où le silence règne, ou éventuellement des onomatopées qui rythment la scène (par exemple, dans le premier épisode de ce quatrième tome, les « Hup ! Hup ! » des porteurs de palanquin, ou le son des cloches qui résonnent, imposant leur découpage du temps à la vie comme à la mort…).

 

Le vocabulaire que j'emploie en témoigne déjà, avec son ambiguïté que j’avais déjà relevée dans mes précédentes chroniques : on est tenté de qualifier cette mise en images avec les termes adaptés à la mise en scène et au montage d’un film – un chanbara, bien sûr, mais peut-être pas seulement un des « Baby Cart » directement adaptés du manga (ou gekiga ?) Lone Wolf and Cub ; après tout, cette virtuosité pourrait très bien renvoyer à un film de Kurosawa Akira, entre autres. Mais on est donc tenté de parler en termes de cinématographie...

 

Quoi qu’il en soit, c’est un travail admirable et de toute beauté. Toujours un peu plus.

 

UN SCÉNARIO PLUS CRITIQUABLE ?

 

Et, dans ce quatrième tome, c’est d’autant plus flagrant que le scénario de Koike Kazuo pèche peut-être un peu ? Dans les premiers volumes de la série, même si j’appréciais déjà beaucoup le dessin de Kojima Goseki, j’avais cependant tendance – mais c’est une pente naturelle chez moi – à privilégier le scénario.

 

C’est sans doute devenu d’autant plus vrai à partir de l’allongement du format des épisodes (jusqu’à atteindre une soixantaine de pages), dans le tome 2 surtout, qui permettait de mettre en scène des histoires plus complexes, en prenant en outre le temps pour poser une ambiance – en s’associant au dessin, bien sûr, là encore le cas échéant au travers de scènes muettes très expressives ; mais l’essentiel, à mes yeux, reposait cependant sans doute sur ces deux attributs : l’usage précis d’une documentation précise, et la capacité si bluffante de Koike Kazuo à toujours ou presque me surprendre. Les tomes 2 et 3 regorgeaient donc de ce genre de merveilles.

 

Et ici ? Il me semble que c’est un peu moins vrai… Non que le scénario soit « mauvais », il ne l’est certainement pas. Mais il m’a fait l’effet d’être un peu plus « routinier », disons – avec un usage de la documentation un peu trop mécanique, et, en conséquence, une moindre aptitude à me surprendre (avec tout de même une belle exception dans l’épisode XXII, soit le troisième de ce quatrième volume).

 

Mais cela ne vaut en fait que pour les deux premiers épisodes de ce volume, qui commencent d'ailleurs peu ou prou de la même manière – avec une docte présentation d’un aspect plus ou moins méconnu de la société d’Edo, en préalable à l’aventure à proprement parler ; dans le deuxième épisode, le procédé est à la fois subverti et trop appuyé, dans la mesure où cette présentation constitue une sorte de « voix off » tandis qu’Ogami Itto entame sans attendre ses massacres – mais c’est très long, très pointu, avec un vocabulaire spécifique dans lequel il n’est pas toujours aisé de se repérer (même avec le glossaire en fin de volume), et globalement guère palpitant.

 

Le troisième épisode (incontestablement le plus marquant) échappe à cet éventuel travers, mais, passé une ouverture étonnante en forme d’ « attaque en force », le quatrième épisode revient, et même doublement, à ce procédé, encore que de manière nettement plus habile et enthousiasmante – et là, il faut noter une particularité : ce dernier épisode est particulièrement long, dans les 120 pages environ, soit le double du format habituel ; ces développements qui prennent leur temps ont dès lors un rendu différent, et largement préférable.

 

Cette potentielle routine s’exprime aussi à un autre niveau, encore que de manière pas trop envahissante, puisque c’est surtout dans le premier épisode que ce phénomène se constate : la mise en avant de techniques de combat pas banales, à partir d’armes éventuellement improbables.

 

Ce qui est plus gênant, par contre, c’est que les deux premiers épisodes empruntent une même structure ternaire, qui voit notre rônin préféré se battre successivement contre trois adversaires dont la différence, pour le coup, a donc quelque chose de mécanique.

 

Cependant, Koike Kazuo sait toujours mitonner quelques-uns de ces twists dont il a le secret – pas forcément aussi renversants que ses plus belles réussites dans le domaine, ici, et pouvant donc parfois, fonction du contexte, avoir quelque chose d’un peu mécanique là encore, mais avec suffisamment de maîtrise pour capter et conserver l’attention du lecteur, ou, quand il s'agit d'abattre ses dernières cartes en fin d'épisode, pour le bouleverser.

 

Quelques mots, donc, des quatre épisodes de ce quatrième volume.

 

LE GARDIEN DES CLOCHERS

 

Les deux premiers épisodes sont donc clairement les moins intéressants du lot, car les plus routiniers au plan du scénario, en dépit de quelques retournements bienvenus. Tous deux commencent donc par une certaine dimension « documentaire », ici focalisée sur le sujet incongru des clochers d’Edo.

 

Le maître des clochers, qui a pour nom et titre à la fois Tsuji Genshichi, engage Ogami Itto pour qu’il lui permette, à sa manière « tranchante », de décider de sa succession – de qui portera après lui le nom et le titre de Tsuji Genshichi, dont il est la quatrième itération. Au rythme des cloches, il adressera aux rônin les trois successeurs potentiels, à charge pour notre assassin, non de les tuer, pour le coup, mais de leur ôter le bras droit, indispensable à la charge. Bien sûr, dans la furie des combats, Ogami Itto ne s’embarrasse guère de cette demande inhabituelle, et tue volontiers… Des adversaires, par ailleurs, aux techniques de combat étonnantes, et pas toujours très scrupuleux.

 

L’épisode fonctionne, mais surtout parce que le dessin est parfait – et, si j’ose dire, son « illustration sonore » aussi ; j’avais mentionné plus haut, déjà, ce jeu sur les halètements des porteurs de palanquin, et, bien sûr, sur les clochers, ce qui fonctionne très bien.

 

Mais, à tout prendre, et malgré le point de départ étonnant de la succession de Tsuji Genshichi, malgré aussi l’ultime retournement, étonnant (peut-être) mais bizarrement pas si saisissant alors que ses implications devraient prendre aux tripes, l’épisode est donc un peu mollasson car routinier. Ça se lit, très bien même, mais c’est clairement bien loin des sommets antérieurs de la série, car un peu trop « automatique ».

 

MAUVAIS SUJETS

 

« Mauvais sujets », qui suit, n’est guère plus satisfaisant, et probablement encore un peu moins – et pour des raisons assez proches. En fait, la juxtaposition des deux épisodes ne fait que renforcer cette impression, et sans doute aux dépends du second, pour de bêtes raisons de chronologie et d’enchaînement, qui mettent en avant la répétition, parfois…

 

Le thème est cette fois celui des orisuke, des sortes de « faux samouraïs » de seconde zone, et guère sensibles aux notions d’honneur et de loyauté du bushido, mais devenus de plus en plus fréquents au service des daimyôs, durant l’ère Edo, du fait d’une politique désastreuse ; ces êtres fourbes et vulgaires font donc figure d’antithèses de la conception idéale du samouraï – en tant que tels, ils sont une racaille à éradiquer… Leur inconséquence et leur corruption sont ici tout particulièrement illustrées par leur goût pour les jeux de hasard, comme tant de minables yakuzas – ils usent d’ailleurs fréquemment de l’insulte « sanpin », désignant un samouraï de bas étage (ce qu’ils sont pourtant, à tout prendre), sur la base d’une combinaison défavorable aux dés.

 

L’épisode démarre donc étrangement, avec une longue séquence où nous voyons Ogami Itto livrer trois assauts contre des orisuke « notables » et leurs bandes de canailles, tandis qu’en « voix off », Koike Kazuo nous décrit de manière détaillée mais un peu confuse (souci de traduction ?) les divers aspects de la question. À vrai dire, dessin exceptionnel de Kojima Goseki mis à part, on s’ennuie un peu…

 

La donne change cependant quand cesse la « voix off » et que l’on se focalise sur les actions présentes de notre assassin préféré, ce qui peut cependant inclure un flashback d’importance. La méthode, ici, renvoie à la manière de certains des épisodes du premier tome, je suppose, car il ne reste alors plus qu’un demi-épisode pour narrer une histoire à proprement parler, et sur un mode où la froideur de l’assassin, qui suit sa propre voie, s’accompagne pourtant d’une forme de « moralité indirecte », entendre par-là que, sans compromettre sa mission, jusque dans ses considérations les plus cyniques, Ogami Itto trouve à ménager un espace ambigu pour que les vraies victimes de l’histoire puissent faire payer les vrais coupables, disons – un trait qui reviendra dans l’ultime épisode de ce quatrième volume, mais avec plus d’ampleur, et aussi et surtout considérablement plus de finesse et d’astuce.

 

Pour le coup, cette orientation tardive fonctionne cependant assez bien – mais cet épisode n’en est pas moins bancal, avec sa longue introduction et ses combats presque omniprésents, dont la virtuosité graphique de Kojima Goseki ne peut pas totalement masquer l’inspiration un peu terne...

 

DERNIERS FRIMAS

 

Mais nous passons à tout autre chose avec le troisième épisode, « Derniers Frimas », ô combien différent, et en fait totalement inédit dans la série – ce qui en fait probablement le grand moment de ce quatrième volume de Lone Wolf and Cub. Car c’est le « Cub » qui nous intéresse, cette fois !

 

En effet, Ogami Itto n’apparaît presque pas de tout l’épisode, qui est centré sur son fils en bas âge, Daigoro. Celui-ci s’inquiète du retard de son assassin de père (un retard qui se compte en journées), et décide de partir à sa recherche, non en posant des questions aux passants, ça serait une mauvaise idée, mais en essayant de déduire où il pourrait se trouver, peut-être en train de se vider de son sang, eu égard aux habitudes que Daigoro a pu constater dans son comportement.

 

Au cours de son enquête, Daigoro suscite la curiosité d’un samouraï austère et quelque peu maniaque, qui n’en revient pas de constater que ce tout petit garçon a le genre de regard à l’horizon n’appartenant qu’à ceux qui ont vu la mort au combat, et si souvent qu’ils s’y sont faits… Mais il demeure à distance, pour « tester » l’étrange enfant.

 

Un « test » qui va bien au-delà de ce qu’il imaginait lui-même, puisque Daigoro se retrouve au cœur d’un incendie allumé dans un champ par des paysans pour préparer les cultures, une situation dont bien peu d’adultes pourraient se tirer, et sans doute aucun enfant – même avec ces yeux si intimidants…

 

L’épisode est une franche réussite : le dessin de Kojima Goseki est toujours au top, et le scénario de Koike Kazuo y revient. Même dans son outrance, l'histoire fonctionne très bien, et a surtout pour grande qualité de mettre enfin en avant le personnage de Daigoro, rarement plus qu’un faire-valoir presque cosmétique jusqu’alors (même s’il y avait eu quelques exceptions, notamment l’épisode « Frère et sœur », dans le tome 2). Mais, bien sûr, c'est une occasion unique de revenir sur l'éducation hors-normes qu'Ogami Itto impose à son fils... Et ce n'est pas la première fois que cet aspect de sa démarche est envisagé, éventuellement de manière critique. La conclusion tranchante peut déconcerter, mais, d’une certaine manière, elle est cohérente tant dans le contexte restreint de l’épisode que dans celui plus ample de la série.

 

Excellent !

 

SALTIMBANQUE

 

Reste un ultime épisode, « Saltimbanque », qui est donc deux fois plus long que la moyenne, dans les 120 pages environ. C’est l’autre grand moment de ce quatrième tome – et, avec l’épisode précédent, il parvient sans souci à rattraper les faiblesses éventuelles des deux premiers chapitres.

 

La documentation est là encore mise en avant, mais de manière plus réfléchie, plus « littéraire » aussi, que dans les deux premiers épisodes, qui péchaient sans doute sous cet angle ; entendons par-là que la sécheresse « documentaire » n’est pas forcément de mise, et que l’information passe surtout par des personnages impliqués dans ces sujets, ce qui les rend plus vivants ; lesdits sujets étant le tatouage, et les « saltimbanques » (au sens large) que sont les gomune.

 

Mais, avant de développer ces aspects (et bien avant, concernant les gomune), l’épisode s’ouvre sur une scène de combat largement muette, opposant une femme superbe à des malandrins ; mais ladite femme, outre son adresse au sabre, stupéfie tant ses adversaires que le lecteur parce qu’elle se bat nue – révélant alors que son dos et ses seins sont couverts des tatouages les plus choquants qui soient.

 

C’est alors que l’on passe aux considérations sur le tatouage, dues à un maître tatoueur en plein travail sur le corps de la jeune femme, dans une scène où la souffrance contenue participe d’un certain érotisme ne laissant pas indifférent.

 

L’introduction d’Ogami Itto et de Daigoro est donc retardée, qui signalera par contre le moment de traiter en fond des gomune, et d’en apprendre davantage sur cette femme, O-Yuki, qui fut « saltimbanque » mais devint ensuite besshiki-onna, soit « femme combattante » au service d’un daimyô, et chargée d'enseigner son art à d'autres femmes. Mais les gomune sont hostiles, car ils savent qu’Ogami Itto est un assassin envoyé pour éliminer O-Yuki, qu’ils considèrent toujours des leurs… et c’est bien le cas, forcément. Mais Ogami Itto n’est pas du genre à foncer tête baissée, et « se documente », lui aussi, pour en savoir autant que possible sur cette proie hors-normes, charismatique, déterminée, forte, redoutable.

 

C’est ainsi que nous pourrons découvrir ses motivations, mais aussi celles de notre assassin, en fait inattendues – ce qui met en place un beau dilemme, dans la veine étrangement « morale » dont je parlais un peu plus haut ; d’où, là encore, ces « arrangements » concoctés par le loup, sinon son louveteau, pour qu’en définitive les mauvais soient punis, sans pour autant que cela ne vienne empêcher l’assassin d’exécuter loyalement son contrat.

 

« Saltimbanque » n’est certainement pas un épisode aussi inventif que « Derniers Frimas » ; à maints égards, il brode sur des thèmes et procédés déjà entrevus dans les trois tomes précédents. Mais il le fait superbement bien, et en mettant à profit ce long format inédit – car tant le dessin de Kojima Goseki que le scénario de Koike Kazuo en bénéficient. En résulte un chapitre très réussi de la sage d’Ogami Itto, qui creuse le personnage en le confrontant à une antagoniste (si c’est bien le mot, pas sûr) digne de son charisme – car O-Yuki combine l’authenticité douloureuse et en même temps forte des meilleurs personnages féminins de la série (notamment Kushimaki O-Sen, la voleuse et prostituée de l’épisode « À l’oiseau les ailes, à la bête les crocs », dans le tome 1) à une capacité martiale féminine constituant un contrepoint bienvenu à quelques tentatives antérieures nettement moins inspirées dans ce registre (dans le tome 1 toujours, et juste avant l’épisode avec Kushimaki O-Sen, « Les Huit Portes de la perfidie » était un triste ratage à cet égard). Et, bien sûr, l’idée de ces tatouages est très bienvenue, qui singularise le personnage avec quelque chose de malsain dans son audace, que l'on devine cependant ne pas être gratuit... même si c’est aussi un moyen fort pratique d’érotiser l’épisode.

 

Là encore, un chapitre très convaincant.

 

ENCORE !

 

Aussi, malgré un démarrage guère attrayant sur le plan du scénario, ce quatrième volume parvient en définitive à retrouver le niveau d’excellence des tomes 2 et 3, tandis que le dessin de Kojima Goseki ne cesse de gagner en pertinence, en finesse, en inventivité, en audace. Ce quatrième tome m’a peut-être incité à me montrer plus circonspect, du fait de ses deux premiers épisodes un peu faiblards, mais l’enthousiasme demeure pour cette brillante série, à la hauteur de son culte.

 

Tome 5 un de ces jours !

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Contes du Soleil Noir : Arbre, d'Alex Jestaire

Publié le par Nébal

Contes du Soleil Noir : Arbre, d'Alex Jestaire

JESTAIRE (Alex), Contes du Soleil Noir : Arbre, illustrations de Pablo Melchor, Vauvert, Au Diable Vauvert, coll. Hyperfictions, 2017, 123 p.

 

ÉPISODE 2

 

Arbre est le deuxième des cinq Contes du Soleil Noir qu’Alex Jestaire, remarqué en son temps pour l’enthousiasmant Tourville, doit faire paraître dans l’année Au Diable Vauvert – en fait, je suis un peu à la bourre, puisque le troisième, Invisible, est déjà paru depuis quelque temps [EDIT : nope, il sort le 1er juin], je l’ai je vous en causerai un de ces jours.

 

Mais… Cinq ? En fouinant çà et là, notamment dans des interviews sur le mode « lard, cochon, ou les deux à la fois » qui me dissuadent allègrement de me montrer catégorique, l’auteur disait en avoir une trentaine en tête. Bon…

 

Crash, le premier de ces Contes du Soleil Noir, m’avait bien botté. Un court texte pas nécessairement d’une originalité foudroyante, mais bien conçu, sonnant juste, et porté par une plume fluide autant qu’expressive (mais tout de même davantage dans la retenue par rapport à Tourville) ; le résultat était donc plus que satisfaisant, et m’avait bien donné envie de poursuivre avec Arbre.

 

Ceci étant, nous sommes en présence d’un tout autre bouquin – Arbre est très différent de Crash, même si les points communs, ou disons plutôt les points de liaison, voire les interfaces, ne manquent pas. Sans doute est-ce surtout parce que, délires conspirationnistes mis à part (de Geek, notre hôte, et de ses potes adeptes du data mining dans les tréfonds sordides du ouèbe), ou plutôt se voyant accorder un autre statut, le récit (double) d’Arbre se situe à une échelle moins intime que celui de Crash, évoquant au moins par la bande un macrocosme éventuellement mystique, et en tant que tel censément chargé de sens – un sens que l’on pouvait sans doute dériver de l’expérience de Malika dans Crash, mais non sans incertitudes, car sans que le texte appuie sur cette dimension ; Arbre se montre plus explicite à cet égard… ce qui ne le rend pas forcément plus limpide pour autant, loin de là.

 

LE SOLEIL NOIR EST DE RETOUR – GEEK AUSSI


Cela tient sans doute à la dimension ouvertement mystique du récit (ou formellement, en tout cas), qui, pour le coup, confère une résonance particulière à ce « Soleil Noir », emblème et obsession des sages et des fous, comme une menace soudaine de complet renversement du monde, et d’apocalypse au sens fondamental d’éveil à une autre réalité.

 

Cependant, le Soleil Noir n’est ici pas seulement un symbole – il devient (ou le montre davantage, par rapport à Crash) une source très concrète de pouvoir, un creuset alchimique dont on peut faire usage pour agir sur le monde ; il demeure un objet de fantasmes pour Geek et ses copains geeks, qui le traquent comme un caméo de star dans toutes les séries TV du monde (ou d’un Hitchcock dans toute sa filmographie), ce qui était après tout le cas de Malika dans Crash, mais il est aussi bien plus que ça – et peut-être d’autant plus à mesure que nos cyberdétectives en prennent conscience.

 

Le premier de ces Enquêteurs Mystiques du Ouèbe demeure Geek lui-même. Le bonhomme, plus familier que jamais, au point où c’en est désagréable, est, comme dans Crash, notre conteur et notre MC. Il est essentiellement non fiable, et manipulateur – autant dire qu’il sait raconter des histoires (et Alex Jestaire derrière lui), ou plutôt des « dossiers », comme il nous présente les choses. Crash était un dossier, Arbre en est un autre – et tellement autre qu’il autorise ou justifie une approche narrative distincte, sur la base d’une double trame ; les deux branches (aha) du récit ne sont pour autant pas strictement parallèles, mais plutôt destinées à s’illustrer l’une l’autre – ou à s’éclairer ? Seulement voilà : c’est le genre d’éclairage qui assombrit en fait le propos… Mais, avec un Soleil Noir en guise de projecteur, ça a une certaine logique, j’imagine.

 

FAIRE PÉTER LES NOMS

 

Arbre, comme Crash avant lui, n’est certes pas épargné par une quatrième de couverture alignant les références prestigieuses, comme autant de petits soldats dont faire usage pour exprimer une horreur « moderne », une « horreur d’aujourd’hui, matérielle, sociale, morale… une horreur de fin de civilisation ».

 

On retrouve en fait le tiercé gagnant : Stephen King, Clive Barker, David Cronenberg (mais plus Alan Moore). Cela ne fait pas beaucoup plus sens que dans Crash – pour lequel on pouvait éventuellement dégager un peu du Roi comme de celui que Martin Scorsese décrivait, en fin de compte, comme « une sorte de gynécologue de Beverly Hills », ce qui renvoyait bel et bien malgré tout (admettons) à Ballard, et à son génialissime Crash !, mais de manière éventuellement un peu hardie. Cette fois ? De ces trois Maîtres de l’Horreur, je suppose que c’est ici Clive Barker qui s’avère le plus pertinent – avec une forme de conspirationnisme plus ou moins latent, d’essence éventuellement mystico-magique, oui, même si, sur un mode plus matériel, cela pourrait tout autant renvoyer à un autre chef-d’œuvre de l’horreur littéraire, même un brin sulfureux : L’Échiquier du mal, de Dan Simmons. Barker, bien sûr, aussi pour un certain aspect SM.


Du moins j’en ai l’impression. Mais avec une confession à vous faire : si je suis certain d’avoir aimé Arbre, je suis presque aussi certain de n’y avoir rien panné. Ce qui ne me facilite pas exactement la tâche pour rédiger ce compte rendu – et même, promis ! en y ayant réfléchi tout d’abord (c’est fou, ça). Mais voyez l’adresse de ce blog, hein...

 

JANAAN PATEL EN SOCIÉTÉ

 

Deux trames, donc. Liées, mais pas vraiment parallèles, si leur alternance sous cette forme fait sens d’une certaine manière (enfin, je suppose), ce qui ne la rend pas moins déconcertante.

 

Commençons avec la dimension la plus frontale et « directe », sur le plan narratif comme sur le plan stylistique. En (premier) contrepoint des banlieues françaises grisâtres de Crash (et n’oubliez pas que Geek pourrait bien se trouver dans un endroit du genre, une tour probablement – ou peut-être pas), nous nous rendons cette fois en Angleterre, à Londres et dans ses environs, auprès de la plus infecte des jeunesses dorées.

 

Ceci, via notre amie Janaan Patel – au cœur du « dossier » de Geek. Janaan est une jeune et brillante journaliste, d’origine indienne, et qui se délecte de son mode de vie trépidant au milieu des paillettes (sordides, forcément) ; fréquentant les « fils de » et autres avatars du jeune grand bourgeois porté sur la décadence par atavisme vulgaire autant que par idéalisation aristocratico-perverse, elle leur soutire entre deux rails de coke et trois partouzes potins glauques et projets secrets de fusion et acquisition. Sous cet angle, j’imagine que, condition d’immigrée ou presque mise à part (mais peut-être ne faut-il donc pas la mettre à part ?), elle a quelque chose d’une anti-Malika.

 

Mais elle a quelque chose qui la rapproche de cette dernière : elle est bénie, mais à sa manière, par le Soleil Noir. En fait, elle a le Soleil Noir « dans la bouche » ; et quand ses filaments en jaillissent, elle en tire un pouvoir de suggestion fort pratique dans sa profession : ses interlocuteurs ne peuvent s’empêcher de répondre à ses questions, et il suffit d’un rire de la part de la charmante jeune femme pour qu’ils oublient absolument tout de ce qui s’est passé – vous avouerez que c’est pratique, pour une journaliste.

 

Janaan est compétente, elle sait profiter de cet atout qu’elle ne semble pas le moins du monde questionner – c’est comme ça, point –, et elle est toute dévouée à sa tâche, finalement très amusante. Mais c’est bien le problème : habituée à emporter la mise en deux phrases, un sourire et un claquement de doigts moqueur, Janaan est bien trop confiante en elle ; et, parce qu’elle ne s’interroge pas sur son pouvoir, elle passe à côté d’un point essentiel – qui est que d’autres peuvent en bénéficier, eux aussi.


Tout particulièrement dans cette jeunesse dorée.

 

Janaan verra donc son propre pouvoir se retourner contre elle – et entrapercevra pour son plus grand malheur la réalité de ces jeunes gens de la haute et de leurs désirs salaces ; des choses bien plus terribles que les gentils potins dont elle faisait la collection – une tentation, et plus que ça, du crime sexuel scabreux qui réactualise les méfaits dantesques de Silling dans le cadre grotesque et laid de la Society de Brian Yuzna.

L’INDE MYSTIQUE (TRAITEMENT BOLLYWOOD)


Mais ce n’est qu’un versant d’Arbre – et, euh, celui où, pour le coup, il n’y a pas d’arbre ? L’arbre, on le trouve aux antipodes ou peu s’en faut, nouveau contrepoint aux banlieues grises, et pourtant dans un territoire très concret pour Janaan – l’Inde dont elle est originaire, celle de Bollywood (dont elle grignote les productions entre deux enquêtes journalistiques), et celle de la mystique À DIX BA… De la mystique.

 

Plus précisément, nous sommes dans le Gujarat, à l’ouest du sous-continent. Pas la plus riche des provinces, à la base, alors quand les vaches de l’exploitation agricole bizarrement appelée Dairy Marigold Hostel se mettent à produire un lait imbuvable, forcément, on se pose des questions – et on se fâche, aussi.

 

Par ailleurs, la région est un vivier de sages religieux, ici un sikh, là un brahmane, plus ou moins sages le cas échéant, baignant dans une cosmogonie sud-asiatique qui, pour le coup, me dépasse totalement ; confronté à ce type de phénomènes étranges, et à d’autres encore, ces personnages ne se livrent pas tant à une enquête journalistique à la manière de Janaan, mais plutôt à une relecture ésotérique du monde, au prisme d’une tradition millénaire, mais d’autant plus diverse et complexe. Ceci dit, une part d’enquête demeure, mais sur un mode de voyage initiatique ; c’est peut-être d’ailleurs, paradoxalement ou pas, ce qui me permet d’accrocher à cette trame mystique, au lexique spécifique et intimidant, car l’image de ce brahmane, des dieux plein la tête, se rendant à moto dans le désert pour appréhender la réalité de l’arbre, ne manque pas de piquant.

 

Mais oui, c’est donc ici que se trouve l’arbre – dont la couverture signée Pablo Melchor (comme les illustrations intérieures, qui m’ont globalement beaucoup moins parlé que celles de Crash, même si j’en sauverais bien Ganesh à moto – bis) rend bien la dimension paradoxale, inversant racines et branches. L’arbre, extrait de la Bhagavad-Gita, est une source du monde, comme un modèle primordial d’Yggdrasil ; au cœur du désert où il végète (si j’ose dire) seul, il voit défiler les soleils aux couleurs variées (dont celui que vous supposez), et communique d’une certaine manière avec les oiseaux – surtout des charognards : dans pareil contexte apocalyptique, ils ne sauraient être davantage à propos.

 

Z


Ici, il me faut donc revenir sur mon navrant aveu : ce livre, je n’y ai probablement rien compris – ou pas grand-chose, et en tout cas pas suffisamment.


Ce à deux titres. Tout d’abord, et sans surprise, la dimension mystique de la partie indienne du récit m’est largement incompréhensible – parce que mes connaissances en matière de théologie et/ou de métaphysique hindoue, sikh, etc. avoisinent le néant, et parce que, de manière plus générale, le sentiment mystique me dépasse totalement (sans même parler de l’ésotérisme, etc.) ; je peux apprécier les résultats concrets du mysticisme – dans l’art, notamment –, mais le réflexe mystique me laisse au mieux perplexe. À peu près systématiquement, je me noie dans des phrases sentencieuses que je ne peux que trouver creuses, dans une pseudo-sagesse horriblement niaiseuse et d’autant plus eu égard à ses prétentions à la finesse, et dans un lexique dont la subtilité pinailleuse et le goût pour les Majuscules me font l’effet d’être absurdes – en fait, ça n’a pas tout à fait été le cas ici, mais en raison de la qualité du style d’Alex Jestaire, j’y reviens bientôt… Reste que ces doctes discussions des sages me passent par-dessus la tête, ici comme ailleurs – allez, au hasard, dans le « cycle de Dune » de Frank Herbert ? Pas la même chose, néanmoins un effet assez comparable, style mis à part. Et c’est fâcheux : n’ayant absolument rien panné à la moitié du bouquin au moins on peut aisément en extrapoler mon incompréhension de cet Arbre dans son ensemble…

 

Et il est donc un autre point qui en témoigne – et peut-être plus gênant encore, d’une certaine manière ? C’est que je n’ai pas vraiment su faire le lien entre les deux parties de ce court roman… Je veux dire, autrement que de manière purement prosaïque : le Kali Yuga de Bollywood repêché dans les tréfonds du ouèbe par Janaan aussi bien que par Geek, et du coup la chronologie manipulée, le nom de Patel qui revient sans que cela veuille forcément dire quoi que ce soit, éventuellement telle ou telle métaphore en forme de tissage global du monde, et quelques très vagues notions philosophiques touchant aux attributs de Kali, shakti ou pas (mais probablement shakti pour le coup), préservation, destruction, transformation – comme une autre expression de la dimension « apocalyptique » censément associée à ces Contes du Soleil Noir, ça aussi j’y reviendrai (malgré tout). Au-delà ? Je sèche – et j’ai donc l’impression de passer à côté de l’essentiel.


Par exemple, qu’en est-il de la métaphysique magico-conspirationniste de la « bonne » société de Londres torturant Janaan ? Cet archevêque ou anti-archevêque qui décrit les hommes comme autant d’automates dans un monde qui n’a jamais eu de sens, a-t-il un écho, ou plus probablement est-il un écho, des considérations mystiques de nos sages du Gujarat ? Je ne sais pas.

 

Il faut dire que Geek ne me facilite pas la tâche – et derrière lui Alex Jestaire. Geek assume, revendique même, l’hermétisme (dans tous les sens du terme) de ce deuxième « dossier ». Plus frontalement encore que dans Crash, il s’affiche en manipulateur, en narrateur essentiellement non fiable, prêt le cas échéant à « tricher » dans sa narration (ce qu’il fait ici, sans l’ombre d’un doute, en mêlant de la sorte les trames londonienne et indienne), pour la beauté de l’art ou du geste, ou parce que, pour mille et une raisons, ça lui paraît plus pertinent et/ou amusant – ce qui est bien la meilleure des justifications, je dois le reconnaître.


DE L’HORREUR ? OU QUELQUE CHOSE DE POSITIF ?


Reste quand même un sentiment dont je ne parviens pas à me débarrasser – une idée fausse, peut-être, voire une bêtise sans nom et le témoignage ultime de ce que je ne comprends rien à ce que je lis… Quelque chose, en tout cas, qui me paraît dans la continuité de Crash – ou du moins de ma lecture de Crash, plus humblement.

 

Et c’est que je trouve tout ça passablement positif, en fait.

 

Or c’est un point qui ne me paraît pas vraiment ressortir, tant de l’argumentaire éditorial de ces Contes du Soleil Noir, que des chroniques ou interviews que j’ai pu parcourir çà et là sur le ouèbe – c’est d’autant plus troublant à mes yeux que, me concernant, c’est peut-être bien le point essentiel. C’est dire si je m’égare…

 

On nous promet en effet des récits d’horreur, et « de fin de civilisation » ; du Soleil Noir dérive la noirceur des situations, ou des « dossiers », si vous préférez. Je peux difficilement nier cette part d’horreur, cette noirceur basique, car elle est bien présente, mais à un niveau seulement du récit – en fait, celui de l’intime ; et, dans ces deux premiers titres, cela tient très concrètement aux situations terribles dans lesquelles se trouvent deux femmes, d’origine étrangère toutes deux, Malika en légume ayant tout perdu dans un accident de voiture, Janaan en proie aux fantasmes pervers et macabres d’une jeunesse dorée répugnante de cynisme et prompte à réifier ses victimes.

 

Mais !

 

Mais.

 

(SPOILERS – d’Arbre, mais aussi de Crash, attention.)


Mais toutes deux s’en tirent plutôt bien, en fait ; parce que Malika trouve une échappatoire, même cynique, dans la télévision et ses opportunités d’évasion, même morbide ; parce que Janaan, qui vit assurément une expérience horrible et traumatisante, envisage assurément le pire et à bon droit, mais y coupe en fin de compte.

 

Cependant, ce qui m’amène à envisager un aspect « positif » dans ces deux premiers titres, ce n’est pas tant à cette échelle intime, qu’à une autre davantage macrocosmique.

 

L’évasion de Malika sous la forme d’une « touriste des catastrophes » a sans doute quelque chose d’éthiquement douteux, mais laisse envisager une porte de sortie globale dans un virtuel trop bêtement dénigré par tant de pseudo-gourous réacs, quand il contient en lui une possibilité de libération compensant au moins la dépendance technologique qu’il nous faudrait dénoncer à les en croire pour le principe, « parce que », et pouvant même aller au-delà.

 

Tandis qu’en Inde, et contre les positions de principe (...), à Londres, de l’anti-archevêque menaçant Janaan (positions que je serais assurément tenté de faire miennes – non, je ne dis pas ça pour la torture de le jeune journaliste !), voulant que les humains ne soient que des automates dans un monde qui n’a jamais eu de sens, les sages et les mystiques (et donc les fous, les associés du Soleil Noir) évoquent un monde que l’on peut lire, un monde qui n’a peut-être pas de sens fondamentalement, mais auquel il est toujours possible de donner un sens (Alice aux pays des Védas, doublement apocryphe donc) ; et l’arbre qui génère et contient le monde, voyant défiler les soleils et s’entretenant avec les charognards, exprime muettement mais non sans force de conviction, que le Kali Yuga dans lequel souffre actuellement le monde (pour les hindouistes, mais aussi pour les sikhs, ça tombe bien), ce dont les récits indiens d’Arbre sont censés témoigner et sous cette désignation précisément, prendra un jour fin, autorisant un nouveau cycle, qui, comparativement, et pour un temps au moins, sera meilleur. La déesse, dans ses aspects féminins essentiels (shakti), comme un modèle de nos héroïnes Malika et Janaan (peut-être faudrait-il alors les désigner elles en tant qu’avatars), promet certes la destruction, mais comme une « fin temporaire » ; se dégage derrière un véritable sens à ses actions, qui est celui de la transformation – et vers le meilleur.

 

La « fin de civilisation » sur laquelle appuie la quatrième de couverture m’évoque donc plus une apocalypse au sens biblique qu’au sens… science-fictif ? Et ce malgré le brahmane en moto (Mad Ganesh). D’abord une révélation, ensuite un changement – et pour le mieux.

 

Et je ne peux pas m’empêcher de trouver cela extrêmement positif, pour des récits d’ « horreur ». Ça ne signifie pas que j’y crois, moi qui suis pour le moins pessimiste de nature, mais il n’en reste pas moins que cette dimension paradoxale me saute aux yeux… Alors il faut croire que je m’égare, hein ; mais je veux bien qu’on m’explique.

 

POÉSIE DE L’ITALIQUE

 

Cela dit, même avec ces, euh, « incertitudes » quant au fond, le fait est que j’ai aimé lire Arbre – et sans doute en partie pour sa forme, donc.

 

Le style d’Alex Jestaire est assez oral ; il est aussi joueur, semé de ces petites choses qui peuvent énerver : name-dropping, anglicismes (du coup…), concepts pointus de la cosmogonie hindouiste en veux-tu en voilà, et des noms partout, exotiques tant qu’à faire, et de l’italique souvent, qui fait ressortir tout ça. Je comprendrais très bien qu’on n’adhère pas au procédé, au point même où le style pourrait faire office de repoussoir.

 

Mais, pour ma part, j’accroche vraiment – et d’autant plus, peut-être, que, même si ça demeure une écriture assez visible, exubérante même, c’est tout de même avec davantage de retenue que dans l’excité Tourville. Pour le coup, si le style est visible, il est beaucoup moins démonstratif – et c’est un atout essentiel, car, du fait de cette essence d’oralité, la plume d’Alex Jestaire brille avant tout par sa fluidité. Tout s’écoule, comme disait l’autre – et pour le coup ça coule bien.

 

Jusque dans une certaine versatilité, ou souplesse peut-être, qui colore le récit dans son ensemble et les récits internes qu’il contient, sans pour autant que l’on puisse y voir une rupture à dénoncer, un bris de cohérence. La langue n’est pas tout à fait la même, selon que c’est Geek qui s’adresse frontalement à nous, l’arbre à l’oiseau, Janaan à sa masseuse coréenne (la conne), le brahmane au propriétaire remonté et soudain théologien du Dairy Marigold Hostel, etc. La fluidité est toujours de la partie, et le liant est là, mais ces différences plus ou moins subtiles ne font que renforcer l’authenticité du propos – ou, en sens inverse, souligner que, de la part de Geek au moins, de l’auteur éventuellement, cette authenticité s’accompagne de manipulations narratives.

 

On peut ainsi passer du prosaïque, et même du vulgaire (Janaan et ses bourreaux), à des choses plus éthérées – considérations mystiques de tel sage en quête de l’arbre, ou l’arbre tutoyant les oiseaux, dans une séquence d’ouverture qui m’a fait très peur (j’ai vraiment du mal avec la narration à la deuxième personne – qui m’avait par exemple gâché pour partie Ravive, de Romain Verger), mais qui s’avère assez vite aussi maîtrisée qu’à propos. Genre on pourrait dire c’est de la poésie (t’as vu).

 

Une dernière fois : ça ne conviendra probablement pas à tout le monde, pour plein de très bonnes raisons. Moi, ça me convainc tout à fait – encore que pas au point de hurler à la perfection, certainement pas ; je n’en ai pas fait de relevé, je serais bien incapable d’en citer maintenant un exemple, mais il y a à l’occasion quelques petites pétouilles, disons, où l’effet rate (ou du moins est amoindri) car disgracieux – peut-être davantage une question de relecture que d’écriture, cela dit. Peut-être.

 

INVISIBLE EN VUE

 

Comme son prédécesseur Crash, Arbre, s’il n’a rien d’exceptionnel en tant que tel, est néanmoins un (très) court roman bien conçu et efficace, porté par sa fluidité et la force de ses images. Bien sûr, le sentiment, voire la conviction, d’être passé complètement à côté du fond est un peu problématique – à tout prendre, « objectivement », cela devrait sans doute prohiber de ma part l’expression de quelque jugement que ce soit. Seulement, même si je n’ai pas tout compris, voire si je n’ai rien compris, je sais avoir apprécié cette lecture. C’est assez déconcertant, peut-être même un brin agaçant, mais ce sentiment demeure.


Et je reste curieux de la suite de cet étrange projet. Le troisième tome, Invisible, est donc déjà paru [EDIT : toujours pas, 1er juin] – je vous tiens au courant.


(En espérant quand même y comprendre quelque chose.)


(Hein.)

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Dark Water, de Hideo Nakata

Publié le par Nébal

Dark Water, de Hideo Nakata

Titre : Dark Water

Titre original : Honogurai mizu no soko kara

Réalisateur : Hideo Nakata

Année : 2002

Pays : Japon

Durée : 101 min.

Acteurs principaux : Hitomi Kuroki (Yoshimi Matsubara), Rio Kanno (Ikuko Matsubara, six ans), Mirei Oguchi (Mitsuko Kawai), Asami Mizukawa (Ikuko Hamada, seize ans), Fumiyo Kohinata (Kunio Hamada), Shigemitsu Ogi (Kishida)...

 

MIRACULEUX

 

Autant vous prévenir, je ne suis probablement pas disposé à faire ici dans la demi-mesure : Dark Water est un de mes films préférés – le chef-d’œuvre de Nakata Hideo et le sommet (presque tardif ?) de la vague « J-Horror » qui a submergé le Japon puis le monde dans la foulée de Ring du même Nakata Hideo (et déjà inspiré par un texte de Suzuki Koji). Un film aussi que j’avais vu en salle à l’époque, ce qui n’était pas le cas de ses voisins de genre, d’ailleurs.

 

Ring, bien sûr, est un moment important – et demeure à ce jour le film qui m’a le plus terrorisé, un des très, très rares films d’horreur à m’avoir fait faire des cauchemars. Son succès est à mes yeux amplement mérité, si ses conséquences (aux États-Unis surtout…) sont vite devenues navrantes. Mais, avec tout l’amour que je porte à ce film, je ne peux que le considérer inférieur à Dark Water – un métrage peut-être un chouïa moins effrayant, cependant porteur de bien d’autres choses, et affichant une personnalité qui le hisse au-dessus du registre malgré tout encore un peu bisseux de Ring (pas nécessairement une tare par ailleurs).

 

C’est que Dark Water n’est pas qu’un film d’horreur – c’est assurément un film d’horreur, prétendre le contraire serait des plus douteux, mais c’est aussi autre chose. Et croyez bien qu’en tant qu’amateur de cinéma d’horreur, je n’ai certainement pas l’intention, en tenant ce discours, de dénigrer le genre en considérant que les dimensions de drame psychologique et social de Dark Water sont seules à même d’en faire un « meilleur film », voire – horreur glauque – un « vrai film d’auteur ». Je m’en tiens aux faits : Nakata, qui n’a jamais caché ne pas être plus passionné que ça par le cinéma fantastique, a saisi l’occasion, en tournant ce nouveau kaidan eiga, de raconter en même temps (et pas alternativement) autre chose, qui sans doute lui parlait davantage.

 

Et c’est là un aspect non négligeable de la réussite de ce film – qui parvient à être sincère au-delà de la commande, subtil quand la simple répétition des procédés de Ring aurait pu suffire à le rendre rentable, et, en définitive, aussi émouvant qu’effrayant, aussi beau qu’horrible ; ce qui n’arrive pas tous les jours – cette alchimie en fait peu ou prou un film unique, à mes yeux du moins.

 

L’équipe de Mad Movies ayant réalisé le livret de cette édition en DVD parlait d’un « film miraculeux » ; je reprends la formule, qui me paraît tout à fait appropriée.

 

TRAJECTOIRE D’UN AUTEUR

 

Pour apprécier pleinement Dark Water, je suppose qu’il faut remonter un peu dans le temps, et envisager, même succinctement, la trajectoire suivie par son réalisateur, Nakata Hideo – de la même génération qu’un Kurosawa Kiyoshi, avec qui il a partagé un mentor, Hasumi Shigehiko, entre autres, et l’on pourrait peut-être citer également des auteurs tels que Miike Takashi ou Tsukamoto Shinya, je suppose.

 

Nakata, après des études dispersées, et pas orientées originellement vers le cinéma, d’ailleurs, suit un cursus classique dans le monde des studios japonais : avant de tourner ses propres films, il travaille longtemps en tant qu’assistant. Très concrètement, il fait ainsi ses premières armes au sein de la Nikkatsu, studio ancien mais qui, à l’époque, ne survit plus guère qu’en enchaînant de populaires films érotiques soft, dits pinku eiga de manière générale, si la Nikkatsu qualifie les siens de roman porno. Dans les années 1980, Nakata travaille sur plusieurs films du registre, et notamment ceux de Konuma Masaru, réalisateur tourné vers les productions louchant sur le sadomasochisme, qui fera office pour Nakata de second mentor (en 2001, soit après que Ring a rendu notre réalisateur bancable, mais avant Dark Water, il consacre à son vieux maître un documentaire, titré… Sadistic and Masochistic). En fait, ses premières réalisations personnelles, en « direct to video », relèvent toujours de ce registre, avec de jolis titres comme Journal d’un professeur : sexe interdit, ou L’Art de filmer sous les jupes des filles…

 

Après quoi Nakata livre plusieurs autres réalisations, éventuellement « méta-fictionnelles », d’une certaine manière, car décrivant souvent le monde du cinéma ; à l’occasion, des revenants s’incrustent dans ces productions, et, à plusieurs reprises, on les entrevoit au travers d’une caméra faisant office d'écran dans l’écran…

 

Thèmes et techniques que l’on retrouvera bien sûr dans Ring, en 1998, que lui confie son producteur. Le film ne bénéficie pas d’un très gros budget, mais il est tout de même l’adaptation d’un roman de Suzuki Koji, qui a déjà rencontré un beau succès depuis sa parution en 1991 ; cependant, il s’inscrit dans un sous-genre, le kaidan eiga, qui n’est plus vraiment à la mode depuis pas mal de temps déjà…

 

Le brio et l’inventivité de Nakata, et sans doute l’air du temps, assureront au film un impact dont personne n’aurait jamais osé rêver ; le succès est d’abord japonais, et suscite une mode étrange dépassant le seul médium cinématographique – les jeunes filles japonaises se voient toutes en autant de variantes de la terrifiante Sadako… D’autres films sortent, jouant de cet engouement inattendu, des bons comme des mauvais, et, bizarrement ou pas, cette vague de films s’exporte, notamment en Occident : la vague J-Horror, dès lors, dépasse allègrement le seul Japon, en termes de production comme de réception (suscitant aussi la vague « K-Horror »… et, hélas, les tristes remakes hollywoodiens que vous savez, de Ring au premier chef, de bien d’autres aussi, et Dark Water lui-même ne sera pas épargné).

 

Pour Nakata, ce succès est tout à la fois une chance et une malédiction – parce qu’il pourrait l’enfermer dans un genre, l’horreur, pour lequel, répète-t-il à plusieurs reprises, il n’a pas forcément tant d’affinités que cela (son discours, sous cet angle, peut rappeler, je suppose, celui d'un George A. Romero). Dès 1999, certes, il tourne un Ring 2 – efficace dans mon souvenir, considérablement moins intéressant tout de même, et un peu trop visiblement « bricolé »… Note au passage : cette suite du film Ring n’est pas du tout l’adaptation de la suite littéraire de Ring par Suzuki Koji, soit Double Hélice – qui tire toujours un peu plus la série dans la direction de la science-fiction, d’ailleurs. Mais, à l'initiative de Suzuki Koji, justement, très satisfait du travail accompli par Nakata sur Ring, on propose au réalisateur de tourner une autre adaptation de celui que l’on surnomme alors parfois (et sans doute à tort) « le Stephen King japonais » ; cette fois, il s’agirait de mettre en scène, non un roman, mais une nouvelle à laquelle il tient tout particulièrement, en français « L’Eau flottante », figurant dans un recueil titré Dark Water (assez médiocre dans mon vague souvenir – sauf une nouvelle de spéléologie hyper claustrophobe, très flippante si je ne m’abuse). Nakata ne dit pas non, mais repousse l’échéance – il veut tourner d’abord des choses plus personnelles, parmi lesquelles, outre le documentaire mentionné plus haut, l’intéressant thriller Kaosu (ou Chaos), passablement hitchcockien. Le moment venu, tout de même, et ce alors que la vague J-Horror commence à retomber un peu, il se lance comme convenu dans cette entreprise de plus ou moins commande, débouchant en 2002 sur le film Dark Water (bénéficiant d’un budget, sans doute relativement limité, mais tout de même un peu plus confortable que celui de Ring).

 

LE DÉSIR ET LA PEUR : L’EXCITATION

 

Comment expliquer le succès de Nakata dans le genre horrifique ? Car, de toute évidence, en voyant Ring ou Dark Water (ou Kaosu dans un registre un peu différent, mais où l’angoisse et la peur conservent une place plus que notable), nous ne sommes pas là en présence d’un « faiseur » au sens le plus vulgaire – d’un yes-man, disons.

 

Il a en fait lui-même son avis sur la question, et n’en a jamais fait mystère : pour lui, tout vient de sa formation dans les roman porno – et notamment de son apprentissage auprès de réalisateurs attitrés du genre pinku eiga tel que, surtout, Konuma Masaru. Car, en fin de compte, pour filmer le désir ou pour filmer la peur, c’est-à-dire, car tel est l’objectif, pour susciter chez le spectateur le désir ou la peur, les mêmes codes peuvent être employés : ce sont des cinémas de l’excitation ; peur et désir ne sont pas sous cet angle antagonistes, mais deux sensations qui, dans leur caractère extrême et, si l’on ose dire, dans leur mécanique, s’avèrent en fait très proches.

 

Son cinéma en témoigne régulièrement – même si l’exemple le plus flagrant de cette approche, pour ce que j’en ai vu, ne se trouve pas dans Ring, Ring 2 ou Dark Water, mais dans le thriller Kaosu. Dans ce film très référencé figure une très impressionnante scène de bondage, qui représente pour moi un sommet de l’érotisme glauque au cinéma : la scène est pour le coup à la fois excitante sur le plan érotique et sur le plan de l’angoisse – c’est presque une démonstration, de la part de l’auteur, de ce que les deux sensations obéissent à des ressorts éventuellement partagés.

 

Nakata, en tant qu’assistant à la Nikkatsu, a ainsi appris plein de « trucs » utiles pour ses films d’horreur ultérieurs – ainsi, son usage du gros plan, et notamment sur des visages de femmes, en découle ; son sens du cadrage, s’il emprunte avec astuce aux codes du cinéma d’horreur américain (par exemple, ménager régulièrement des ouvertures dans le fond, propices aux apparitions surnaturelles, et avec la pleine complicité du spectateur avide de semblables effets), n’est à cet égard qu’une extrapolation d’une même technique cinématographique. Mais cet apprentissage va au-delà ; et, contrairement aux idées reçues, cela passe notamment par une direction d’acteurs – en l’espèce surtout une direction d’actrices – très resserrée ; étonnamment d’ailleurs, à en croire les interviews de ses actrices, ces deux aspects se combinent de manière presque paradoxale, car Nakata met en scène au plus près, en observant et guidant les actrices de manière frontale, car, s’il soigne au préalable son cadre, il préfère diriger ensuite sans recourir au moniteur, mais « en direct ».

 

Le roman porno lui a aussi appris à composer avec des budgets restreints et, surtout, des décors limités et « fermés ». Mais il fait plus que « composer » avec, à vrai dire – il en tire au mieux parti, on le dit même tout spécialement virtuose à cet égard, et un film comme Dark Water l’illustre parfaitement, dont la plupart des scènes, celles situées dans l’immeuble, ont été tournées en studio sur un décor très basique et à un même niveau : à charge pour le réalisateur, ensuite, d’en tirer des effets – notamment celui de la claustrophobie, comme de juste, mais aussi bien d’autres, au travers d’une véritable réflexion sur la « spatialisation » : les modes de déplacement ou plus généralement de transition (ici l’escalier et l’ascenseur) sont ainsi employés avec précision, jusqu’à devenir eux-mêmes des éléments de décor essentiels, le cadrage aidant, délibérément biscornu le cas échéant (c’est tout particulièrement sensible ici pour l’ascenseur, éventuellement au travers des images granuleuses et en noir et blanc d'une caméra de surveillance, procédé renvoyant bien sûr à la cassette vidéo maudite de Ring).

LA CONDITION DES FEMMES

 

Un autre aspect du cinéma de Nakata découle peut-être lui aussi de cet apprentissage dans les roman porno, et qui peut surprendre : c’est la place des femmes dans ses films. Loin des clichés aussi bien d’un érotisme formaté et patriarcal que d’un cinéma horreur abondant en « scream queens » dénudées, il construit pour ses actrices de véritables personnages, riches, profonds, subtils, et qui prennent régulièrement le devant de la scène. À en juger par des interviews lues çà et là, c’est même notoire, et Nakata, du moins à cette époque, était un réalisateur couru des actrices…

 

Bien sûr, Ring a eu un impact certain concernant cette réputation – en confiant le premier rôle à une femme, là où le roman de Suzuki Koji le confie à un homme. Je ne suis pas bien certain que ça ait d’emblée été un choix de Nakata – ce qui ne fait aucun doute, c’est que ce choix s’est avéré pertinent, et que le réalisateur en a tiré parti.

 

Mine de rien, changer le sexe du personnage principal change pas mal de choses – dans la mesure du moins où le scénario et la réalisation de Nakata ont choisi d’appuyer sur ce point. L’héroïne de Ring, donc, n’a rien d’une « scream queen », et fait preuve, dans ces circonstances, des qualités attendues d’un héros « viril », dont le courage et l’abnégation ; c’est aussi une femme intelligente, et qui a son caractère – perce même en elle un vague cynisme, notamment dans la dernière scène du film, bien sûr. Mais il s’agit bien d’une femme – et donc, dans un Japon lourdement patriarcal, elle est confrontée à une hostilité oppressante qui lui complique la tâche, mais ne la rend que plus humaine et en même temps… admirable ? Jusque dans sa décision finale, si ça se trouve…

 

Mais il faut prendre en compte un autre aspect dans cette logique : l’héroïne n’est pas qu’une femme, elle est aussi une mère. Ne pas s’y tromper, éviter le réflexe à courte vue : il ne s’agit pas de faire de la maternité un attribut essentiel, voire l’attribut essentiel de la femme, dans la société japonaise ou au-delà, et donc de véhiculer ne serait-ce qu’inconsciemment un cliché machiste, mais justement de composer avec cet image et ce ressenti chez le personnage même, autant que chez ses antagonistes (en envisageant le cas échéant la société même, ou peut-être aussi la nature, comme des antagonistes), pour développer un tissage de relations humaines d’un ordre différent de ce que l’on trouve plus classiquement dans les films de genre. À vrai dire, c’est presque inédit à ce stade.

 

Dark Water va bien plus loin dans cette optique. Cette fois, à la différence de ce qui s’était passé pour Ring, la nouvelle originale de Suzuki Koji met bien en scène un personnage principal féminin ; mais c’est comme si Nakata en avait tiré argument pour appuyer davantage encore sur ce qui l’intéressait chez ces personnages de femmes.

 

Du coup, le film, à cet égard, rappelle parfois Ring, et d’autres fois s’en éloigne. La base, très semblable, est bien celle de ce personnage de mère au premier plan – ce qui implique aussi, mais de manière plus franche dans Dark Water, de mettre en scène des personnages de femmes entre deux âges, des jeunes mères disons, mais clairement pas des starlettes ; de belles femmes par ailleurs, mais certainement pas de purs objets de fantasmes, dont le physique avantageux serait systématiquement mis en avant – formation dans les roman porno ou pas ! Nakata lui-même notait d’ailleurs tout cela, en commentant son travail sur Dark Water, et expliquait ces choix plus poussés par le plus grand « réalisme » de l’histoire, par rapport à Ring qui avait pourtant déjà constitué quelque chose d’une rupture à cet égard. Les deux films, enfin, partagent l’image de la jeune mère élevant seule son enfant (un garçon dans Ring, une fille dans Dark Water), et ce contre vents et marées – d’ordre sociétal ou surnaturel, c’est la même chose.

 

Les ressemblances ne vont à mon sens pas beaucoup plus loin, à bien s'y attarder, et ce qui demeure contribue énormément à la très grande réussite de Dark Water ; il y a notamment que l’héroïne, cette fois, même si courageuse et portée à l’abnégation, n’est pas une héroïne au sens le plus « positif », ou plus exactement « volontaire », souvent mis en avant et associé presque systématiquement à la virilité ; pour le coup, elle est bien davantage une victime durant la majeure partie du film – et d’abord la victime des préjugés patriarcaux de la société japonaise, avant que de l’être du fantôme de Mitsuko. Mais ce rôle de victime demeure donc aux antipodes des clichés de la « scream queen ».

 

Et si la condition de la mère seule dans Ring était utilement abordée, mais de manière éventuellement marginale (c'est à débattre), elle est cette fois au cœur du propos, délibérément. Dark Water traite de la difficile émancipation des femmes japonaises telle qu’elle a été perçue et ressentie dans les années 1990 – émancipation qui s’exprime ici dans la thématique du divorce. Yoshimi est une femme à bout de nerfs, en lutte contre une société qui lui veut du mal – et personnifiée tant par son ex-mari, retors, que par une société la poussant toujours plus vers l’abîme en raison de ses choix de vie, notamment en matière de logement et de travail ; le film pourrait longtemps tenir du fantastique psychologique – c’est-à-dire d’un fantastique ambigu, avant tout révélateur d’une psyché sur le point de craquer ; auquel cas le personnage de Yoshimi pourrait emprunter d’une certaine manière à La Féline ou à La Maison du diable. Le drame social est d’une certaine manière un corollaire du drame psychologique. Mais son rôle de mère – pas (encore ?) sa fonction – complique encore la donne, et jusque dans les préjugés qu’elle pourrait tout d’abord percevoir comme lui étant « favorables » (pour les enfants en bas âge, la garde de la mère est largement privilégiée, la rassure-t-on), en fait l’émanation là encore d’un poids patriarcal contre lequel il serait vain de lutter ; mais, ce statut social, en tant que membre de cette société, Yoshimi l’a en fait pleinement et de longue date intégré, même si son souhait d’élever seule la petite Ikuko, en travaillant par ailleurs, exprime très certainement au moins un désir de rébellion. Mais, d’une certaine manière, c’est là que réside véritablement sa malédiction : au bout du compte, elle devra être mère – jusqu’au sacrifice ; consenti, sinon choisi...

 

DE SADAKO…

 

Bien sûr, il est d’autres personnages féminins à prendre en compte, dans les films d’horreur de Nakata Hideo : les fantômes… En fin de compte, si le rôle principal féminin, dans Ring, constitue un atout relativement original, la vraie star du film, elle aussi féminine, elle aussi une incarnation poussée de la violence patriarcale mais pour le coup sur un mode horriblement concret, c’est bien Sadako.

 

Sans doute Nakata n’était-il pas totalement libre, ici – car, même dans le cadre « technologique » de Ring, propulsant le folklore traditionnel dans la société de consommation du Japon des années 1990, il devait faire avec une représentation traditionnelle du fantôme nippon, du yûrei, presque forcément féminin. Dimension peut-être accrue, d’ailleurs, par un autre caractère « anachronique » du film, mais tenant cette fois, non à son contenu, mais à son contexte : le kaidan eiga n’était plus guère à la mode depuis une trentaine d’années ; sans doute le film de Nakata devait-il davantage encore comporter une part d’hommage (là où le roman de Suzuki Koji était probablement bien plus libre ; j’en profite d’ailleurs pour rappeler que le récit de Suzuki relève bien plus de la science-fiction que du fantastique horrifique : c’est particulièrement sensible dans les suites de Ring, Double Hélice et La Boucle, qui n’ont plus rien à voir avec les films pour le coup, mais c’est déjà une dimension non négligeable du roman initial).

 

Il fallait donc sans doute user de la représentation traditionnelle du fantôme féminin japonais, de longue date fixée, même si de manière canonique durant l’époque Edo, qui vu (re)fleurir le genre du conte fantastique, dont le plus fameux exemple demeure les Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari, qui ont notamment inspiré les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi Kenji. La chevelure « désordonnée », la tenue généralement blanche, éventuellement l’absence de pieds (ou du moins l’impossibilité de les voir) étaient autant de codes sur lesquels travailler.

 

Et éventuellement extrapoler ? C’est devenu aussitôt le cliché essentiel de la J-Horror : la chevelure de Sadako n’est pas seulement « désordonnée », sa longue crinière est sale, et lui tombe sur le visage, qu’elle rend indiscernable – laissant plus que jamais supposer qu’il ne faut surtout pas voir ce qui se cache dessous, sous peine de devenir fou ou de mourir à son tour… Cet effet optimal dans le premier Ring a suscité tellement de mauvais clones qu’il est vite devenu de bon ton de railler tous ces films à base de « petite fille aux cheveux sales qui lui tombent sur la gueule ».

 

Ce n’est hélas pas le seul élément de caractérisation du fantôme dans Ring à avoir été reproduit jusqu’à plus soif et avec bien moins de talent et de pertinence : la très bonne idée de Nakata de filmer à l’envers les déplacements de Sadako (et à vrai dire d’autres personnages, notamment dans l’extraordinaire « vidéo maudite », chef-d’œuvre dans le chef-d’œuvre), pour leur donner quelque chose de particulièrement irréel et d’autant plus inquiétant, voire terrorisant à mesure que le fantôme approche implacablement, a donné lieu également à des ersatz malvenus (je crois me souvenir tout particulièrement de Ju-On: The Grudge, de Shimizu Takashi, en 2002 – pas sûr d’avoir vu d’autres films de cette « licence », du coup), si d’autres s’en sont mieux tiré, comme Kurosawa Kiyoshi, en 2001, dans son Kaïro (qui m’avait par ailleurs laissé totalement froid, mais, au moins, il savait filmer, c’était déjà ça…).

 

À MITSUKO

 

Mais nous passons donc de Sadako à Mitsuko. La seconde est-elle comme de juste un des innombrables clones de la première ? À première vue, tout l’indique, encore que des différences notables apparaissent à un examen un peu plus poussé – outre, bien sûr, qu’elle est bien mieux conçue et employée, comme Sadako elle-même, que la quasi-totalité des pâles copies de cette dernière. En fait, les codes les plus marqués ne sont pas repris – ou du moins sont-ils subtilement décalés.

 

Y compris le plus emblématique ! Les cheveux… Ils ne tombent cette fois pas sur le visage de Mitsuko ; si celui-ci demeure longtemps indiscernable, c’est en raison du flou qui est son principal attribut sur les représentations « externes » comme l’affiche sur la disparition, ou du fait de choix de réalisation différents – si le flou n’est pas de la partie, alors il s’agira de filmer le fantôme de profil ; en mettant parfois l'accent, même ainsi, sur la chevelure faisant office de « barrière », ou d'autres fois sur d'autres attributs qui dispensent de se poser la question du visage : cela vaut pour les scènes où l’on n’entrevoit qu’une silhouette indécise, mais la première « apparition » de Mitsuko est sans doute plus significative – où l’on ne voit que sa main, pour le coup parfaitement matérielle et « normale ». En fait, la « révélation » du visage aura bien lieu dans le film (pas mon moment préféré, certes, même si, là encore, je suppose que Nakata a filmé à l’envers, car il y a quelque chose de très déstabilisant dans le mouvement de Mitsuko), ce qui là encore distingue le fantôme de Dark Water de Sadako, dont on ne voit tout au plus que l’œil (pour un effet autrement efficace à mon goût).

 

Une autre différence est clairement mise en avant, dans les codes graphiques du personnage, et c’est la couleur : dans Ring, Sadako est traditionnellement vêtue de blanc, ce qui est très à propos dans les scènes de « vidéo » en noir et blanc – elle n’en est que plus spectrale, et constitue une sorte de « tache » dans l’image, inquiétante en elle-même. Mitsuko, au contraire, est caractérisée par des couleurs plus franches et même paradoxalement chaleureuses : le jaune de son ciré, le rouge de sa sacoche. C’est très pertinent, en renouvelant utilement le besoin d’irréalité de ses apparitions, et en captant l’attention de l’œil par le contraste.

 

Mais ces différences formelles accompagnent (et justifient ?) d’autres différences tenant davantage au fond – en fait celles qui sont cruciales dans le film. D’une part, Mitsuko est une petite fille, non une jeune fille comme Sadako. Cela ne la rend pas moins inquiétante, mais – du fait de l’identification de Mitsuko et Ikuko, qui constitue la bascule du film –, cela permet par contre d’appuyer sur la thématique de la relation maternelle, qui aurait sans doute été beaucoup moins envisageable avec une nouvelle Sadako ; même si l’apparence de Sadako, dans Ring et Ring 2, semble varier selon les séquences, et renvoyer parfois à l’image de la petite fille – ainsi dans la « vidéo maudite », au moment de la séquence de la coiffure, développée dans Ring 2, et je crois que c’est de loin le meilleur moment de cette suite ; mais justement, dans les deux cas, c’est l’occasion d’introduire, même si moins frontalement, la thématique de la relation mère-fille. Disons en tout cas que Mitsuko n’a jamais les caractères de la Sadako qui sort du puits.

 

Et, bien sûr, cela renvoie sans doute aux motivations du fantôme de Mitsuko – car, là où tout nous indique une énième variation sur la vengeance posthume par un fantôme haineux et rancunier, c’est-à-dire l’essence même de Sadako, Nakata dérive en fait sur tout autre chose, et produit un choc inégalé sur le spectateur, qui se rend tardivement compte qu’il a été berné du début à la fin, non pas en raison de la malhonnêteté du script, mais au contraire en raison de son authentique astuce, et parce que lui-même s’en tenait instinctivement à un certain formatage affectant par ailleurs, et logiquement, les personnages mêmes du film, Yoshimi en tête ! Notons quand même pour mémoire que certaines séquences de Ring et Ring 2 pouvaient préparer ce retournement – car, dans la psyché de l’héroïne, une porte de sortie « positive » était envisageable… Sauf que, dans les Ring, c’était donc un leurre – et c’est en partie pour cela que cette même « porte de sortie » peut être envisagée autrement dans Dark Water… même si la grande finesse de Nakata à cet égard sera de montrer que les conséquences de cette approche « positive » demeurent horribles, même en étant incroyablement touchantes.

METTRE EN SCÈNE ET FILMER

 

Mettre en scène Dark Water n’avait rien d’évident, une fois ces divers « choix » définis (notons pour mémoire que, la nouvelle initiale étant bien trop courte pour fournir matière à un long métrage, deux équipes de scénaristes avaient travaillé parallèlement sur le script dans l’attente de la décision de Nakata – l’un des deux projets était « hollywoodien », l’autre « intime » ; on devine aisément lequel a été choisi… Ouf !).

 

Le budget du film était plus confortable que celui de Ring, mais pas indéfiniment extensible – ce qui a donc eu ses répercussions sur le décor, notamment. Qu’importe : Nakata y donne vie avec habileté, et en usant de plusieurs procédés – la « spatialisation » envisagée plus haut, notamment, et bien sûr les divers emplois de l’eau : pluies diluviennes, moisissure qui s’étend, goutte qui s’étale sur une joue, appartement inondé, etc. Autant d’effets participant de l’ambiance du film, et de sa cohérence.

 

Le film présentait tout de même une autre difficulté essentielle : son casting finalement très limité. Le film ne fait appel qu’à très peu de personnages – et deux d’entre eux sont des petites filles, dont une que l’on ne fait qu’apercevoir épisodiquement ! Et faire jouer des enfants, en bas âge qui plus est (Mitsuko est censée avoir six ans), est une gageure, nombre de réalisateurs ont pu en témoigner (sauf erreur, pour citer deux exemples, disons Stanley Kubrick dans Shining, ou, pour rester au Japon, Kitano Takeshi dans L’Été de Kikujiro). Par chance, Kanno Rio s’en tire finalement très bien ; elle est très attachante, et tout aussi émouvante.

 

Reste que le choix de l’actrice incarnant Matsubara Yoshimi n’en était que plus crucial, car, à tout prendre, c’est elle qui porte le film… Tous les autres personnages du film n’apparaissent que très peu à l’écran, et, même quand c’est le cas, ils n’ont le plus souvent que très peu de répliques : tout au plus peut-on mentionner Kohinata Fumiyo dans le rôle de l’ex-mari de Yoshimi, et Ogi Shigemitsu dans le rôle de l’aimable avocat Kishida – en fait une fausse piste narrative. Le cas de Mizukawa Asami, qui joue, dans la dernière scène du film, Ikuko âgée de seize ans, est un peu différent, forcément. Mais en ce qui concerne les quelques personnages qui demeurent, comme l’agent immobilier, le gardien de l’immeuble ou le directeur de l’école maternelle, ils sont en fait à l’extrême limite de la figuration...

 

Kuroki Hitomi, donc. Sa performance est plus qu’honorable : elle s’approprie bien le personnage, et compose une femme que l’on dirait prochainement entre deux âges, charmante mais d'une manière humaine, mère aimante à la psyché éventuellement fragile – ce que les épreuves qu’elle subit justifie assurément. Surtout, elle parvient à exprimer avec une certaine justesse les composantes les plus borderline de la psychologie du personnage – son angoisse teintée de méfiance paranoïaque, et son amour rendant crédible le sacrifice ultime, jusque dans la surprise. Et si les premières de ces « crises » peuvent paraître un peu trop outrées, elles permettent en fait de poser l’ambiance du récit et de rendre la bascule progressive dans la terreur et la folie parfaitement sensée.

 

Et la réalisation ? Globalement très habile – d’autant plus que le propos différent permet à Nakata de se montrer plus « posé » que dans Ring, de prendre son temps, et d’éviter le recours trop fréquents aux ficelles du cinéma d’horreur (classique ou nippon), jumpscares inclus (même s’il y en a quelques-uns dans le film, bien sûr, j’en compte au moins trois – pas forcément les moments les plus pertinents, certes).

 

Demeure quand même, dans ce registre, comme une marque de fabrique : le sens du cadre, évoqué plus haut. En fait, on peut sans doute en distinguer deux emplois, complémentaires : d’une part, il s’agit donc de ménager des ouvertures dans le cadre – et même, pour préciser, des ouvertures sur des ouvertures ; régulièrement, les plans conçus par l’auteur, même impliquant le cas échéant un gros plan, donc, sur un visage par exemple, laissent non seulement entrapercevoir la possibilité d’un mouvement ou d’une « apparition » dans le fond de la pièce où se déroule la scène, mais donnent aussi sur d’autres lieux eux-mêmes susceptibles d’être « traversés » : des portes entrouvertes, le balcon noyé sous une pluie diluvienne, etc. L’effet est remarquable – mais aussi parce que Nakata, finalement, fait preuve de retenue dans cette méthode : elle débouche parfois sur des « apparitions fantomatiques », mais c’est loin d’être systématiquement le cas – la pertinence en décide (à titre de comparaison, quand j’avais vu Séance, de Kurosawa Kiyoshi, j’avais eu l’impression que le réalisateur abusait un peu du procédé… et même chose pour la musique et les effets sonores, j’y reviens bientôt).

 

L’autre usage du cadre, éventuellement complémentaire, consiste à adopter des angles un peu biscornus – qui ne sont pas systématiquement révélateurs de l’emploi du surnaturel, mais peuvent agir en ce sens, là encore à la condition d’une certaine retenue. Certains lieux y sont bien sûr tout particulièrement propices, comme l’ascenseur ; mais c’est aussi un moyen de subvertir des cadres plus familiers et pas inquiétants en tant que tels : le moment le plus éloquent à cet égard est probablement celui qui introduit les flashbacks de Mitsuko, quand nous la voyons de dos, assise, vêtue de son ciré jaune, attendre à l’orée de son école – attendre que la pluie se calme… ou qu’on vienne la chercher, motif essentiel du film dès le tout premier plan (où c’est Yoshimi petite fille qui attend ; plus tard, ce sera bien sûr aussi le cas d’Ikuko, puis d’une fillette anonyme observée par l’Ikuko adolescente). C’est un très beau plan – qui a donné lieu à une des affiches du film, plus parlante que celle de ce DVD. Il suffit d’une légère inclinaison…

 

Bien sûr, cette approche est tout particulièrement pertinente au regard d'un procédé déjà employé dans Ring, et même dans des films antérieurs de Nakata, consistant à filmer un écran dans l'écran... Là encore, ce procédé est surtout employé ici pour l'ascenseur, constituant une forme de motif interne.

 

De manière plus anecdotique (enfin, façon de parler…), on peut aussi relever que le film bénéficie d’une très belle photographie, régulièrement dans des teintes un peu verdâtres évocatrices de l’eau trouble, mais peut-être plus encore de la moisissure qu’elle suscite – le témoin de ce que la situation évolue, et pour le pire. Enfin, pour mémoire, le mouvement de la caméra peut aussi susciter de beaux moments – se mêlant le cas échéant à la technique du cadre « ouvert » (bel exemple dans la dernière scène, quand Ikuko adolescente s’apprête à quitter les lieux, puis revient finalement en arrière, lentement, au signal pourtant très discret donné par la musique de Kawai Kenji – j’y reviens), ou « déstabilisant » l’image en sortant des rails pour un effet « caméra à l'épaule » (ainsi quand Ikuko se rend pour la première fois sur le toit de l’immeuble pour y jouer).

 

MUSIQUE ET DESIGN SONORE

 

Bien sûr, il est un dernier aspect de la réalisation qu’il faut mentionner, en lui conférant je crois une place à part – mais c’est que j’y suis très sensible… Il s’agit du très beau travail accompli par Kawai Kenji pour la bande originale du film – mais pas seulement : en fait, dans la collaboration entre Kawai et Nakata (entamée avec Ring ; Kawai, jusqu’alors, était surtout connu pour avoir travaillé avec Oshii Mamoru, surtout sur des dessins animés), le compositeur s’occupe plus généralement du design sonore. Par ailleurs, pour l’essentiel, il intervient après le tournage – Nakata lui confiant un montage quasi définitif, à charge pour Kawai de l’illustrer et sublimer.

 

La bande originale de Ring était assez diverse – comportant des pistes peu ou prou ambient (faisant volontiers usage de sonorités incongrues autant qu’inquiétantes, par exemple en employant un waterphone, à la fois de manière percussive et à la façon d’un violon), à mon sens ce qui s’y trouvait de mieux, sans surprise (jumpscare inclus – le plus beau de toute l’histoire du cinéma, peut-être, quand l’héroïne découvre son petit garçon en train de visionner la cassette vidéo maudite ; les crissements de la bande son produisent un effet incroyablement terrifiant, à hérisser tous les poils du corps...), mais aussi d’autres compositions plus mélodiques, éventuellement rythmées… et d’autres choses plus « J-pop » dont je me serais très bien passé.

 

La bande originale de Dark Water est plus convaincante dans sa globalité, sans doute parce qu’elle fait preuve de davantage de cohérence – mais aussi de discrétion ; et c’est bien pourquoi elle est autrement subtile. Les thématique ambient demeurent, avec comme de juste une dimension aquatique marquée ; mais les mélodies sont également de la partie, simplement sur le mode de thèmes presque invisibles, très appropriés notamment dans les scènes relevant plus du drame psychologique ou social. La rythmique en sus, sauf erreur, n’intervient que pour l’apogée de l’horreur, qui est en même temps le point culminant de l'émotion – le sacrifice de Yoshimi et la tristesse désemparée d’Ikuko petite fille ; je ne suis généralement pas preneur de ce genre de compositions, un peu trop lourdement démonstratives à mon goût, mais pour le coup cela fonctionne très bien.

 

Mais le travail de Kawai Kenji va donc bien au-delà des seules partitions – un crissement ici, une nappe là, relèvent plus de l’illustration sonore que de la bande originale à proprement parler ; le silence est en fait une alternative fort utile, sur ces bases ; le résultat est très convaincant, parce que généralement discret (je reviens ici notamment sur la scène mentionnée plus haut, avec Ikuko adolescente) – il est certes quelques moments où il se montre plus appuyé, mais rien de grave : globalement, c’est un très bon travail.

 

QUELQUES CRITIQUES QUAND MÊME ?

 

Je suppose que vous avez compris que j’adore ce film, aheum… Est-ce au point de le juger parfait ? Probablement pas : il est bien quelques points çà et là qui sont critiquables.

 

Ceci étant, le premier que j’ai envie de mentionner, je ne suis pas bien certain que ce soit une critique – en fait, on pourrait très bien y voir une qualité ! Mais voilà : à ce revisionnage, une chose m’a tout particulièrement surpris… et c’est que j’ai trouvé le film court, voire très court. Ce qu’il n’est pourtant pas du tout, objectivement : une heure quarante, c’est un format « normal » ; et j’avoue avoir parfois du mal à conserver ma concentration sur des durées supérieures… Point positif : je ne me suis pas du tout ennuyé, pas un seul instant. Point plus « neutre » : j’ai eu l’impression que cela allait vite… Et pourtant, objectivement, ce n’est pas le cas – d’autant que le film a un rythme bien plus posé que Ring. Mais, parfois, j’ai donc eu l’impression que cela allait quand même un peu trop vite… Notamment, j’ai été pris de court, en fait, quand le film atteint son climax – avec Yoshimi qui se rend sur le toit et grimpe sur le réservoir, tandis qu’Ikuko, dans l’appartement, approche de la baignoire en train de se remplir d’une eau sombre… Je m’attendais, dans mes souvenirs, à ce que cela arrive bien plus tard dans le film – et, corrélativement, j’avais l’impression d’une scène finale bien plus courte (pourtant, en ce qui concerne cette dernière, je n’ai aucun doute : c’est très probablement la durée qu’il fallait). Bizarre…

 

Bon, des choses un peu moins ambiguës ? Une, surtout : parmi les premiers effets de réalisation et d’illustration sonore de l’irruption du surnaturel, j’en ai trouvé un certain nombre trop appuyés – et tout particulièrement ceux concernant les réapparitions successives de la sacoche rouge de Mitsuko : tout le reste du film montre aussi bien Nakata que Kawai autrement subtils ; souligner ainsi me paraissait malvenu, surtout dans les toutes premières occurrences, car la vision de la sacoche en elle-même n’a finalement rien d’angoissant tant que le contexte et la répétition des situations n’ont pas associé l’ustensile au surnaturel… La première marque du surnaturel dans le film – la main de Mitsuko serrant celle de Yoshimi dans l'ascenseur – témoigne pourtant de ce que l’on pouvait faire bien plus en faisant moins…

 

Je suis sceptique, aussi, sur le « visage » de Mitsuko se jetant sur Yoshimi – l’effet me paraît bien trop « série B », au point de détonner dans un film certes pas porté sur le Grand-Guignol et l’horreur graphique. Je suppose toutefois que ma critique est un peu pondérée par ce qui se produit immédiatement après… et qui fonctionne si bien que l’on est légitiment tenté de se montrer bon prince pour ce très bref éclat de grotesque.

 

Le reste, ma foi… Des détails. Le premier trouble de Yoshimi devant les conciliateurs – quand elle parle de son hospitalisation avant son mariage, due à ce que, relectrice littéraire, elle travaillait sur des livres « parfois très sadiques » , m’a fait l’effet d’être un peu trop exagéré (car gratuit ?) pour être crédible. Le plan fantasmatique sur l’ex-mari de Yoshimi écrasant son mégot sur le bouton de l’ascenseur, de même, m’a paru trop appuyé – ce genre de choses, rien de bien grave, simplement des petits endroits où le film aurait gagné à se montrer plus subtil, ce qu'il est le plus souvent...

 

AUSSI ÉMOUVANT QU’EFFRAYANT

 

Mais dans l’ensemble… Mazette, quel film ! Quinze ans plus tard, je l’aime toujours autant ; quinze plus tard, oui, il me fait toujours aussi peur, et m’émeut probablement encore davantage. Sommet tardif de la vague J-Horror, ce film est aussi l’illustration parfaite, et probablement indépassable, de ce que ce genre, avec ses gimmicks bientôt réduits au triste statut de poncifs, pouvait susciter de meilleur. C’est un excellent film d’horreur, et un excellent drame social – un film aussi émouvant qu’effrayant, qui figure bien décidément parmi mes préférés, tous genres et toutes origines confondus.

 

Et Nakata, alors ? Je n’ai rien vu de lui après Dark Water… Peut-être en partie, d’ailleurs, parce que l’engouement français pour le cinéma nippon au tournant du millénaire est retombé ? Ou simplement parce que je n’ai pas fait la démarche… Aussi, outre les succès d’exportation du réalisateur que sont Ring, Ring 2 et Dark Water, je n’ai vu de Nakata que Kaosu, qui m’avait séduit. Il me faudrait sans doute compléter, avec d’autres aperçus, moins connus, de sa filmographie… Car quelqu’un qui réalise Dark Water mérite assurément qu’on s’intéresse à lui.

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Le Pavillon d'Or, de Yukio Mishima

Publié le par Nébal

Le Pavillon d'Or, de Yukio Mishima

MISHIMA Yukio, Le Pavillon d’Or, [金閣寺, Kinkakuji], traduit du japonais et préfacé par Marc Mécréant, traduction relue par le professeur Kazuo Watanabé, Paris, Gallimard, coll. Folio – coll. UNESCO d’auteurs contemporains, série orientale, [1956, 1961, 1975] 2003, 375 p.

 

MISHIMA VIVANT

 

Pas facile facile, de chroniquer pareil… monument.

 

Aha.

 

Bon, je vais essayer, dans l’espoir de ne pas raconter trop de bêtises...

 

Mishima Yukio (pseudonyme de Hiraoka Kimitake) est probablement le plus célèbre des écrivais japonais – de par son œuvre d’une immense qualité sans doute, mais pas uniquement : les circonstances proprement invraisemblables de sa mort ont jeté une ombre sur la personne et sur l’artiste. C’est sans doute, au moins pour partie, regrettable, et l’écrivain devrait d’abord être apprécié en tant que tel – même si lui-même, bien sûr, en mettant en scène sa propre mort, l’a transfigurée en une œuvre d’art s’insérant en fin de compte tout naturellement dans sa bibliographie.

 

Bien sûr, dans ma première phase de japonophilie, il y a une douzaine d’années de cela, j’avais un peu lu Mishima – et notamment ce Pavillon d’Or paru originellement en 1956, puis traduit en 1961 en français par Marc Mécréant ; un des plus célèbres romans de l’auteur, mais pas d’un abord très évident ; et s’il m’avait fait forte impression, et si j’en conservais au moins en tête l’argument implacable, il était sans doute bien temps pour moi de le relire.

 

Quand ce livre est paru en français (et je crois, sans en être certain, qu’il s’agissait de sa première traduction française ?), Mishima était donc toujours vivant – et la préface du traducteur Marc Mécréant, d’époque, n’en est que plus saisissante, qui loue le « jeune auteur incroyablement prometteur » à une époque où on ne peut encore lui associer l’ultime seppuku. Bizarrement ou pas, c’est assez déconcertant… Mais rafraîchissant, aussi : on y admire l’écrivain, pas l’histrion – et l’écrivain mérite assurément d’être admiré, ainsi qu’en témoigne ce chef-d’œuvre qu’est Le Pavillon d’Or.

 

« D’APRÈS UNE HISTOIRE VRAIE »

 

Quand paraît Le Pavillon d’Or au Japon, Mishima est un jeune auteur d’une trentaine d’années, mais déjà très coté, artistiquement et commercialement. Son premier roman, Confessions d’un masque (en 1949, il avait 24 ans), avait rencontré le succès – non sans une part de scandale, sans doute, car le « masque » Mishima y « confessait » ses expériences homosexuelles (flagrantes dans son œuvre, mais beaucoup plus discrètes dans sa vie). Le Pavillon d’Or, avec ses thèmes a priori bien différents, accroîtra encore la gloire du jeune auteur, dès lors promis au plus brillant avenir.

 

Une fois n’est pas coutume, Mishima s’inspire ici d’un fait-divers qui avait secoué, ou peut-être plus exactement interloqué, le Japon, alors en pleine occupation américaine : c’est l’histoire vraie de Yoken Hayashi, un jeune moine bouddhique âgé de 22 ans, qui, pour des raisons difficiles à déterminer précisément, a, le 1er juillet 1950, incendié le Pavillon d’Or (Kinkakuji), un des plus fameux monuments du Japon, sis à Kyôto et bâti vers 1400 ; considéré comme un modèle de beauté et d’harmonie, le Pavillon d’Or avait traversé intact les siècles, en dépit d’une histoire locale tumultueuse. Mais il a suffi d’un jeune moine, au lendemain de la guerre et de ses bombardements ayant épargné le trésor national, pour mettre un terme à cette beauté qu’on supposait inaltérable…

 

Un sujet de choix pour Mishima, qui entend questionner les motivations de l’incendiaire – surtout du fait de ses premières déclarations à ce propos, quand il avait affirmé avoir détruit le Pavillon d’Or « par haine de la beauté » ; le moine était revenu ultérieurement sur cette posture, et avait évoqué des raisons plus terre à terre – rancœur à l’encontre du prieur remettant en cause l’éventualité de sa succession, rancœur à l’encontre de sa mère aussi… Par ailleurs, on a décelé ultérieurement des troubles psychiatriques chez le jeune homme ; lequel ne survit guère longtemps à son forfait, emporté en 1956 par la tuberculose... Tout cela figurera également dans le roman, qui paraît l'année même de la mort de l'incendiaire, mais comme à titre secondaire.

 

Or, quand paraît Le Pavillon d’Or, six ans après les faits, le Japon, toujours perplexe quant aux motivations du pyromane, a cependant choisi, de manière pragmatique, de dépasser et oublier le fait-divers, en reconstruisant le bâtiment à l’identique – et ce en 1955, un an avant le roman de Mishima, donc… Le livre n’en est pas moins pertinent, et séduit, fascine même, par sa subtilité, son intelligence et son art – en faisant un des plus fameux titres de la riche bibliographie du jeune auteur.

 

MIZOGUCHI, BÈGUE ET LAID

 

Mishima se documente énormément pour la rédaction de son roman ; mais, s’il s’inspire à l’évidence d’un fait réel – note d’intention du roman, et dans pareil contexte nul au Japon ne pouvait en douter –, il prend néanmoins quelques distances avec les événements de 1950. Ainsi, son « héros » ne s’appelle pas Yoken Hayashi, mais Mizoguchi – il ressemble certes énormément au véritable incendiaire, mais le procédé confère une certaine marge de manœuvre à l’écrivain.

 

Le roman est à la première personne – sur un mode introspectif qui peut, là encore, évoquer la confession. Mais ne pas se méprendre sur ce terme en lui associant une connotation morale malvenue : Mizoguchi ne regrette pas un seul instant son geste criminel, dont on sait d’emblée qu’il conclura l’ouvrage ; il ne semble pas forcément le louer non plus, à vrai dire... Simplement (ou moins simplement), il couche sur le papier son autobiographie, mêlée de nombreuses réflexions sur le monde, sur la vie, sur la beauté – comme autant d’éléments expliquant voire justifiant l’incendie du Pavillon d’Or (mais pas toujours de manière très consciente).

 

L’autoportrait de Mizoguchi insiste tout particulièrement sur la laideur de ses traits, dont il est convaincu, et sur un autre handicap qui lui joue bien des mauvais tours (et dont était affligé Yoken Hayashi) : il est bègue. Cette difficulté à s’exprimer à l’oral tranche sur l’aisance de sa confession écrite, outre qu’elle est évocatrice de brimades et autres réactions de rejet de la part d’un entourage souvent au mieux distant. Pour Mizoguchi, c’est là un élément essentiel de la honte qu’il éprouve en permanence, au regard de sa misérable personne et de sa misérable existence. Plus tard, des camarades pourront l’amener à envisager le bégaiement sous un autre jour, éventuellement paradoxal dans la philosophie nihiliste et cynique de Kashiwagi par exemple, mais, pour Mizoguchi, c’est là une tare qui le maudit d’emblée.

 

BEAUTÉ INTIMIDANTE ET FANTASMES DE DESTRUCTION

 

L’ascendance de Mizoguchi est également d’un certain poids, vite oppressant : son père, un religieux, à l’instar de son oncle qui l’élève, ne cesse de louer devant son fils la beauté inégalable du Pavillon d’Or, ce superbe temple de Kyôto qui a traversé les siècles sans s’altérer… Mizoguchi en conçoit un véritable fantasme de perfection : plus que tout autre chose, à ses yeux, le Pavillon d’Or devient l’image même de l’idéal.

 

Sans surprise, dès lors, la première fois qu’il voit de ses yeux le Pavillon d’Or, il ne peut qu’être déçu… Le monument, dans ses fantasmes, était forcément d’une perfection tout autre ! Mais, cette beauté concrète, il peut cependant, au fur et à mesure qu’il s’en imprègne, l’intégrer jusqu’à la sublimer – réalisant ainsi, en les reproduisant, les obsessions de son père.

 

Cela n’en sera que plus vrai, bien sûr, quand il sera amené à côtoyer le Pavillon d’Or au quotidien : le jeune novice, destiné à devenir moine, est envoyé au sanctuaire même, d’obédience zen, pour servir et étudier ; à terme, nul n’en doute, le sérieux jeune homme prendre la succession du prieur du temple, un ami de la famille – pourrait-il rêver de meilleure position ?

 

Tous les jours, Mizoguchi voit le Pavillon d’Or ; et il est tous les jours plus beau. La beauté réelle tend donc de plus en plus à se conformer au fantasme qu’il avait initialement développé, affirmant sans cesse que le monument est bien l’idéal que l’on dit. Mais, à cette appréhension progressive de la beauté et de la signification du Pavillon d’Or, il faut bientôt y ajouter d’autres fantasmes – de destruction, cette fois…

 

Nous sommes alors en pleine guerre, et il ne fait aucun doute que les bombardements américains, à terme, ne pourront ignorer la beauté hors-normes car parfaite du Pavillon d’Or... Les bombes étrangères commettront l'infamie ultime : le monument, qui avait traversé tant d’avanies, sera enfin détruit ! Et pourtant, non – miracle ou pas (note au passage : sauf erreur, des chercheurs au service de l’armée américaine, comme Edwin O. Reischauer, auteur de l’Histoire du Japon et des Japonais, ou Ruth Benedict, auteure de Le Chrysanthème et le sabre, avaient recommandé de ne pas bombarder Kyôto, l’ancienne capitale impériale – une chance en tout cas pour le Pavillon d’Or, n’était ce jeune novice aux fantasmes morbides…). Mizoguchi n’en est-il pas d’une certaine manière déçu ? À moins qu’il n’en tire la conclusion que lui seul, avec son obsession, bénéficie de la légitimité pour détruire le Pavillon d’Or...

UNE OBSESSION ÉROTIQUE

 

C’est qu’il y a une part essentielle d’érotisme dans les fantasmes de Mizoguchi – dans son adoration comme dans ses pulsions destructrices ; une relation d’amour/haine qui aurait pu être banale, à ceci près qu’elle implique un homme et un bâtiment… Débouchant sur une copulation malheureuse et maladroite, perverse et masochiste aussi, sur près de 350 pages ?

 

La sexualité de Mizoguchi – ou son absence ? – est d’ailleurs un thème récurrent du roman. Le puceau Mizoguchi s’inquiète beaucoup de la perte de sa virginité – et en fait part au cynique Kashiwagi lors de séquences non dénuées d’un certain humour absurde et en même temps pathétique. Mishima ne met pas vraiment en avant la thématique homosexuelle, à vue de nez – ou seulement marginalement, au travers de la maladresse et de l’angoisse de Mizoguchi confronté aux femmes, qui peut certes tourner au dégoût, sinon de la camaraderie limitée du héros avec ses deux reflets, sur lesquels je reviendrai plus tard. Mais le procédé essentiel consiste bien à associer et comparer, à la beauté inaltérable du Pavillon d’Or, la beauté éphémère des femmes.

 

On croise et recroise en effet à plusieurs reprises des figures féminines dans le roman, dont deux me paraissent tout particulièrement intéressantes (je passe donc sur nombre des copines de Kashiwagi, ces femmes perverses au goût prononcé pour les pieds bots, ainsi que sur Mariko, étape nécessaire avant la commission du crime, mais dont la beauté instrumentale, du coup, fait pâle figure en comparaison).

 

La première de ces femmes est Uiko. Elle est l’incarnation du fantasme enfantin, ou tout au plus préadolescent, dans le cadre rural qui est alors celui de Mizoguchi. Sa beauté constitue un idéal qui vaut bien, à sa manière, ses conceptions fantasmatiques du Pavillon d’Or – notamment en ce qu’elle a, autant que le monument, un caractère d’inaccessibilité qui en découle logiquement. Aussi cette première confrontation à la beauté idéale tourne-t-elle bien vite à l’humiliation – laquelle a son corollaire, dans la pulsion de destruction :

 

« Nuit et jour, je souhaitais la mort d'Uiko ; je souhaitais l'anéantissement du témoin de ma honte. Que disparût le témoin, et toute trace de ma honte était effacée de la surface de la terre. Les autres sont tous des témoins ; s'ils n'existaient pas, on ne saurait pas ce que c'est que la honte. Ce que j'avais vu sur le visage d'Uiko, au fond de ces yeux qui, dans la nuit finissante, jetaient un éclat d'eau en fixant intensément mes lèvres, c'était le monde des autres, je veux dire le monde où les autres ne vous laissent jamais seul, sont toujours prêts à se faire vos complices ou les témoins de votre abjection. Les autres, il faut les détruire tous. Pour que je puisse vraiment tourner ma face vers le soleil, il faut que le monde entier soit détruit... »

 

Note programmatique dessinant, en pleine conscience du narrateur comme du lecteur, la résolution criminelle finale. Mais cela va plus loin, car Uiko, impliquée dans une amourette malvenue avec un déserteur, se voit contrainte à emprunter la seule sortie que sa beauté, sa jeunesse, son sexe et sa culture lui autorisent : le suicide. D’emblée, le fantasme de destruction s’incarne donc dans la jeune fille, qui, nous dit Mizoguchi, n’a jamais été aussi belle qu’au moment de mourir. Mais est-ce vraiment le moyen pour le garçon d’assouvir son fantasme de destruction ? Le fait est qu’il n’y a pas eu sa part… Mais le souvenir d’Uiko demeurera – et bien des fois par la suite, au spectacle de la beauté ou au spectacle des femmes, et sans d’ailleurs que les deux soient systématiquement associés, Mizoguchi en reviendra tout naturellement à ce référent primordial : Uiko, la si belle Uiko, plus belle encore quand elle décide de (se) détruire.

 

Mais une autre femme vient parasiter à sa manière, très curieuse, l’idéal féminin autant que morbide du fantasme d’Uiko – une femme que Mizoguchi se contente tout d’abord d’apercevoir (ou plus exactement d’épier, car il y a certes du voyeur en lui), lors d’une scène des plus étrange, et qui mêle de manière inédite pour lui quelque chose d’intimement pervers et d’en même temps sublime et beau, à proximité en outre du Pavillon d’Or, dont la beauté propre est ainsi associée à l’étrange et excitante cérémonie :

 

« Sans rien changer à sa pose parfaitement protocolaire, la femme, tout à coup, ouvrit le col de son kimono. Mon oreille percevait presque le crissement de la soie frottée par l’envers raide de la ceinture. Deux seins de neige apparurent. Je retins mon souffle. Elle prit dans ses mains l’une des blanches et opulentes mamelles et je crus voir qu’elle se mettait à la pétrir. L’officier, toujours agenouillé devant sa compagne, tendit la tasse d’un noir profond.

 

« Sans prétendre l’avoir, à la lettre, vu, j’eus du moins la sensation nette, comme si cela se fût déroulé sous mes yeux, du lait blanc et tiède giclant dans le thé dont l’écume verdâtre emplissait la tasse sombre – s’y apaisant bientôt en ne laissant plus traîner à la surface que de petites taches –, de la face tranquille du breuvage troublé par la mousse laiteuse. »

 

La scène a lieu dans les derniers mois de la guerre, et nous aurons plus tard l’occasion de comprendre au juste ce qu’elle impliquait – car la femme reviendra, par un jeu de coïncidences, à plusieurs reprises dans la brève vie de Mizoguchi. Ce qui sera pour lui, de nouveau, l’occasion de confronter ses fantasmes, autrement dit l’idéal, au réel – or le réel est forcément décevant… Mais, en même temps, ce caractère lui permet de sublimer d’autant plus, par répercussion, la perfection des fantasmes ; il devient ainsi la condition du beau.

 

AMIS EN FORME DE MIROIRS

 

Mizoguchi n’est sans doute pas quelqu’un de très sociable : lui est persuadé qu’il y a à cela deux très bonnes raisons, sa laideur et son bégaiement. Nous n’avons certes que le seul point de vue de Mizoguchi, dans ce roman à la première personne, et dont on peut supposer que le jubilatoire sentiment de haine destructrice qui, à la fois, le conclut et le fonde, l’incite à bâtir sa propre légende dans cette optique qui a quelque chose d’héroïque dans son mépris de soi.

 

Pourtant, Mizoguchi n’est pas totalement seul – et, parfois, sans doute ressent-il un certain besoin de compagnie, qu’il est éventuellement porté à blâmer comme une faiblesse. Une fois libéré de sa campagne (mais pas du fantôme d’Uiko) et de sa mère envahissante, le novice au Pavillon d’Or fréquente, successivement davantage que parallèlement, deux de ses semblables, qui ont en même temps quelque chose de miroirs – à ceci près qu’ils ne reflètent pas la même chose.

 

Le premier se nomme Tsurukawa ; sur un mode pas forcément très éloigné de celui d’Uiko (et à vrai dire plus encore ressemblant à terme…), le jeune homme constitue une sorte d’idéal aussi fascinant et tétanisant qu’agaçant – d’autant qu’il s’agit d’un être profondément bon, positif, auquel on peut se fier ; pour Mizoguchi, cette amitié, quand bien même elle le soutient, a donc quelque chose d’insupportable : le novice tourmenté voit en Tsurukawa un homme infiniment meilleur que lui, et sait que jamais il ne parviendra ne serait-ce qu’à approcher cette inquiétante perfection.

 

Aussi se tourne-t-il vers un personnage plus sombre, du nom de Kashiwagi – handicapé lui aussi, et c’est bien le fondement de leur amitié, car il a les pieds bots. Mais il a décidé de faire de cette tare un emblème autant qu’un atout ; philosophe porté au cynisme, il interprète la vie aux prismes conjugués de la violence et de la haine – au point de la misanthropie. Ses certitudes, quand bien même elles s’expriment au travers de prêches bancals autant qu’haineux, en font un personnage aussi irritant qu’irritable ; charismatique, sans doute, il n’est pourtant probablement pas tout à fait à la hauteur de ses prétentions intellectuelles et spirituelles – ce que Mizoguchi sait parfaitement, sans doute ; mais la compagnie de cet individu peu désireux d'être aimé, à l'en croire, ne l’en réjouit pas moins, et jusqu’à ses insultes et moqueries, qui, au fond, lui inspirent peut-être un peu de pitié. J’associe ici deux passages proches qui me paraissent illustrer tout ceci :

 

« Un peloton de coureurs haletants s’approcha peu à peu de nous ; à mesure que croissait leur fatigue, le bruit des pas se faisait de plus en plus désordonné ; laissant derrière eux un nuage de poussière, ils s’éloignèrent.
 

« ʺLes imbéciles !ʺ fit Kashiwagi ; il n’y avait, dans ses paroles, aucune trace d’envie refoulée ou d’hypocrite rancœur. ʺÀ quoi sert au juste tout ce théâtre ? Ils diront que c’est pour leur santé ! Mais alors, à quoi bon faire étalage de sa santé ? On multiplie partout les manifestations sportives, hein ? Vraiment, quel signe de décadence ! Le genre de spectacles qu’il faudrait montrer aux gens, on ne le leur fait jamais voir ; ce qu’il faudrait leur montrer, ce sont les exécutions capitales. Pourquoi ne sont-elles pas publiques ?ʺ

 

« Après avoir rêvé un moment, Kashiwagi enchaîna : ʺComment crois-tu qu’on ait fait, pendant la guerre, pour maintenir l’ordre, sinon en donnant en spectacle des morts violentes ? Et pourquoi a-t-on décidé que les exécutions n’auraient plus lieu en public ? On dit : ‘Pour ne pas donner aux gens le goût du sang !’ C’est idiot ! Pendant les bombardements, les gens qui déblayaient les cadavres, quelle tête faisaient-ils, hein ? Tout ce qu’il y a de plus paisible et content ! Voir des êtres humains, maculés de sang, se tordre dans les souffrances de l’agonie, entendre les plaintes des mourants, voilà qui rend les gens tout humbles, qui remplit leur âme de délicatesse, de clarté, de paix ! Ce n’est jamais dans ces moments-là que nous devenons cruels et sanguinaires ; c’est, par exemple, par un bel après-midi de printemps comme celui-ci, en regardant distraitement un rayon de soleil jouer à cache-cache avec les feuilles au-dessus d’un gazon frais tondu… Oui, c’est dans ces minutes-là qu’on le devient…

 

« ʺTous les cauchemars du monde, tous les cauchemars de l’histoire ont pris naissance de cette façon-là. C’est par un clair soleil que les agonisants barbouillés de sang prennent des contours nets de cauchemar, que le cauchemar se charge de matérialité ; il n’est plus fait alors de l’image de notre souffrance à nous, mais de celle de l’affreuse torture des autres. Et la souffrance des autres, on peut très bien y demeurer insensible. Ah ! comme ça vous délivre !ʺ »

 

« […] Le seul enseignement que je pouvais tirer et des propos de Kashiwagi et de l’improvisation à laquelle il venait de se livrer sous mes yeux, c’était que vivre et détruire sont synonymes. À semblable existence manquait toute spontanéité, manquait aussi la beauté d’un édifice comme le Pavillon d’Or : ce n’était rien de plus, en quelque sorte, qu’une suite de pitoyables convulsions. Je dois à la vérité de dire que cette vie-là m’attirait, que j’y décelais ma propre pente. Mais s’il fallait commencer par se faire saigner les doigts aux épines et aux éclats de l’existence, c’était effarant ! Kashiwagi avait pour l’instinct et pour l’intellectuel un mépris égal. Comme une balle de forme bizarre, son existence allait toute seule, roulant, boulant, trébuchant, tâchant de démolir le mur du réel. Mais, dans tout cela, il n’y avait pas un seul acte véritable. En un mot, la vie telle qu’il la suggérait n’était qu’une farce périlleuse destinée à abattre cette réalité travestie, inconnaissable, dont nous étions les dupes, et à si bien déblayer l’univers qu’il ne recèle plus rien d’inconnu.

 

« De cela j’eus la preuve plus tard en voyant dans sa chambre une certaine affiche. C’était une belle lithographie d’agence touristique montrant un coin des Alpes japonaises. On avait imprimé en travers des cimes blanches se détachant sur un ciel bleu : ʺInvitation pour un monde inconnu…ʺ Kashiwagi, d’une plume venimeuse, avait barré ces mots et les montagnes d’une croix à l’encre rouge, et griffonné à côté, de cette écriture cahotante qui rappelait sa démarche de pied-bot : ʺToute vie inconnue est pour moi intolérable.ʺ »

 

Bien sûr, leur relation se dégradera – mais délibérément ? Peut-être est-ce que Mizoguchi, si certain de ne pouvoir être meilleur que Tsurukawa, suppose pouvoir être pire que Kashiwagi ? Pire, mais plus grandiose en même temps – loin de toute mesquinerie.

 

Le problème… C’est que le monde ne se conforme sans doute pas à ces archétypes si à propos dans la vie de Mizoguchi, perçue comme conte philosophique et récit initiatique – même naïf. Ce ne sera pas le moindre des troubles, pour Mizoguchi, que de découvrir qu’il ne savait au fond rien de son ami Tsurukawa… et guère plus de Kashiwagi, pour le coup.

INTERPRÉTER

 

Toutes ces rencontres s’intègrent dans le quotidien du novice Mizoguchi pour lui donner un sens (ou tenter de le faire). Le roman consacre à vrai dire autant de temps aux réflexions de Mizoguchi sur ces hommes et ces femmes qu’aux moments où il se trouve bel et bien parmi eux. Ses relations n’en deviennent que plus fantasmatiques à leur tour, et leur caractère humain et social ne leur confère pas davantage d’importance que telle introspection à la vue d’un spectacle offert par la nature ou, bien sûr, tel vieux monument savamment agencé par des hommes d’autrefois ayant l’arrogance de penser accomplir l’éternité.

 

Mais tout cela peut être commenté, et longuement donc, pour en dégager, éventuellement, du sens – ou peut-être pas, auquel cas ça n’a guère d’importance ; ces commentaires, dès lors, ont la versatilité essentielles de ceux auxquels se livrent les religieux, novices ou accomplis, sur telle ou telle fameuse énigme zen, en en tirant chaque fois des interprétations contradictoires (j’y reviendrai).

 

Toutefois, le jeu intellectuel est forcément biaisé : Mishima écrit sur ce qui a pu conduire un jeune bonze à incendier l’incarnation même du beau japonais ; le lecteur le sait, son personnage aussi. Dès lors, ces multiples interprétations sont orientés en vue du crime ultime, qui leur donne toute leur saveur. Le récit autobiographique de Mizoguchi n’est pas une confession au sens moral, mais vise à expliquer ce que l’on serait porté à juger inexplicable ; aussi prend-il des allures de mécanique avançant machinalement, et pourtant non sans finesse, subtilité, et, bien sûr, beauté, vers la résolution d’ensemble, dans l’acte – Mizoguchi et Kashiwagi dissertent volontiers sur ce qui prime, de la connaissance ou de l’acte, et je suppose que cela n’a rien d’un hasard dans cette perspective ; ou même, pour dire les choses de manières plus crue, que rien dans Le Pavillon d’Or ne tient véritablement du hasard – et cela vaut pour les rencontres répétées de la femme versant son lait dans le thé de son amant. La citation que j’ai employée plus haut, concernant Uiko, me paraît bien illustrer ce fait : l’incendie du Pavillon d’Or est déjà contenu dans les sentiments de l’enfant qui ne connaît alors le monument qu’au travers des descriptions que lui en fait son père.

 

Tout, alors, est signe – mais, plus ça va, plus ces signes sont francs, ne laissant plus de place au doute. Et une chose à laquelle on ne prêtait pas attention jusqu’alors peut, sous ce nouvel éclairage, s’afficher comme terriblement prémonitoire :

 

« Je sortis donc et franchis le portail de l’enceinte extérieure. Près du fossé qui la bordait était planté un écriteau. Je l’avais vu cent fois, ce vieil écriteau, mais voici qu’aujourd’hui je me tournais vers lui et me mis sans hâte à déchiffrer les caractères éclairés par la lune.

 

« ʺAVIS

 

« ʺIl est formellement interdit :

 

« ʺ1. De toucher à quoi que ce soit sans autorisation ;

 

« ʺ2. De porter atteinte, sous quelque forme que ce soit, à la préservation de ce domaine.

 

« ʺToute infraction sera punie conformément à la loi.

 

« ʺArrêté ministériel du 31 mars 1928.

 

« ʺLe Ministre de l’Intérieur.ʺ

 

« L’avis concernait de toute évidence le Pavillon d’Or. Et pourtant, qui l’eût pu déduire de ces termes abstraits ? Et quelle conclusion était-on en droit d’en tirer, sinon que le lieu qui portait un pareil écriteau, et le lieu où se dressait l’inaltérable, l’indestructible Temple d’Or, n’avaient certainement rien de commun ? L’écriteau lui-même déterminait, en quelque sorte, à l’avance, un acte proprement impensable, impossible. L’auteur de l’arrêté était à coup sûr tombé sur la tête, de désigner en termes si généraux un acte que seul un fou pouvait concevoir ; comment espérait-il effrayer un fou par la menace du châtiment ? Il y eût fallu sans doute une écriture spéciale, intelligible aux seuls fous. »

 

TRAJECTOIRES DE DESTRUCTION

 

Ces réflexions à leur tour s’intègrent dans une trajectoire de destruction toujours plus implacable, une machine là encore, mais conçue probablement en pleine conscience par le héros. Or, dans la relation ambiguë et masochiste qu’il entretient avec le Pavillon d’Or, et possiblement avec le monde entier, la pulsion de destruction du monument extérieur s’accompagne aussi, même si avec davantage d’hésitation, d’une pulsion autodestructrice. La résolution criminelle se pare d’atours suicidaires. La « haine du beau » par laquelle Mizoguchi justifie son geste, il la fonde aussi dans sa propre détestation – et c’est comme si, pour anéantir vraiment le beau, le laid, c’est-à-dire le criminel, devait disparaître en même temps, moyen peut-être d’ôter au monde toute possibilité d’user d’un référent pour comprendre la destruction. Ce que le récit de Mishima viendrait pourtant accomplir ?

 

Tout ceci est passablement abstrait, mais le comportement de Mizoguchi dans les années précédant l’incendie du Pavillon d’Or est autrement éloquent. Ses relations avec les femmes, et avec Tsurukawa et Kashiwagi, ont déjà été envisagées, qui en témoignent à leur manière, mais bien d’autres éléments vont dans ce sens – ce sans même s’arrêter à une lecture psychanalytique, qui fait sens sans doute mais ne me parle pas plus que ça, et qui fonderait le choix de Mizoguchi sur des choses finalement prosaïques : tuer le père (le vrai comme celui de substitution, c’est-à-dire le prieur), notamment. Les relations houleuses du novice avec sa mère y participent sans doute.

 

Il est certain, par contre, que le rapport de Mizoguchi au Pavillon d’Or a une dimension sexuelle marquée, traitée plus haut, et qui justifie son obsession pour la perte de sa virginité par Kashiwagi et ses tentatives frustrantes et humiliantes en sa compagnie, jusqu’à ce que, dans les bras de Mariko, notre héros scelle son destin par cet ultime geste plus gratifiant sur le plan symbolique que satisfaisant sur le plan charnel...

 

Reste que l’étudiant sérieux, fasciné par le beau, s’enfonce toujours un peu plus dans un mépris de soi prétendant, sans guère tromper qui que ce soit, être avant tout mépris des autres. Le novice, privé de la bénédiction, ou peut-être plutôt du soulagement, qu’aurait été la destruction du Pavillon d’Or par les bombes américaines, se voit toujours plus enfermé dans un destin qui lui apparaît insupportable. De crainte de devenir « quelqu’un », et par des voies extérieures tristement banales, Mizoguchi refuse ce destin – éventuellement parce qu’il le juge injuste car trop enviable pour un être aussi misérable que lui. Il se met donc à saboter cet avenir – en n’étudiant plus, en empruntant et gaspillant futilement de l’argent, en s’acharnant à décevoir le prieur si bon et si paternel, en allant au bordel enfin… Ses motivations, ici, sont peut-être plus ambiguës que celles le conduisant à l’incendie du Pavillon d’Or, pourtant – on peut tout autant y voir des actes préparatoires, ou peut-être, j’en ai l’impression du moins, autant de tentatives désespérées de se dégrader au point où la commission du crime deviendrait impossible... car inesthétique ?

 

Mais Mizoguchi n’est donc pas, à cet égard, seulement le destructeur du Pavillon d’Or – il se détruit aussi lui-même… ou du moins l’envisage ; pourtant l’image ultime, non sans mystère, sera celle de cet homme qui, son forfait commis, et y ayant en définitive réchappé, s’assied et fume tranquillement une cigarette devant le spectacle unique de la destruction de la beauté – son beau geste à lui, presque une œuvre d’art...

UN CONTE PHILOSOPHIQUE ? UN KÔAN ZEN ? UN BRÛLOT PUNK ?

 

Le Pavillon d’Or est un roman – inspiré de faits réel, néanmoins une fiction ; relativement (et délibérément) pauvre en action (encore que...) autant qu’il est riche en analyses, sans pour autant être un essai romancé. Le qualifier, au-delà, n’est pas sans difficultés – car le risque est conséquent de la tarte à la crème, guère signifiante en tant que telle, et certainement pas à la hauteur de l’œuvre.

 

On emploie parfois, et souvent à la légère, l’expression de « conte philosophique », qui ne signifie pas forcément grand-chose. Le Pavillon d’Or pourrait-il être qualifié ainsi ? À ses risques et périls, ou à ceux du chroniqueur, probablement – sur la base de ce constat difficilement contestable que l’on réfléchit beaucoup, au cours du roman, sur des sujets « philosophiques » (si cela veut dire quelque chose), ou, du moins, on parle beaucoup de ces sujets ; ce qui n’est pas forcément une garantie de pertinence, j’imagine, mais de manière parfaitement assumée : les prêches excessifs de Kashiwagi, dans leur arrogance un peu puérile, sont en égale mesure lucides et ridicules – comme l’est du coup le personnage lui-même. Face à lui, Mizoguchi, contrôlant son récit, y introduit comme par nature un biais qui peut là encore fausser le jugement – et souhaite probablement le faire (d’autant que le terme même de « jugement », en pareille affaire, n’est pas sans connotations amusantes…). Reste que, dans l’optique quelque peu « machinale » de cette confession, le manifeste esthétique se complique d’une éthique éventuellement paradoxale, et pour le coup destructrice. « Conte philosophique » est souvent une expression un peu niaiseuse, et, au-delà de ses personnages qui peuvent parfois se permettre de l’être, même et surtout quand ils protestent de leur finesse d’analyse, le propos est trop fort et trop juste pour être ainsi dégradé ; surtout, il n’a rien de « clair » à cet égard, le livre ne débouche pas sur une morale unilatérale et incontestable. Mishima s’interroge sur les motivations de son héros criminel – mais il n’a pas signé de pacte impliquant qu’à terme le lecteur en retire quelque certitude que ce soit en la matière. En fait, c’est même probablement le contraire.

 

La tentation est grande, alors, de chercher dans une voie parallèle où l’incertitude serait reine ; au vu du contexte même du roman, nul besoin de chercher bien loin : le sanctuaire où se dresse le Pavillon d’Or est un temple bouddhiste d’obédience zen, et, dès son enfance, Mizoguchi baigne dans le zen – rien d’étonnant dès lors à ce que le roman verse régulièrement dans l’exégèse zen. Pour un Japonais, cela coule probablement de source ; pour un Français, ou plus généralement un Occidental, ma foi, c’est plus compliqué… tant le zen « pop » qui a été importé du Japon surtout dans les années 1960 et 1970 a pu construire une image tellement réductrice de cette secte religieuse qu’elle en devenait insultante. Je n’oserais certainement pas, ici, « expliquer » ce qu’est le zen, je ne me sens pas compétent pour ce faire – peut-être, un jour, quand j’aurai compris quelque chose aux écrits de Dôgen ? Entre mes deux lectures des extraits du Shôbôgenzô dans la très chouette anthologie Mille Ans de littérature japonaise, j’ai néanmoins fait un sacré progrès, je crois : j’ai au moins compris qu’il y avait bien quelque chose à comprendre dans tout cela... Disons simplement d’ici-là, que le satori, l’éveil, au moyen des énigmes insolubles que sont les kôan, n’est peut-être pas vraiment, comme on le dit souvent, de nature fondamentalement antirationnelle. Ceci étant, le caractère énigmatique des kôan s’accommode très bien du propos éventuellement énigmatique aussi du Pavillon d’Or, où le prieur et ses novices ne cessent de se livrer à l’exégèse des plus fameux d’entre eux, pour en tirer à chaque fois des interprétations différentes – sans que cela soit vraiment problématique.

 

Deux célèbres kôan reviennent ici à plusieurs reprises. Le premier est celui appelé « Nansen tue un chat ». Je vais essayer de le rapporter simplement… Un très beau chat s’immisce dans un monastère. Les moines se le disputent. Le sage Nansen entend régler le problème, mais pas exactement à la manière de Salomon… Il demande aux moines qui s’affrontent de « prononcer le mot » ; s’ils prononcent le mot, le bon mot, le chat sera sauvé, sinon il le tuera ! Les moines interloqués se taisent, et Nansen tue le chat, le coupant en deux… Un peu plus tard, un bonze habile va à la rencontre de Nansen, qui lui raconte ce qui s’est passé et lui demande son avis ; le bonze, sans un mot, enlève ses sandales et les pose sur sa tête ; Nansen, très ému, regrette que le bonze n’ait pas été là au moment du drame : s’il avait agi ainsi alors, le chat aurait été sauvé !

 

 

Ne me demandez pas une interprétation de ce kôan, j’en suis parfaitement incapable ; demandez plutôt à Mishima, qui, sans doute, maîtrisait son sujet, et en livre dans son roman au moins trois ou quatre lectures, toutes parfaitement à propos quand elles apparaissent…

 

Et un autre ? Plus célèbre encore, pas plus facile à interpréter pour autant : « Si tu croises le Bouddha, tue-le ! » Avec des ajouts du même ordre : le disciple du Bouddha, les parents, etc. En faisant appel à votre ami Google, vous tomberez sans doute sur des interprétations très assurées de ce qu’il faut y comprendre – je ne me risquerais certainement pas à faire une chose pareille. Par contre, contexte oblige, et la répétition de cette allusion y participant, je suppose que l’on peut assurément en dégager quelque chose d’une prémonition ou même d’une injonction, perçue comme telle en tout cas par Mizoguchi, engagé dans sa trajectoire aboutissant à la destruction du Pavillon d’Or...

 

Le roman de Mishima serait-il à sa manière un kôan ? Je n’en suis franchement pas persuadé, mais c’est assurément une question légitime – et qui recouvre éventuellement plus de choses que la qualification trop neutre de « conte philosophique ».

 

Mais il y a sans doute d’autres choses dans Le Pavillon d’Or. Et, pour ma part, c’est peut-être idiot, mais j’y vois d’une certaine manière un brûlot (aha) punk, dans un sens ; vingt ans avant le punk, certes, et ce qualificatif de manière générale ne fait pas forcément beaucoup plus sens que celui de « conte philosophique ». Mais, dans ses considérations esthétiques et éthiques, le roman, sans même s’attarder sur le seul nihilisme individualiste des sermons de Kashiwagi, un nihilisme de paroles, développe plutôt un nihilisme concret, railleur, mesquin peut-être, puéril aussi le cas échéant, qui me paraît avoir quelque chose de punk avant l’heure : « no future », ouais, Mizoguchi s’en assure ! Et il accède d’une certaine manière à l’immortalité en sacralisant sa haine de la beauté, en assouvissant ses pulsions de destruction, pourtant suscitées bien malgré lui par un Japon idéal et soumis, une société japonaise, ordonnée même au lendemain de la destruction, qui le plombe – et l’effraie peut-être aussi. Et je ne crois pas que l’élégance de la plume de Mishima soit véritablement un contre-argument – car elle a quelque chose d’un dandysme, parfaitement compatible, et même, à mes yeux, d’un à-propos presque troublant. Si Mizoguchi n’est pas un punk, alors, il est peut-être tout de même un héritier de la littérature décadente – ou se rêverait ainsi ? Comme un Dorian Gray moche, ou un des Esseintes purgeant son obsession de l’idéal dans un feu de joie.

 

Oui, je dis sans doute des bêtises… Pas grave.

 

CHEF-D’ŒUVRE – ÉTERNEL ?

 

Ce qui demeure, au-delà de ces interprétations plus ou moins bienvenues, c’est la perfection du roman de Mishima – Le Pavillon d’Or, roman, prend dans un sens le relais du monument dont il narre si brillamment la destruction ; reconstruit dès 1955, le temple n’a sans doute plus vraiment la même aura de perfection – il lui manque la patine (qui fait le beau japonais, si l’on en croit Tanizaki dans son célèbre Éloge de l’ombre – essai qu’à vrai dire le monument semblait contredire de bout en bout) ; le roman de Mishima, lui, triomphe dès sa prime jeunesse, affichant avec fougue sa pertinence, sa lucidité, sa sensibilité, sa beauté !

 

La plume habile de l’auteur génère à chaque page ou presque autant de séquences prises sur le vif, où la beauté, et d’autant plus qu’elle est alors éphémère, en contrepoint du monument même destiné à devenir sous peu une navrante ruine, a presque quelque chose d’écrasant – n’était son élégance, même à la façon d’un dandy, qui autorise, suscite et entretient ces illuminations…

 

En questionnant la haine de la beauté, Le Pavillon d’Or sublime la beauté – il rattrape en dernière mesure l’idéal chéri par l’incendiaire, et le fonde sur les pulsions les plus noires, les perversions les plus intrigantes ; par un jeu de contrastes, il l’enrichit encore.

 

Le Pavillon d’Or, c’est Mishima qui l’a reconstruit. Et c’est désormais le Pavillon d’Or de fiction qui est « le vrai ».

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La Pensée politique du Japon contemporain, de Pierre Lavelle

Publié le par Nébal

La Pensée politique du Japon contemporain, de Pierre Lavelle

LAVELLE (Pierre), La Pensée politique du Japon contemporain (1868-1989), première édition, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1990, 127 p.

 

LES IDÉES POLITIQUES, C’EST PLUS COOL EN HISTOIRE QUE LÀ MAINTENANT

 

Le présent « Que sais-je ? » de Pierre Lavelle, ultime ouvrage de mes « révisions » après l’Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours d’Eddy Dufourmont et Le Japon contemporain de Michel Vié, est l’occasion pour moi d’établir une passerelle entre mes deux cycles d’études ; du temps où je faisais de l’histoire du droit, des institutions et des idées politiques, l’histoire des idées politiques, au sens large, était clairement ma matière favorite, et mes mémoires s’en étaient ressentis – même si j’y mêlais le cas échéant d’autres choses, touchant à l’histoire du droit pénal, aux libertés publiques ou à la philosophie du droit…

 

Soupir ! C’était chouette, ça… Et ça le demeure, j’imagine, même si, avec les années, je me détourne toujours un peu plus des débats politiques contemporains – par lassitude, par dépit… Oh, pas totalement non plus, rassurez-vous : j’ai toujours des convictions, le fait est, c’est surtout la possibilité d’en débattre qui en a fait les frais ; mais sans doute parce que l’enthousiasme n’est plus vraiment de la partie, me concernant, ou plus exactement bien trop rarement – signe peut-être que le jeune con que j’étais se mue toujours un peu plus en vieux con ? Ça ne serait pas bien étonnant, hein…

 

Dépression post-electionum, ne vous en faites pas, ça va passer, ça va passer…

 

Mais disons quand même que la distance me facilite la tâche – que les idées politiques en tant qu’objet d’études historiques sont toujours très signifiantes à mon goût… et sans doute autrement plus rassurantes que la perspective d’en dériver quelque chose de concret ? Le concret m’effraie un peu, oui – des fois.

 

PENSÉES POLITIQUES DISTANTES ?

 

Mais donc, la distance – bien sûr, elle peut être également géographique, pas seulement temporelle. Et cela fait bien longtemps que j’ai conscience de mes innombrables lacunes en la matière… Le fait est que ma formation, sans être uniquement franco-française (mais en l’étant largement), était tout de même centrée sur la seule histoire de la pensée européenne (puis occidentale, ce qui n’étend pas tant que ça le domaine). La Grèce, Rome… La France ensuite – avec un peu de trucs italiens, germaniques ou anglo-saxons pour la forme parce que bon quand même (éventuellement des petites choses russes à l’horizon – plus que jamais lointain, l’horizon, c’est son rôle après tout). C’est assez navrant, je suppose… Une nouvelle preuve d’ethnocentrisme – comme s’il en était encore besoin ? On est en droit de se le demander, du moins : la différence est-elle si importante que cela, entre cette approche et celle, « roman national », nous serinant que « nos ancêtres les Gaulois », s’ils vivaient là maintenant, voteraient Sarkozy ou quelque autre connard populiste de son acabit, instrumentalisant le passé sans vergogne ? Le monde est vaste – l’histoire n’est jamais plus riche et édifiante ici qu’ailleurs si l’on veut bien se donner la peine de creuser ne serait-ce qu’un tout petit peu la question, l’histoire de la pensée guère plus, même si certaines époques et certains lieux s’avéraient bien propices à une effervescence intellectuelle dont l’impact demeure persistant ; mais justement, d’autant plus en fait dans cette optique : nous devrions, dans un socle commun de connaissances, en savoir davantage, que sais-je, sur le monde arabe, sur l’Inde, sur la Chine – au moins ?

 

Mais la question se complique, à cet égard, dans la mesure où, via le colonialisme le cas échéant, la pensée politique européenne s’est exportée dans d’autres civilisations, bien différentes, au point parfois de rendre les approches plus spécifiquement « indigènes » de peu de poids… La présente histoire de La Pensée politique du Japon contemporain en témoigne sans doute, qui évacue vite les sources « prémodernes » (certes, il s’agit d’un ouvrage sur la pensée contemporaine, alors j’imagine que ça se tient…) pour traiter d’un Japon « se modernisant » (et donc « s’occidentalisant ») forcément en s’ouvrant aux Lumières (européennes), puis à la pensée sociale (occidentale aussi), etc. Au point de ne trouver véritablement son caractère propre qu’au travers de la pensée nationaliste ? Sujet qui a certes son importance ici, et j’aurai amplement l’occasion d’y revenir… car il est mille avatars du nationalisme japonais gravitant autour de la notion propre de kokutai. Mais il est vrai que c’est un sujet qui a visiblement beaucoup intéressé l’auteur, dont la thèse s’intitulait Les Textes et les thèmes fondamentaux du nationalisme des élites japonaises : 1905-1945 (thèse non publiée, hélas, je crois).

 

J’imagine que l’on pourrait, au doigt mouillé, envisager qu’il y ait là une part d’illusion : l’auteur français tendrait-il à accroître instinctivement la part « européenne » de la pensée politique du Japon contemporain qu’il entend étudier ? Mais, à dire le vrai, je ne le crois pas un seul instant, n’avançant cette hypothèse bien hardie que pour mémoire… Par contre, et comme de juste, et pour asseoir un peu mieux ces questionnements, il me paraît clair que cette lecture en appellera d’autres, tant qu’à faire d’un point de vue japonais le cas échéant – cité dans la bibliographie, j’ai déjà dans ma bibliothèque de chevet nippone un bref essai de Najita Tetsuo, Japan: The Intellectual Foundations of Modern Japanese Politics, qui pourrait utilement déblayer un peu plus le terrain…

 

AUX SOURCES

 

Le présent petit ouvrage ne s’étend donc guère sur la question des « sources prémodernes », ce qui d’une certaine manière va de soi (notons au passage que l’on doit au même auteur un autre « Que sais-je ? », intitulé La Pensée japonaise, que je suppose complémentaire), mais m’ennuie quand même un petit peu – car, quelle que soit l’ampleur de l’acculturation à venir en matière de pensée politique, c’est tout de même là le socle sur lequel cette pensée se posera ; et il faudra dès lors souvent pratiquer des greffons, parfois étonnants : j’ai eu l’occasion d’assister à des conférences sur les premières traductions japonaises et chinoises de Rousseau (via notamment Nakae Chômin, que j’évoquerai un peu plus loin), et c’était tout à fait instructif à cet égard – ainsi, notamment, dans une perspective confucianiste, était-il alors et là-bas impossible d’envisager de la même manière la figure du tyran en despote familial : les liens sacrés de la filiation prohibaient l’emploi de la métaphore de Rousseau dans un contexte extrême-oriental, qui aurait eu tendance à en dériver des conséquences jugées inacceptables… Les traducteurs étaient ainsi amenés à retoucher le texte, parfois considérablement (et sans en faire mention), et pas seulement à le transposer.

 

Dans le cas japonais, je suppose (un peu maladroitement ou faussement le cas échéant, n’hésitez pas à me reprendre) que deux types de sources prémodernes peuvent être distingués : certaines sont « religieuses », d’autres plus « philosophiques » (mais la séparation entre les deux est sans doute au mieux floue, parfois).

 

En matière religieuse, on peut à nouveau subdiviser – mais en gardant à l’esprit que la pensée japonaise en la matière n’a (en principe, mais voir plus bas…) pas grand-chose à voir avec « l’exclusivisme » occidental, mais est bien davantage portée au syncrétisme, disons. Il y a le vieux fond purement national constitué par le shintoïsme – mais celui-ci, en fait, s’il jouera bien un rôle essentiel dans les pensées envisagées dans cet ouvrage, ce sera au travers d’une « redécouverte » qui est en même temps déformation : la pensée nationaliste et tennôcentriste, notamment, y accordera une grande importance, en fait probablement inédite – et sans doute le vieux Kojiki ayant marqué en 712 les débuts de la littérature japonaise tout en fixant l’origine proprement mythique de la dynastie impériale n’avait-il jamais jusqu’alors été lu aussi littéralement. Le shintô d’État qui se constituera sous Meiji, comme part essentielle du tennôcentrisme, changera donc radicalement la donne.

 

Il faut sans doute y associer, sur un mode moins religieux mais dont les préoccupations peuvent s’avérer assez proches, le travail d’ethnographes désireux de retourner aux sources de la pensée japonaise via, notamment, les mythes et légendes, dans une perspective éventuellement folklorique, pourtant connotée politiquement – ainsi par exemple du travail de Yanagida Kunio, que j’avais brièvement évoqué lors de ma lecture de la très bonne anthologie Mille Ans de littérature japonaise, et qui a eu un impact non négligeable sur certaines tendances du nationalisme japonais.

 

Mais la question religieuse se complique avec la prise en compte du bouddhisme – religion importée, passée par la Chine depuis l’Inde, et véhiculant depuis ces sources successives et complémentaires sinon alternatives des trésors millénaires de pensée éventuellement politique. Les adaptations japonaises de l’amidisme et du zen ont eu une immense influence intellectuelle, surtout à partir du Moyen Âge japonais (je vous renvoie à l’Histoire du Japon médiéval de Pierre-François Souyri, par exemple). Il faut aussi mentionner ici la seule branche bouddhique spécifiquement japonaise, celle fondée par Nichiren à la même époque – un mouvement intransigeant, exclusif et xénophobe qui pourra fournir des outils aux nationalistes japonais les plus virulents, tout particulièrement peut-être en matière d’ambitions coloniales ; car le bouddhisme japonais selon Nichiren peut prendre des atours de religion universelle de salut, sur un mode conquérant – et si cette secte bouddhique n’est pas censée, exceptionnellement, composer avec le shintoïsme, une lecture orientée des deux fois même contradictoires pourra en fait produire des conséquences assez proches.

 

La question du christianisme est tout autre – car, au moment où notre étude commence, la foi chrétienne est depuis longtemps interdite. Toutefois, à partir de son autorisation (en 1873, je crois), même en demeurant une foi très minoritaire, elle pourra avoir son influence dans le champ de la pensée, et notamment de la pensée politique – les militants chrétiens, s’ils sont rares, sont actifs, et, dans les premiers temps du socialisme japonais notamment, pré-bolchévique, le christianisme pourra être d’un certain poids, ce qu’illustre notamment, jusque dans la bascule, l’intéressante figure de Katayama Sen, parmi d’autres.

 

En matière plus spécifiquement philosophique, encore que non dénuée de déviations religieuses, il faut accorder une place particulière au confucianisme et au néoconfucianisme, tout particulièrement durant l’époque Edo, où les maîtres chinois fournissent peu ou prou la philosophie officielle de l’administration et au-delà (quitte à s’accommoder d’autres aspects, car le zen aussi y a eu sa part) ; la structure même de la société d’Edo, avec ses castes, découle de la pensée confucéenne, et la mise en avant des notions de loyauté et de piété filiale en provient de même – même si, de part et d'autre de la mer du Japon, on ne privilégie pas la même chose, ce qui aura son importance dans l’appréciation du rôle de l’empereur, quand se constituera le tennôcentrisme. Pour cette même raison, la pensée politique japonaise devra régulièrement prendre ses distances avec les implications jugées spécifiquement chinoises de la pensée confucianiste, et tout particulièrement celle d’un « mandat céleste » en tant que tel révocable – incompatible avec l’option tennôcentriste : le « mandat céleste », en Chine, a justifié le renversement de dynasties sans nombre, mais, au Japon, qu’on se le dise, c’est la même lignée, ininterrompue, qui règne depuis Jinmu (empereur mythique du VIIe siècle av. J.-C., mais les nationalistes ne le présentaient donc certainement pas ainsi…), et, au-delà, l’empereur descend donc des dieux, tout particulièrement du kami d’aspect féminin et solaire Amaterasu… Je relève que, dès le XVIIIe siècle, Ueda Akinari traitait de ces questions dans le premier de ses Contes de pluie et de lune. Reste que la pensée confucianiste est alors incontournable – ce qui ne signifie pas que Confucius est l’auteur clé, il ne l’est probablement pas : d’autres noms sont bien plus souvent cités, comme Mencius éventuellement, et surtout Wang Yangming.

 

Bien sûr, tous ces courants s’interpénètrent, les frontières ne sont pas marquées : l’ère Edo est aussi celle où une pensée spécifique aux bushi, empruntant au zen comme au néoconfucianisme, se fixe à son apogée : le Hagakure, « redécouvert » (en fait « découvert ») tardivement, aura lui aussi un certain impact, notamment sur la classe militaire, quitte à le déformer encore un peu pour qu’il s’accorde avant toute chose au tennôcentrisme ; au-delà, on pourra y voir une manifestation essentielle du kokutai, une approche spécifiquement japonaise – il y a sans doute de cela dans la lecture qu’en livrera un Mishima Yukio sous le titre Le Japon moderne et l’éthique samouraï.

 

Autant de socles sur lesquels il faudra bien greffer la pensée politique occidentale déferlant sur le Japon à partir de l’ouverture forcée et sous Meiji (en notant cependant que les « sciences hollandaises » pénétraient déjà le Japon avant cela, discrètement – cela pouvait inclure occasionnellement des éléments de philosophie politique).

LES LUMIÈRES JAPONAISES

 

Mais voilà : d’abord contraint et forcé, le Japon s’ouvre à l’Occident. Le mouvement jôi, d’essence xénophobe, n’est pas de taille à lutter, même si, au travers de son extension sonnô jôi, il suscite du moins le mouvement de la Restauration de Meiji – Restauration qui est tout autant Rénovation, car les diatribes réactionnaires désireuses de « rendre » à l’empereur un pouvoir qu’il n’a plus exercé depuis des siècles, et de toute façon probablement jamais à ce point, doivent composer avec la réalité agressive d’un monde tout autre… Car ces activistes perçoivent bien que la menace coloniale pèse sur le Japon, menace dont les fameux « traités inégaux » ne sont qu’un premier aperçu. Pour que le Japon survive, il lui faut s’adapter – d’où une vaste entreprise où la curiosité est intéressée, qui conduit le Japon de Meiji à entamer une modernisation à marche forcée, qui est immanquablement aussi occidentalisation.

 

C’est dans cet esprit que la pensée politique européenne fait véritablement son irruption dans le Japon de Meiji – une pensée complexe et diverse, empruntant à des sources bien éloignées de celles, shintoïstes, bouddhiques, confucianistes, du Japon traditionnel. Une pensée qui arrive aussi en bloc, et éventuellement dans le désordre...

 

La pensée libérale, tout particulièrement, emblématique des Lumières européennes un siècle plus tôt, devient à son tour centrale dans ces « Lumières japonaises ». Et ce alors même que la société nippone, au sortir d’Edo, semble moins disposée que tout autre à intégrer dans sa pratique politique l’idée même de liberté (il semblerait que le mot même de « liberté », jiyû, soit alors un néologisme…). Mais les intellectuels d’alors s’imprègnent bien de cette pensée – via des lectures ou, le cas échéant, des voyages en Europe ou aux États-Unis ; ils y associent tout naturellement des pensées dérivées, telles que le positivisme ou l’utilitarisme, et le libéralisme alors importé n’est pas que politique, il est aussi économique (ainsi avec Taguchi Ukichi, « l’Adam Smith japonais »).

 

En fait, ces dernières approches sont celles qui permettent à la pensée libérale d’influencer un minimum le nouveau régime qui se met en place – et qui n’est somme toute guère libéral… C’est que les oligarques, alors, entendent bien mettre en place un pouvoir fort, autour de la figure de l’empereur, qui ne peut s’accommoder du libéralisme au sens le plus strict. En témoigne par exemple la question des modèles constitutionnels : les oligarques se renseignent, ils envisagent de s’inspirer des exemples anglais (la quintessence du parlementarisme), américains ou français (en se méfiant tout de même instinctivement de la tradition révolutionnaire…), autant d’approches ayant la faveur des intellectuels et politiciens membres du Mouvement pour la Liberté et les Droits du Peuple (jiyû minken undô), mais c’est en définitive le modèle prussien, autrement autoritaire dans la perspective bismarckienne, qui l’emporte – des constitutionnalistes allemands se rendent au Japon et font office de conseillers pour la rédaction de la Constitution de 1889. Pour appuyer le nouveau régime, des intellectuels japonais se mettent à prôner des « Lumières étatistes », plus ou moins syncrétiques, par exemple Nishi Amane.

 

En face, cependant, via le JMU éventuellement, les « Lumières libérales » sont cependant d’un certain poids, incarnées notamment par la figure majeure de Fukuzawa Yukichi. Seulement, le libéralisme, sauf éventuellement en matière économique (mais, même dans cette optique, l’influence est à pondérer de toute façon, tant l’État joue alors un rôle moteur dans la Révolution industrielle japonaise), demeure une attitude d’opposition, liée aux seuls intellectuels et journalistes ; ils ont leur influence, mais sont bien loin de l’appareil du pouvoir… et tout autant des masses.

 

Par ailleurs, leur mouvement, si divers, est parcouru d’oppositions. Et aux « Lumières libérales » classiques, il faut opposer bientôt des Lumières dites « radicales », constituant l’aile gauche du « parti », et qui, à la différence des oligarques, bien loin de se méfier de la Révolution française, l’admirent franchement ; parmi ces intellectuels, il faut sans doute mettre en avant Nakae Chômin, auteur d’œuvres importantes, comme les Dialogues politiques entre trois ivrognes ou, sur un mode plus intime, Un an et demi, mais aussi traducteur, et notamment de Rousseau, donc : il fait partie de ceux qui introduisent et popularisent en même temps la pensée politique occidentale au Japon, de par cette activité essentielle.

 

Mais, sans surprise, ces divers avatars des Lumières rencontrent une forte opposition, de la part de penseurs traditionnalistes qui entendent, contre les modèles libéraux occidentaux, dresser le shintoïsme et le confucianisme comme autant de barrages. Les oligarques s’en inspirent souvent – car rares, au fond, sont ceux qui attachent vraiment de la valeur au libéralisme, à l’exception peut-être d’un Itô Hirobumi. Et ce même si, réflexe très japonais si cela veut dire quelque chose, les tentatives de syncrétisme sont donc nombreuses (mais plus ou moins concluantes).

 

DÉVELOPPEMENTS DURANT LE PREMIER VINGTIÈME SIÈCLE

 

Mais le monde change alors à toute vitesse, et le Japon plus vite encore ; la pensée politique japonaise de même, du coup, et il y a sans doute comme une boucle de rétroaction qui se met en place.

 

Les dernières années de Meiji, cependant, sont avant tout marquées par la stabilisation du régime – et tout autant de sa doctrine. La Constitution de 1889, bien sûr, y joue un rôle essentiel, mais aussi d’autres textes tels que l’admonition aux soldats et aux marins de 1882, ou le rescrit impérial sur l’éducation de 1890 – sans même parler de la définition progressive du shintô d’État : le régime s’affiche comme tennôcentriste, ce qui, au plan juridique, ressort aussi de l’incrimination « nouvelle » de lèse-majesté, dont bien des opposants feront les frais (mais notamment Kôtoku Shûsui et ses camarades, j’y reviendrai). Plus important encore peut-être, le régime s’approprie la notion antérieure de kokutai, pas totalement traduisible en français (ou en anglais d’ailleurs), mais qui rend plus ou moins l’idée d’ « essence nationale du Japon » ; en tout cas, cette notion fondamentale de la pensée politique japonaise est dès lors intimement associée à l’empereur et à sa lignée ininterrompue d’ascendance divine, au point où l’on ne peut envisager l’un sans l’autre.

 

Il y a donc à cette époque une pensée politique japonaise « orthodoxe », vouée à la célébration et à la perpétuation du régime de Meiji ; les constitutionnalistes commentant la Constitution de 1889 y ont une part importante (ceux que l’on dit « traditionalistes », du moins, car il y en a bien sûr d’autres plus libéraux et progressistes) ; mais il faut aussi prendre en compte que les milieux d’affaires et agricoles s’y rallient progressivement.

 

Il y a des voies plus « hétérodoxes », comme de juste – mais elles se rattachent pour une bonne part à des courants plus amples, nationalisme et socialisme, que j’entends traiter plus en détail par la suite.

 

Pour autant, le régime n’est certes pas figé – et il évolue même très rapidement durant la brève ère Taishô, suscitant ce que l’on appelle communément la « démocratie de Taishô », liée à l’adoption du suffrage universel masculin et au développement d’une approche parlementaire de la vie politique, sur le modèle anglais qui avait été délaissé pour le modèle prussien sous Meiji. On peut certes constater que l’expérience se conclut bien vite sur un « échec » (Michel Vié la désigne ainsi dans Le Japon contemporain, que j’ai chroniqué il y a peu), mais elle n’en traduit pas moins une nouvelle effervescence de la pensée politique – mais le libéralisme des Lumières japonaises doit alors de plus en plus composer avec des alternatives de poids, les divers socialismes et nationalismes qui se développent durant la période.

 

LA PENSÉE SOCIALE

 

Le socialisme, au Japon comme en Occident, a pu prendre des formes très différentes – et même contradictoires ; d’autant que Marx n’est à l’évidence pas la seule figure à envisager : les Japonais se sont intéressés alors à bien des courants du socialisme, incluant les socialistes français antérieurs à Marx, le gompérisme américain ou la social-démocratie allemande. Par ailleurs, le socialisme japonais n’est pas spécifiquement associé à la gauche (et a fortiori à la gauche de la gauche). Les rapports entretenus par ces socialismes avec le pouvoir sont donc très variés.

 

Ainsi, le « socialisme d’État » a pu connaître divers avatars ; en tant que tel moins hostile à l’État de Meiji que bien d’autres socialismes, il entretenait des rapports contradictoires avec l’idée même de subversion : il a pu constituer un soutien à l’État japonais comme une critique de ses rapports avec les milieux d’affaires et plus généralement le capitalisme (ou du moins le capitalisme japonais : les premiers marxistes nippons s’interrogeront beaucoup sur ses spécificités éventuelles, le cas échéant en faisant intervenir le kokutai dans leurs analyses) ; en tant que tel, il a pu être défendu par des opposants de gauche, aussi bien par des « orthodoxes », des fonctionnaires surtout, au service de l’État, mais tout autant (et peut-être surtout, en termes pratiques ?) par des ultranationalistes d’inspiration éventuellement fascisante (sinon fasciste à proprement parler).

 

L’anarchisme même témoigne de dissensions du même ordre. Le journaliste Kôtoku Shûsui, figure notable, l’incarne tout d’abord, et dans une perspective vigoureusement pacifiste (souvent caractéristique du socialisme japonais, j’y reviens d’ailleurs très vite). Il en fera les frais : en 1911, accusé de « trahison » (peut-être une résultante, on l’a dit du moins, de ses campagnes de presse quelques années plus tôt contre l’implication de l’armée japonaise dans la répression de la révolte des Boxers, implication qui s’était prolongée dans un scandaleux pillage qu'il avait violemment dénoncé ?), et ainsi reconnu coupable de « lèse-majesté », il est condamné à mort et exécuté ainsi que plusieurs de ses camarades ; l’affaire fait grand bruit – elle choque… Mais une autre figure est révélatrice de la variété des socialismes et même des anarchismes japonais à cet égard : ainsi, Ishikawa Sanshirô prône un « anarchisme agrarien » dit éventuellement « indigénisme » ; sauf que sa pensée évolue… jusqu’à se transformer en un « anarchisme tennôcentrique » a priori totalement contradictoire et incompréhensible – du moins pour un ignare dans mon genre.

 

Je l’avais mentionné plus haut, mais les questions religieuses peuvent elles aussi intervenir dans les différentes approches du socialisme japonais, et tout particulièrement le christianisme – extrêmement minoritaire, mais d’une influence idéologique et politique malgré tout décisive. On peut mentionner ici, notamment, Katayama Sen – qui, par ailleurs, s’illustre dans l’optique pacifiste à la façon de Kôtoku Shûsui lors d’un célèbre épisode, quand il serre la main du socialiste russe Plekhanov en 1904, soit en pleine guerre russo-japonaise : la symbolique est forte, traduisant aussi le soutien des socialistes japonais à la tentative révolutionnaire russe de 1905 – qui, à vrai dire, servira pourtant les intérêts de l’État nippon, puisqu’elle incitera le régime tsariste à lâcher l’affaire en Asie orientale pour réprimer les séditieux, menace jugée bien plus importante…

 

Mais Katayama Sen illustre lui aussi les parcours complexes qui peuvent affecter les penseurs politiques japonais (comme les Occidentaux, certes) : du socialisme chrétien, il passe progressivement au bolchévisme après 1917. Le marxisme avait déjà exercé une certaine influence avant cela, bien sûr, mais peut-être pas plus qu’un autre courant socialiste. Son rôle se développe toutefois, progressivement, mais de manière déterminante. Bien sûr, cela passe par l’établissement d’un Parti Communiste Japonais – et Katayama Sen fait partie des membres fondateurs. Mais ce Parti est aussitôt interdit…

 

En fait, dans le Japon du premier XXe siècle, et si l’on fait une exception pour Kôtoku Shûsui et ses camarades anarchistes exécutés à la toute fin de l’ère Meiji (une sorte de point culminant, sans véritable équivalent par la suite, sauf erreur), les communistes nippons d'obédience marxiste paraissent bien être les opposants les plus traqués et réprimés par le régime nippon – bien moins sévère pour nombre d’autres opposants éventuellement virulents… et ce jusqu’en pleine guerre de l’Asie-Pacifique, en dépit de la mainmise militaire sur le pouvoir et du système de parti unique ! En fait, quand, dès le début de l’occupation américaine, le SCAP (Supreme Commander of the Allied Powers) ordonne la libération des prisonniers politiques, les communistes seront clairement les plus nombreux parmi ces derniers, qui étaient parfois incarcérés depuis bien avant la guerre… Bien sûr, le SCAP s’en mordra très vite les doigts, avec la Guerre Froide ! La répression contre les communistes japonais reprendra alors, via des « purges rouges » qui n’ont rien à envier à la « chasse aux sorcières » américaine, tandis que les « purgés » de 1945, parfois même des criminels de guerre condamnés lors des procès de Tôkyô, seront remis en place…

MILLE AVATARS DU NATIONALISME AVANT LA DÉFAITE

 

Mais s’il est un courant politique qui a connu une certaine fortune au Japon, sous bien des avatars par ailleurs, je tends à croire que c’est le nationalisme – dans ce « Que sais-je ? », en tout cas, c’est vraiment l’impression qui en ressort. Par ailleurs, c’est aussi un courant qui a survécu, quitte à se maquiller un brin, ou un peu plus que cela, après 1945 – date qui ne scelle finalement guère le sort des ultranationalistes. Pour l’heure, je vais m’en tenir à la période précédant la Défaite, je reviendrai ultérieurement sur l’époque récente.

 

Mais il s’agit donc d’un nationalisme multiple : sur la base de la même notion de kokutai, mais comprise différemment le cas échéant, on peut dériver un nationalisme de gauche (au moins dans un premier temps, comme un écho du nationalisme européen pour le coup – notamment du nationalisme français, d’ailleurs, dans la perspective révolutionnaire) comme un nationalisme de droite, et sans nécessairement aller jusqu’à l’extrême droite – quand bien même celle-ci a bien sûr son rôle, et d’importance, dans cette complexe histoire.

 

Mais ces nationalismes sont dont variés : certains s’affichent rénovateurs, d’autres traditionalistes ; parmi les premiers, la perspective révolutionnaire et la perspective réactionnaire sont envisageables, même si leurs conséquences pratiques ne sont pas si distinctes que cela. Le nationalisme peut être étatique, ou avoir des relents anarchisants ; il peut être élitiste (et intellectuel) comme il peut être populaire ; il parle aux milieux d’affaires, ou il les effraie ; il peut avoir des fondations religieuses, notamment dans le nichirénisme, ou bien se revendiquer comme parfaitement laïque…

 

Si la notion de kokutai, sauf erreur, est ancienne, les événements de la deuxième moitié du XIXe siècle lui confèrent un autre sens – et un sens plus crucial. Pèse sur le Japon une forme de menace coloniale occidentale ; les avanies subies par le grand voisin chinois depuis les guerres de l’Opium inquiètent considérablement les Japonais, qui ne peuvent plus y reconnaître la brillante civilisation dont ils se sont si souvent inspiré sans pour autant jamais tomber sous sa coupe ; et les Japonais, ayant eux-mêmes à souffrir tout d’abord de « traités inégaux », se doivent de réagir. L’idéologie nationaliste en découle logiquement, d’une certaine manière – mais son évolution est peut-être davantage paradoxale…

 

En effet, à mesure que le Japon, engagé dans la modernisation à marche forcée, semble écarter la menace coloniale, il semble prendre conscience qu’il est à cet égard une exception. Ce qui lui confère le cas échéant toute latitude pour constituer un modèle alternatif ? L’idée devient plus concrète avec la victoire nippone dans la guerre russo-japonaise : l’alliance anglaise demeure (qui aura un grand rôle lors de la Première Guerre mondiale), mais les puissances occidentales s’inquiètent de cette évolution inattendue des événements – le mythe du « péril jaune » ne s’en accroit que davantage, et des mesures antijaponaises sont prises çà et là, toujours un peu plus… Lors du traité de Versailles, les Japonais, associés au camp vainqueur, se posent d’ailleurs en hérauts de l’égalité des races – mais on refuse d’intégrer cette suggestion dans les termes du traité, de manière tristement significative.

 

Mais l’approche nationaliste, dès lors, dépasse le seul Japon aux yeux mêmes des Japonais : se dégage une idéologie panasiatique, à tout prendre une réaction au colonialisme occidental. En Extrême-Orient, le Japon s’affiche comme une puissance non occidentale, la seule, qui soit en même temps en mesure de demeurer indépendante de l’Occident ; chez certains penseurs, cela lui confie une mission libératrice en Asie de l’Est. Et sans doute est-ce une opinion sincère, dans un premier temps, du moins – et probablement assez longtemps, d’ailleurs… mais au prix de l’aveuglement. Bien loin de « libérer » ses voisins, le Japon constitue de plus en plus une puissance coloniale alternative, pas moins nuisible – et peut-être plus rude encore… La Corée et la Mandchourie, voire plus globalement la Chine, en font bientôt les frais, et les pires crimes s’accumulent – le massacre de Nankin, l’Unité 731, les « femmes de réconfort »… Et si, durant la guerre de l’Asie-Pacifique, le Japon prétend fédérer les peuples asiatiques sous le drapeau de la Sphère de Coprospérité de la Grande Asie Orientale, l’illusion ne dure guère : pendant un temps, les leaders nationalistes des pays « libérés » ont pu pactiser avec le Japon (ainsi en Indochine contre les Français, en Birmanie contre les Anglais, en Indonésie contre les Hollandais…), mais ils ont pour la plupart bien vite perçu que le Japon ne se contenterait certainement pas du rôle théorique de bienveillant « grand-frère »…

 

Mais, de ceci, on n’en est probablement pas toujours bien conscient au Japon même (et à vrai dire encore aujourd’hui, faut-il croire…) : la pureté idéologique de la mission libératrice demeure immaculée, et, par ailleurs, le nationalisme adopte à l’intérieur des atours plus concrets, qui participent au moins en égale mesure de son succès. Les variantes intellectuelles du nationalisme (avec des ethnographes tels que Yanagida Kunio, mentionné plus haut, ou des philosophes comme Nishida Kitarô) s’accompagnent d’un nationalisme autrement pratique, dans une optique étatique surtout, et ce assez rapidement.

 

La question du nationalisme populaire, liée, est plus ambiguë – jusque dans sa dimension éventuellement subversive. Sans doute existe-t-il, sous divers avatars là encore – le nationalisme agrarien, par exemple. Le point problématique est ailleurs : sa parenté éventuelle avec le fascisme. Mais elle semble tout au plus limitée : sans doute le fascisme a-t-il exercé une certaine séduction sur des intellectuels japonais, et aussi, de manière peut-être plus flagrante, sur les « jeunes officiers » ultranationalistes dont l’action violente perturbe la vie politique japonaise dans les années 1930, avec pour point culminant « l’incident du 26 février » (1936). Pour autant, cela n’a guère débouché sur des mouvements authentiquement fascistes (avec les corollaires de l’économie dirigée et du totalitarisme via un parti unique de masse) ; les idées fascistes ont plutôt infusé dans d’autres courants, plus aisés à rattacher à la pensée japonaise traditionnelle (ou à certains de ses aspects, à la fois minoritaires et influents, comme le nichirénisme).

 

Mais l’ultranationalisme devient donc une réalité concrète au Japon, et de plus en plus envahissante. Il doit beaucoup à l’influence essentielle de Kita Ikki, et à son interprétation personnelle du kokutai. Kita, à l’origine, était un socialiste – mais cela ne l’empêchait certainement pas d’être imprégné d’idéologie nationaliste et plus particulièrement alors panasiatique : il se prend de passion pour les mouvements chinois dans cette optique, et y participe lui-même – ce qui l’amène à rompre avec le socialisme japonais, aux préoccupations finalement bien différentes, et par ailleurs porté sur le pacifisme. Sur ces bases, sa pensée évolue vers toujours plus de radicalité, et il assigne une mission proprement messianique au Japon (mission peut-être empruntée au nichirénisme, que Kita entend cependant « laïciser ») : celui-ci doit adopter un équivalent asiatique de la « doctrine Monroe », contre le cas échéant les mouvements antijaponais dans les pays voisins, à réprimer, car c’est le seul moyen à la fois de libérer l’Asie orientale de l’oppression occidentale, mais aussi d’y fonder le socialisme réel. Ce qui implique des mesures drastiques sur la scène intérieure : en 1919, Kita publie les Principes fondamentaux d’un plan de rénovation de l’État (retitré Principes d’un plan de rénovation du Japon en 1923), ouvrage dans lequel il prône, sans ambiguïté, un putsch conduit par l’armée et secondé par des activistes civils afin de renverser le régime corrompu et d’assurer le pouvoir effectif de l’empereur, intimement lié à son armée. L’ouvrage est d’une très grande influence sur les « jeunes officiers » des années 1930, et c’est notoire ; aussi, après l’échec de la tentative de coup d’État du 26 février 1936, Kita Ikki sera jugé pour avoir inspiré les troubles (il n’y a pas pris part directement), condamné à mort et exécuté.

 

Ce qui est loin de sonner le glas de sa pensée, comme des entreprises hardies des « jeunes officiers » ; en fait, l’État et l’état-major, lequel accapare toujours plus le pouvoir politique réel dans la période, s'ils sont d'abord hostiles à ces chiens fous, sentent le vent tourner et perçoivent bien comment ces soubassements idéologiques radicaux peuvent servir leur cause, et tout particulièrement l’expansionnisme en Asie de l’Est et dans le Pacifique. En 1937, le ministère de l’Éducation produit en masse une brochure intitulée Les Principes fondamentaux du kokutai, qui fait le point sur la question – en associant à l’ultranationalisme le plus radical des considérations plus traditionalistes, liées au tennôcentrisme et au shintô d’État, tout en balayant les totalitarismes, fascistes comme communistes, comme autant de « faux remèdes », inappropriés qui plus est à la spécificité de l’essence japonaise. Mais l’ultranationalisme devient bien ainsi une doctrine officielle de l’État japonais, a fortiori en guerre, justifiant l’impérialisme nippon et autorisant des évolutions telles que le parti unique, forcément bienveillant et en fait de peu de poids face à l’autorité autrement pragmatique de l’armée intimement liée à l’empereur.

 

En tant que tel, l'ultranationalisme conduit toujours davantage le Japon dans la voie belliciste, et l’engage, avec Pearl Harbor, dans une guerre qu’il n’est pas en mesure de gagner. En 1945, le kokutai fait les frais des entreprises ultranationalistes – qui, bien loin de « libérer » l’Asie dans la ferveur pro-japonaise des peuples colonisés, n’ont suscité au fond que leur haine, outre que la Défaite amène le pays que les ultranationalistes prétendaient sauver à l’extrémité inédite de l’Occupation par une puissance étrangère et de la perte de la souveraineté, le révéré tennô étant même contraint, dans un exercice humiliant, de proclamer son humanité…

NOUVELLES VOIX/VOIES

 

Un bouleversement tel que celui de l’Occupation, de 1945 à 1952, a forcément changé la donne – même si la « réintégration des purgés » et, parallèlement, les « purges rouges », à l’aube de la Guerre Froide, ont ancré le Japon dans le camp capitaliste, quitte parfois à préserver quelque chose des nationalismes antérieurs, débarrassés cependant de leurs aspects les plus traditionalistes, outre que la question militaire, via l’article 9 de la Constitution de 1946, ne peut plus se poser dans les mêmes termes. Je vous renvoie ici à l’Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours, d’Eddy Dufourmont, et au Japon contemporain, de Michel Vié.

 

Mais oui : aussi fou que cela puisse paraître, et d’une manière donc bien différente de ce qui s’est produit en Allemagne à la même époque, le nationalisme japonais, malgré son rôle déterminant dans le déclenchement de la guerre et la perpétration de ses atrocités, a conservé au Japon un poids politique essentiel ; cela, toutefois, j’y reviendrai juste après.

 

Pour l’heure, ce sont les « nouvelles voies » qui m’intéressent, dans un Japon lancé à tout crin dans une deuxième vague de modernisation à marche forcée, qui le conduira, en quelques années à peine, des misères et de la honte de l’Occupation américaine au rang de deuxième puissance économique mondiale. Mais, d’une certaine manière, cela fait partie du problème : le Parti Libéral-Démocrate (PLD, droite) au pouvoir s’est d’une certaine manière entendu, à partir des manifestations monstres de 1960, avec ses opposants parlementaires (essentiellement le Parti Socialiste Japonais, jamais assez puissant pour exercer le pouvoir, suffisamment cependant pour constituer une minorité de blocage), pour « laisser tomber » les sujets politiques les plus clivants (la réforme de la Constitution et notamment de l’article 9 prohibant le recours à la guerre et la possession d’une armée, l’alliance américaine, etc.) pour s’en tenir à l’effort commun en vue du développement économique ; c’est ce que l’on a appelé le passage de la « saison politique » à la « saison économique » – autant dire peu ou prou l’idéologie officielle de la Haute Croissance, et qui, dans les grandes lignes, se maintiendrait jusqu’à la toute fin de l’ère Shôwa.

 

Il y a pourtant des entreprises rénovatrices dans la pensée politique japonaise – et, même en pleine Guerre Froide, avec cependant des dégels, le marxisme y a sa part, essentielle ; encore que le débat soit a priori très intellectuel : on renouvelle les théories de l’aliénation, ou de la société civile…

 

De manière plus générales, des intellectuels progressistes entendent refonder la pensée politique japonaise. Ils interviennent en matière économique (réfléchissant sur l’État « neutre » ou les dangers de la privatisation), mais aussi dans un champ plus directement politique – par exemple en réévaluant la notion de kokutai, dont, décidément, ils ne peuvent déclarer l’impertinence, mais dont ils savent bien qu’elle ne peut avoir le même sens qu’auparavant, dans un Japon où la souveraineté est désormais populaire, et où l’empereur, au rôle purement symbolique, a lui-même affirmé ne pas descendre d’Amaterasu mais être parfaitement humain… Ces intellectuels sont très divers, et pour certains très influents : on compte parmi eux des philosophes, des juristes, des historiens, des sociologues, des écrivains (je suppose qu’on peut citer ici un Ôe Kenzaburô, par exemple), etc.

 

PERSISTANCE DES NATIONALISMES

 

Mais, en face, le nationalisme – ou plutôt les nationalismes – persiste(nt).

 

Aux intellectuels progressistes envisagés à l’instant, on peut ainsi opposer des intellectuels d’extrême droite – et Mishima Yukio en fournit un exemple éloquent, encore qu’histrionique.

 

Globalement, cependant, la droite japonaise se montre plus modérée : avec le PLD au pouvoir sur l’ensemble de la période, elle se rallie à une doctrine officielle du pouvoir, certes conservatrice sur les plans politique et sociétal, mais nettement moins démonstrative – avec cependant quelques points de tension tels que le sanctuaire du Yasukuni (voyez l’essai de Takahashi Tetsuya Morts pour l’empereur : la question du Yasukuni), la négation des crimes commis par l’armée japonaise pendant la guerre de l’Asie-Pacifique, problématique mémorielle liée (mais c’est surtout vrai à l’époque immédiatement récente, ai-je l’impression), ou, dans une perspective davantage pragmatique, la révision constitutionnelle, et d’abord et avant tout de l’article 9.

 

La question mémorielle est donc très importante, ici – et elle a fait l’objet d’études par des intellectuels se revendiquant clairement du nationalisme, ou plutôt, terme que l’on tend alors à employer, du néonationalisme : ainsi, par exemple, d’Etô Jun traitant du « refus de l’après-guerre », ou des mouvements associés à l’entreprise éventuellement révisionniste des « études japonaises ».

 

À mon niveau d’inculture, c’est sans doute un peu absurde de présenter les choses ainsi… Mais, oui, la situation contemporaine m’effraie. Ce livre date de 1990, et le néonationalisme semble avoir gagné en influence ces dernières années – notamment, des premiers ministres tels que Koizumi Jun’ichirô ou l’actuel, Abe Shinzô, de par leurs visites officielles au Yasukuni ou leurs entreprises révisionnistes voire négationnistes (révision des manuels d’histoire, affirmation que les « femmes de réconfort » n’ont jamais existé, que le massacre de Nankin est une imposture, sans même parler de l’Unité 731, etc.), semblent témoigner de ce que le nationalisme dans ses aspects les plus agressifs a toujours un peu plus voix au chapitre, et ce aux plus hauts niveaux de l’État, tout en ayant une base populiste marquée…

 

Ceci étant, le nationalisme japonais contemporain va bien au-delà, et est susceptible là encore de diverses approches. Le nationalisme populaire d’un Takeuchi Yoshimi emprunte sans doute au passé, quitte à entretenir des liens ambigus avec le néonationalisme, mais a pourtant en même temps une certaine dimension progressiste : d’essence révolutionnaire, ce nationalisme doit surtout permettre d’instaurer la démocratie en Asie, mais sur un modèle distinct de celui des démocraties libérales occidentales – en fait, c’est là une pensée qui doit sans doute beaucoup aux mouvements de la décolonisation de par le monde, mais aussi et surtout au modèle communiste chinois.

 

Le cas de Yoshimoto Takaaki est sans doute encore différent : cet auteur jugé « incontournable » a développé une pensée originale et très complexe, passant notamment par une relecture de Hegel, de Marx, de Nietzsche, de Freud, etc., dans une optique nationaliste ; mais, honnêtement, les développements bien trop denses qu’y consacre ici Pierre Lavelle me sont largement passé par-dessus la tête, et je serais incapable d’en dire quoi que ce soit avec au moins un semblant d’assurance…

 

CONCLUSION

 

J’ai déjà joué à la Cassandre dans mes chroniques de ces derniers jours, je ne vais pas davantage m’étendre sur la question ici…

 

Je vais donc m’en tenir à l’évaluation de ce « Que sais-je ? » : oui, il m’a passionné, et je suppose qu’il constitue une bonne introduction, voire un peu plus que ça, à un champ d’études qui me parle énormément. Il faudra lire davantage sur la question, bien sûr – et lire aussi les penseurs japonais eux-mêmes : on trouve en français certaines œuvres de Fukuzawa Yukichi, Nakae Chômin, Kôtoku Shûsui ou Katayama Sen, par exemple ; j’avoue être aussi curieux (même avec des frissons…) en ce qui concerne le nationalisme japonais : la relecture de Le Japon moderne et l’éthique samouraï de Mishima Yukio s’imposera donc, et la découverte de Kita Ikki, le cas échéant, de même… J'aurai donc l'occasion de revenir sur tout cela !

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Le Sommet des Dieux, t. 3, de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura

Publié le par Nébal

Le Sommet des Dieux, t. 3, de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura

TANIGUCHI Jirô et YUMEMAKURA Baku, Le Sommet des Dieux, t. 3, [神々の山嶺, Kamigami no itadaki], septième édition, traduit [du japonais] et adapté en français par Sylvain Chollet, postfaces de Baku Yumemakura et Jirô Taniguchi, Bruxelles, Kana, coll. Made In, [1994-1997, 2002] 2017, 337 p.

 

LA DÉGRINGOLADE…

 

Ce compte rendu est bien tardif : cela fait des semaines que j’ai lu ce tome 3 de l’édition intégrale cartonnée du Sommet des Dieux, célèbre BD de Taniguchi Jirô adaptant le roman fleuve éponyme de Yumemakura Baku. Pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ? Plein de raisons plus ou moins fondées à cela, mais aussi, je suppose, une vague incertitude de ma part, au regard de la qualité de ce tome 3, qui m’a fait l’effet... d’être bien inférieur aux deux précédents, que j’avais vraiment beaucoup aimés. Certes, le regretté Taniguchi Jirô ne pouvait sans doute pas avoir conçu que des chefs-d’œuvre, même s’il s’agit ici d’un moment, certes long, d’une œuvre bien plus ample et jusqu’alors brillante. J’espère que, par la suite, la série retrouvera la place qui est sienne – tout au sommet, bien sûr, aha – et que ce décevant troisième tome s’avèrera n’avoir été qu’un « ventre mou »…

 

Il y a une raison évidente à cette « dégringolade », et qui, d’une certaine manière, ne pouvait peut-être pas être évitée – et c’est que, après deux tomes où la montagne est reine, et où sont narrés sur un mode épique les exploits du mystérieux et quelque peu inquiétant en même temps que fascinant Habu Jôji, et de son rival Hase Tsuneo, il est sans doute nécessaire de revenir au présent et à l’expérience directe du personnage point de vue, l’alpiniste et photographe Fukamachi, et à son objectif-prétexte : l’enquête portant sur cet appareil photo qu’il a trouvé dans un bouiboui de Katmandou, et qu’il suppose avoir été celui de Mallory, l'alpiniste disparu dans sa tragique expédition de 1921 – l’appareil contenant une pellicule, son examen pourrait permettre de déterminer si, oui ou non, Mallory et Irvine ont été les premiers hommes à atteindre « le Sommet des Dieux », autrement dit l’Everest.

 

LES DIEUX EUX-MÊMES

 

Et c’est là le moment fort de ce troisième tome – le seul, hélas… Et c’est d’autant plus navrant, d’une certaine manière, que c’est sur un mode bien répétitif, après les deux premiers tomes ; le lecteur peut dès lors s'interroger sur ses attentes, sans doute... Reste que ce tome-ci s’ouvre sur un chapitre intitulé « Le mystère de la première ascension de l’Everest », nouveau flashback montagnard – et qui d’une certaine manière renvoie de toute façon à la méthode de l’ouverture même du premier tome.

 

Bien sûr, ce flashback-ci a ses spécificités – et notamment bien sûr parce qu’il dessine, en 1921, un âge « encore plus héroïque » de l’alpinisme, car plus ancien, ce qui participe de la perspective mythologique de la BD. Connaissances et techniques étant moindres, l’entreprise était davantage périlleuse, et poser le pied sur le sommet de l’Everest n’avait pas les mêmes implications, puisqu’il devait s’agir d’une première – et nous avons appris, au fil des deux premiers tomes, combien nos héroïques alpinistes Habu Jôji et Hase Tsuneo étaient obsédés par les « premières » : ce qui ne constitue pas une « première » n’a au fond aucun intérêt – tout au plus s’agit-il d’un entrainement… en vue d’une « première » ultérieure. Mais quelle « première » pourrait bien rivaliser avec celle-ci – atteindre enfin « le sommet des dieux » ?

 

D’où un renforcement de l’effet, et qui joue dans la puissance de ces belles pages alpines – qui n’auront hélas plus d’équivalent dans la suite de ce troisième tome, qui joue donc une tout autre carte…

 

Bien sûr, dans pareil contexte, le récit de l’expédition de 1921 ne lève en rien le voile sur le mystère qui fonde la BD – et c’est tout naturel. Ceci notamment en laissant, en fait, Mallory et Irvine grimper pour la dernière étape de l’ascension, tandis que nous nous focalisons alors sur les autres membres de l’expédition, restés un peu en arrière, puis, redoutant le pire, qui tentent de partir au secours des alpinistes disparus… Ce qui renforce la dimension tragique d’une manière pertinente – en mettant au cœur du propos « les autres », alpinistes sans doute tout aussi chevronnés, mais dont le nom n’intègrera pas les dictionnaires ; les « petites mains » préparant les exploits des « stars », des « héros »…

 

En écho de la découverte par Fukamachi (et avant lui par Habu Jôji ?) de ce qui pourrait être l’appareil photo de Mallory, les secours ne trouvent guère ici qu’un piolet… Le mystère demeure – peut-être de peu de poids dans ces circonstances, où la certitude de ce que des amis ont trouvé la mort sur l’Everest est autrement palpable…

 

La suite ? Dans l’histoire alpine, le 29 mai 1953, c’est l’ascension réussie d’Edmund Hillary et du Sherpa Tenzing Norgay, vainqueurs enfin de l’Everest – dans l’incertitude quant à ce qu’avaient pu accomplir Mallory et Irvine vingt-deux ans plus tôt.

 

La suite « dans la BD » est hélas bien moins enthousiasmante…

 

DÉVISSER – FORCÉMENT

 

La découverte de l’appareil photo, dans le premier tome, avait mis en place un fil rouge vaguement policier/thriller, qui avait surtout pour intérêt, au travers d’un improbable mais inévitable jeu de coïncidences, de lancer le photographe Fukamachi sur la piste de Habu Jôji – même si ledit fameux alpiniste, à tout prendre, ne pouvait avoir qu’un rôle marginal dans cette affaire. En fait, Fukamachi s’était d’une certaine manière « égaré », jusqu’alors – au sens où il avait largement remisé de côté les secrets perdus de l’appareil photo pour en apprendre bien davantage sur cet homme toujours bel et bien vivant, mais dont personne ne savait plus rien… ou presque. D’où cette succession d’entretiens propices à autant de flashbacks – et un questionnement de l’héroïsme et de la folie de ces « conquérants de l’inutile » qui faisait le sel de cette bande dessinée, d’autant plus sans doute que l’on en arrivait donc à des extrémités proprement mythologiques.

 

L’approche est cette fois toute différente. Fukamachi, peut-être enfin conscient de la bifurcation plus ou moins fondée de son enquête, décide de retourner à Katmandou, et de se consacrer pleinement à la découverte de la vérité sur l’appareil photo. Et c’est la caractéristique essentielle de ce troisième tome : passé le premier chapitre, la montagne devient secondaire – elle n’apparait plus guère qu’au travers de brèves vignettes, qui ne peuvent avoir l’ampleur des récits héroïques antérieurs.

 

Et c’est donc la dimension policière/thriller qui passe au devant de la scène. Hélas, ce n’est pas très réussi… En fait, l’enquête de Fukamachi portant sur l'appareil photo, passé la curiosité initiale, qui pouvait enthousiasmer, n’a jamais été bien palpitante – et maintenant qu’elle passe au premier plan, ça n’en est que plus sensible, au point où ça en devient gênant, d’une certaine manière… Car tout cela est bien terne : les personnages manquent souvent d’épaisseur, ça parlotte à tout bout de champ mais sur un mode automatique… Difficile de vraiment s’impliquer.

 

Hélas, il y a pire : les auteurs, peut-être conscients de ces faiblesses narratives, tentent d’autres choses pour remonter le niveau… et se foirent largement ? Sont en effet introduits des rebondissements plus « nerveux »… mais en fait systématiquement (ou presque ?) navrants. Le plus désolant, bien sûr, implique Ryôko, l’ex-compagne de Habu Jôji, et avec qui Fukamachi avait plus ou moins entamé un vague flirt ambigu (compensant la ruine de son propre semi-couple) ; Ryôko déboule à Katmandou, paf, et… Vous ne devinerez jamais… Elle se fait enlever par « les méchants ». C’est incroyable, tout de même, cette propension des princ… des petites cop... des femmes à se faire enlever à tout bout de champ par les méchants, c’est à croire qu’elles le font exprès ! Bien sûr, les gentils la sauveront… Enfin, « les gentils »… Habu Jôji, bien sûr, dans une scène qu’on qualifiera sans trop d’audace d’ « un peu too much », mais ça, j’y reviendrai.

 

En l’état, tout cela est au mieux faible – et donc désolant. Ce fil rouge en devient pénible, et le lecteur toxico réclame immanquablement sa dose d’héroïsme alpin…

 

LES PEUPLES DES SOMMETS

 

Peut-on sauver quand même certaines choses dans ce décevant troisième tome ? Outre le très bon premier chapitre sur l’expédition de 1921 ? Eh bien… peut-être. C’est assez vague, mais pas inintéressant – et c’est peut-être bien la seule chose dans ce cas, à l'occasion de ce nouveau séjour à Katmandou.

 

En effet, cette unité de lieu favorise la mise en scène du Népal et des Népalais (et en fait aussi des Tibétains) dans l’histoire. Pendant un bon moment, c’est sur un mode guère enthousiasmant, certes – parce que nous y retrouvons la Katmandou pouilleuse et tout affairée à satisfaire les pulsions aventureuses des touristes, entraperçue dans le premier tome : commerçants qui sont autant d’escrocs, mendiants à la morale pas moins douteuse à chaque coin de rue, et « porteurs » sans autre identité… Forcément, hein.

 

Mais, dans ce troisième tome, une autre perception des habitants de la région se met en place – qui aura peut-être ses conséquences par la suite, je ne sais pas. Tout d’abord, les auteurs mettent en avant les Sherpas – en fait tibétains, souvent les oubliés des expéditions himalayennes, quand ces hommes ne sont pourtant pas moins héroïques que les Occidentaux (ou les Japonais…) s’accaparant toute la gloire de leurs puérils exploits. En fait, tous les Sherpas ne sont heureusement pas oubliés – et si on attribue au premier chef la conquête de l’Everest à Edmund Hillary, on rapporte quand même, en principe, qu’il n’était alors pas seul, et que le Sherpa Tenzing Norgay lui aussi avait alors conquis l’Everest ; sans doute même l’idée était-elle d’appuyer sur cette certitude (qui aura elle très certainement ses conséquences sur la suite des opérations) : ils n’y seraient pas parvenus l’un sans l’autre. Fukamachi, ainsi, a cette fois bien des occasions de rencontrer des Sherpas, ou du moins d’en apprendre sur eux, ainsi dans les villages où ils résident à l’extérieur des centres urbains tels que Katmandou. Ang Tshering, Sherpa associé à Habu Jôji (ou Bikhalu Sanh ?), a d’ailleurs lui aussi quelque chose d’une figure mythique – peut-être sous la forme d’un écho de Tenzing Norgay, d’ailleurs. Et, bien sûr, la vie de Bikhalu Sanh au milieu des Sherpas implique de mettre en avant ces derniers, tout un peuple, au premier plan – ou du moins pas tout à fait au second.

 

De manière plus marginale, ce troisième tome évoque aussi d’autres autochtones de légende – mais bien différents. Du fait de l’introduction d’un nouveau personnage, dont je ne suis pas bien certain qu’il soit réussi et pertinent, loin de là, du nom de Naradar Rasendra, nous sommes amenés à envisager quelque peu les Gurkhas, soldats d’élite indiens/népalais qui ont constitué des régiments parmi les plus redoutables de l’armée britannique. C’est un thème intéressant, même s’il ne débouche pas forcément sur grand-chose en l’état (et je doute que ça s’arrange par la suite), ce d’autant plus que Naradar Rasendra, même si, par projection, il retire de cette légende quelque chose comme un charisme glacé, s’avère tout de même un personnage très classique dans le sous-monde de Katmandou, très classique jusque dans son ambiguïté mêlant parrain de la pègre et bon Samaritain…

 

Mais bon : l’idée, c’était de trouver des points positifs dans ce tome 3, alors on fait avec ce qu’on a…

 

HABU JÔJI L’AMBIGU

 

Et Habu Jôji ? Son cas est plus ambigu… C’est aussi que ce troisième tome marque un tournant, le concernant : il n’est plus simplement entraperçu, de loin ou dans une foule, ou évoqué mais à distance, et pour ses exploits passés – car on ne sait rien de ce qu’il est devenu. Ce qui change, cette fois : Fukamachi rencontre directement, et nous avec, Habu Jôji – et tous deux parlent, directement… même si le mystérieux alpiniste est un homme de peu de mots, sans doute, et si l'on peut sans doute en apprendre en fait davantage sur lui en interrogeant ceux, rares, qui le côtoient.

 

Habu Jôji… Ou Bikhalu Sanh ? Cette deuxième identité est peut-être plus pertinente, en fait – et c’est dans cette optique que le personnage est ici le plus intéressant ; relativement… Il s’est bel et bien intégré dans le monde des Sherpas – au-delà de son seul « compagnonnage » avec le mythique Ang Tshering, mais à travers lui : il s’est ainsi construit une nouvelle vie, avec femme et enfants sherpas. Bien sûr, dans l’optique de ce troisième tome, ce thème est peut-être plus particulièrement appuyé quand Ryôko vient faire un petit coucou à Katmandou… Ce n’est sans doute pas la meilleure manière d’en parler, pourtant – jusque dans cette sous-trame à base de bijou, qui aurait pu être intéressante, mais m’a fait l’effet d’être un peu… « grossière », en fait, sous cette forme. On pourra d’ailleurs regretter, sous cet angle, que femme et enfants ne soient pour l’essentiel que des silhouettes…

 

Mais la relation entre Habu Jôji et Ryôko est davantage problématique. En fait, ici, c’est l’aspect le plus « soap » qui fonctionne le mieux, bizarrement ou pas : la tension entre les deux personnages, avec sans doute les braises d’un amour qu’aucun des deux ne souhaite vraiment ranimer, et avec Fukamachi en fond, sans doute pas bien certain de ce qu’il pense de tout cela, ça n’est pas inintéressant.

 

Je suis beaucoup plus sceptique, comme dit plus haut, concernant l’exploit viril de Habu Jôji sauvant Ryôko des « méchants »… La scène est tout bonnement surréaliste. L’héroïsme, la force, l’endurance, la résilience de l’alpiniste avaient déjà été mis en scène bien des fois, mais de manière convaincante et adaptée : oui, il était hors-normes, doté de capacités proprement extraordinaires, mais dans un cadre qui pouvait encore s’accommoder d’au moins un semblant de « réalisme » – simplement, un « réalisme » où il s’immisçait en tant que figure mythologique. Cette fois… Non, c’est trop, c’est vraiment trop – on n’y croit pas un seul instant… et j’avoue même, chose redoutable, fatale à vrai dire, avoir été tenté d’en rire. Et ça, c'est grave.

 

Et que penser alors des projets de l’alpiniste pour la suite ? Toujours plus ! Toujours plus ! Au point, bien sûr, où ça en devient complètement absurde… Mais, pour le coup, ça demeure dans la logique de la BD depuis le départ – donc cela pourrait marcher. Je m’en tiens au conditionnel, car je suppose qu’il ne vaut mieux pas conclure quoi que ce soit à ce sujet sur la base de ce seul troisième tome décidément bien décevant et à même de biaiser mon jugement immédiat…

 

RETOUR AU SOMMET ?

 

Peut-on, alors, espérer, aha, un retour au sommet, aha, pour la suite ? Je veux le croire – et sais que c’est possible. Nous verrons, car je compte bien lire le quatrième tome (sur cinq) un de ces jours. Mais, d’ici-là, à m’en tenir à ce troisième tome, je ne peux que faire part de ma déception…

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