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Le Sommet des Dieux, t. 4, de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura

Publié le par Nébal

Le Sommet des Dieux, t. 4, de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura

TANIGUCHI Jirô et YUMEMAKURA Baku, Le Sommet des Dieux, t. 4, [Kamigami no itadaki 神々の山嶺], sixième édition, traduit [du japonais] et adapté en français par Sylvain Chollet, postfaces de Baku Yumemakura et Jirô Taniguchi, Bruxelles, Kana, coll. Made In, [1994-1997, 2003] 2017, 311 p.

RETOUR AUX FONDAMENTAUX

 

Retour au Sommet des Dieux, l’adaptation par Taniguchi Jirô du gros roman alpin de Yumemakura Baku. Retour un peu tardif, sans doute – et sans doute au moins pour partie en raison de l’impression au mieux mitigée que m’avait fait le tome 3… Après les deux brillants premiers volumes, celui-ci avait en effet joué d’une tout autre carte, et avec beaucoup moins de pertinence : la montagne était reléguée au second plan, l’histoire alpine avec, et les auteurs s’empêtraient un peu dans les failles de leur prétexte policier/thriller – qui aurait dû ne rester que cela, un prétexte. En outre, il fallait y associer une couche de mélo plus ou moins bien gérée, et un nouvel aperçu de l’héroïsme du mythologique Habu Jôji, tellement outrancier hors contexte purement alpin qu’il avait quelque chose de parfaitement ridicule à ce stade…

 

Par chance, même s’il n’est pas sans défauts, ce tome 4 prend totalement le contrepied du précédent (en dépit d’une très courte et très ratée saynète d’introduction dans la continuité, qui fait très bizarre de la sorte, et se montre aussi peu convaincante, voire pire encore, que les scènes du même ordre dans le tome précédent) : la montagne repasse au premier plan – et pas n’importe quelle montagne : l’Everest lui-même, « le sommet des Dieux » ; l’histoire de l’appareil photo de Mallory redevient le prétexte qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être ; bye bye le mélo et le mauvais thriller ; bye bye aussi, mais là ça ne concerne pas que le tome 3, les flashbacks…

 

DEUX HO… NON : UN SEUL

 

En effet, tout au long de ce tome, nous vivons l’action au présent, en compagnie, peu ou prou, de deux hommes seulement – dont l’un n’est guère bavard, aussi l’ensemble du volume tient-il du monologue de Fukamachi.

 

Le photographe japonais a enfin mis la main sur Habu Jôji, et pu s’entretenir avec lui. Il a progressivement pris conscience de ce que le légendaire et inquiétant alpiniste qu’est son compatriote, même en l’absence de feu son rival Hase Tsuneo, compte bien s’illustrer dans un ultime exploit, totalement fou, parfaitement vain : l’ascension de l’Everest par son versant le plus redoutable, en hiver, en solitaire, et sans oxygène – autant dire que l’ambition de Habu Jôji tient purement et simplement du suicide.

 

La fascination éprouvée par Fukamachi à l’encontre de ce taré l’amène à faire preuve d’une certaine audace : il entend photographier Habu Jôji, documenter son expédition – et, finalement, celui qui, ces dernières années, n’était jamais appelé par quiconque autrement que sous le nom de Bikhalu Sanh, lui en donne toute licence ; et même, s’il veut écrire un livre ensuite, libre à lui – Habu Jôji s’en moque, il n’en est plus là.

 

Cependant, il y a bien une condition à tout cela – et de taille : Fukamachi ne doit bien sûr pas intervenir dans le programme de Habu Jôji – son ascension, notamment, doit se faire en solitaire : le photographe restera en arrière, avec un temps de retard – il pourra rejoindre Habu Jôji dans ses divers camps, mais ils ne devront rien échanger, pas un mot, pas un geste, encore moins une soupe chaude en conserve. Aucune intervention : si l’un des deux a des difficultés, l’autre ne doit pas en tenir compte, ne doit pas lui apporter son aide – sous aucun prétexte.

 

Il y a un non-dit, ici, qui relève à vrai dire de l’évidence : si Fukamachi doit, littéralement, marcher dans les pas de Habu Jôji, sa tâche demeure ardue – le conquérant de l’Everest est un alpiniste autrement chevronné, et son programme d’ascension a quelque chose de frénétique : dans les conditions qu’il s’est imposé, il doit atteindre le sommet en moins de quatre jours ! Les expéditions en groupe requièrent en principe deux à trois semaines… Même si le photographe n’est pas supposé gagner le sommet dans ces conditions, il n’en reste pas moins qu’il s’engage dans une épreuve d’une extrême difficulté et particulièrement périlleuse – à deux doigts d’un suicide par procuration.

 

Les conditions de cette ascension ont un impact fondamental sur la narration. En attendant que le temps se dégage pour le sommet, autrement dit que la fenêtre s’ouvre brièvement pour autoriser l’expédition à marche forcée de Habu Jôji, les deux hommes peuvent échanger quelques mots – mais, décidément, l’alpiniste de légende n’est guère bavard. Toutefois, dès le premier pas fait pour atteindre le sommet, Habu Jôji et Fukamachi ne doivent plus communiquer – le photographe ne doit même pas intervenir dans le bref échange quotidien par talkie-walkie entre Bikhalu Sanh et son unique ami le Sherpa Ang Tshering.

 

De fait, les deux hommes sont seuls. Et notre point de vue est celui du seul Fukamachi – mais nous sommes en permanence avec lui, jusque dans ses pensées les plus intimes : ce tome 4 est pour l’essentiel un long monologue intérieur du photographe.

 

LE MONOLOGUE DE FUKAMACHI

 

Fukamachi est un reporter : il fait son travail. Notamment, il documente avec une précision méticuleuse les préparatifs de Habu Jôji, et rapporte avec le même luxe de détails le plan exact de son ascension de l’Everest. Car Habu Jôji a passé des années à préparer cette folle expédition, et il sait qu’il n’y aura pas de deuxième tentative : c’est cette fois ou jamais. Durant des années, sur la base de son expérience personnelle comme des retours d’autres alpinistes, il a minutieusement prévu chaque pas, à la seconde près – il connaît chaque centimètre de la montagne : monter ici, se décaler de vingt mètres sur la gauche là, s’abriter des rochers tombant du sommet sous ce surplomb, avec une marge de dix centimètres seulement… Il en va bien sûr de même pour l’équipement – et, aspect crucial, son poids : Habu Jôji emporte son carnet de notes, mais en a arraché toutes les pages qui ne serviraient à rien – il n’en reste que deux ou trois, celles nécessaires à l’expression de ses sentiments ; jusqu’au crayon à papier qui a été scié pour être réduit à la taille et au poids minimum !

 

Mais, par la suite, c’est bien l’expérience solitaire du seul Fukamachi que nous avons. Et, avec tout son sérieux de professionnel, hors livre, il laisse libre cours à l’expression de ses interrogations, tout au long de cette ascension. Le rapport des gestes effectués, les moindres gestes, est toujours de la partie, mais les pensées parasites prennent régulièrement le devant de la scène – les doutes, les remords, les craintes…

 

C’est un aspect essentiel de ce tome 4. Il pourra séduire, ou agacer – j’ai connu les deux sentiments alternativement. Si vous êtes allergiques aux voix off, ce que je peux comprendre, clairement, ce n’est pas pour vous…

 

PARCE QUE LA MONTAGNE EST LÀ ?

 

Un aspect essentiel, bien sûr, consiste à questionner ce besoin, chez Habu Jôji, de se livrer à pareille entreprise, parfaitement démente – au-delà, il s’agit donc de questionner l’héroïsme. La BD se montre ici à la fois frustrante et pertinente, car la réponse véritable demeure dans le flou. Est-ce « parce que la montagne est là » ? Les fameux mots de feu George Mallory – toujours lui – questionné sur les raisons de son ascension de l’Everest, qui devait lui être fatale… Habu Jôji ne semble pas adhérer à cette approche presque esthétiquement abstraite. L’égocentrique forcené qu’il est, comme de juste, ramène tout à lui : il doit grimper parce que c’est ce qu’il fait. On devine, sous-jacent, un triste corollaire – qui est qu’il ne sait rien faire d’autre.

 

Tout cet héroïsme est absurde – c’est bien affaire de « conquérants de l’inutile », mais d’une manière presque mesquine. Pourtant, la notion même d’héroïsme est bien au cœur du Sommet des Dieux – difficile de prétendre le contraire. Mais, pour l’explorer dans tout ce qu’elle implique, sans doute faut-il un autre point de vue que celui de l’alpiniste de légende, si merveilleusement doué.

 

D’où Fukamachi. Personnage point de vue depuis le départ, il a fait office, successivement, de prétexte, de témoin, de passeur. Ce n’était pas tout à fait une coquille vide pour autant, au plan sentimental notamment, mais c’était bien le type qui s’efface derrière son récit, qui ne prend le devant de la scène que pour les nécessités de la narration : dans les ascensions, sa fonction même implique qu’il reste en arrière.

 

C’est bien ce qu’il fait ici, de la manière la plus littérale qui soit – mais ses pensées le dépassent : autrement concrètes que la perfection abstraite de Habu Jôji, elles touchent aussi bien davantage – même par rapport aux exploits les plus traumatisants et périlleux de l’alpiniste, qui avaient en leur temps été racontés sur le vif et à la première personne, dans le tome 2. Mais c'est plus compliqué que ça, j'y reviendrai... Quoi qu'il en soit, Habu Jôji est un homme (ou plus que ça ?) de l’objectif : grimper, vaincre, survivre – il ordonne sa vie au gré des nécessités, selon ces principes cardinaux qui reviennent sans cesse. En tant que tel, il semble ne jamais douter – il ne saurait à cet égard être plus opposé à Fukamachi, l’homme qui doute tout le temps.

 

Le doute, la peur… L’humanité, en somme. Si le discours sur le dépassement de soi tend généralement plus à m’irriter qu’autre chose – et cela a régulièrement été le cas dans ces pages –, il fait bien ici preuve d’une empathie appréciable et à hauteur d’homme.

 

La motivation de Fukamachi demeure problématique – il y a vraiment ici quelque chose de suicidaire, qui vient contredire l’affirmation du dépassement de soi ; je ne sais pas quelle dimension l’emporte. Mais je suppose que, d’une certaine manière, c’est tant mieux. Le moyen qui me reste pour faire abstraction des souffrances masochistes de l’alpiniste, de ses ambitions et de ses fantômes – tout cela étant tout de même bien plus convenu, dans l’optique d’une « philosophie » héroïque qui, trop souvent, m’indiffère, sinon m’ennuie.

 

REDONDANCES ET REDITES

 

L’entreprise narrative n’est toutefois pas sans risques, peut-être même à la hauteur de ceux qu’affrontent nos alpinistes pour les raisons les plus indécises, et éventuellement les plus futiles – à moins qu’il n’y ait vraiment quelque chose en dessous, nous verrons bien, j’imagine (ou pas).

 

La voix off, tout particulièrement, peut s’avérer problématique, d’une manière finalement très typique du procédé : elle commente toujours, mais sans toujours apporter grand-chose en tant que telle. Parfois, cela vire à la littéralité, au discours redondant : le texte se contente de redire l'image, pourtant autosuffisante.

 

En même temps, je ne pense pas que ce soit totalement gratuit – la voix de Fukamachi se posant sur les images a surtout pour objet de créer une ambiance, je suppose, et, globalement, elle y parvient. Commenter dans le détail le contenu du sac de l’alpiniste fou, ou faire part dans la douleur de sa crainte de mourir inutilement contre une paroi, loin de celle qu’il s’avoue enfin aimer, c’est finalement la même chose, à cet égard.

 

Cela passe aussi par un jeu avec le temps : le commentaire dilate l’action. C’est sans doute approprié dans le cadre de la folle ascension de Habu Jôji, et de la non moins folle entreprise de Fukamachi marchant littéralement dans ses traces. Si l’expédition, chronométrée, est supposée aller absurdement vite, au regard des critères des autres expéditions, en groupe, s’étant attaquées à l’Everet, la perception intime du temps qui s’écoule, c’est encore autre chose – sinon pour Habu Jôji, du moins pour Fukamachi, qui compte chaque pas, chaque coup de piolet, toujours plus pénible que le précédent, et moins que le suivant, mettant l’endurance de l’alpiniste à l’épreuve, et, avec, celle du lecteur.

 

L’endurance de ce dernier, à vrai dire, est plus généralement affectée par les éventuelles redites : à ce stade du Sommet des Dieux, l’expérience de la montagne, dans ce qu’elle a de plus extrême, ne produit plus le même effet que dans les premiers volumes. Surtout, quand l’épopée de Fukamachi, comme il se doit, sombre dans le cauchemar, la folie, la douleur, la certitude que la fin est proche, le lecteur est forcément ramené à l’expérience traumatisante de Habu Jôji en solitaire dans les Grandes Jorasses, narrée dans le tome 2 – et à la première personne là aussi : le carnet de l’alpiniste retranscrivait ses pensées, même si sur un mode sans doute plus urgent et laconique que Fukamachi prérédigeant son livre au cœur même de son expérience, et ce plus ou moins consciemment. Les deux hommes diffèrent, oui, et leurs comptes rendus aussi, en conséquence. On peut apprécier que le point de vue du photographe soit davantage humain que celui de l’alpiniste super-héros. Reste que l’épisode fascinant et mythologique des Grandes Jorasses était autrement convaincant et fort que l’épreuve himalayenne de Fukamachi...

 

Mais, au-delà des seules références à cet épisode tout de même bien particulier, les scènes de montagne se répètent forcément – entre les volumes, et au sein même de celui-ci ; que le commentaire dilate l’action accentue en fait ce sentiment.

 

Au plan narratif, ce tome 4 n’est donc pas sans failles, même si leur caractère gênant ou pas dépendra sans doute du lecteur.

 

POURTAAAAAAANT QUE LA MONTAAAAGNE EST BEEEEEL-LEUH

 

Par contre, pour ce qui est du dessin, Taniguchi Jirô est… à son sommet. Aha. Après un tome 3 bien terne au pays des hommes, le tome 4 est l’occasion de retrouver la montagne, et de la remettre au premier plan – et pas n’importe quelle montagne : l’Everest, rien que ça – « le sommet des Dieux ».

 

Et le résultat est de toute beauté. La précision documentaire est de mise, mais sans priver le graphisme de son âme.

 

La montagne, chez Taniguchi, est belle autant qu’intimidante – sa majesté de mangeuse d'hommes effraie. Il s’agit, littéralement, de fascination – celle que les plus belles choses autant que les plus terribles cauchemars suscitent, et sont seuls à même de susciter. L’adversité est magnifiquement retranscrite – elle est palpable, d’une certaine manière : les chutes de rochers, les avalanches, sont autant de périls que le lecteur ressent au plus profond de son être – des menaces concrètes, même si elles ont leur part d’avertissements : on ne grimpe pas au sommet de la montagne sans tenir compte de l'avis des Dieux qui en ont fait leur domaine.

 

Notons enfin que cette réussite s’applique également aux personnages – notamment dans leur aspect pouilleux, mal rasé, qui tranche sur la perfection proprette que nous avions pu être tentés de leur associer, notamment en ce qui concerne Fukamachi. C’est finalement une autre manière de les ramener à l’humanité : les vrais héros ne sortent pas du salon de beauté.

 

REMONTÉE…

 

Je suppose que l’on peut parler de « remontée ». Ce tome 4 du Sommet des Dieux est incomparablement meilleur que le très décevant et maladroit tome 3, et ce à tous points de vue.

 

Par contre, à ce stade du récit, les redondances et les redites ont leurs conséquences – que le monologue permanent de Fukamachi tend à mettre en lumière, que ce soit délibéré ou pas. Cela peut profiter à l’ambiance du récit, mais, trop souvent, cela nous rappelle aussi quelques bien meilleurs souvenirs des deux premiers tomes – au premier chef l’expérience traumatique de Habu Jôji dans les Grandes Jorasses. Le rendu n’est pas tout à fait le même, puisque Fukamachi n’a rien du super-héros obsédé par la performance alpine – mais l’effet est bien amoindri. Du coup, ce tome 4, à mes yeux, ne retrouve pas le niveau remarquable des tomes 1 et 2.

 

Reste un ultime volume – à un de ces jours…

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