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Histoire du Japon médiéval : le monde à l'envers, de Pierre-François Souyri

Publié le par Nébal

Histoire du Japon médiéval : le monde à l'envers, de Pierre-François Souyri

SOUYRI (Pierre-François), Histoire du Japon médiéval : le monde à l’envers, édition revue, Paris, Perrin, coll. Tempus, [2013] 2015, 522 p.

 

MOYEN ÂGE EUROPÉEN ET MOYEN ÂGE JAPONAIS

 

La tentation peut être grande – et elle l’a d’ailleurs été au Japon même, à partir de Meiji – de découper l’histoire du Japon selon un « modèle » largement emprunté à celui de l’Europe, et plus particulièrement de l’Europe occidentale : traditionnellement, on voit alors se succéder Antiquité, Moyen Âge, époque moderne (avec éventuellement Renaissance), et enfin époque contemporaine. Ce « modèle », en tant que tel, est perclus de biais ; pour autant, il n’est pas totalement sans pertinence…

 

Le problème est bien celui de la connotation, a fortiori si l’on tient à en dégager, soit une influence (très improbable, voire impossible) de l’un sur l’autre, soit un principe d’évolution général, applicable en tout temps et en tous lieux – travers que le nationalisme d’une part et l’évolutionnisme anthropologique historiciste d’autre part (à supposer qu’il soit exempt quant à lui de nationalisme…) suscitaient volontiers.

 

Par contre, une comparaison plus sereine et objective peut éventuellement dégager des traits intéressants – qu’ils aient la semblance de traits « communs », ou, bien au contraire, témoignent d’écarts affichant la singularité irréconciliable de mondes divers évoluant chacun à leur manière.

 

UNE CONCEPTION ERRONÉE DU MOYEN ÂGE

 

Il faut sans doute y ajouter un autre problème, bien que relevant toujours de cette « connotation », et qui renvoie aux clichés entretenus sur ces différentes strates chronologiques – à force de les perpétuer au nom de la « simplification » ou « vulgarisation », on a en fait considérablement réécrit l’histoire, ou, du moins, on en a dégagé une image largement faussée.

 

C’est peut-être tout particulièrement vrai pour ce qui est du Moyen Âge – éventuellement, si ça se trouve, dès le terme employé : le Moyen Âge, dans cette optique, n’est au fond pas tant une époque en lui-même qu’un interlude, aussi long soit-il, entre deux « vraies » époques…

 

Je ne saurais dire au juste ce qu’il en est au Japon, même si le présent ouvrage donne quelques pistes, mais cette problématique m’a renvoyé à mon propre rapport au Moyen Âge en Europe occidentale et tout particulièrement en France lors de mes précédentes études. Voilà une très longue période – le Moyen Âge européen dure environ un millier d’années, de la chute de Rome à celle de Constantinople –, éventuellement découpée en deux sous-périodes, Haut Moyen Âge et Bas Moyen Âge.

 

À titre de comparaison, le Moyen Âge japonais est plus tardif et concentré, ou peut-être faudrait-il dire qu’il évoque notre Bas Moyen Âge, sans vraiment être précédé d’un Haut Moyen Âge ; mais c’est justement le type de schématisme dont il faut se méfier…

Et, dans l'ensemble, c'est là la base de visions erronées qui ont la vie dure.

 

Le Moyen Âge européen

 

Dans l’imagerie collective concernant le Moyen Âge européen, les chevaliers font joli, à moins qu’ils ne fassent que brutal ; pour le reste, nous sommes dans des « Âges Sombres » chaotiques, caractérisés par l’ignorance, l’inculture, le fanatisme religieux éventuellement… Et les choses ne redeviennent lumineuses qu’avec une Renaissance idéalisée, où le retour à Rome et même à la Grèce antique efface d’un vigoureux coup de brosse des siècles de barbarie, comme constituant, disons, un fâcheux malentendu...

 

En fait, c’était bien plus compliqué que ça… Et même à s’en tenir au retour salvateur à « l’Âge d’Or » de l’Antiquité, ce schéma classique est tout simplement faux ; ne serait-ce que parce qu’avant la Renaissance, celle que l’on distingue en lui accordant une éloquente majuscule, il y a eu plusieurs « renaissances » ; par exemple la renaissance carolingienne, autour de Charlemagne, plus tard une autre, et d’ampleur, aux environs des XIIe et XIIIe siècles – époque où l’on a redécouvert, via les Arabes le cas échéant, nombre de textes antiques, suscitant des bouleversements intellectuels considérables, même si essentiellement dans la sphère religieuse, avec des figures des plus notables et des controverses de haute volée (c’est intéressant par rapport au Japon, et j’y reviendrai).

 

Mais du côté des arts, il faut bien sûr relever l’apparition concomitante de nouvelles formes d’expression, et justement en substitution au vieux latin, englobant la « littérature courtoise », nombre de poètes majeurs, mais aussi Le Roman de Renart et les fabliaux, etc., et ceci dans la seule sphère littéraire.

 

Mais on pourrait évoquer bien d’autres arts (l’architecture des « bâtisseurs de cathédrales » au premier chef), tandis que des pratiques technologiques et/ou agricoles nouvelles faisaient leur apparition, et que la démographie était affectée de mouvements inédits et très marqués (via l’urbanisme notamment, et les essarts dans un entre-deux avec les pratiques agricoles).

 

Le Moyen Âge japonais

 

J’insiste sur la dimension intellectuelle et culturelle, toutefois, et peut-être à tort, mais parce que j’ai le sentiment que le présent ouvrage de Pierre-François Souyri, me concernant, a balayé nombre de clichés de la même eau – ce qui n’a rien d’étonnant : si notre propre histoire est ainsi déformée avec notre consentement tacite sinon explicite, qu’en est-il pour celle de ce pays lointain et si différent ? D’autant que l’histoire du Japon, telle qu’elle est schématisée en Occident, via la culture populaire tout particulièrement, et a fortiori donc si on use un peu trop hâtivement de cette idée dangereuse d’un « modèle » comparable, semble à son tour propice au développement de fâcheux clichés…

 

Ceci étant, si j’ai parlé à l’instant de culture populaire, il ne faut sans doute pas s’arrêter là. Et je dois admettre que ma découverte (et parfois redécouverte) de l’histoire et de la culture du Japon m’a parfois amené à ce genre de schématisations réductrices, et peut-être même davantage encore du fait justement que je me suis intéressé récemment, au travers de quelques lectures « classiques », à « l’Antiquité » japonaise, celle de l’ère Heian. Le réflexe, commun au Japon semble-t-il, d’y voir un « Âge d’or », s’appuie notamment sur les arts et lettres d’alors – la poésie classique, d’abord sous influence chinoise puis s’en émancipant, mais aussi d’autres œuvres, dont, pas la moindre, Le Dit du Genji, présenté aujourd’hui encore comme étant le classique de la littérature japonaise par excellence.

 

La fin de l’époque Heian, par contre, semble irrémédiablement associée à un violent sentiment de chaos et d’atrocité : cette fin d’un monde est présentée comme la fin du monde. C’est très sensible dans Le Dit de Hôgen et Le Dit de Heiji, que j’ai lus récemment, et qui narrent les événements essentiels de ce bouleversement radical – il faut les compléter par Le Dit des Heiké, que je lis sous peu.

 

TROIS ANGLES

 

Ces premiers paragraphes, et tout particulièrement la fin de celui qui précède, ont mis, plus ou moins inconsciemment, l’accent sur la vie intellectuelle et culturelle – à l’évidence, c’est l’aspect de l’ouvrage qui m’a le plus passionné. J’avais envisagé tout d’abord de m’étendre avant tout sur cette dimension… mais je suppose que parler de l’ouvrage dans son ensemble (enfin, sans excès de précision non plus, ce n’est pas le lieu et je n’ai pas le bagage) impose un plan un peu différent ; et personnel, celui du livre est très différent...

 

Il me faut commencer, sans doute, par un peu d’événementiel et institutionnel ; je reviendrai ensuite à ce bouillonnement intellectuel et culturel ; enfin, il me faudra évoquer, dans une perspective mêlant histoire des institutions et histoire économique et sociale, d’autres questions essentielles de l’essai, portant sur les mouvements populaires et les tensions entre centre et périphérie – avec là encore cet aspect remarquable, d’un monde nettement moins unilatéral que ce que l’on est porté à croire, par exemple en ce que l’économie et les mouvements sociaux ont leurs propres logiques, leurs évolutions éventuellement bien détachées des changements politiques et institutionnels.

UN NOUVEAU MONDE POLITIQUE

 

Il nous faut donc partir de ce sentiment, au XIIe siècle, de « fin du monde », explicite autant que récurent – mais qui peut, sur un mode un peu atténué, se traduire du moins par l’idée d’un « monde à l’envers », expression qui revient régulièrement alors, et cela sera toujours le cas pendant quelques siècles (jusqu’à l’ère Edo, en fait, et donc la fin du Moyen-Âge japonais).

 

On peut, probablement, interpréter cette expression à l’aune du principe hiérarchique que Ruth Benedict, dans Le Chrysanthème et le Sabre (ouvrage à manipuler avec précaution cependant), jugeait si caractéristique de la société japonaise…

 

Mais il correspond bien à une réalité d’alors, expliquant, le cas échéant, le catastrophisme dans la vie intellectuelle contemporaine – qui ne cesse de trouver dans les faits, à un niveau plus concret, la confirmation que les conceptions et les pratiques des Japonais ne sont plus les mêmes qu’avant ; dès lors, cet « avant » se pare de traits utopiques, et s’institue comme une boucle de rétroaction, où le constat du phénomène renforce sans cesse le phénomène concret, etc.

 

Le bouleversement initial : les Taïra et les Minamoto

 

Sans doute l’empereur n’avait-il plus forcément grand-pouvoir depuis quelque temps déjà, quand le bouleversement se produit. Le Dit de Hôgen et Le Dit de Heiji en témoignent, qui montrent comment les institutions des régents et des empereurs retirés ont traduit dans les faits une pratique généralisée de la délégation de pouvoir, qui allait cependant encore s’accentuer.

 

Les deux « dits » rapportent en effet, sur un ton alarmiste souvent, l’irruption dans la vie politique japonaise de personnages qui, jusqu’alors, n’y avaient guère eu de rôle : les clans guerriers de province, fédérés sous les bannières rivales d’abord et bientôt antagonistes des Taïra et des Minamoto.

 

Issus du « Japon de l’Est », selon une frontière culturelle classique et qui demeure prégnante aujourd’hui, ils s’opposent au « Japon de l’Ouest », symbolisé par la cour impériale de Heian (Kyôto), avec sa vieille noblesse et son administration toute sinisée, et son raffinement louchant sur la décadence ; l’appel à ces clans suscite des conflits inédits dans la ville même, ce qui choque par-dessus tout, et la guerre s’étend bien vite au-delà, obéissant à une mécanique complexe détaillée dans les « dits » épiques d’alors.

 

Kamakura

 

Le pouvoir effectif, par ailleurs, glisse des mains de ses détenteurs traditionnels pour aboutir dans celles de ces guerriers d’une culture bien différente. Le principe de délégation, où l’empereur, même sans véritable pouvoir, demeure dans l’idéal la source de toute légitimité, à laquelle on ne saurait toucher, aboutit dès lors à une nouvelle institution, promise à un certain avenir : le shôgunat, ou gouvernement « sous la tente » du généralissime, dont les attributions ne sont pourtant certainement pas que militaires.

 

C’est l’époque de Kamakura qui, née du chaos, s’avère pourtant relativement stable – et s’accompagne donc de ce bouillonnement intellectuel sur lequel je reviendrai bientôt. Sur le plan politique, elle voit se développer des institutions nouvelles, dans cette optique de « régime des guerriers » (lesquels ne sont donc pas les ignares que l’on croit, et se montrent souvent des mécènes avisés), qui connaît son apogée lors des tentatives repoussées d’invasions mongoles – que le pouvoir y survive semble témoigner de sa force, et de sa pérennité…

 

De nouveau le chaos, puis Muromachi

 

Mais à tort, peut-être. Aux environs du XIVe siècle, le Japon est à nouveau balayé par le chaos politique. La tentative de restauration impériale de l’ère Kenmu ne dure guère que trois ans, mais les troubles se prolongent bien au-delà, dont le shôgunat de Kamakura ne se relèvera pas…

 

L’histoire semble à vrai dire se répéter, en partie du moins (mais c’est là une idée malvenue et éventuellement néfaste à mes yeux, de manière générale – pour ce que j’en sais, l’histoire ne se répète jamais vraiment…), et du chaos surgit un nouveau régime shôgunal, aux mains des Ashikaga. Ce sera l’ère Muromachi, qui, pour ne durer qu’un siècle environ, s’avère pourtant d’une extrême richesse à tous les niveaux.

 

Sengoku

 

Mais le shôgunat s’effondrera donc à nouveau, et il en résultera une nouvelle période de chaos, probablement pire encore que celles qui avaient précédé : c’est le Sengoku, apogée de la tournure féodo-vassalique du Moyen-Âge japonais – l’époque des guerres incessantes, l’âge des samouraïs par excellence.

 

Il faudra les actions successives de trois grands seigneurs féodaux, Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi, enfin Tokugawa Ieyasu, pour y mettre un terme ; le triomphe ultime des Tokugawa débouchera sur un nouveau shôgunat, qui durera environ deux siècles et demi – c’est l’ère Edo, époque d’une stupéfiante stabilité, et ce n’est plus le Moyen-Âge.

LA VIE INTELLECTUELLE ET CULTURELLE : TOUT SAUF UN OBSCURANTISME

 

Ces grandes lignes événementielles et politiques étant tracées, je reviens donc à la question du bouillonnement intellectuel et culturel, en relevant qu’il y a peut-être un semblant de paradoxe – car la « fin du monde », le « monde à l’envers », imprègnent justement des œuvres essentielles de la littérature japonaise, parmi les plus importantes et les plus séduisantes ! Ces auteurs, tel Kamo no Chômei dans cette merveille que sont les Notes de ma cabane de moine, déplorent la fin du vieux monde, mais ne comprennent pas, sans surprise, qu’ils sont eux-mêmes et pleinement les incarnations d’une vie culturelle en rien atténuée, et peut-être même plus enrichissante encore... Il faut balayer les clichés traditionnellement associés à la notion de « Moyen Âge » : le Japon médiéval n’a en fait rien d’obscurantiste ; et il l’est d’autant moins que ce contexte troublé favorise en fait ces nouveaux courants culturels : pour reprendre l’expression bienvenue de l’auteur, Kamakura est « une société qui s’interroge ».

 

Un âge d’or de la réflexion bouddhique

 

En fait, ce bouleversement radical s’avère bien vite décisif pour expliquer un bouillonnement intellectuel qui, au fond, n’a rien à envier au classicisme éventuellement étouffant de l’ère Heian tardive, bien au contraire.

 

Il est vrai cependant, particularité à noter, qu’il concerne peut-être au premier chef la pensée religieuse, qui connaît alors une sorte d’apogée. La comparaison avec le modèle européen, tentante, pourrait évoquer un saint Thomas d’Aquin, ou un Guillaume d’Ockham… Mais les doctrines nouvelles au Japon sont probablement plus radicales encore. C’est l’époque où apparaissent et se développent les grandes sectes bouddhiques japonaises, en dépit des résistances d’un bouddhisme japonais antérieur résolument conservateur – et, finalement, si l’on souhaitait à tout prix établir un parallèle avec l’Europe, il faudrait peut-être chercher plutôt quelques siècles plus tard, en termes d’impact, avec la Réforme…

 

Quoi qu’il en soit, les différents courants de l’amidisme, ou de la « Terre pure », se développent alors – avec ce paradoxe apparent d’un mouvement qui, à bien des égards, s’affiche « anti-intellectuel », mais suscite pourtant une philosophie assez pointue… et étonnamment subversive.

 

Le salut généralisé et extérieur de la « Terre Pure » s’oppose alors au salut « intérieur », et acquis de soi-même, tel qu’il se développe avec le bouddhisme zen – non sans paradoxes là encore : on retrouve, via la mystique, le satori, le kôan, etc., une semblable prétention anti-intellectuelle, qui pourtant ne s’accommode guère de la réalité de la pensée d’un Dôgen (voyez par exemple ici), notamment mais parmi d’autres, d’une extrême complexité et subtilité ; par ailleurs, ce mouvement « intérieur » s’avère étonnamment moins subversif que le bouddhisme de la « Terre Pure », au point en fait où les moines zen ne tardent guère à devenir des gestionnaires avisés pour les autorités en place, tandis que leur philosophie devient peu ou prou la leur (même si elles sont diffuses dans cette période chaotique, forcément), ou du moins celle des classes supérieures, ainsi des samouraïs notamment, a fortiori quand elle se teinte d’un renouveau confucianiste d’inspiration chinoise.

 

Et il y a d’autres mouvements, bien sûr – dont, à noter tout particulièrement, le prosélytisme intolérant d’un Nichiren, avec lequel on retrouve ce trait plus ou moins paradoxal que, en France, on qualifierait peut-être de « plus royaliste que le roi »… à ceci près que la complexité du système politique japonais d’alors ne se prête guère à l’emploi d’une expression aussi polarisée – retenons-en cependant que ce défenseur de l’autorité et de la tradition, finalement, s’avère étonnamment subversif à son tour…

 

Au-delà de la religion

 

Il ne faut cependant pas s’arrêter à la pensée religieuse – si elle domine quelque peu, surtout au début du Japon médiéval. La vie intellectuelle sous ce « monde à l’envers » est d’autant plus agitée et fructueuse que « l’envers » trouve à s’élever et à s’exprimer.

 

Sur la fin de la période, par exemple, se développe avec la bénédiction des autorités (puis leur méfiance, voire leur hostilité…) le théâtre nô ; le fameux Zeami, prenant la relève de son père, théorise le genre en même temps qu’il contribue à le fonder, et marque ainsi de son empreinte la vie culturelle japonaise pour les siècles à venir.

 

Il faut d’ailleurs probablement sortir, là encore, du seul champ philosophique et littéraire – les arts, très divers, éventuellement « spécifiques » (cérémonie du thé, jardinage – et pas seulement les jardins de pierre, même s’ils font alors leur apparition…) mais aussi au-delà, connaissent alors une évolution rapide et gratifiante, de manière générale.

 

Globalement, il faut d’ailleurs mettre l’accent sur un trait particulier de la vie culturelle d’alors : sa tendance marquée à se montrer collective – on s’associe pour voir les pièces de nô ou entendre les récitations du Dit des Heiké, mais aussi pour créer ensemble : le renga, en poésie, connaît alors un grand succès – et, à terme, débouchera durant l’époque ultérieure sur les haïkus de Bashô et compagnie.

 

La réalité s’avère donc bien éloignée des clichés obscurantistes que l’on tend systématiquement à accoler à la simple idée de « Moyen-Âge »…

LES BOULEVERSEMENTS SOCIAUX ET L’ÉCONOMIE

 

Un troisième point est essentiel, après les développements politico-institutionnels et intellectuels/culturels, qui est peut-être un peu plus diffus, mais s’avère d’autant plus important qu’il arbore là encore des traits éventuellement paradoxaux, du moins en façade, et guère cohérents avec les clichés que l’on se fait généralement du Moyen Âge autant que du Japon, et donc du Moyen Âge japonais.

 

Dans une optique davantage économique et sociale (mais en tant que telle non dénuée d’aspects culturels – ceux qui ont été évoqués plus haut sont souvent liés à ces considérations plus populaires), il s’agit de se pencher, tant sur les succès économiques d’un Japon qui pouvait donc s’accommoder du chaos politique sous cet angle, que sur les conflits sociaux alors émergents, entretenant des relations complexes avec tout le reste, mais dessinant des évolutions possibles d’une importance essentielle, et atténuant le cas échéant les autres formes de domination qui pouvaient trouver à s’exercer dans le Japon médiéval.

 

Le centre et la périphérie

 

Éventuellement, tout ceci pouvait se produire dans un contexte de tension entre le centre et la périphérie qui a régulièrement été relevé (par Michel Vié, par exemple, pour citer une lecture assez récente) ; c’est bien sûr flagrant dans les premiers temps du Japon médiéval, quand les clans guerriers de province s’immiscent dans la politique de Heian, au cœur même de la ville.

 

Toutefois, ces clans ayant acquis le pouvoir central se trouvent à leur tour en porte-à-faux avec une province éventuellement lointaine désormais, et où leurs délégations de pouvoirs, même temporaires, justifiées par la nécessité pour le seigneur et ses proches d’aller se battre dans le Kansai ou ailleurs, tendent à se consolider, instaurant un nouvel état de la politique locale, qui reproduit les tensions antérieures. C’est en fait d’autant plus marqué que les luttes des Taïra et des Minamoto, en introduisant le « Japon de l’Est » dans la politique de Heian, lui ont d’une certaine manière conféré une existence prépondérante, guère envisageable auparavant.

 

Brigandage et piraterie

 

Mais ces conflits dépassent largement le champ des seules autorités « constituées » et « légitimes » d’une manière ou d’une autre.

 

Le brigandage y a ainsi sa part – peut-être tout particulièrement entre les périodes de Kamakura et de Muromachi, quand des bandes parfois considérables se constituent (et développent par ailleurs une culture qui leur est propre, de « vauriens », même si cette culture peut avoir des échos dans les plus hautes sphères).

 

Mais il faut aussi et peut-être surtout mentionner la piraterie, endémique au point de caractériser le Japon à l’extérieur, mais d’abord sur les côtes de la Corée et de la Chine ; en fait, cette piraterie a sans doute joué un rôle crucial dans l’évolution économique du Japon…

 

Une grande variété d’associations

 

Mais d’autres formes d’associations se constituent, pour devenir des acteurs non négligeables de la vie politique et sociale du Japon médiéval – on compte aussi bien des ligues de seigneurs, aux répercussions importantes dans cette atmosphère de guerre civile, que des associations de gens du commun, paysans surtout, mais pouvant s’accommoder d’un très vague urbanisme pour constituer des sortes de « communes », dont l’existence est parfois bien brève, mais certaines tiennent assez longtemps pour que seigneurs et nobles et religieux soient contraints de les prendre en compte.

 

Par ailleurs, je parlais à l’instant des religieux – ils jouent à leur manière un rôle déterminant à cette époque, au-delà de la seule vie intellectuelle : si nombre de monastères, ancrés depuis longtemps, étaient des propriétaires terriens finalement guère éloignés des seigneurs féodaux, le développement des nouvelles formes de pensée bouddhique est propice à l’association dans une optique éventuellement prosélyte, prenant directement part aux affrontements militaires.

 

Tout cela se vérifie particulièrement à l’époque Sengoku, où se constituent des ligues durables et puissantes, au travers le cas échéants de soulèvement populaires virulents et tenaces – développant les révoltes paysannes antérieures avec une organisation davantage poussée, et dès lors plus efficace. Plus que jamais, plus encore sans doute que dans les plus catastrophistes des augures du début de la période, c’est là le « monde à l’envers ».

 

L’économie internationale

 

Ce chaos politique, en même temps, n’affecte pas nécessairement la vie économique, ou disons pas de la manière que l’on croit.

 

Le siècle de Muromachi, tout particulièrement, pour constituer une période de stabilité relative, mais assez brève, s’accompagne d’un net développement des échanges internationaux (éventuellement via la piraterie, donc), quitte à employer des moyens détournés pour ce faire (par exemple en accordant un rôle de « pont » à Okinawa).

 

Je relève par contre, avec étonnement, que l’auteur ne traite quasiment pas de l’arrivée des Européens au Japon, à la fin de la période…

 

L’économie intérieure

 

Parallèlement, dans la sphère interne, et sur l’ensemble de la période cette fois, le monde rural se développe, pratiquant une agriculture plus intensive, laquelle produit des biens qui peuvent dépasser la seule autosuffisance pour trouver à être échangés sur un marché intérieur en plein développement ; certaines régions sont tout particulièrement prospères à cet égard, et la nature même de l’économie japonaise s’en ressent (par exemple en raison de l’usage plus généralisé de la monnaie).

 

La question des dettes

 

Qu’on ne s’y trompe pas, toutefois : les relations de dépendance à la campagne peuvent être tendues, et, très régulièrement sur l’ensemble de la période, les paysans pauvres réclament des édits de la part des autorités (shôgunales essentiellement) afin d’obtenir des remises de dettes – et ces dépendances sont donc parfois très lourdes, nécessitant une intervention extérieure, qui, au fond, tient parfois du cautère sur une jambe de bois…

 

D’autant plus de raisons pour les paysans de s’associer – même si l’on trouve dans ce cadre-là un jeu parfois ambigu entre les paysans les plus aisés et les samouraïs les plus pauvres, dont la communauté d’intérêts favorise le rapprochement.

 

Au-delà de la terre

 

Bien sûr, le peuple japonais ne vivait pas uniquement de la terre, si celle-ci en employait la très grande majorité. Les « gens de mer » ont été rapidement envisagés, qui ont un rôle déterminant ; les commerçants aussi ; mais il faut également prendre en compte aussi bien les artisans que les danseuses et courtisanes, et enfin les parias…

 

CONCLUSION

 

Le tableau étant ainsi détaillé, il est possible et sans doute nécessaire de revenir à la comparaison entre Moyen Âge européen et Moyen Âge japonais – en faisant fi de l’idée de « modèle », mais en relevant du moins tout ce qui peut rapprocher et tout ce qui peut éloigner l’un de l’autre ; car il y a beaucoup à retirer tant des ressemblances que des dissemblances.

 

Un très bel ouvrage : pointue sans être étouffante, détaillée à bon escient le cas échéant, pertinente sans doute et d’une lecture passionnante, cette Histoire du Japon médiéval m’a amené à relativiser bien des préconçus, dont je suis affligé comme tout le monde.

 

Tout particulièrement intéressé par les développements portant sur l’histoire des idées et des mentalités, et la vie intellectuelle et culturelle, j’y ai néanmoins trouvé matière à réévaluer globalement mon intérêt pour cette période, qui gagne à être approfondie.

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M
Par contre, il n'y a pas de tiret à Moyen Âge.
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