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Histoire du Japon et des Japonais, d'Edwin O. Reischauer

Publié le par Nébal

Histoire du Japon et des Japonais, d'Edwin O. Reischauer
Histoire du Japon et des Japonais, d'Edwin O. Reischauer

REISCHAUER (Edwin O.), Histoire du Japon et des Japonais 1. Des origines à 1945, [Japan, The Story of a Nation], traduit de l’anglais (États-Unis) et annoté par Richard Dubreuil, troisième édition revue et corrigée, Paris, Seuil, coll. Points – Histoire, [1946, 1952, 1964, 1970, 1973, 1988, 1997] 2014, 251 p.

 

REISCHAUER (Edwin O.), Histoire du Japon et des Japonais 2. De 1945 à nos jours, [Japan, The Story of a Nation], traduit de l’anglais (États-Unis) et annoté par Richard Dubreuil, nouvelle édition mise à jour et complétée par Richard Dubreuil, Paris, Seuil, coll. Points – Histoire, [1946, 1952, 1964, 1970, 1973, 1988, 1997, 2001] 2014, 320 p.

 

Je ne suis pas tout à fait certain qu’il soit pertinent de livrer des chroniques pour des livres de ce genre… encore que celui-ci, du fait des particularités de sa conception ainsi que de son auteur, mérite sans doute quelques développements.

 

Tout d’abord, il faut peut-être relever combien ce titre français d’Histoire du Japon et des Japonais peut s’avérer inapproprié – rendant certes en partie le titre anglais Japan, The Story of a Nation… mais voilà : en fait d’histoire, c’est surtout l’histoire contemporaine voire immédiate qui intéresse l’auteur – pour des raisons que nous aurons l’occasion de préciser. Cette séparation (purement éditoriale) en deux tomes est sans doute parlante à cet égard, si elle n’est probablement pas très justifiée au regard du volume des livres. Le premier porte sur le Japon Des origines à 1945 ; pour dire les choses autrement, il comprend environ 120 pages qui traitent du Japon de la protohistoire à Meiji (couvrant plusieurs siècles sinon millénaires), et le même nombre de pages pour l’histoire du Japon de Meiji à 1945 (soit un peu moins d’un siècle)… tandis que le second tome, De 1945 à nos jours, consacre à peu près le même volume aux seules 25 années suivant immédiatement la capitulation du Japon (la dernière mise à jour de son essai par l’auteur a en effet eu lieu en 1970 ; le livre ne s’arrête cependant pas là, mais parce que le traducteur Richard Dubreuil l’a complété par deux chapitres sur la période 1970-1997, et par des annexes conséquentes éventuellement mises à jour au-delà encore). On voit donc qu’en fait d’Histoire du Japon et des Japonais, sans autre précision, il s’agit plutôt d’une histoire du Japon contemporain – les développements assez brefs consacrés aux ères d’avant Meiji ont quelque chose d’une introduction, ou du moins d’un passage obligé pour mettre en avant des notions indispensables à l’étude du Japon contemporain – véritable objet du livre.

 

Et pourtant… C’est encore un peu plus compliqué que cela. Car le livre était initialement paru, en 1946, sous le titre Japan, Past and Present – correspondant bien à l’objet globalement déterminé à l’instant… mais avec une ampleur forcément moindre, et des connotations sans doute très particulières. Il faut mentionner que l’Américain Edwin O. Reischauer, baignant dans les cultures de l’Extrême-Orient depuis sa naissance (à Tokyo, en 1910), après de complexes études linguistiques et culturelles portant sur l’Asie orientale (pas seulement le Japon), avait été amené, avec quelques autres (comme l’anthropologue Ruth Benedict), à conseiller le gouvernement américain sur l’attitude à adopter concernant le Japon et les Japonais au cours de la guerre du Pacifique – plus précisément, il avait en tout cas participé à un programme visant à faire découvrir et comprendre la culture de l’ennemi aux officiers américains – il semblerait qu’il ait par ailleurs plus ou moins contribué à définir le programme qu’adopteraient les Américains au regard du Japon après la capitulation (Constitution incluse).

 

La publication de la première édition de ce livre, sous le titre Japan, Past and Present, sert ainsi un objectif pratique : il s’agit de renseigner les autorités d’occupation quant au pays et à sa civilisation – aux antipodes de ce qu’elles connaissent. Dès lors, l’ouvrage a un objectif éminemment pratique – et comprend sa part de vulgarisation ; on comprend aussi, au vu de cet objectif, pourquoi il se montre finalement assez lapidaire en matière d’histoire événementielle, ou même factuelle : les institutions politico-juridiques, l’économie, et la culture (notamment concernant les modes de penser) ont logiquement davantage de poids dans cette approche.

 

Par ailleurs, on ne s’étonnera guère de ce que l’ouvrage appuie dès lors sur les relations entre le Japon et les États-Unis : il s’agit pour l’auteur d’assurer la bonne entente des anciens belligérants en les amenant à mieux se comprendre (enfin, en l’espèce, il s’agit uniquement d’instruire les Américains, sans doute…). Le problème éventuel est que tout cela tourne au biais – avec un certain préjugé pro-américain, sensible ici ou là – et j’ai cru comprendre qu’il s’était trouvé des historiens (japonais) pour critiquer assez vertement Reischauer à ce sujet (par exemple, les implications de la Constitution imposée par les autorités d’occupation, dont les louanges seraient sans doute à débattre, ou encore la question de la restitution d’Okinawa, compliquée par celle des bases militaires et du nucléaire – la dernière édition de l’essai date de 1970, soit deux ans avant qu’Okinawa ne redevienne japonaise, mais c’était en ligne de mire). Mais c’est sans doute que l’auteur n’était pas qu’un universitaire, et était probablement bien des choses avant que d’être un historien. Depuis la guerre, il a beaucoup traité des relations entre les États-Unis et le Japon, donc, mais il va s’y impliquer bien davantage au fur et à mesure : après que certains de ses articles ont suscité l’intérêt de la classe politique américaine, il devient ambassadeur des États-Unis au Japon, de 1961 à 1966 (sous les administrations Kennedy et Johnson, donc) ; à ce stade, parler d’ « observation participante » serait sans doute bien pudique… Il intervient bien dans le cadre d’un programme politique, et les multiples révisions de son essai depuis 1946 obéissent de même à des intérêts politiques à maints égards. Et on ne s’étonnera guère, dans ce contexte, que l’auteur réserve quelques piques, à l’occasion, à la gauche japonaise d’inspiration marxiste de l’après-guerre, par exemple… Encore que le ton soit suffisamment modéré pour faire globalement illusion.

 

Pour autant, une fois ces éléments pris en compte, cet essai (que j’avais en fait déjà lu il y a quelques années de cela) est loin d’être inintéressant : sérieux, méthodique, et surtout très clair sans verser excessivement dans la vulgarisation, ou disons du moins sans que cette dernière ne vienne nuire à la qualité et à la précision du fond, il est d’une lecture agréable et à n’en pas douter instructive – mettant en avant, plutôt que des « événements » précis, donc, des traits culturels, notamment d’ordre politique et économique, permettant, au-delà des siècles, de comprendre un peu mieux le Japon contemporain.

 

Le pays, classiquement, est présenté comme une synthèse unique en son genre entre traditions et modernité – et l’essai éclaire cette singularité avec une pertinence indéniable. Cependant, cette image du Japon contemporain, à la limite du cliché, ne doit pas dissimuler d’autres tendances éventuellement paradoxales, et sans doute plus pertinentes, qui à maints égards la fondent. Ainsi de la question de l’ouverture/fermeture, préalable à l’adaptation – notamment quand c’est le voisin chinois qui est en cause, puis les Occidentaux…

 

Mais d’autres traits, plus spécifiques, sont sans doute d’une importance au moins aussi essentielle. Les délégations multiples du pouvoir sont ainsi régulièrement au cœur du propos, qui, en revenant sur l’histoire des institutions politico-juridiques du Japon (dès lors d'une souplesse autorisant tout, à leur manière), met en lumière la complexité d’un système où la façade (impériale et dynastique, notamment) demeure, et sans vraie condescendance d’ailleurs (le respect est là), quand les décisions sont en faites prises derrière le paravent théâtral – ou parfois derrière un deuxième paravent, voire un troisième… On associe classiquement ce thème à la figure du shogun (et plus particulièrement au shogunat Tokugawa durant l’ère Edo), mais c’était en fait une pratique antérieure (avec les shoguns des ères précédentes, mais aussi les régents Fujiwara et Hojo, etc. – constituant à leur tour des dynasties, éventuellement intouchables !) ; il faut d’ailleurs noter qu’il peut y avoir en même temps plusieurs de ces figures : par exemple, le régent accapare le pouvoir de l’empereur, le shogun accapare le pouvoir du régent, éventuellement les daimyos en province accaparent celui du shogun… Or cette pratique persiste dans le Japon contemporain, derrière la façade pourtant davantage exaltée de l’empereur depuis Meiji (rappelons que l’empereur, s’il a renoncé à son statut divin le faisant descendre d’Amaterasu, est toujours issu de la même dynastie depuis tout ce temps – c’est la plus vieille dynastie régnante au monde), et ce que ce soit dans le cadre des institutions parlementaires… ou des « cabinets » plus ou moins officieux qui les subvertissent par exemple durant les années 1930 et 1940, quand les militaires ultranationalistes accaparent sans cesse davantage la réalité du pouvoir, sans que les institutions légales changent. Et nous n’en avons sans doute pas terminé ! Dans le chapitre consacré par Richard Dubreuil aux années 1990 (l’ère Heisei, ou son début plus exactement), la figure du « shogun de l’ombre » Ozawa est assez stupéfiante… si la base constitutionnelle demeure peu ou prou la même qu'en 1951.

 

L’étude de ces institutions est dès lors indissociable de l’étude des mentalités – d’autant qu’elles débouchent sur des spécificités locales autrement incompréhensibles à nos yeux d’Occidentaux : d’une politique reposant essentiellement sur des relations interpersonnelles assumées comme telles, éventuellement au point de la corruption – même si, justement, son appréhension sous ce qualificatif par les Japonais est peut-être récente, mais pas moins brutale, loin de là –, jusqu’à un mouvement politique aussi incompréhensible pour nous que le Komeito, issu de la secte Soka Gakkai, qui, de par son prosélytisme acharné et ses références au moine médiéval intransigeant Nichiren, débouchant sur une adaptation du nationalisme après la défaite du militarisme, louche à nos yeux sur l’extrême droite, quand sa pratique concrète et son adaptation bouddhique de la « démocratie chrétienne » l’associent éventuellement au centre, en tout cas en position d’accueillir des transfuges socialistes… mais non sans poujadisme éventuellement… pourtant en s’opposant au réarmement… etc.

 

Le Japon d’après-guerre est d’ailleurs confronté à une série de problèmes spécifiques très clivants mais peu ou prou inconnus ailleurs – ainsi du pacifisme intégral et du réarmement, sans doute le plus saillant… et directement corrélé aux rapports entretenus avec les Américains, sans doute l’objet essentiel de cet essai, comme dit plus haut, et où l’auteur avait donc sa part. Mais c’est vrai de bien d’autres aspects éventuellement paradoxaux – à les regarder de trop loin, du moins. Or ces clivages n’ont pas empêché que le système en principe parlementaire depuis 1951 soit dominé presque sans interruption et alternance par un Parti Libéral-Démocrate (conservateur, en fait), qui n’est le plus souvent ni libéral, ni démocrate (c’est à se demander où est la gauche… si sa tendance à s’éparpiller en courants minoritaires violemment antagonistes n’était pas pour le coup caractéristique et bien connue dans nos contrées, quant à elle). L’incroyable puissance économique du pays, qu’on peut à maints égards qualifier d’ultra-capitaliste, s’est pourtant développée, et à quel rythme, dans un cadre patriarcal et protecteur, marqué par l’éthique de l’effort collectif plutôt que de l'accomplissement individuel, et garantissant par exemple le célèbre « emploi à vie »… mais quand le néo-libéralisme a pris le dessus, c’est notamment au travers d’un engouement général pour la spéculation, touchant jusqu’aux classes les plus populaires, et ce jusqu’à ce que la bulle éclate – dans une économie par ailleurs unique, où les holdings occupent une place à part, si l’on dit que les zaibatsu ont officiellement disparu… D’autres spécificités dépassent ces grands domaines politico-économiques, avec une importance de même ampleur : par exemple, le système éducatif des « bêtes à concours », héritage d’une approche confucianiste de l'administration et plus encore, génère le syndrome otaku… mais tout autant le lavage de cerveau ; éventuellement nationaliste, d’ailleurs, dans un pays qui a longtemps mis en avant son désir d’expiation… mais qui en vient maintenant à sombrer dans le révisionnisme en la matière (je ne cacherai pas que cet aspect-là m’inquiète profondément – mais il est vrai qu’il est peu de choses que j’exècre autant que la nationalisme…).

 

Un point particulièrement fascinant et que l’essai met en avant, délibérément ou pas, c’est la vitesse sidérante à laquelle les choses évoluent – la profondeur historique, même relative, étant en fait l’occasion de souligner ce trait. Depuis Meiji, les nombreux bouleversements connus par le Japon se sont enchaînés à toute vitesse. Ce pays fermé devient vite le plus ouvert de la région. Il modernise son armée archaïque en quelques décennies à peine, bien suffisantes cependant pour triompher d’adversaires jugés autrement dangereux, au point d’être la seule nation non occidentale à se bâtir un empire colonial à l'époque. Il fait l’apprentissage de la démocratie parlementaire sur la même période, d’une brièveté extraordinaire… mais sa subversion par les militaires est tout aussi rapide. On passe sans transition – et finalement sans vraiment de heurts – du totalitarisme belliciste exaltant l’esprit japonais à une occupation américaine globalement appréciée sur le moment (attention tout de même au biais éventuel…), et durant laquelle l’armée, la nation, etc., sont autant de notions unanimement méprisées, dans une démarche consciente d’autodénigrement. Et le pays en ruines, et pauvre en matières premières comme en surface agricole exploitable, devient en l’espace de quelques années à peine – notamment une fameuse décennie lui suffisant à doubler son produit national brut – une des surpuissances économiques de la planète…

 

On pourrait continuer longtemps… ou pas ? En fait, cet aspect fascinant a pour moi un corollaire essentiel – et qui, pour le coup, contredit peut-être les intentions de l’essai. C’est, il est vrai, une idée qui m’est chère – et peut-être d’autant plus que je suis un lecteur de science-fiction : la vanité de toute prévision. La spéculation est un exercice formidable – mais la prédiction a quelque chose de religieux dans ses principes, appliquant des schémas généraux à des situations particulières, distance suffisant parfois à expliquer ses ratages. Je ne crois pas que l’on ait pu, en aucune de ces occasions, savoir ce que le Japon serait dix ans plus tard, à se fonder seulement sur ce qu’il était alors. L’histoire, en tant que telle, n’a pas de sens – et le Japon a souvent adopté des solutions parfaitement inattendues, pour des conséquences totalement imprévisibles. Les révisions successives de l’ouvrage en témoignent sans doute – au-delà de la seule volonté de mise à jour. Dans son dernier chapitre de son ultime édition (1970), Reischauer redoute ainsi la « crise de 1970 », annoncée de toutes parts – le chapitre qui suit immédiatement, dû à Richard Dubreuil, appuie pourtant encore davantage sur la réussite japonaise, dans le cadre d’un « redéploiement » qui paraissait sans doute bien improbable. Que penser alors d’autres « prédictions » ? Richard Dubreuil lui-même (dont les chapitres sont par ailleurs plus pointus à certains égards que ceux de Reischauer, tout particulièrement en matière d’économie) avance, par exemple, pour 2030, une situation du parc de l’énergie nucléaire qui paraît plutôt douteuse – après Fukushima… Savoir de quoi le Japon de demain sera fait, même au regard de l’expérience millénaire du pays, me paraît donc bien hardi – mais c’est vrai de toutes les autres civilisations, dans une histoire qui n’a pas de sens, quoi qu’on veuille y voir… Ne pas en conclure bien sûr que l'étude historique n'a pas de sens : c'est seulement son approche utilitariste, disons, qui me laisse au mieux sceptique.

 

Notons pour finir que le tome 2 comprend des annexes conséquentes, et du plus grand intérêt : un lexique très utile, une chronologie détaillée, ainsi qu’une bibliographie (en français) assez ample, permettant d’approfondir utilement les thèmes esquissés dans le présent essai.

 

Son biais éventuel n’est pas forcément une tare – dès lors qu’on le prend en compte. En l’état, c’est une lecture tout à fait profitable, d’une clarté appréciable, et qui éclaire utilement le Japon contemporain au regard d’une histoire complexe, tout en mettant toujours en avant le mouvement – une histoire, donc, qui n’a rien de statique, et c’est tout à fait bienvenu.

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C
Oh Reischauer. J'ai lu cet ouvrage il y a bien 15 ans... La chronique m'a donné envie de le relire au prisme des biais en question (je ne m'en souvenais plus).
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