"Jeu de nains", de Terry Pratchett
PRATCHETT (Terry), Jeu de nains, [Thud!], traduit de l’anglais par Patrick Couton, Nantes, L’Atalante, coll. La dentelle du cygne / Fantasy burlesque, [2005] 2008, 442 p.
« Les Annales du Disque-monde », 31e épisode. Eh oui, tout de même. Cela dit, le précédent m’avait bien plu, alors y’avait pas de raison pour que je m’arrête là, hein ? Adonc, pour ce Jeu de nains, titre français qui ne pouvait que débarquer à un moment ou à un autre, Terry Pratchett retourne à certains de ses personnages fétiches, et probablement ceux qui ont rencontré le plus de succès (pas mes préférés, pourtant), à savoir le Guet. Depuis sa première aventure, Au Guet !, celui-ci s’est considérablement enrichi. Si l’on y retrouve toujours le commissaire Vimaire et le nain-humain-roi-mais-faut-pas-le-dire Carotte ainsi que le sergent Colon et l’indéfinissable Chicard Chique (toujours porteur de ses papiers garantissant contre l’évidence son appartenance à l’espèce humaine), nombre de recrues l’ont rejoint depuis, de tous horizons : politique de mixité oblige, on y trouve des nains, des trolls, des gnomes, une louve-garou, un Igor…
Mais cette fois, Vimaire, en plus de devoir subir un improbable inspecteur des impôts du nom d’A.E. Pessimal (initiales qui en disent long sur son caractère infréquentable), se voit en outre imposer par le Patricien Vétérini d’embaucher une vampire. Ruban noir, certes, mais tout de même. L’a jamais pu blairer ces sangsues arrogantes. Angua encore moins, mais on va mettre ça sur le compte de son pedigree. Et la population d’Ankh-Morpork n’est pas des plus réjouies non plus à cette idée. Le Disque-monde publie de toute façon régulièrement des caricatures de Vimaire…
Mais, surtout, la cité souffre plus que jamais de l’espécisme (équivalent disque-mondain du racisme bien d’chez nous). Quand débute le roman, deux communautés sont plus chaud-bouillantes que jamais pour se foutre sur la gueule : les nains et les trolls. Z’ont jamais pu se blairer, ceux-là. Ça remonte à loin. Mais dans cette longue histoire riche en cranes éclatés et en genoux tranchés, il est un événement antique qui a particulièrement marqué les esprits : la bataille de la vallée de Koom. Enfin, « marqué les esprits », entendons-nous bien : personne ne sait si ce sont les trolls qui ont tendu une embuscade aux nains, l’inverse, ou les deux à la fois ; et encore moins pourquoi. Mais peu importe : la lointaine vallée de Koom est bien le symbole de la haine ancestrale des nains et des trolls. Versant « innocent » : le génial (i.e. dingue) peintre Fripon en a réalisé une toile monumentale, dont la légende et les best-sellers veulent qu’elle renferme un secret, et, bien sûr, il y a le jeu de thud, variante locale des échecs (bien d’chez nous). Mais, plus grave, à l’approche de « l’anniversaire » de la bataille, la tension monte à Ankh-Morpork, et nombreux sont ceux, dans les deux communautés, qui aimeraient bien en faire une reconstitution grandeur-nature, histoire d’en finir avec les salauds d’en face. Chose que Vimaire ne compte pas laisser faire, bien sûr. Mais le Guet manque de moyens pour contenir les deux camps (d’autant que, pour porter un uniforme, les nains et les trolls du Guet sont partie prenante au conflit latent)… et quand on annonce la mort d’un leader fondamentaliste nain (nécessairement assassiné par un troll, pensez-vous), la cité de Vétérini prend de plus en plus des allures de champ de bataille.
Bref, Vimaire a du boulot. Mais rien, absolument rien, ne l’empêchera de rentrer chez lui tous les jours à 18 heures pour lire Où est ma vache ? à Petit Sam. Parce que faut pas déconner.
Alors, alors…
Ben, un Pratchett de plus. Cette fois, je dois bien le reconnaître. Et ça me perturbe un peu. Oh, on ne s’ennuie pas, hein. Ça se lit tout seul, comme d’hab’. Et, comme d’hab’, y’a quelques passages très drôles (j’ai bien aimé Où est ma vache ?, notamment). Les personnages sont bons, voire très bons. Et, si l’inévitable parodie du Da Vinci Code ne m’a pas vraiment convaincu (un peu facile, pour le coup), j’ai davantage apprécié d’autres éléments du roman. La vallée de Koom est un chouette cadre, et monsieur Brillant un personnage charismatique, une très chouette idée. Les chouettes idées ne manquent pas, d’ailleurs. À la limite, je parlerais presque de trop-plein : l’histoire, pendant un bon moment, part un peu dans tous les sens, multipliant les intrigues parallèles pour compenser la faiblesse (nécessaire) de l’enquête de base, passablement inintéressante. Et je n’ai pu m’empêcher, je l’avoue, d’y voir une sorte de fuite en avant, visant à mieux noyer le poisson, parfois…
Le thème est bon, aussi. Idéal pour Pratchett. L’affrontement entre nains et trolls ne manque pas d’évoquer, notamment, le conflit israélo-palestinien, et plus encore ses répercussions dans les pays occidentaux (phénomènes de communautarisme, émeutes raciales plus ou moins authentiques, etc. Les fondamentalistes nains d'Ankh-Morpork, notamment, font immédiatement penser aux islamistes londoniens...). La stupidité foncière du racisme et de l’intégrisme, la mauvaise foi, l'aveuglement et l’instrumentalisation de l’histoire qui les accompagnent, la problématique de l’intégration (avec notamment la thématique de la discrimination positive), et au-delà la question de l’identité et de la nation, tout cela Pratchett en traite fort bien, avec sa causticité et sa lucidité habituelle, à mille lieues des raccourcis démagogiques qu’on nous inflige trop souvent, dans un sens comme dans l’autre. Certes, la fin, comme souvent chez lui, verse un tantinet dans la morale vaguement niaise, mais, bon, ça fait partie du contrat…
Mais voilà : c’est bien ce « contrat » qui me gêne. En refermant Jeu de nains, je n’étais pas convaincu. Je ne me suis pas ennuyé, non. J’ai souri, oui. Pas éclaté de rire, cela dit. Mais j’ai surtout trouvé que tout cela avait un triste parfum de réchauffé. Le sentiment d’artifice qui se dégage souvent des Pratchett « mineurs » (comme ça, je dirais bien Nobliaux et sorcières, Accros du roc, Carpe jugulum, Le Cinquième Éléphant…) : l’idée de base est bonne, mais manque un peu de sel, et, surtout, elle est traitée de manière tristement professionnelle, sans saveur, sans spontanéité, sans originalité ni personnalité. Contrairement aux meilleurs volumes du « Disque-monde » (Les Petits Dieux, par exemple), Jeu de nains ne laisse pas vraiment d’impression : c’est du vite lu, vite oublié. Pas désagréable, un divertissement relativement honnête, mais Pratchett est capable de faire bien mieux. Et, y compris ces derniers temps, il l’a souvent montré : j’avais décidément beaucoup aimé Timbré, bien représentatif de ces romans « modernisant » le Disque-monde, et y introduisant de nouveaux personnages. Sans doute est-ce que les héros récurrents n’ont plus grand chose à dire : pour ce qui est de Rincevent, ça fait un moment, et le Guet ne me passionne plus depuis quelque temps déjà ; même mes chouchous persos, les sorcières, ça devient un peu limite… Là, peut-être la limite est-elle franchie ; l’accumulation des policiers n’y change rien, bien au contraire, en ôtant au Guet toute personnalité… tandis que les gags sur les vieux de la vieille n’ont même plus la saveur complice du bon gimmick, mais deviennent de plus en plus lassants.
Jeu de nains m’a donc fait l’effet d’un Pratchett mineur. Pas « mauvais » dans l’absolu, non, mais franchement pas terrible quand même. Ça ne m’empêchera pas de lire le 32e tome le moment venu… Mais là, je l’avoue, contrairement à ce que j’ai pu affirmer jusque-là en tant que fan décérébré, je commence à craindre que ça ne tourne à la traditionnelle visite du vieux pote, qu’on continue de voir une fois par an parce que voilà, mais avec lequel la discussion devient de plus en plus forcée, et le plaisir de plus en plus ténu. Et c’est triste.
Mais l’honnêteté m’impose de dire qu’un élément extérieur a pu jouer dans mon appréciation plutôt négative de Jeu de nains (cela dit, je ne crois pas que ça soit pour autant un élément à décharge…) : le fait que j’ai lu, immédiatement après, l’excellentissime Blanche Neige et les lance-missiles de Catherine Dufour ; et là, ça faisait un peu leçon de l’élève au Maîrtre…
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