"Fight Club", de Chuck Palahniuk
PALAHNIUK (Chuck), Fight Club, [Fight Club], traduit de l’américain par Freddy Michalski, [Paris], Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [1996, 1999, 2002] 2008, 290 p.
« La première règle du fight club est : il est interdit de parler du fight club. »
Ah ben comment on fait, alors, quand on est censé chroniquer le bouquin ?
(‘tain, tout le monde a dû la faire, celle-là…)
« La deuxième règle du fight club est : il est interdit de parler du fight club. »
Le dédoublement se justifie d’autant plus qu’il y a deux Fight Club. Et, comme beaucoup, j’ai d’abord vu le film de David Fincher avant de lire le (premier) roman de Chuck Palahniuk qui l’a inspiré. Dommage, d’ailleurs : si le film est bon, j’ai regretté de voir ma lecture du roman parasitée par les images et les sons du film ; voir Brad Pitt en Tyler Durden, entendre les monologues speedés d’Edward Norton… Dommage.
Bon, vous connaissez sans doute déjà tout ça, mais résumons quand même un brin à tout hasard. Le narrateur est un cadre tout ce qu’il y a de typique, i.e. dynamique, paumé, ridicule, répugnant. Il vit dans des avions, des hôtels où tout est à usage unique, ou dans un appart’ à mobilier Ikéa. Il souffre d’insomnies, et éprouve une certain fascination pour la douleur et la mort qui l’amène à s’immiscer dans des groupes de soutien pour cancéreux, etc. C’est là qu’il tombe sur la dingue Marla. Mais sa vie bascule véritablement le jour où il fait la rencontre de Tyler Durden. Car Tyler Durden est libre, intelligent, charismatique (manipulateur). Tyler et le narrateur fondent ensemble le premier fight club, assoc’ informelle de types qui se retrouvent pour se taper dessus, vivre au contact de la violence, et se libérer, s’assumer ; faire peur, aussi ; et être ensemble, partager un secret. Il y a bientôt des fight clubs. Succès foudroyant, surprenant, terrifiant. Et puis Tyler Durden transforme la chose en Projet Chaos : le réseau de fight clubs devient société secrète terroriste vaguement anarchiste ; la violence subie et infligée passe de l’individuel au global, dans une révolte au nihilisme juvénile.
« La troisième règle du fight club est : seulement deux hommes par combat. »
Vraiment ? Pas sûr. Parce que quiconque a vu le film sait parfaitement que [SPOILER QUE TOUT LE MONDE EST DÉJÀ AU COURANT] le narrateur est Tyler Durden. Quand on le sait, on ne peut s’empêcher de relever de nombreux indices dès les premières pages du roman. Mais je me demande ce qu’il en aurait été si je n’avais pas été au courant… Toujours est-il que cette révélation-qui-n’en-est-pas-vraiment-une est de toute façon de peu d’importance : l’intérêt du roman est ailleurs, pas dans ce twist bien mené mais – volontairement – convenu (avec le sourire et les références qui vont bien).
Mais il y a aussi un autre aspect, bien sûr : le délire masochiste d'autodestruction se mue en révolte masochiste globale, en entreprise terroriste à base de nitroglycérine à base de savon à base d’humain. Il y a bien plus de deux personnes pour s’envoyer des pains dans la tronche. Il y a vous, moi, tout le monde.
« La quatrième règle du fight club est : un combat à la fois. »
Donc, non. Il y a une multitude de combats qui se livrent en même temps. Le combat contre l’autre, c’est avant tout un combat contre soi-même, et pas seulement dans le cas du narrateur (tiens, on réifie de la métaphore ? c’est pour ça que SF ? mmmh… mouais, bof…). Une libération, paraît-il. Fausse, sans doute, comme beaucoup de libérations. Un prétexte.
Et c’est bien entendu en même temps un combat contre La Société (cette salope, c’est sa faute), qui se concrétise sur le tard dans le terrorisme adolescent et à la fois nihiliste et odieusement moraliste du Projet Chaos. La révolte du jeune cadre qui, inconsciemment, en a marre de s’en prendre tous les jours plein la gueule, n’accepte plus de s’en prendre tous les jours plein la gueule, décide de choisir les coups qu’il veut bien prendre (il y en a beaucoup) pour en retirer la légitimité plus ou moins authentique de les renvoyer.
Alors, un roman « adolescent », Fight Club ? Non. Ses personnages le sont. Nuance. Mais le regard posé sur tout ça, la critique générale, est d’une lucidité exemplaire, stigmatisant l’imposture et le ridicule là où ils se trouvent, dans les groupes de soutien hare krishna, dans les entreprises à pingouins propres et soumis, dans les catalogues Ikéa, chez les moutons du travail et les moutons des fight clubs, chez les nazillons du Projet Chaos qui ont besoin d’une figure messianique. Et on n’en a jamais fini de tuer le père.
« La cinquième règle du fight club est : pas de chemise ni de chaussures pour le combat. »
C’est un des points intéressants du roman « coup-de-poing » (aha ; tout journaliste digne de ce nom a dû la faire, obligé) de Chuck Palahniuk. Son matérialisme au sens vulgaire, catalogue Ikéa et réduction de l’humain en savon, cannibalisme global, d’une manière ou d’une autre, oui, déjà. Mais, au-delà de cet exemple précis très American Psycho, j’entends surtout parler en général de cette faculté remarquable de passer en apparence du coq à l’âne sans se perdre pour autant, de multiplier les détails sans jamais négliger le tableau d’ensemble, au travers de chapitres brefs et percutants, qui s’enchaînent comme des crochets et uppercuts (aha). Croyez-le ou non : il n’y a rien de gratuit dans Fight Club.
« La sixième règle du fight club est : les combats durent aussi longtemps que nécessaire. »
Une durée idéale, du coup. Fight Club, servi par une plume irréprochable, vive et intense, est un roman à la fois dense et puissant, alternativement ou en même temps drôle et grave, toujours juste, jusque dans ses excès et son outrance à moitié (à moitié seulement) hypocrite. C’est lu en quelques heures, et ça retourne sévère. C’est nécessaire.
« La septième règle du fight club est : si c’est votre première soirée au fight club, vous devez vous battre. »
Venez-y.
« Les paroles de Tyler sortent par ma bouche. Dire que j’étais quelqu’un de si gentil. »
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