"Le Génie et le crime", de Henry T.-F. Rhodes
RHODES (Henry T.-F.), Le Génie et le crime, [Genius and Criminal], traduit de l’anglais par Daniel Proust, Paris, éditions de la Nouvelle Revue Critique, coll. Bibliothèque de criminologie, 1936, 220 p.
Un ouvrage bien poussiéreux (mais dont j’ai découvert ultérieurement qu’il avait été réédité récemment), dégoté un peu au hasard chez un bouquiniste. Néanmoins, avec un sujet pareil, je pouvais difficilement passer à côté.
C’est que, voyez-vous, la criminologie m’intéresse énormément. Et je regrette amèrement que la France se montre aussi arriérée en cette matière, ne dispensant pas de véritable formation en criminologie, et se contentant d’un cours expédié dans les facultés de Droit, par des professeurs juristes de formation et souvent guère qualifiés ; certes, on trouvera bien ici ou là des cours de sociologie ou de psychiatrie criminelles, notamment, mais, pour ce qui est des formations complètes et « intégrées », au carrefour de la biologie, de la sociologie et de la psychologie, que dalle (de « reconnu » en tout cas ; le certificat toulousain, que j’avais tenté à une mauvaise époque, ne compte donc guère… et s’intéresse de toute façon plus au droit pénal qu’à la criminologie). La criminologie francophone, pour l’essentiel, n’est pas française, mais canadienne. Et c’est absurde, mais, dans un sens, tristement compréhensible : d’une part, l’Université française, au lourd passif positiviste versant ultra-spécialisé, est particulièrement affectée par la phobie de la pluridisciplinarité ; d’autre part, la criminologie est une matière aux conséquences politiques nettes, à même d’effrayer tant les démagogues qui jouent du discours sécuritaire (ledit discours ayant de fortes chances de se trouver invalidé ; voyez ce qui est arrivé, si je ne m’abuse, à l’observatoire de la délinquance… [EDIT : je m'abusais]) que certains bien-pensants sclérosés dans leur bisounoursisme et hyper-tatillons du tabou. Bref, a priori, c’est pas près de changer. Et c’est bien dommage…
Car la criminologie vaut bien plus que ses caricatures. Inévitablement, quand on parle de criminologie, les blagues éculées ne tardent pas, sur l’homme criminel simiesque de Lombroso, le savant italien étant pour sa part réduit à un mesureur de crânes un peu couillon. Mais – et c’est une chose que Henry T.-F. Rhodes développe assez justement dans son introduction – il est aberrant de s’en tenir là. Et si Lombroso a dit beaucoup de bêtises, si, aujourd’hui, cela fait bien longtemps que les criminologues ne mesurent plus les cranes et ne délirent pas sur l’atavisme, il n’en reste pas moins que son intuition première, d’une criminalité ne résultant pas du libre-arbitre, mais pouvant être déterminée par des facteurs endogènes ou exogènes, reste pertinente aujourd’hui. Lombroso ne s’en tenait pas à l’étude du seul « criminel né », qu’il considérait lui-même comme minoritaire, mais prenait en compte dans sa théorie de la criminalité des facteurs sociologiques et psychologiques. Les deux autres grands positivistes italiens, Ferri et Garofalo, ont très vite accentué encore cette tendance. Idem, en France, pour Gabriel Tarde, longtemps oublié de par chez nous quand il était abondamment étudié à l’étranger. Mais pourtant, les blagues continuent ; et les fantasmes de pure déformation journalistique : le « gène du crime » (à partir d’une fameuse étude, certes foireuse, des anomalies chromosomiques), la « tolérance-zéro » réduite à la brève de comptoir, etc. C’est que les tabous jouent souvent un rôle dans l’histoire. Dommage…
Mais on reconnaîtra que certains criminologues sont allègrement responsables de cette mauvaise image, a fortiori les « criminologues du dimanche », qui se présentent parfois comme tels quand ils ne sont jamais que des scribouillards formés à l’école racoleuse du Nouveau Détective et assimilés. Et je ne parle même pas des délires à propos des soi-disant profilers… Mais, au-delà, chez des gens plus sérieux en apparence, on trouvera également de quoi sourire. Et c’est hélas le cas pour cette étude d’Henry T.-F. Rhodes.
C’est d’autant plus regrettable que ça partait plutôt bien. La thèse, pour faire simple, est la suivant. Il existe un « type du génie » de même qu’un « type du criminel ». Le génie comme le criminel sont foncièrement des « inadaptés » (Rhodes écrit : « anormaux »… mais voir plus bas), incapables de s’intégrer dans la société, dont ils n’acceptent pas les valeurs et les normes. Le génie comme le criminel, manifestant leur volonté de puissance (qui peut souvent s’accompagner d’un fort complexe d’infériorité), se retrouvent ainsi en lutte avec la société, cette lutte pouvant passer par la haine pure et simple et la volonté de destruction. Mais là où le génie parvient, grâce à son art (entendu au sens large : ce peut être la guerre ou la politique comme la peinture ou la littérature), à sublimer sa volonté de puissance, et, dans un sens, à triompher dans sa lutte (quand bien même de manière posthume ; mais il contribue à changer le monde), le criminel, lui, n’y parvient pas.
Bien évidemment, cette thèse reposant sur un « type » du criminel comme du génie ne peut concerner qu’une minorité de cas. En tant que telle, cependant, elle ne me paraît pas inintéressante (même si finalement guère originale), et aboutit à des conclusions non négligeables. On notera par exemple, outre la perception du crime en fonction du rang occupé dans la société, ou l’idée de la floraison de la Renaissance, que Rhodes (qui se montre assez « libéral » dans l’ensemble – les guillemets se justifient par la tradition de l’histoire des doctrines pénales opposant « libéraux » et « positivistes » ; mais il est bien des cas où les criminologues, « positivistes », se montrent finalement plus « libéraux », au sens politique, que ceux à qui l’on applique cette étiquette pour des raisons philosophiques…) achève en gros son ouvrage par un plaidoyer contre l’eugénisme, certainement pas innocent en 1936…
Le problème, c’est que la démonstration ne tient pas du tout la route, et prête régulièrement à sourire. Le gros de l’ouvrage est en effet constituée par une casuistique assez naïve, ultra-journalistique, saturée de clichés, et ne démontrant finalement rien. Rhodes dresse ainsi de rapides portraits de génies, de criminels, et d’individus situés quelque part entre les deux, sans qu’il soit véritablement possible de voir où il veut en venir. Citons-les : François Villon, François Vidocq, les empoisonneuses Anna-Maria Schonleben et Marie Jeanneret (pour le « type criminel », OK, mais…), Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, Oscar Wilde, Edgar Allan Poe, le cardinal de Richelieu, Auguste Strindberg, une flopée de personnalités de la Renaissance italienne mais essentiellement Lucrèce Borgia (tsk tsk tsk…), et, enfin, le « monstre » Raspoutine… Et c’est du pur journalisme de bas étage, régulièrement ridicule. Si l’on accepte bien souvent le génie (plus facilement que Rhodes, qui se montre assez sévère), on cherche parfois le crime… et on le trouve finalement dans la sexualité, « anormale » et « monstrueuse », pour Rhodes, dès l’instant qu’elle sort des liens sacrés du mariage et de la position du missionnaire… Bref, c’est assez risible, et ça ruine totalement la thèse.
Dommage. Le Génie et le crime aurait pu être intéressant, il l’est parfois dans son introduction et sa conclusion, mais se montre plutôt ridicule et en tout cas tristement faible dans sa longue et risible casuistique. On pourra en sourire, mais guère en tirer une image plus positive de la criminologie…
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