LE GUIN (Ursula), Les dépossédés, traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat, Paris, Robert Laffont / L.G.F., coll. Le livre de poche science-fiction, [1974-1975] 2006, 445 p.
Ursula Le Guin. Une femme qui écrit de la science-fiction. C’est assez rare pour être signalé, même si ça l’est beaucoup moins qu’on ne le prétend généralement (notamment en France, d’ailleurs : Catherine Dufour et Joëlle Wintrebert, pour n’en citer que deux jolis exemples). Ceci dit, il serait dommage de s’arrêter là – avec la condescendance habituelle, oui, c’est une femme, alors y’a plus de sentiments, tout ça pfffffffff… Comme si les femelles avaient le monopole de l’empathie et de la délicatesse… Donc allons plus loins : Ursula Le Guin est une grande dame de la SF. Mieux : elle est un incontournable de la SF, et qu’elle soit une femme, à vrai dire, on s’en bat un peu les coucougnettes. D’ailleurs, s’il y avait un point à dégager de l’ensemble de son œuvre, plus qu’une certaine sensibilité « toute féminine », ça serait bien davantage, à mon sens, un intérêt évident pour les sociétés et leurs institutions et modes de fonctionnement, qui en font, avec Jack Vance mais dans une optique bien différente (moins portée sur le divertissement et l’action bourrine), un grand nom de « l’ethno-SF » (avoir un papa anthropologue, ceci dit, ça peut aider…).
Ursula Le Guin est essentiellement connue pour ses deux grands cycles, l’un en fantasy, celui de Terremer (récemment porté à l’écran par le fiston Miyazaki), et l’autre en science-fiction, appelé tantôt « cycle de Hain », et tantôt « cycle de l’Ekumen » (ou « Ekumène », etc., selon la traduction). C’est à ce second ensemble que se rattache Les dépossédés, beau roman détenteur du prix Nebula 1974 et des prix Hugo et Locus 1975 (rien que ça !), deuxième ouvrage du cycle que j’ai eu le plaisir de lire après le remarquable La main gauche de la nuit (prix Nebula 1969 et Hugo 1970, rien que ça une fois de plus…). L’Ekumen est une « ligue de tous les mondes » qu’entendent contre vents et marées constituer certains humains, dans un lointain futur, en retrouvant progressivement la trace des civilisations qui se sont développées un peu partout dans la galaxie, résultat d’une antique et ambitieuse entreprise de colonisation de l’univers, ces civilisations étant le plus souvent dans l’ignorance de leur lointain passé hainien (plutôt que terrestre, semble-t-il) et de l’existence de leurs « compatriotes » sur d’autres planètes. A cet effet, l’Ekumen utilise notamment une remarquable invention, l’ansible, permettant la communication instantanée d’un bout à l’autre de la galaxie. A la différence de La main gauche de la nuit, Les dépossédés se situe à une époque antérieure à l’invention de l’ansible. Et pour cause, puisque l’on y suit essentiellement les pérégrinations du génial physicien Shevek, dont les travaux théoriques permettront par la suite l’élaboration de ce phénoménal outil.
Il y a de cela deux siècles environ, un groupe de révolutionnaires menés par la charismatique Odo quitte la planète Urras, à leurs yeux un enfer de haine et de violence, d’injustices et d’inégalités ; ils s’établissent sur la lune d’Urras, Anarres, et entendent y bâtir une société parfaite, sans distinctions sociales, sans propriété privée, sans argent, une superbe utopie où les mots de liberté et de solidarité ne seront plus employés en vain. Il y aura un prix à payer, bien sûr : tout d’abord, un travail acharné, pour rendre l’aride Anarres viable ; puis, probablement, une certaine pauvreté… Mais tout reste préférable à l’enfer d’Urras. Les Odoniens s’enferment dans leur lune, refusant tout contact avec les Urrastis, à l’exception d’une navette marchande qui se pose de temps à autre pour redécoller aussi tôt. Et les Odoniens se satisfont pleinement de ce système, même quand des émissaires venus de lointaines planètes leur expliquent qu’Urrastis et Anarrestis sont les descendants communs d’antiques souches humaines implantées par les Hainiens, et que leur mission est de fédérer tous les mondes ensemble.
Mais en fait, tous les Odoniens ne sont pas pleinement satisfaits de ce système. Pour certains d’entre eux, sans doute plus lucides que les autres, le sens véritable de la réflexion d’Odo a parfois été oublié pour céder la place à une sorte de culte plus ou moins obtus prohibant finalement toute entreprise individuelle ; et, s’il n’y a ni Etat, ni police, ni justice sur Anarres, il n’en reste pas moins de nombreux mécanismes, jouant sur l’opinion publique ou sur le minimum de pouvoir qui n’a pu être supprimé, pour faire taire les critiques et ostraciser les dissidents, jusqu’à en rendre fous certains.
Le physicien Shevek n’en est pas à ce stade, certes. Mais son génie, sa singularité, lui ont causé du tort à maintes reprises tout au long de sa carrière. Ce qu’il n’accepte pas, ainsi qu’il le clame depuis quelque temps déjà, c’est la fermeture d’Anarres, qui reste bloquée sur ses conceptions stigmatisantes d’Urras, et, tout en vantant le bonheur et la réussite du projet odonien, empêche quiconque d’en profiter en fermant ses frontières. Shevek, de par sa position, sait pourtant que la fermeture n’est pas totale, et que, de temps à autre, circulent notamment des livres urrastis ; c’est à la lecture d’ouvrages de physique écrits sur Urras que Shevek a pu développer ses conceptions les plus révolutionnaires, en dépit des manœuvres de physiciens annarestis « établis ». La physique urrastie est bien plus avancée que la physique annarestie, notamment parce qu’elle bénéficie de davantage de moyens. Et Shevek de se rendre bientôt à l’évidence : il ne pourra jamais achever ses travaux sur Anarres…
Il va alors décider de faire l’impensable : se rendre sur Urras. Lui, un Odonien. Scandale sur Anarres, où Shevek passe à peu de choses près pour un hérétique. Sur Urras, par contre, on accueille à bras ouverts cet intriguant anarchiste, car l’on y prend davantage la mesure de son génie. On sait, notamment, que, s’il mène ses travaux à bien, s’il parvient à mettre au point sa « théorie générale », on pourra se fonder sur celle-ci pour développer l’ansible. Et acquérir ainsi un avantage certain sur « la concurrence ». Car, si Urras n’est pas à proprement parler un enfer, c’est cependant un monde divisé, où des Etats variés dans leurs formes mais à la brutalité finalement comparable se livrent des guerres permanentes au mépris des pertes en vies humaines, où les inégalités règnent, où les tensions sont aussi fortes à ce jour que lors de l’exil des Odoniens. Plus encore, peut-être : pour les autorités, l’Ekumen change quelque peu la donne, les enjeux politiques étant d’une tout autre envergure ; et, pour les opprimés, la présence du physicien sur leur planète est un rappel cinglant de l’existence concrète d’une utopie, d’un monde où toutes les souffrances qu’ils subissent jour après jour ont été abolies. Une utopie bien réelle, et non un vague projet que les conservateurs de tous poils peuvent, à leur habitude, balayer d’un méprisant « c’est impossible, ça ne marchera jamais »… Non, cette utopie est bien réelle ; et les perspectives révolutionnaires sont donc autrement concrètes… ce qui ne rend la répression que plus sévère. Et Shevek, d’un monde à l’autre (le roman alternant entre récit « au présent », sur Urras, et réminiscences du passé sur Anarres, le physicien étant le personnage central dans les deux cas), jouera ainsi le rôle du voyageur curieux et critique, du regard externe soulignant les défauts et autorisant – enfin – la comparaison. Sur Urras, à vrai dire, dans un premier temps tout du moins, il fait quelque peu figure de Persan à la cour du Roi-Soleil…
Et là je me sens obligé de rebondir sur la chronique du roman par Marina Chabant sur le site ActuSf. Voir dans Les dépossédés la simple opposition entre capitalisme et communisme me paraît extrêmement réducteur (et se plaindre d’un certain « manichéisme » agaçant, en allant jusqu’à comparer le roman au pathétique Monde des non-A de Van Vogt, c’est au mieux absurde, pour rester poli (groumf)… c’est en tout cas passer complètement à côté du roman, à mon avis tout du moins). Si l’on voulait s’en tenir à cette opposition, il faudrait déjà ne pas se tromper sur le sens des mots : le « communisme », dans Les dépossédés, n’est pas celui de l’Union soviétique (or l’idée semble bien d’opposer URSS et Etats-Unis, et je veux bien admettre que le contexte de la guerre froide – même si, en 1974, les tensions sont nettement moindres que dix ans plus tôt et quelques années plus tard – a pesé de toute son influence sur Ursula Le Guin, comme à vrai dire sur bon nombre des écrivains de SF de cette époque). Rappellons en effet qu’Anarres est une société sans Etat, où la propriété privée a été abolie de manière générale (on ne s’y contente pas de la propriété collective des moyens de production) et qui a été élaborée « instantanément », de manière volontariste, entendons par là que les Odoniens n’ont pas eu à passer par une phase révolutionnaire, et donc par une dictature du prolétariat favorisant et autorisant un bien hypothétique dépérissement de l’Etat permettant d’aboutir enfin à cette société sans classes, terme de la théorie marxiste. Le communisme d’Anarres en est donc un « au sens strict », pourrait-on dire, correspondant plus ou moins à cette phase ultime (et hélas souvent oubliée, ce que l’on appelle « marxisme » renvoyant aujourd’hui encore bien trop souvent à sa version léniniste et à l’expérience soviétique… Il faut toutefois reconnaître que Marx, soucieux d’éviter la réputation d’utopiste, n’a jamais véritablement décrit ce stade ultime). Et l’on aurait à vrai dire davantage envie de parler « d’anarchisme » pour le désigner, en raison d’un abus de langage assez répandu. D’autant plus que la pensée odonienne « non dénaturée » se fonde sur l’idée de « révolution permanente » (dans un sens bien différent de la notion trostskiste, ne pas se méprendre à ce sujet une fois de plus). Dès lors, Anarres correspond bien à une utopie. Au sens strict, là encore : la société d’Anarres « n’existe pas », elle ne ressemble à aucun système concret.
Ursula Le Guin, en sous-titre de son roman, parlait d’une « utopie ambiguë ». L’expression est parlante, même si un tantinet maladroite, reposant sur une vision quelque peu faussée et réductrice de l’utopie (émanant pour l’essentiel des critiques adressées au socialisme dit utopique). Celle-ci, dans la grande tradition de la philosophie politique (et notamment dans L’Utopie de Thomas More, mais on pourrait évoquer également La cité du soleil de Tommaso Campanella, et bien d’autres encore), est le plus souvent avant tout un outil critique, et le système présenté, s’il est loué par le philosophe, n’en est pas nécessairement parfait pour autant, comprenant à l’occasion – comme en guise d’argument en faveur de la « vraisemblance » du système, et permettant de souligner la fonction essentiellement critique du procédé – des inconvénients que le « voyageur » s’empresse de relever (ainsi d’une certaine forme d’esclavagisme chez More, ou encore du bellicisme des Utopiens). Anarres, de ce point de vue, est bien une utopie, « l’ambiguïté » évoquée par Ursula Le Guin renvoyant (pour une part du moins) aux défauts du système. Car la société odonienne n’est pas parfaite : pauvre, fermée sur elle même, étouffant l’individualité, freinant toute forme de progrès, elle présente, en dépit de son caractère non étatique (et c’est là un intérêt non négligeable de la description de l’auteur), bien des travers attribués courramment aux projets de sociétés communistes par leurs contempteurs. La démonstration des défauts de la société anarrestie, même si elle semble en définitive préférée malgré tout à la société urrastie, occupe un chapitre sur deux de l’ouvrage. Ce n’est donc sûrement pas là que se situe le manichéïsme entrevu par Marina Chabant.
Sur Urras, alors ? Mais il faut commencer par noter que, pas plus qu’Anarres ne correspond à l’Union soviétique, Urras ne correspond aux Etats-Unis. Se contenter d’y voir le capitalisme opposé au communisme d’Anarres, c’est se focaliser sur l’Etat d’A-Io, correspondant en effet à une version (un peu plus excessive, allez…) de nos démocraties libérales à économie de marché contemporaines. Les Etats-Unis, donc, mais aussi l’Europe, entre autres. Mais A-Io – la destination de Shevek – n’est pas tout Urras. C’est en effet sur Urras que l’on trouve un véritable équivalent de l’Union soviétique, avec Thu (les allusions sont évidentes ; en gros, un système prônant le communisme dans un esprit guère éloigné des Odoniens, à ceci près qu’il repose sur une structure étatique autoritaire, voire totalitaire, s’appuyant sur une censure omniprésente et une police politique fort redoutée…). La guerre froide n’oppose donc pas Urras et Anarres, mais A-Io et Thu. Et comme sur notre Terre (car, bien que n’étant pas la Terre – on croise des Terriens dans le roman, ici « en terre étrangère » –, Urras y ressemble fort, l’ambassadrice terrienne y voyant même une sorte de représentation idéalisée de la Terre du passé, autant dire une utopie…), les deux grandes puissances s’affrontent non pas directement, mais par une lutte d’influence et un soutien logistique aux inévitables mouvements révolutionnaires et contre-révolutionnaires qui forment le quotidien de l’Etat de Benbili… Pas besoin de développer beaucoup plus, j’imagine.
Mais il est cependant nécessaire de se poser une dernière question, entrevue quelques lignes plus haut : l’utopie, finalement, ne serait-ce pas Urras, dans sa diversité, ou A-Io, « l’enfer » capitaliste ? On remarquera en effet que cette figure traditionnelle de l’utopie qu’est le voyageur se rend sur Urras, provenant d’Anarres… Les défauts du système d’A-Io étant vite mis en lumière et aboutissant à des exactions particulièrement atroces, la réponse à cette naïve question est évidente. Mais, dans l’esprit de Shevek, dans son attitude au début du roman, elle prend tout son sens : pour lui, quoi qu’il en dise, qu’il veuille bien l’admettre ou non, Urras a ce parfum d’utopie qui l’a finalement décidé au voyage. L’herbe, on le sait, est toujours plus verte chez le voisin (la métaphore est ici très concrète, les luxuriants jardins d’A-Io étant bien vite opposées aux étendues désertiques et battues par les vents d’Anarres…) ; mais, de manière tout aussi irrationnelle, on tend souvent néanmoins à préférer vanter « son » herbe jaunie (étrange manière pour la propriété d’annoncer son retour…) aux beaux parterres de l’étranger… Et Shevek, tout génial physicien qu’il est, reste avant tout un être humain, avec ses nombreux défauts.
Je ne comprends donc guère où se situe le manichéisme évoqué dans la chronique d’ActuSf, que je n’ai pour ma part pas le moins du monde ressenti. J’ai vu au contraire dans Les dépossédés une fort belle étude de l’utopie, d’autant plus remarquable qu’elle est finalement assez originale (même si on peut la trouver un brin naïve à l’occasion, ceci je l’admets volontiers). Sans être une styliste extraordinaire, Ursula Le Guin a en outre une plume assez agréable, ce qui ne gâche rien, et a créé – à son habitude, voir plus haut… – des personnages attachants et humains, que l’on prend plaisir à accompagner tout au long de ce roman pourtant presque intégralement dénué d’action. Aussi, loin d’être une vieillerie ayant perdu la majeure partie de son intérêt « hors contexte », Les dépossédés reste un grand roman de science-fiction, méritant bien ses nombreuses récompenses d’alors et une lecture enthousiaste et attentive aujourd’hui.
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