NOIREZ (Jérôme), Leçons du monde fluctuant, [Paris], Denoël, coll. Lunes d’encre, 2007, 335 p.
Après une petite pause, je poursuis ma découverte des jeunes pousses de l’imaginaire francophone avec Jérôme Noirez. On l’a dit très « prometteur » au fur et à mesure de ses publications (une trilogie de romans de fantasy, une quinzaine de nouvelles, une Encyclopédie des fantômes et fantasmes et l’album jeunesse Tout froissé). Le qualificatif n’est plus guère adéquat aujourd’hui, les promesses étant assurément tenues. En témoignent ces étranges et superbes Leçons du monde fluctuant, son tout dernier roman publié – chose rare pour un auteur français – dans l’excellente collection Lunes d’encre dirigée par Gilles Dumay, lequel ne tarissait d’ailleurs pas d’éloges à son sujet. Et à juste titre.
On a parfois établi une certaine parenté entre Jérôme Noirez et des auteurs tels que Jean Ray, Lovecraft (qu’il adore, semble-t-il) ou, plus récemment, Jeff VanderMeer. Et je ne peux qu’approuver, notamment, cette dernière filiation : je ne placerais certes pas ces Leçons du monde fluctuant au niveau de l’extraordinaire Cité des saints et des fous (parce que tout est relatif, comme disait l’autre, et que ce dernier bouquin est un authentique chef-d’œuvre, là, c’est dit), mais ça n’en est pas moins une franche réussite, où l’on retrouve un peu le même genre de fantaisie délirante et inventive à même de susciter la fascination comme le rire dans les plus profondes ténèbres. La quatrième de couverture évoque également « les élégantes uchronies de Xavier Mauméjean » ; pourquoi pas, là aussi, dans la mesure où j’ai éprouvé à la lecture de ce beau roman le même genre de plaisir qu’à celle de La Vénus anatomique…
Mais on ne devrait pas conclure, de cette avalanche de références, que Noirez serait un suiveur, talentueux certes, mais finalement assez banal. Loin de là, s’il est un trait que l’auteur partage avec ces références hautement prestigieuses pour certaines d’entre elles, c’est une remarquable inventivité, une imagination rare, qui font de ces Leçons du monde fluctuant une petite perle d’originalité virevoletant bien au-dessus de la masse plus ou moins sclérosée par les poncifs des « nouveautés » en science-fiction et en fantasy. Les Leçons du monde fluctuant peuvent faire penser à VanderMeer, etc., mais, au final, elles ne ressemblent à rien de connu, et c’est tant mieux. Difficile, d’ailleurs, de « classer » le roman, qui ne s’embarrasse guère des frontières un peu trop hâtivement érigées par des intégristes bornés dans le beau territoire de l’imaginaire : uchronie (et donc plus ou moins science-fiction), fantasy et fantastique s’y imbriquent dans une partouze littéraire jubilatoirement constructive.
Au tout début du roman, pourtant, nous sommes en terrain connu, l’uchronie prenant tout d’abord le cadre d’une Angleterre victorienne assez symptomatique du genre (et a fortiori du steampunk ; j’ai déjà évoqué dans ce blog L’instinct de l’équarrisseur de Thomas Day, mais on pourrait aussi parler de La machine à différences de William Gibson et Bruce Sterling, de certains romans de Tim Powers, ou encore, en bande dessinée, de La Ligue des gentlemen extraordinaires d’Alan Moore, entre autres très nombreux exemples – ce qui me fait penser, petit aparté, qu’il serait d’ailleurs temps que je lise Ganesha. Mémoires de l’homme-éléphant, de Xavier Mauméjean, qui traîne depuis trop longtemps dans ma pile « à lire »…). Nous sommes donc dans l’Educaume d’Angleterre, dirigé, par la grâce de la Divine Scolastique, par la Grande Rectrice Victoria. Une utopie positiviste, non, une dystopie plus exactement, positivisme et scientisme ayant comme par la force des choses dégénéré dans une sorte de caricature de religion scolaire, risible et absurde, et bien évidemment totalement anti-scientifique. On ne saurait à vrai dire pousser trop loin le rationalisme, dans ce monde étrange où les « amphigouristes », secondés par leurs terribles assassins plus ou moins magiciens les « noirs précepteurs », communiquent régulièrement avec les morts. C’est d’ailleurs là qu’est le problème : dans la lointaine colonie de Novascholastica, une île grande comme deux fois l’Angleterre quelque part entre Afrique et Océanie, les morts et les vivants, de même que les indigènes et les colons, se croisent plus que de raison. Situation inacceptable à laquelle il faudra bien remédier…
Et c’est ainsi que l’on sera amené à suivre les péripéties du (ou plus exactement de l’un des) héros du roman, le révérend, professeur de mathématiques et de logique à l’université d’Oxford et photographe amateur Charles Lutwidge Dodgson. Là encore un trait courant de l’uchronie, une référence directe à un personnage « historique », ledit révérend étant plus connu de par chez nous sous le nom de Lewis Carroll. Mais pas dans ce monde-ci, où il n’a jamais pris ce pseudonyme pour écrire entre autres bijous Alice au pays des merveilles. Ceci dit, son intérêt quelque peu dérangeant pour les petites filles, l’inévitable Alice surgissant régulièrement dans ses pensées les plus troubles, gêne quelque peu dans le prude Educaume d’Angleterre. Certes, on ne peut véritablement lui reprocher quoi que ce soit, à ce petit homme discret et gauche affligé de bégaiement… Mais c’est une raison suffisante pour l’éloigner un temps indéterminé de la métropole en l’envoyant enseigner dans les colonies. Novascholastica, par exemple. D’autant plus que c’est un photographe amateur apprécié, et qu’il y a là-bas nombre de clichés surprenants à prendre, n’est-ce pas… Il aura même un compagnon de voyage, en la personne du « noir précepteur » Jab Renwick. Il va de soi que le timide révérend se serait bien passé de la compagnie de ce sinistre individu cynique et cruel, né de l’union d’un assassin avec les murs de son cachot… Mais il n’a guère le choix, après tout, et se voit bientôt contraint d’embarquer pour l’océan Indien, à destination de cette île fantasque habitée par les mythes les plus étranges, une contrée des morts dont on ne revient semble-t-il pas.
C’est dans cet outre-monde que l’on rencontre bientôt le deuxième héros du roman (au comportement à vrai dire bien plus héroïque que le pathétique professeur de mathématiques…) : la jeune Kematia, surprenante Alice, indigène morte au cours de son infibulation, et qui arpente avec fierté et bravoure les terres obscures du Lonkolong, en quête de réponses. Elle fera en chemin bien des rencontres étranges, ainsi celle de ce « chien » de chiffon qui s’attachera à ses pas, celle d’esprits incarnés dans des animaux (une tortue écorché, un varan blasé, un gigantesque moustique ou encore un hilarant lapin toxicomane), ou celle de cet amusant Ecossais dont un cerf habite le ventre (les bois dépassant par la bouche du colon). Les surprises et les bizarreries abondent, dans le Lonkolong et dans l’inévitable Lulunruntu, auberge des morts aux dimensions d’une ville… ou d’un homme. Et tout cela non loin, dans un sens tout du moins, de la colonie de New Oxford. Par la force des choses, Dodgson sera bien amené à rencontrer Kematia…
Une noire Alice pour un noir pays des merveilles, colonie insaisissable où les mythes et les souvenirs, autant dire le rêve, résistent contre un scientisme obtus aveugle à ses propres contradictions. Dodgson, logicien parti chasser les chimères avec son appareil photographique, est certes souvent risible : Jab Renwick, entre autres, se moque cruellement de lui à la moindre occasion, et, il faut bien le reconnaître, il est des fois où le révérend n’a que ce qu’il mérite… Et la farouche chasseuse Kematia est bien loin du portrait classique de l’Alice blonde et naïve, telle qu’on la voit dans le dessin animé de Walt Disney. Mais il y a bien, pourtant, du Lewis Carroll et de son pays des merveilles dans tout cela ; un versant plus sombre, un reflet dans un miroir (de l’autre côté, bien sûr), là où l’inconscient règne et où le sordide croise le fantastique, où beauté et laideur se mêlent et se confondent dans une même fascination onirique. Un beau périple, touchant et prenant, qui, loin de se complaire dans un évident pastiche vite lu et vite oublié, creuse encore ses modèles pour en faire ressortir des aspects plus ou moins secrets, et acquiert ainsi une richesse et un intérêt propres, pour le plus grand bonheur du lecteur.
Si, après une première séquence succulente et très cinématographique, la vapeur redescend quelque peu, l’intérêt revient bien vite, que ce soit dans l’onirisme noir du Lonkolong ou dans le « réel » cruel et drôle de Charles Dodgson. La plume de Jérôme Noirez, si l’on fait l’impasse sur quelques tics d’écriture parfois un brin agaçants (ainsi une tendance à l’alinéa-punchline), est dans l’ensemble parfaitement adaptée à son sujet, tour à tour corrosive et délicate, produisant avec la même science rire, fascination et passion.
Dans ce monde où tout est prétexte à leçons, où tout un chacun – le professeur de mathématiques comme les autres – en donne et en reçoit, la plus belle reste finalement celle que l’auteur nous prodigue, permettant aux lecteurs que nous sommes de quitter un instant la grisaille de la « cancrière » pour les terres les plus fertiles de l’imaginaire, celles qu’arpentent avec la même fierté et la même détermination que la petite Kematia les conteurs de talent tel Jérôme Noirez.
Commenter cet article