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"Le visage vert", n° 14. "Amateurs in Suffering"

Publié le par Nébal

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Le Visage vert,
n° 14. Amateurs in Suffering, Paris, Zulma, juin 2007, 175 p.
 
Voici donc enfin ce 14ème numéro de la revue Le Visage vert, environ quatre ans après le précédent (ben oui, un n° 13, forcément…). On ne peut que s’en féliciter, le fantastique faisant aujourd’hui quelque peu figure de parent pauvre dans les littératures de l’imaginaire. Un bref coup d’œil en librairie suffit généralement à s’en persuader : si la science-fiction reste encore assez présente, et si la fantasy – hélas, le plus souvent, sous sa forme la plus commerciale – remplit bon nombre d’étagères, le fantastique ne se voit la plupart du temps accorder qu’un mince réduit, ne proposant pour l’essentiel que ces quelques classiques du XIXe ou du début du XXe siècle qui n’ont pas encore rejoint les « prestigieux » rangs de la littérature générale au milieu de quelques best-sellers que l’on dénigre parfois sous le nom de « mainstream horror » (ce qui n’exclut pourtant pas, parmi ces derniers, la présence d’excellents auteurs, tels Dan Simmons, Clive Barker ou Stephen King). A l’heure où le fantastique et l’horreur semblent connaître un certain regain d’intérêt au cinéma, on ne peut que déplorer ce triste constat… La « résurrection » du Visage vert aux éditions Zulma est d’autant plus appréciable (accessoirement, louons le beau travail de présentation qui a été effectué, la revue, au grand format original, étant d’une lecture agréable, avec une jolie maquette et quelques illustrations à l’occasion, souvent de fort sympathiques gravures ; et, pour ma part, j’aime beaucoup cette couverture « affichiste »).
 
Mais s’agit-il vraiment ici de littérature fantastique ? Sans doute. C’est du moins le positionnement plus ou moins affiché par la revue, et déterminant sa place dans les rayonnages… Notons cependant que la littérature fantastique ici envisagée doit être entendue de deux manières : d’une part, ce sont ici essentiellement des auteurs anciens, fin XIXe ou début XXe, qui sont convoqués, ce qui donne à la revue une tonalité générale assez savante et raffinée (on est bien loin des pulps !) ; d’autre part, le fantastique doit être ici compris largement, le surnaturel n’étant pas toujours de la partie (assez rarement, même) : c’est ici avant tout une atmosphère, souvent sordide et macabre, qui rassemble les différents textes. C’est d’autant plus vrai pour ce numéro consacré pour l’essentiel à des auteurs variés, mais que l’on pourrait pour bon nombre d’entre eux fédérer au sein du mouvement « décadent », et notamment ceux qui forment le cœur de la revue, un imposant dossier étant consacré au thème des « amateurs in suffering ». Nous verrons plus tard ce qui se cache derrière cette étrange expression, apparue semble-t-il pour la première fois en 1820 sous la plume de Charles Robert Maturin (dont il serait par ailleurs temps que je lise le fameux Melmoth…).
 
Mais envisageons tout d’abord les textes (plus ou moins) indépendants de ce volumineux et passionnant dossier. Et tout d’abord une authentique merveille, avec le charmant conte chinois de Fitz-James O’Brien, « La Dent-de-Dragon qui appartenait au magicien Piou-Lu ». On parlera davantage de « merveilleux » pour ce savoureux pastiche des chinoiseries alors en vogue, souvent très drôle, notamment dans ses dialogues hypocritement révérencieux. Un vrai petit bijou. On poursuivra d’ailleurs de manière plus franche dans le pastiche, en sautant quelques pages, avec « L’être du seuil, par Sir E-d L-tt-n B-lw-r », dans lequel Bret Harte parodie joliment Bulwer-Lytton (mon ignorance de ces deux auteurs, je dois le confesser, ne me permettant toutefois pas d’apprécier à plein ce joli texte).
 
Entre temps, la revue s’est penchée sur le cas d’Arsène Houssaye, avec deux nouvelles très raffinées, au fantastique diffus, « Nina et Mimi », puis « Mademoiselle Salomé », suivies d’une analyse d’Eric Vauthier (« L’univers sombre d’Arsène Houssaye »). (N.B. : si, pour les textes qui vont suivre, on ne peut véritablement parler d’histoires « à chute », je vais cependant me livrer à quelques « révélations » ; l’intérêt des nouvelles reste à mon avis intact, mais, si vous craignez de gâcher votre plaisir à la lecture de ces quelques lignes, contentez-vous de savoir qu’il s’agit d’un numéro passionnant, et à la prochaine…) Si le premier texte est avant tout le récit d’une infidélité conjugale tournant au drame, on n’en retrouve pas moins, dans les deux cas, une figure littéraire particulière, typique de l’époque, et qui introduit en quelque sorte le dossier consacré aux « amateurs in suffering » : la « femme fatale », belle et cruelle, celle pour qui l’on meurt, et qui, si elle peut, comme Mimi, se contenter d’ignorer froidement les souffrances éventuellement mortelles qu’elle suscite, va le plus souvent jusqu’à les rechercher et s’en délecter. Nous sommes ici au cœur d’une certaine misogynie fin de siècle, qui éclatera pleinement dans les nouvelles ultérieures.
 
Pour aborder ce thème, il me semble préférable d’en passer d’abord par l’une des dernières nouvelles du recueil (et à vrai dire l’une des moins convaincantes…), le texte de Hanns Einz Ewers intitulé « L’exécution de Damiens ». La misogynie y est éclatante, essentiellement dans les premières pages, quand le principal protagoniste, Brinken, y fait part de sa haine des femmes, nécessairement cruelles ; tout le bestiaire habituel y passe : serpent, veuve noire, et surtout mante religieuse… La femme, a fortiori si elle est raffinée, est par nature mauvaise et perfide, ses appétits sexuels sont, au sens strict, dévorants. L’auteur – ou son personnage – va jusqu’à chercher des explications à ce comportement dans la science de son temps, justifiant ainsi la persistance chez certaines femmes de ces singulières caractéristiques sexuelles animales – la mise à mort de l’amant, pendant ou après l’union – par un atavisme tout droit tiré de Lombroso et de son Homme criminel. Si la « civilisation » n’autorise pas de tels débordements, il est, outre les « femmes fatales » au sens le plus strict, criminelles et manipulatrices, des dames en apparence respectables qui n’en trouvent pas moins de curieux exutoires à leurs passions morbides. Il en va ainsi de cette ravissante et pieuse anglaise, Lady Cynthia, qui cache sous des dehors angéliques de bien sordides plaisirs, ne parvenant véritablement à atteindre la jouissance que dans les tourments moraux qu’elle inflige, et dans la lecture passionnée et éternellement renouvelée d’une recension prolixe de l’horrible supplice du régicide Damiens. Si la nouvelle en elle-même n’est à mon sens guère mémorable, elle trouve cependant tout son intérêt dans les nombreuses notes qui l’accompagnent, et introduisent le passionnant article de Michel Meurger, « L’amour cruel. Entomologie des femmes fatales ».
 
L’effroyable exécution de Damiens, le 28 mars 1757, a attiré une foule gigantesque et suscité une abondante littérature, je ne vous apprends probablement rien – on trouve en notes plusieurs recensions, dont celle, pour le moins troublante, de Casanova, mais aussi, entre autres, une de Louis Sébastien Mercier dans son célèbre Tableau de Paris. La partie fictionnelle de la revue s’achève d’ailleurs par une énième variation sur ce thème, où la « femme fatale » n’apparaît que par allusion, avec l’étrange et – nécessairement… – beau texte de Joris-Karl Huysmans sobrement intitulé « Damiens », vision hallucinée tenant à bien des égards du poème en prose. Rappelons d’ailleurs qu’outre les mémoires et fictions qui y font directement écho, on retrouve également l’évocation de ce terrible supplice dans nombre d’essais, et non des moindres (s’il ne faut en citer qu’un, ce serait sans doute le célèbre Surveiller et punir de Michel Foucault, qui s’ouvre par une longue description riche en détails de l’exécution – ce qui, notons-le au passage, n’est d’ailleurs guère pertinent au regard de la démonstration de l’auteur, étant donné le caractère indéniablement exceptionnel de ce supplice ; cela tient à vrai dire un peu de l’artifice rhétorique, indéniablement efficace il est vrai…). Très tôt, dès les premières recensions, on s’est fait l’écho de cette étrange et malsaine attirance largement teintée d’érotisme – voyez le texte de Casanova… – que ce triste spectacle avait suscité, notamment chez les femmes (les témoignages sont innombrables). Et c’est à bien des égards ici que va prendre naissance le thème des « amateurs in suffering ». Citons le texte de Charles Robert Mathurin (semble-t-il extrait de Melmoth ; traduction d’Anne-Sylvie Homassel) :
 
« Il est de fait possible de devenir amateur de souffrances. J’ai entendu parler d’hommes qui avaient voyagé en des pays où l’on pouvait tous les jours voir quelque horrible exécution, dans le seul but de ressentir l’excitation que la vue de la souffrance ne manque jamais de procurer. Cela va du spectacle qu’offre la tragédie ou l’auto-da-fé, aux convulsions du plus pitoyable reptile que vous puissiez torturer – sachant que cette torture est la conséquence de votre propre puissance. C’est une sorte de sentiment dont nous ne pouvons jamais nous défaire, une victoire remportée sur ceux que leurs souffrances rendent inférieurs à nous ; point d’étonnement, alors – la souffrance est toujours un signe de faiblesse – à ce que nous nous glorifions de notre impénétrabilité. »
 
Et, de fait, on a pu citer plusieurs de ces « amateurs de souffrances », notamment anglais, dont le plus fameux exemple serait George Augustus Selwyn (1719-1791), respectable parlementaire et ami de Walpole, néanmoins réputé pour son « attraction morbide pour les spectacles sanglants ». Mario Praz rapporte d’ailleurs ceci : à l’exécution de Damiens, Selwyn « se mêla à la foule en habits très simples et, comme un Français qui avait remarqué son excitation lui demandait : « Vous êtes bourreau ? » il aurait répondu : « Non, non, monsieur, je n’ai pas cet honneur : je ne suis qu’un amateur ». Une version différente de cette anecdote est donnée par Sir Nathaniel Wraxall : « L’excitation nerveuse de Selwyn et son anxieuse curiosité d’observer les effets de la dissolution physique chez les hommes, l’exposèrent non seulement au ridicule, mais aussi au blâme. On l’accusait de ne pas manquer une seule exécution capitale ; et parfois, pour éviter d’être remarqué, il se déguisait avec des vêtements féminins. On m’assure qu’en 1756 [sic] il alla spécialement à Paris pour assister aux derniers instants de Damiens… Alors que, dans la foule, il cherchait à s’approcher de l’échafaud, il fut d’abord repoussé par un des aides de justice ; mais Selwyn ayant informé celui-ci qu’il n’était venu de Londres que pour être présent au châtiment et à la mort de Damiens, le bourreau fit aussitôt écarter la foule en s’écriant : Faites place pour Monsieur, c’est un Anglais et un amateur. » » Cette phrase du bourreau, sans la mention de la nationalité, a été maintes fois rapportée (notamment par Mercier). Conclusion de Mario Praz : « Nul doute pour moi que cette anecdote soit à l’origine de la légende répandue en France de l’Anglais amateur d’exécutions capitales qui se développa pendant le romantisme et fut relancée par les Goncourt. »
 
Cette « légende » revient en effet souvent, avec une variante néanmoins : si les « amateurs in suffering » clairement identifiés par les historiens sont généralement des hommes, la littérature en fera toujours de ces « femmes fatales », de ces mantes religieuses, lointaines héritières de certaines libertines sadiennes, et en premier lieu Juliette.
 
Autre entorse à la définition « classique » : « l’amateur éclairé » sait trouver son bonheur chez lui, nul besoin de courir le monde pour assister à des exécutions. La dimension du « voyage sadique » n’apparaît ainsi pas dans les textes qui nous sont proposés, et un seul est teinté d’exotisme, le « Supplice de Genso », de Félicien Champsaur, vision approximative et bien dans la mode du temps d’un Japon cruel et raffiné, guère convaincante ; on lui préférera largement, dans un tout autre registre, le conte de Fitz-James O’Brien précité.
 
Bien plus intéressants sont les trois textes de Jean Lorrain, introduits par une étude savante (et un brin aride) de Delphine Durand (« Une esthétique de la cruauté : cérémonial et iconographie du martyre amoureux chez Jean Lorrain et Gustav-Adolf Mossa »). Retenons notamment le plus long des trois, « La dame aux lèvres rouges – l’inconnue », dans lequel ladite inconnue satisfait ses pulsions auprès d’hommes qu’elle piège et destine à finir sur la guillotine, se régalant ensuite du spectacle de leur mise à mort… Suivent deux jolis « portraits » tenant du poème en prose, « L’inassouvie » renchérissant sur ce thème, la « femme fatale » assistant sans défaut à chaque exécution capitale, puis « La pompe-funèbre », concernant une femme qui trouve cette fois son plaisir dans les « jeux dangereux », les acrobaties du cirque, notamment, guettant avec avidité une défaillance fatale.
 
Ce thème du cirque semble d’ailleurs assez commun, puisqu’on le retrouve ensuite dans deux brefs récits, tout d’abord celui de Paul Adam (« Sur le fil », contant le destin tragique d’un colosse volage), ensuite et surtout celui de Robert de Machiels (« Les Barelli, gymnastes ») ; dans les deux cas, mais plus nettement et sciemment dans le second, la femme fatale (elles sont à vrai dire cinq dans le texte de Paul Adam…) va cette fois jusqu’à provoquer l’accident de par le seul poids de son regard avide ; et de se délecter enfin à la vision du cadavre brisé d’un trapéziste négligé un instant de trop par son frère acrobate…
 
Nous conclurons sur un des textes les plus réussis de ce dossier, et où, cette fois, le fantastique s’insinue plus clairement dans le récit sous couvert de spiritisme, avec les « Décrets insondables » d’Edward Frederic Benson : saisissant portrait d’une jeune et belle Anglaise se délectant des blessures d’un oiseau, de l’angoisse et de la douleur d’une jeune fille chez le dentiste… et trouvant enfin une jouissance ultime et fatale dans la contemplation fascinée de la noyade d’une fillette, la dame ne bougeant pas le petit doigt pour lui venir en aide…
 
Un numéro passionnant et remarquablement bien conçu. Pour l’ignare que je suis, c’était en outre l’occasion de découvrir bon nombre d’auteurs qui m’étaient totalement inconnus jusqu’alors… Souhaitons donc une longue vie à cette nouvelle mouture du Visage vert, en espérant qu’il ne s’écoule pas quatre ans avant la parution du n° 15… Souhaitons, au-delà, que cette heureuse initiative participe d’un regain d’intérêt plus général pour la littérature fantastique. Voire suscite des petits, peut-être sous une forme plus « populaire » ? On a bien le droit de rêver…

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