"Bifrost", n° 51
Bifrost, n° 51, Saint Mammès, Le Bélial’, juillet 2008, 183 p.
Tiens, aujourd’hui, on va faire un peu plus bref que d’habitude (quoique…). Avec le dernier Bifrost, que, pour une fois, ben, je suis même pas trop à la bourre, ouais, et même que c’est dingue, mais néanmoins vrai, si, si. Mais ce Bifrost, dont la couverture a divisé (j’avoue être plutôt dans le camp « AAAARGH mes yeux gargl »), et dont le numéro ne manquera pas de rappeler aux plus dégénérés d’entre vous d’éprouvants et sinistres souvenirs de scandaleux jeux de piche, est un peu particulier.
Le dossier est cette fois consacré au grand-mais-hélas-encore-méconnu Lucius Shepard (dont je vous avais dit du bien à propos de Louisiana Breakdown). Or Lucius Shepard est un auteur qui aime bien, semble-t-il, les formats intermédiaires (et pas forcément faciles à publier, donc). La partie fictionnelle de ce Bifrost est ainsi consacrée à un unique texte, une longue novella inédite de Lucius Shepard intitulée « Radieuse Étoile verte » (pp. 8-74), superbement traduite par (of course ?) Jean-Daniel Brèque, publiée originellement outre-Atlantique en août 2000, et par ailleurs titulaire du prix Locus 2001 de la meilleure novella, oui madame.
Dans un Vietnam futuriste (mais si peu, finalement), nous y suivons le destin du jeune Philip, métis élevé par Vang Ky, un ami de sa défunte mère, dans le cirque itinérant de la Radieuse Étoile verte. Philip rend son père responsable de la mort de sa mère, et celle-ci l’a en outre averti, via un message généré à partir d’une puce pornographique, que son cruel géniteur comptait bien mettre la main sur son important héritage. Philip grandit ainsi dans l’idée d’un affrontement inéluctable avec son mafieux de paternel, qui tranche sur la vie paisible et joyeuse au sein de la caravane de cirque. Mais celle-ci connaît pourtant une touche sombre, avec les récits hallucinés du major, vétéran américain de la guerre du Vietnam que ses traumatismes n’abandonneront jamais… Et Philip, quant à lui, sort d’une adolescence que l’on ne peut guère qualifier d’insouciante ; il sait qu’il devra bientôt faire un choix.
Du pur concentré de Shepard. Un texte humain, sombre et déroutant, exotique et authentique. L’atmosphère, une fois de plus, est tout à fait remarquable, et c’est à mon sens le principal atout de cette longue nouvelle. La plume de l’auteur s’y montre, à son habitude, subtile et élégante, indéniablement travaillée, mais je ne la qualifierai pas de fluide pour autant : à l’instar de la plupart des nouvelles comprises dans le très bon recueil Aztechs, cette « Radieuse Étoile verte » se mérite, elle demande un effort de la part du lecteur ; mais le jeu en vaut amplement la chandelle. Cela dit, je n’en ferai pas non plus un chef-d’œuvre : si le jeu sur les faux-semblants et les apparences est plutôt intéressant, j’avoue avoir néanmoins trouvé les dernières pages un peu trop capillotractées et artificielles… Cette réserve mise à part, « Radieuse Étoile verte » est bien une très bonne nouvelle, bien digne de l’auteur ; elle suffit à elle seule à faire remonter le niveau des fictions publiées dans Bifrost. Ouf !
Passons maintenant au dossier… en commençant par une déception en ce qui concerne l’interview de Lucius Shepard réalisée par Patrick Imbert (pp. 124-131). Ce n’est pas qu’elle soit mauvaise : bien au contraire, elle est tout à fait passionnante. Seulement voilà : elle date un chouia (novembre 2006), elle n’est pas inédite (on pouvait déjà – et on peut toujours – l’écouter chez les abominables gauchiss’ de la Salle 101, sans traduction, certes), et elle est franchement courte (huit pages abondamment illustrées par des variations sur un portrait de l’auteur…). Et c’est bien dommage, je trouve ; pour le coup, j’avoue regretter un tantinet les interviews-fleuves que nous prodiguait Richard Comballot il y a quelques numéros à peine… Mais on verra bien ce qu’il en sera pour China Miéville dans le prochain numéro.
Le guide de lecture (pp. 132-151) me paraît par contre tout à fait correct, d’autant qu’il n’était sans doute pas évident à constituer. Mais, en trois parties (ouvrages actuellement disponibles, ouvrages épuisés mais dégotables chez des bouquinistes – avec une longue note sur les nouvelles traduites hors recueil –, et enfin ouvrages jamais traduits, y compris des essais bien éloignés des littératures de l’imaginaire), les chroniqueurs envisagent une bonne part de l’abondante (voyez la bibliographie, pp. 152-159) et iconoclaste œuvre de Lucius Shepard, et donnent régulièrement l’eau à la bouche.
Quelques mots pour finir sur les rubriques habituelles de Bifrost. Fred Jaccaud poursuit son instructive étude historique des précurseurs de la SF, mais d’une manière un peu différente de ce à quoi il nous avait habitués jusqu’alors : « Où l’on observe en détail deux voyages » (pp. 160-168), plutôt que de se concentrer sur un auteur et de le suivre tout au long de sa carrière, consiste en une étude comparée du Voyage au centre de la terre de Jules Verne et de la Laura de George Sand (oui, « George », et pas « Georges », contrairement à ce que l’on peut lire tout au long de l’article et sur la quatrième de couv’… Ce numéro est tout aussi infesté de coquilles que d’habitude, mais, là, ça tient en gros de la conchyliculture ; faudra s’en souvenir pour les razzies, gniark gniark…). C’est relativement original et bien vu, mais j’avoue avoir trouvé ce septième chapitre moins enthousiasmant que les précédents.
Quant à Roland Lehoucq, toujours égal à lui-même, il passionne, fascine et fait mal à la tête dans sa rubrique « Scientifiction », cette fois consacrée au « Destin lointain de l’univers » (pp. 170-176). Rien que ça…
Une grosse louche de « sense of wonder » (tendance un peu glauque, tout de même) pour conclure ou peu s’en faut ce numéro, certes non exempt de défauts, mais néanmoins tout à fait recommandable.
Le dossier du prochain Bifrost sera consacré à Joël Houssin et Christian Vilà. Rendez-vous dans quelques mois…
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