"Les Nombreuses Vies de Conan", de Simon Sanahujas (dir.)
SANAHUJAS (Simon) (dir.), Les Nombreuses Vies de Conan, avec la collaboration de Patrice Allart, Jacques Baudou, Matthieu Baumier, Christophe Fernandez, Laurent Kloetzer, Jean-Marc Lofficier, Marc Madouraud, Patrick Marcel, Miguel Martins, Vincent Riault, Deuce Richardson, Julien Sévéon & Fabrice Tortey, Lyon, Les Moutons électriques, coll. La Bibliothèque rouge, 2008, 380 p.
Alors que Bragelonne achèvera ce mois-ci la publication de l’intégrale des récits de Conan écrits par Robert E. Howard, voilà que Les Moutons électriques consacrent un volume de leur « Bibliothèque rouge » au plus fameux des barbares, sous la direction de l’admirateur enthousiaste Simon Sanahujas. Bref, en ce moment, on met bien un terme à la regrettable ère des traficotages de Sprague de Camp, et l’amateur du Cimmérien, et plus largement de Robert E. Howard, ne saurait s’en plaindre : une longue injustice est réparée, et, maintenant que les vrais textes sont de nouveau accessibles, il est tout naturel de revenir globalement sur le personnage de Conan tel que l’écrivain texan l’a évoqué. D’où ce bel ouvrage, riche et très abondamment illustré, à côté duquel je ne pouvais passer.
Décortiquons donc la bête, en commençant par les articles dus au maître d’œuvre. Et on attaque avec du lourd, puisque Simon Sanahujas nous livre tout d’abord une très longue et très riche biographie du personnage comme s’il avait réellement existé (« Sur le tranchant de l’épée. Biographie d’un aventurier sans attaches », pp. 5-171, ah oui, tout de même !), complétée par une chronologie détaillée (« Chronologie d’un aventurier sans attaches », pp. 175-210). Soit plus de la moitié de l’essai, déjà… Et, en ce qui me concerne, il y a là un problème. Maintenant que Sprague de Camp n’est plus en mesure (eh eh) de nous imposer sa « vision » de Conan, et alors que Patrice Louinet, supervisant l’édition des textes d’Howard dans l’ordre de leur composition, insiste sur ce que l’établissement d’une chronologie interne a de contestable, pour ne pas dire absurde et trompeur, on peut en effet s’interroger sur la pertinence de cette approche, et ce quand bien même elle ne fait que suivre les principes de la « Bibliothèque rouge » (enfin, à ce que j’ai cru comprendre : c’est le premier volume que j’en lis…). Certes, on avouera que c’est tentant, et que tout amateur d’Howard, à parcourir les textes de Conan, s’amuse à chercher la petite bête et à dégager des liens… A fortiori, peut-être, un ancien rôliste dans mon genre, amateur « d’essais imaginaires ». Je ne peux donc pas jeter la pierre à Simon Sanahujas, d’autant qu’il se livre à cet exercice périlleux avec sérieux et érudition. Il n’en reste pas moins qu’il doit recourir, de temps à autre, à des interprétations et suppositions plus ou moins gratuites, et pas toujours très convaincantes… Chose inévitable dans un cas tel que celui-ci, et qui s’applique à vrai dire à la plupart des études du genre : disserter sur la vie d’un personnage qui n’a jamais vécu a toujours quelque chose d’absurde, et suscite parfois des querelles consternantes – vous vous êtes déjà amusés avec la fameuse « continuité » des super-héros de comics ? Sans parler des études consacrées à la Terre du Milieu… Mais le problème, ici, se pose d’autant plus qu’il n’est pas dit que cette « continuité » figurait clairement dans les intentions de Howard, évoquant tour à tour son personnage au cours de divers épisodes de « sa vie », et que son Âge Hyborien, fait de bric et de broc, outil narratif plus que cadre minutieusement développé, n’a certainement pas la cohérence fondamentale de l’univers inventé par Tolkien…
Du coup, le résultat laisse régulièrement perplexe. Mais, au-delà, je dois avouer que cette longue étude m’a d’autant moins convaincu qu’elle souffre de fâcheux travers. Je passe sur l’absence de notes et de références, qui m’a paru très regrettable, mais on va mettre ça sur le compte de la déformation « professionnelle »… Si la plume de Simon Sanahujas est parfois assez lourde, son texte reste néanmoins très lisible. Mais il est des points qui me paraissent plus regrettables, et s’appliquent à la biographie de Conan à proprement parler. En effet, les passages antérieurs, parallèles et postérieurs à la vie de Conan, quand bien même parfois tarabiscotés, sont assez intéressants – jugement qui s’applique a fortiori à l’article suivant, « De l’époque thurienne à l’âge hyborien et aux origines de notre Antiquité » (pp. 213-237), amusante et érudite communication historique et géopolitique (cartes à l’appui), qui tire parfois des plans sur la comète, mais se révèle souvent très intéressante, jusque dans les liens qu’elle établit avec d’autres créations howardiennes. Mais, quand il évoque la vie de Conan à proprement parler, outre les soucis d’ordre général précédemment évoqués, j’ai trouvé dommageable que Simon Sanahujas succombe à deux tristes écueils :
— D’une part, il en fait trop, beaucoup trop : cette biographie m’a paru excessivement détaillée, et sombre souvent, sur des pages et des pages, dans la paraphrase pure et simple des textes d’Howard. Pour qui les a lus, c’est d’un ennui mortel… et définitivement beaucoup trop long. Or l’essai s’adresse a priori à des gens qui, justement, ont lu ces textes, et non aux néophytes, qui se retrouveraient vite complètement largués devant cette somme (c’est particulièrement flagrant pour la majeure partie des articles suivants)…
— D’autre part, mais là il s’agit d’une critique toute personnelle, cette « biographie » a de fâcheuses allures d’hagiographie… Simon Sanahujas, régulièrement, ne se comporte en effet pas tant comme un historien que comme un apologiste, trouvant toujours des justifications aux actions de Conan, quelles qu’elles soient. Or c’est une approche que je ne peux faire mienne : ce qui me séduit chez Conan (de même que chez son plus beau « descendant » à mon sens, le Kane de Karl Edward Wagner), c’est qu’il n’a rien de manichéen. C’est un héros, certes, mais c’est aussi et en même temps – les deux dimensions ne sont pas alternatives, mais indissociables – une ordure, un voleur et un assassin, un mercenaire et un pirate sans foi ni loi ; et un macho, violent, impulsif, parfois un peu con (même s’il fait le plus souvent preuve d’une intelligence aiguë, il n’est certainement pas parfait…), et parfois un peu beauf… Si le « code moral du barbare » (j’y reviendrai…) ou l’idéal libertaire sur lequel insiste (à juste titre par ailleurs) Simon Sanahujas peuvent expliquer, voire légitimer, bien des actions douteuses à nos yeux, ce n’est pas toujours le cas, à moins de verser dans le sophisme. Et il me semble que le personnage perd de son charme à se voir ainsi sempiternellement « justifié ». Conan, à mon sens, est d’autant plus intéressant qu’il n’est pas unilatéralement « admirable », et qu’il n’a rien de « parfait »…
En somme, si l’ouvrage s’arrêtait là (mais, encore une fois, nous en sommes déjà à plus de la moitié…), je ne pourrais qu’émettre un jugement passablement négatif sur ces Nombreuses Vies de Conan… ou me contenter de le considérer au mieux comme une synthèse correcte et une aide de jeu utile pour un MJ désireux de balader ses joueurs en Aquilonie, à Zamora ou en Stygie.
La suite, heureusement, présente davantage d’intérêt. Pas grand chose à dire sur la bibliographie du chapitre 4 (« Pour une bibliographie de Conan », pp. 239-243), indispensable et qui compensera sans doute les indications à cet égard un peu trop parcellaires de l’édition de Bragelonne. Suit une autre bibliographie, plus ample et à mon sens plus instructive, quand bien même critiquable à son tour : « Les Vies parallèles de Conan » (pp. 245-261). Simon Sanahujas commence par dresser la liste des pastiches « officiels » de Conan (les « officieux » étant innombrables de par le monde...), sans s’étendre vraiment sur le sujet (or, au vu de l’intitulé général de l’ouvrage, il m'aurait semblé intéressant d'y consacrer quelques pages, certes en dehors de la « biographie » du héros…) : il passe ensuite aux adaptations cinématographiques, télévisuelles et animées, très vite – trop vite à mon sens… Un article sur le génial film de John Milius – voire sur sa phénoménale bande originale composée par Basil Poledouris ! – m’aurait semblé parfaitement approprié, dans la mesure où, avec les illustrations de Frazetta (un peu laissé de côté également) et les comics de Barry Smith (voir plus bas), il est pour beaucoup dans l’élaboration du mythe de Conan, au-delà des seuls textes, souvent bien différents, de Robert E. Howard… Les adaptations en bandes dessinées, heureusement, bénéficient d’une bibliographie plus détaillée – de très loin la partie la plus intéressante de cet article collectif –, établie par Patrice Allart ; Vincent Riault, enfin, complète ce panorama avec une brève bibliographie rôlistique. Manquent peut-être les jeux vidéos, à l’heure d’Age of Conan…
Suit une autre communication collective, intitulée « Les « Rivaux » de Conan » (pp. 263-302), non exhaustive et essentiellement littéraire, mais du plus grand intérêt. L’occasion d’en apprendre beaucoup, sans doute, sur des influences et dérivés éventuels du Cimmérien. Certaines notices ont plus particulièrement retenu mon attention : « Mâtho » par Laurent Kloetzer (merci de le rappeler ! mais c’était effectivement indispensable…) ; « Elric de Melniboné » par Jean-Marc Lofficier (moui, certes… un peu léger, cela dit) ; « Umslopogaas » par Mac Madouraud (faudra que je me mette à Haggard, un de ces jours…) ; « Jirel de Joiry » (ça aussi, faudra que je le lise un de ces jours…), « Fafhrd & le Souricier Gris » (ça fait 3000 ans que je dis que je vais m’y mettre, il serait temps…), « Kane » (lisez-moi ça, c’est très bon, vous dis-je) et « Groo the Wanderer » (re-merci !) par Patrick Marcel (décidément quelqu’un d’intéressant, en plus d’être un très bon traducteur) ; « Ayub » par Miguel Martins (inaccessible en France, hélas ; dommage, ça m’avait l’air particulièrement intéressant...) ; et, last but not least, « Cohen le Barbare » par Simon Sanahujas (re-re-merci !).
Ledit Simon Sanahujas reprend ensuite la plume en solo pour deux articles. Tout d’abord, « Kull d’Atlantis, ce jumeau si dissemblable » (pp. 303-310) : tout est dans le titre ; mais je serais bien incapable de me prononcer sur la pertinence de cette communication, n’ayant pas lu les récits de Kull (si Bragelonne pouvait les publier…). Ensuite, avec « Création et aléas éditoriaux d’un mythe intemporel » (pp. 311-324), il inaugure une série de communications plus pointues (en principe, du moins ; d'ailleurs, elles ne sont pas illustrées, ou presque, alors, bon…), et avec brio : c’est probablement un des articles les plus passionnants de ce volume, avec, toujours de Simon Sanahujas, mais en guise de conclusion de cette « série », « De Howard à Conan. Une piste marquée de clous rouges » (pp. 349-366), analyse « psychologique » parfois capillotractée, mais néanmoins séduisante et très convaincante dans l’ensemble. Simon Sanahujas se montre bien autrement intéressant et constructif dans ces deux articles que dans son interminable biographie…
Entre temps, il y eut trois communications « extérieures », d’intérêt variable. Je préfère ne pas m’étendre sur le papier celtillon de Julien Sévéon (« Les Celtes, Howard et Conan », pp. 325-332), documenté et enthousiaste, mais probablement excessif ; cette thématique ne m’intéressant pas le moins du monde (au mieux), cela ne fait pas de moi un critique très pertinent… Suit un (bref, heureusement) article fort médiocre de Matthieu Baumier, « Le Cimmérien ou le code moral du « barbare » » (pp. 333-338), mélange d’évidences et d’approximations, confus, arbitraire et plus ou moins puéril ; sur ce thème, il y avait bien plus intéressant à dire… C’est dans un sens ce que fait immédiatement après Christophe Fernandez (« Dans les brumes d’une pluie d’hiver. Conan le paria, un guerrier entre deux mondes », pp. 339-347), qui, pour traiter plus ou moins du même sujet, se montre autrement plus solide, cohérent et pertinent : le meilleur de ces trois articles, à n’en pas douter.
Le volume s’achève enfin sur un « hommage », davantage qu’un « pastiche » à proprement parler, dû à la plume de Laurent Kloetzer (pp. 367-380) : « Le Chant du krall de la chèvre », un bel exemple de poésie picte, avec quelque chose de Lovecraft voire de Borges en prime. Une nouvelle originale, astucieuse, et tout à fait séduisante.
Mais le bilan est donc pour le moins mitigé : plus de la moitié de l’ouvrage me paraît d’un intérêt limité, sauf pour un maître de jeu ou un complet fanatique howardien (je n’en suis pas à ce stade, je l’avoue…) ; je tendrais même à la considérer à peu de choses près inutile pour le simple amateur d’Howard. Le reste est heureusement plus intéressant (sauf pour le néophyte…), mais, je dois le reconnaître, n’a pas pleinement rempli ses promesses à mon sens…
Un bel ouvrage, donc, pas inintéressant, mais décevant. Et finalement très dispensable…
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