Fiction, t.5, Lyon, Les Moutons électriques, février 2007, 370 p.
Fiction n’est décidément pas une revue comme les autres. A tel point qu’on parlera plutôt « d’anthologie périodique ». Deux numéros dans l’année, mais gros et beaux. Y’a pas à dire, les jeunes éditions des Moutons électriques (j’aime bien ce nom ; étonnant, non ?) ont eu une sacrée bonne idée : tous les six mois, le lecteur se voit ainsi proposer une sélection de textes le plus souvent de très grande qualité, qu’ils s’agissent de nouvelles étrangères (le plus souvent, mais pas exclusivement, tirées des pages de la légendaire revue Fantasy & Science Fiction) ou d’inédits français, avec une belle brochettes d’auteurs plus ou moins jeunes et plus ou moins publiés. Et puis c’est un bel objet, en plus, avec ce format peu commun, les illustrations et photographies intérieures… et la couleur, désormais, puisqu’elle fait son apparition (encore très limitée...) dans ce numéro. Bref, un régal.
Pas sans défauts, ceci dit. Comme je l’avais déjà indiqué précédemment, la police toute riquiqui le plus souvent employée par mes ovins préférés me pète franchement les yeux, a fortiori dans un grand format comme celui-là. Et il y a toujours quelques coquilles, et – ce qui est presque une marque de fabrique, hélas – des traductions parfois terriblement hasardeuses. Mais bon, il faut bien que jeunesse se passe, ne pinaillons point trop, et vantons les nombreux mérites de Fiction.
Ainsi de ce numéro traversé d’influences, celle du récit policier notamment, et parsemé de sympathiques photographies urbaines, œuvres de « quatre jeunes talents, chacun âgé de seulement 17 ans au moment du crime » (je leur souhaite une longue et enrichissante carrière, ils semblent prometteurs). On y retrouvera quelques noms récurrents dans la revue, quelques inédits également, des curiosités aussi, bref, un festin riche (370 pages, tout de même !) et varié, à même de satisfaire le plus blasé des lecteurs.
On commence ainsi avec la sympathique nouvelle « Fuck City » de Laurent Queyssi, drôle et prenante, dont le cynisme fait plaisir. Une introduction fort appréciable, même si elle ne donne guère le ton : James Sallis, avec « Les démons d’Ansley », navigue immédiatement après dans des eaux toutes différentes (et à vrai dire guère mémorables). Plus intéressante, Kate Wilhelm, auteur de « speculative fiction » passée depuis essentiellement au polar, nous livre avec « Le nom des fleurs » un beau récit mélangeant policier et science-fiction avec tact et poésie. Si, si.
Les Insetti Galanti de Mélanie Delattre procurent alors une jolie pause graphique, qu’on aurait dans un sens souhaitée plus longue, surtout à la lecture de la « Guerre froide » de Bruce McAllister, guère convaincante. On appréciera davantage les « Poèmes à jouer pour le Piccolo » de George C. Chesbro, même si ce n’est pas encore transcendant.
Bof, jusque-là ? Patience… Les deux nouvelles de Jack O’Connel, « Tour de magie » et « Fric-frac chez le toubib » remontent sacrément le niveau, avec leur astucieux mélange de policier et de fantasy, qui m’ont bien donné envie d’arpenter un peu plus avant les rues plus ou moins sordides de Quinsigamond, la cité industrielle anglaise au cœur de ses récits.
Policier et fantasy (dans l’ambiance, du moins), c’est également le menu de ce qui suit, à savoir « L’aventure de la boule de Nostradamus », d’August Derleth et Mack Reynolds. August Derleth, surtout connu pour avoir été, si l’on peut dire, « le Max Brod de Lovecraft », était également un admirateur de Sir Arthur Conan Doyle et de son fameux personnage de Sherlock Holmes. Il a ainsi tout naturellement décidé de prendre la succession de l’auteur britannique, et, s’il a bien vite dû changer les noms de ses protagonistes, il n’en a pas moins écrit, en tout et pour tout, 74 textes contant les enquêtes de « son » détective Solar Pons, demeurant 7B Praed Street, Londres, avec son ami et « chroniqueur » le docteur Lyndon Parker (oui, quand même…). En voici donc un ersatz, coécrit avec Mack Reynolds, pas vraiment fabuleux, certes, mais constituant une curiosité amusante. On notera, pour l’anecdote, que, si Derleth a « continué » Lovecraft et Conan Doyle, Basil Copper, lui, a « continué » Derleth, puisqu’il a publié à son tour des enquêtes de Solar Pons…
On parlait de Lovecraft ? Ca tombe bien, « le solitaire de Providence » étant au cœur du texte suivant, dû à l’auteur espagnol (une fois n’est pas coutume) Rodolfo Martinez. Celui-ci, de toute évidence, aime Lovecraft. Et, de toute évidence, il aime aussi Borges. Sa nouvelle conjugue ainsi les deux grands auteurs, en prenant l’aspect d’une communication scientifique uchronique (avec sa bibliographie imaginaire) cherchant à établir un lien entre les deux hommes. S’ils ont tous les deux, quoi qu’ils aient pu en dire par ailleurs, révolutionné la littérature fantastique, tout semble pourtant les opposer. Ah, non, il y a quand même leur intérêt pour les livres « secrets », et imaginaires. Imaginaires ? Et s’ils s’étaient rencontrés ? Un bel exercice de style, qui ravira les amateurs (et j’en suis).
Un véritable article ensuite, une « petite histoire d’un thème niché entre horreur et science-fiction », Julien Bétan et Raphaël Colson entamant ici une série de communications sur les zombies (« Plus nombreux que les vivants seront les morts »). Cette première partie, « Genèse et maturation », nous ramène aux sources du thème, bien différentes de l’image contemporaine du zombie forgée par les excellents films du grand George A. Romero. Il y avait bien, cependant, des zombies au cinéma avant La nuit des morts-vivants, et, si l’on connaît tous White Zombie ou encore le superbe Vaudou (I Walked With A Zombie) de Jacques Tourneur, c’est l’occasion d’exhumer quelques pièces plus rares, un peu oubliées, à même de faire le bonheur des cinéphiles (déviants ? et pourquoi donc ?). La suite au prochain numéro, avec Romero… et les nanars italiens.
On retourne entre-temps à la fiction avec un habitué de la revue, Jeffrey Ford, dont « Les vacances du batelier » sont un assez sympathique opus, une belle histoire de fantasy, le batelier en question n’étant autre que le fameux Charon… Un texte délicat et envoutant, un vrai petit bijou.
On passera ensuite rapidement sur la chronique de Raphaël Colson et André-François Ruaud « Pour s’envoyer en l’air le regard » (« De Walt Disney à l’horreur du Cheval noir »), loin d’être inintéressante, mais s’intégrant à mon sens assez mal dans la ligne de la revue (de même que les parfois troublants « Carnets rouges » de Francis Valéry, en fin de volume, dont c’est par ailleurs ici la dernière livraison dans le cadre de Fiction…).
C’est qu’un véritable chef-d’œuvre nous attend, avec le superbe texte de Kelly Link « Magie pour débutants », qui a par ailleurs très justement obtenu les prix Nebula et British Fantasy. Une petite merveille, extraordinairement inventive et touchante… Je n’en dirai pas plus histoire de ne pas gacher le plaisir ; à lire, à tout prix.
Quelques pages consacrées à Edd Cartier prolongent ensuite la béatitude du lecteur, avec une sélection d’illustrations de ce pionnier de la SF humoristique, qui constitueront pour beaucoup, du moins je le suppose, une découverte intéressante (enfin, c’était mon cas…).
Changement de ton radical avec l’étrange texte de Fabrice Colin « Nous étions jeunes dans l’été immobile », nous contant à la manière d’un scénario de film (avec indications de mise en scène et voix-off) les étranges rencontres de trois jeunes Françaises jouant aux vacancières en Californie. Intriguant, mais aussi drôle, parfois (dans sa dimension allègrement caricaturale), et assez touchant, aussi. Il faudrait décidément que je lise davantage de textes du sieur Colin…
Un autre habitué, enfin, Steven Utley, qui poursuit dans « Royaumes invisibles » son « cycle paléozoïque ». Une nouvelle aux allures de pastiche, très classique dans le fond comme dans la forme, mais qui se lit avec plaisir, et conclut agréablement la partie fictionnelle de l’anthologie. Ne restent ensuite que quelques dessins « urbains » de François Avril, et, donc, les « Carnets rouges ».
Ouf. C’est que ça fait beaucoup de choses, tout de même. Et, on l’a vu, la qualité est au rendez-vous, après un démarrage un peu en demi-teinte (dont on retiendra tout de même la nouvelle de Kate Wilhelm). Fiction s’améliore de numéro en numéro, et vaut résolumment le détour. Jetez vous dessus, il serait triste que cette « revue » connaisse le sort de Galaxies…
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