"Le Voyageur solitaire", de Jean-Marc Ligny
LIGNY (Jean-Marc), Le Voyageur solitaire, ouvrage publié sous la direction de Jérôme Vincent, avec la collaboration de Charlotte Volper et Éric Holstein, Lyon, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, [1980, 1991-1992, 2007] 2008, 106 p.
Sorti en même temps que l’insipide Maudit soit l’Éternel !, Le Voyageur solitaire introduit la collection des Trois Souhaits dans le monde merveilleux des trilogies ; ce qui, à ce format, a pu faire jaser, mais bon, ça va… C’est également l’occasion de renouer avec une pointure de la science-fiction française, en l’occurrence Jean-Marc Ligny, et d’envisager un aspect peut-être méconnu de sa production littéraire. En effet, on connaît sans doute aujourd’hui l’auteur d’Aqua™ essentiellement pour sa science-fiction « terrienne », « réaliste », et souvent sombre (enfin, c'était mon cas ; maintenant, je dis peut-être des bêtises...). Mais dès ses débuts en littérature, à l’aube des années 1980, le jeune mercenaire du Fleuve Noir a également eu l’occasion de s’attaquer au space opera. Inspiré par les astronefs créés par Jacques Lelut, il en est venu à monter le projet des « Chroniques des nouveaux mondes », vaste space opera onirique, sous haute influence – revendiquée – de classiques du genre, tels notamment « Les Seigneurs de l’Instrumentalité » de Cordwainer Smith. Et si le projet d’une œuvre composite à la frontière des arts n’a pu être mené à son terme, Jean-Marc Ligny n’en a pas moins écrit un certain nombre de nouvelles se situant dans l’univers de ces « Chroniques des Nouveaux Mondes », reprises pour certaines d’entre elles en recueil au Fleuve Noir, mais indisponibles depuis fort longtemps. D’où cette « réédition » chez ActuSF (mais notons que les nouvelles anciennes ont été revues et corrigées pour cette occasion, et que le troisième tome est supposé comprendre un ou deux inédits).
Pourquoi pas ? Le Nébal, animal curieux et généralement bon public, s’est donc emparé de ce Voyageur solitaire inaugurant les « Chroniques des Nouveaux Mondes », et composé d’une préface de l’auteur (pp. 7-12) revenant sur la genèse et les péripéties de sa création, puis de quatre nouvelles… dont deux ne faisaient pas originellement partie du cycle, et ça se sent, dans la mesure où il ne s’agit pas de space opera… Mais j’y viens.
Commençons tout de même par le commencement, avec, donc, « Le Voyageur solitaire » (pp. 13-30). Tag Fades n’aime pas les gens. Ce qui est bien compréhensible. Mais à force de clamer haut et fort son mépris pour l’humanité, il va se retrouver embringué dans un projet démentiel par une conquête d’un soir : s’embarquer seul dans un vaisseau spatial pour un voyage de 54 années relatives à destination d’une lointaine colonie dont on n’a plus de nouvelles. Une occasion en or de fuir littéralement l’humanité ! « Oui, mais, heu… » Trop tard. Tout le monde se passionne déjà pour le projet ; on tient à faire du « voyageur solitaire » un héros romantique, et on ne manquera pas de l’épier tout au long de son voyage, façon Loft galactique. Ça commence plutôt bien, comme une littérature de divertissement très correcte, et en même temps réfléchie ; l’absurdité de la situation comme l’écriture ne manquent pas, en effet, de faire penser aux « Seigneurs de l’Instrumentalité ». Le thème de la fuite de l’humanité, avec ce qu’il a d’éventuellement puéril, est ainsi joliment introduit dans ce bref recueil qui aura plusieurs fois l’occasion d’y revenir. Pourtant, « Le Voyageur solitaire » ne convainc pas totalement… sans doute en raison de sa brièveté et du caractère abrupt de sa conclusion.
On retrouve le thème de la fuite de l’humanité dans « Le Traqueur d’extrêmes » (pp. 31-42), et j’imagine que c’est là la raison de l’inclusion tardive de cette nouvelle dans le cycle. Ce n’était pas forcément très judicieux, surtout à cette place : après « Le Voyageur solitaire », le récit de ce sportif de l’extrême qui n’a plus grand chose d’humain (et répondant au nom improbable de Dard DeVille ; M. Ligny, si cela ne tenait qu’à moi, un truc pareil entraînerait illico votre condamnation à l’audition ininterrompue de l’intégrale des Roucasseries jusqu’à ce que mort s’ensuive), qui se lance dans l’exploration de la fosse des Mariannes en quête d’une introuvable solitude, fait un peu l’effet d’une variation sur un mode mineur ; la chute est amusante, cela dit, quand bien même téléphonée… Anecdotique.
« Le Cas du chasseur » (pp. 43-61) non plus ne faisait pas à l’origine partie des « Chroniques des Nouveaux Mondes ». J’imagine que ce rattachement est justifié par la thématique des animaux modifiés intelligents en quête de droits, qui ne manque pas, là encore, de faire penser à Cordwainer Smith… Mais ce procès d’une louve ayant tué un chasseur menaçant de tuer un lapin (ouf) ne m’a hélas pas du tout convaincu. La nouvelle se cherche, oscillant entre le conte « philosophique » et la farce burlesque et absurde, avec une très légère teinte d’angoisse. Il y avait sans doute matière à faire quelque chose d’intéressant, mais le ton naïf de l’ensemble et l’humour parfois lourdingue plombent le texte. Enfin – mais peut-être direz-vous, mauvaises langues que vous êtes, que c’est là le pseudo-juriste qui sommeille en moi qui chipote –, la représentation du procès comme les questionnements sur la loi et la démocratie sont passablement ridicules, à force d’invraisemblances, de confusions et de simplifications puériles. Raté, essayez encore.
On retourne véritablement au space opera avec le dernier texte, et de loin le plus long (près de la moitié du recueil), « L’Astroport » (pp. 63-107). La trame est on ne peut plus classique : Gantoong Mash Majathan et Omali Xin Alia-Alta, lors d’une mission sur Triton, sont victimes d’un étrange phénomène ; un « astroport » inconnu et à l’évidence non humain apparaît subitement et détruit leur vaisseau spatial : les deux astronautes sont les seuls survivants, coupés du monde (fuite de l’humanité, suite). Ils survivent tant bien que mal dans l’invraisemblable et gigantesque astronef déserté, et y donnent bientôt naissance à un petit garçon, qu’ils appellent Fils tellement ils sont inventifs. Le calvaire et l’angoisse des adultes sont très bien rendus (même si l'on peut leur reprocher leur aspect caricatural, notamment à la mère...), de même que la curiosité et le mode de pensée très particulier de ce Fils qui n’a jamais connu l’humanité, et a du mal à en saisir le concept. Une bonne nouvelle, classique, oui, mais rondement menée et efficace ; dommage, une fois de plus, que la fin ne soit pas vraiment convaincante.
Bilan mitigé, donc. Mais je note que les deux nouvelles « space op’ », avec leurs défauts, sont clairement les plus intéressantes ; alors je reste curieux et volontaire pour la suite, en l’espérant néanmoins plus aboutie et satisfaisante.
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