"Bastard Battle", de Céline Minard
MINARD (Céline), Bastard Battle, Paris, Léo Scheer, coll. LaureLi, 2008, 103 p.
Il y a peu encore, je n’avais entendu parler de Céline Minard que pour son roman Le Dernier Monde… et parce que celui-ci avait gagné, peu enviable privilège, le prix razzie 2008 du pire roman francophone. Ouch. Je vous rappelle que ça impliquait de faire pire que Tous ne sont pas des monstres et Léviatown, quand même. Et je note que cette « récompense » n’a pas vraiment suscité de polémique dans le petit monde de la SF sur le ouèbe, ce qui laissait supposer (restons prudents) que la légendaire (et bienvenue) mauvaise foi des razzies n’était pas la seule à mettre en cause, et qu’on se trouvait effectivement devant quelque chose de, heu, « pas très bon » (d’ailleurs, élément à charge, paraît que ça a plu aux Inrocks) (oui, je sais, c’était pas indispensable, ça, mais m’en fous ; vengeance !). En même temps, je dis ça, je l’ai pas lu, hein… Je ne parle que d’impressions lointaines.
Et puis voilà que ce même petit monde s’est mis subitement à parler en bien de Céline Minard – voire à la porter aux nues – pour son dernier roman. Enfin, son dernier truc. Oui, parce que 103 pages seulement, hein (pour 12 €, ah oui quand même) (traitez-moi de rapiat si vous voulez, mais, bon…). Disons une novella. Une petite chose surprenante, en tout cas, aux antipodes du Dernier Monde, écrite (dans une langue, heu, « particulière ») dans le cadre d’un projet pluridisciplinaire prenant la ville de Chaumont pour thème (pourquoi pas, hein ?), et faisant intervenir en plein XVe siècle franchouille des personnages tout droit sortis d’un film de sabre à grand spectacle ou d’un western noyé dans le nuoc-mâm.
Mais voyez plutôt : nous sommes en 1444. Denysot-le-clerc, dit le Hachis et Spencer Five, scribe amateur de piquette et fort habile au bâton (drunken master, of course), nous narre l’étrange aventure qu’il a vécue en l’an 1437, en la « bonne » ville de Chaumont. C’est une période trouble et bagarreuse, avec son lot de routiers et d’écorcheurs venus de tous horizons pour mettre à sac la France en proie au chaos (la guerre de Cent Ans se prolongera encore jusqu’en 1453). Notre narrateur en est d’autant plus conscient qu’il est lui-même un de ces mercenaires peu recommandables, et au service du plus cruel des seigneurs, le fort peu chevaleresque Aligot de Bourbon, second bâtard du nom. Celui-ci vient de s’emparer de la ville de Chaumont et d’en chasser le bailli ; mais il a maille à partir avec un adversaire fort peu commun, une femme d’aspect étrange et dont les techniques de combat sont plus étranges encore. Cette « jaunisse », de son vrai nom Vipère-d’une-Toise, est une Chinoise formée aux arts martiaux de Shaolin, et elle n’est pas le seul combattant d’exception à se trouver alors dans la région de Chaumont : on y trouve aussi un rônin du nom d’Akira (ben tiens), sabreur émérite bien loin du Pays du Soleil Levant ; mais aussi un certain Billy, nécessairement jeune, un archer talentueux qui pourrait bien réserver quelque tonitruante « surprise » ; un chevalier solitaire au nom fort connoté d’Enguerrand à la Charrette (et qui a le bon goût de venir d’Espagne) ; et d’autres encore. Avec Spencer Five, ils sont au nombre de sept ; et c’est tout naturellement qu’ils prennent le titre de « sept samouraïs », s’emparent de Chaumont aux dépends du bâtard, et entreprennent de former les habitants au combat (femmes et enfants inclus) pour se défendre de la fureur d’Aligot. Cette brochette de combattants issus du monde entier se dresse ainsi, aux côtés des faibles et des opprimés, contre le seigneur impitoyable et jusqu’alors invincible.
Et ça va charcler.
Vous l’aurez compris, pour le coup, Céline Minard ne fait pas exactement dans le pensum boursouflé, bien loin de ce qu’on avait pu lui reprocher pour son précédent roman. Et Bastard Battle a bien tout d’une pochade passablement couillonne et hystérique. Mais diablement réjouissante…
Ce qui n’était pas gagné d’avance : ce genre de fusions anachroniques saturées de références, assez fréquentes aujourd’hui, ça a pu donner de bien vilaines choses, du tétanisant Pacte des loups aux chiantissimes Kill Bill (auxquels je reconnais néanmoins un effet positif : l’engouement soudain pour de vieux chambara, wu xia pian, films de kung-fu, etc., autrement plus intéressants, et qu’il est du coup devenu plus facile de se procurer). L’exercice est en effet plus périlleux qu’il n’y paraît au premier abord, et le risque est grand, à mélanger tout et n’importe quoi n’importe comment, de n’obtenir qu’une mixture sans saveur et indigeste, voire de sombrer dans le ridicule le plus complet. Or, ici, ça marche très bien : en effet, Céline Minard jongle adroitement avec son histoire improbable et ses personnages farfelus ; elle parvient – joli tour de force ! – à rendre l’épopée des sept samouraïs / soudards / cow-boys / X-Men de Chaumont crédible (si, si ! relativement, certes, mais si, si, quand même), mais sans négliger pour autant l’humour (ça aide). Les références, nombreuses, sont dans l’ensemble bien maîtrisées et savoureuses, et il en va de même pour les anachronismes, pleinement assumés, et parfois sacrément gonflés (la « tragédie jekspirienne », mazette…).
Et la langue y est sans doute pour beaucoup. Bastard Battle est en effet écrit dans un sabir de pseudo-vyeux françoys de cuisine renfermée, mêlé d’anglicismes et molt autres abus de langage. À vue de nez, voilà bien une idée qui pouvait sembler sacrément conne, et particulièrement risquée… Mais Céline Minard s’en tire très bien : si sa langue n’a bien évidemment rien « d’authentique », elle se déploie avec un naturel impressionnant et une fougue irrévérencieuse qui fait plaisir. D’une manière très punk, l’auteur prend sauvagement le français plat des romans modernes, le retourne, et lui inflige les derniers outrages avec la bénédiction de Renart et de Rabelais. Du coup, cette langue recréée et absurde, bâtarde s’il en est dans cette histoire, a quelque chose d’excessif et de vivant, d’inventif et de rentre-dedans, d’hédoniste et d’outrancier, qui réjouit et réveille ; elle en vient presque à sonner comme un brûlot, invitant dans un délire juvénile et anar à tordre le coup à toutes les règles et prescriptions professorales, pour ne plus s’en tenir qu’à un seul impératif, celui du pur plaisir d’une langue véritablement vivante. Et c’est ainsi que la prose biscornue de Denysot-le-clerc en vient, finalement, à acquérir son « authenticité », en sonnant plus vraie que nature ; bien loin d’une méticuleuse reconstitution historique, on fait ici dans le fantasme audacieux, à la fois blagueur et réfléchi, et ça fait du bien.
Car Bastard Battle défoule, c’est le moins qu’on puisse dire. Mené d’un train d’enfer, débordant d’action, de violence et de gore, parfois hilarant (décidément, les insultes à la sauce médiévale, c’était quand même quelque chose…), et couillu de la première à la dernière ligne, c’est un vrai bonheur, où ça tranche et ça gicle, ça torture et ça viole, ça se bourre la gueule jusqu’à plus soif et puis, tiens, non, ça en redemande, en fait, parce que merde. Et le lecteur item, qui pogote tout seul comme un con devant son bouquin, le sourire jusqu'aux oreilles.
Alors oui, c’est passablement crétin, sans doute, mais c’est aussi sacrément bien ficelé ; ça fait du bien par où ça passe, et c’est quand même l’essentiel. Je ne serai peut-être pas aussi enthousiaste qu’on a pu l’être, et n’en ferai certainement pas un achat indispensable ; mais si vous êtes prêts à débourser la somme, m’est avis que vous ne le regretterez pas.
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