"Les Sophistes", de Theodor Gomperz
GOMPERZ (Theodor), Les Sophistes, Les Penseurs de la Grèce. Histoire de la philosophie antique, tome I, livre III, chap. V, VI, VII, traduction [de l’allemand] d’Auguste Raymond, introduction d’Olivier D’Jeranian, Houilles, Manucius, coll. Le Philosophe, [1893-1902, 1908] 2008, 148 p.
Aaaaaaaah, les sophistes ! Ces mal-aimés figurent décidément parmi mes penseurs fétiches, ce qui ressortait déjà assez, j’imagine, de l’abominablement scolaire (et parfois terriblement maladroit…) mémoire que je leur avais consacrés en Master 1 Science politique. Du coup, de temps à autre, j’aime bien y revenir, et la publication de ce petit ouvrage aux éditions Manucius ne pouvait donc me laisser indifférent.
Les Sophistes ne constitue pas une étude à part entière. Sous ce titre, ce bref volume contient en fait la réédition (après un siècle !) de trois chapitres de l’œuvre essentielle de Theodor Gomperz, Les Penseurs de la Grèce. Histoire de la philosophie antique. Autant dire que nous ne sommes pas exactement à la pointe de la recherche en la matière. Cela dit, cet opuscule n’en a pas moins un intérêt « documentaire » certain, en ce qu’il s’agit probablement d’une des premières et des plus lucides tentatives de réhabilitation (intellectuelle, oui, mais pas que) de Protagoras et de ses collègues, après deux millénaires de calomnies et d’idées reçues, dont le grand responsable est à n’en pas douter Platon.
Gomperz, ici, s’il retient sans doute les leçons de Hegel (sa manière d’envisager Socrate et les socratiques, parallèlement aux sophistes, me semble en témoigner), se place avant tout dans la lignée positiviste dont Grote est le plus éminent représentant. Il ne croit donc pas véritablement à l’existence d’un « mouvement sophistique », d’un corps de doctrine partagé par les penseurs auxquels on a donné ce titre. Pour lui, ce qui caractérise le sophiste, c’est avant tout qu’il est un professionnel de l’enseignement, à la fois intellectuel et artisan, participant d’un vaste mouvement de rationalisation dont il n'est qu’une des manifestations : c’est ainsi qu’il les envisage à bon droit comme incarnations de « l’esprit du siècle », parallèlement aux médecins hippocratiques (souvent assimilés aux sophistes) et aux historiens tels notamment Thucydide (L’IMMENSE Thucydide, sur lequel l’influence de la sophistique n’est plus à démontrer), et qu’il les montre également préfigurant à certains égards les philosophes des Lumières ou les utilitaristes anglais du XIXe siècle.
Le premier des trois chapitres de ces Sophistes s’intéresse essentiellement à ces questions d’ordre général, et notamment aux attaques de Platon, longuement et honnêtement disséquées. Mais il nous livre également le bref portrait de trois des plus importants sophistes… en prenant peut-être parfois certains témoignages un peu trop au pied de la lettre. Il dégage tout d’abord la figure de Prodicos, moraliste et lexicologue (et Gomperz montre bien ce que cette dernière activité a de fondamental, en dépit des railleries de Platon bêtement reprises depuis) ; puis celle d’Hippias, l’encyclopédiste ; enfin celle d’Antiphon, pour lequel il manque toutefois de documents (si je ne m’abuse, les fragments les plus importants d’Antiphon, en rapport notamment avec la controverse nomos-physis, n’ont été découverts qu’au cours du XXe siècle ; au passage, le débat sur l’identité du sophiste ne ressort pas une seule fois de ces quelques lignes). Mais il me paraît intéressant de voir Gomperz, contemporain et ami de Freud, s’attarder sur ce philosophe méconnu qui, il y a 2500 ans, avait développé un « art d’ôter le chagrin » parallèlement à une méthode « d’interprétation des rêves »… ce qui en fait bien un étonnant précurseur de la psychothérapie et de la psychanalyse.
Les deux chapitres suivants, plus complexes (mais non véritablement arides, la plume de Gomperz est simple et élégante), s’attardent sur les deux plus fameux sophistes, et en premier lieu Protagoras d’Abdère. Gomperz rend justice à cet immense penseur, battant en brèche les moqueries (la fameuse conversation juridique avec Périclès, ainsi qu’il le montre, n’a rien de ridicule…), et livrant une analyse pointue, notamment, des deux plus célèbres fragments protagoréens, celui concernant l’existence des dieux, et, surtout, la doctrine de l’homme-mesure (et il montre déjà avec talent que cette doctrine ne saurait être envisagée comme un hyper-subjectivisme, à la manière du Théétète de Platon, mais selon une logique que Dupréel qualifiera ultérieurement de « conventionnalisme sociologique » ; notons cependant le parallèle avec la phénoménologie – mais là, je ne peux guère m’étendre, béotien de moi…).
Gomperz traite ensuite de l’orateur Gorgias de Léontini, mais, étrangement, s’il accorde bien évidemment de l’importance à l’enseignement rhétorique du Sicilien et aux quelques exemples dont on en dispose, il considère cependant qu’il n’est pas l’auteur de l’Éloge d’Hélène et de la Défense de Palamède, et ne s’attarde finalement guère sur le kairos. Dès lors, cet ultime chapitre consiste avant tout en une longue et complexe étude de l’œuvre la plus provocatrice de Gorgias, son Traité du non-être, où, contre les Éléates, il démontre que rien n’existe, que si quelque chose existait on ne pourrait pas le savoir, et que si on le savait on ne pourrait pas le communiquer…
Un petit ouvrage intéressant et d’un abord aisé, mais qui a indubitablement vieilli, ou, plus exactement, qui est largement dépassé aujourd’hui : la recherche sur les sophistes, malgré les conservatismes, a tout de même progressé au cours du XXe siècle ; on trouvera aisément des « introductions » plus complètes (Gilbert Romeyer-Dherbey, Jacqueline de Romilly…) et des essais autrement plus riches (Mario Untersteiner, William Keith Chambers Guthrie, George Briscoe Kerferd, Barbara Cassin…). Reste un témoignage historique non négligeable sur la réhabilitation des sophistes, d’une lecture agréable qui plus est…
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