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"Les quarante signes de la pluie", de Kim Stanley Robinson

Publié le par Nébal

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ROBINSON (Kim Stanley), Les quarante signes de la pluie, traduit [de l’américain] par Dominique Haas, [Paris], Presses de la Cité, [2004] 2006, 396 p.
 
L’Américain Kim Stanley Robinson est clairement pour moi l’un des meilleurs auteurs de science-fiction de ces dernières années avec le Canadien Robert Charles Wilson, et devant (oui, devant) l’Anglais Stephen Baxter et l’Australien Greg Egan. Ce qui fait trois auteurs sur quatre plus ou moins assimilés au sous-genre « hard science », et croyez bien que la quiche en sciences dites « dures » que je suis en est le premier étonné…
 
On s’accorde généralement à placer Robinson dans ce courant, et l’abondance de digressions scientifiques dans ses romans est à vrai dire assez révélatrices des intérêts du bonhomme. Pourtant, à la différence de bon nombre de ses collègues, il n’est pas lui-même un scientifique (il est de formation littéraire ; au passage, sa thèse, récemment éditée chez les Moutons électriques, portait sur Les Romans de Philip K. Dick…) ; cela ne rend pas son discours moins pertinent, semble-t-il, le fond scientifique de ses écrits étant qualifié de solide par les plus compétents des amateurs du genre (quand bien même, en cherchant la petite bête, on peut déceler quelques erreurs ici ou là, mais bon, ça va…) ; cela explique peut-être, en contrepartie, sa clarté d’expression, son sens de la pédagogie, son indéniable curiosité d’amateur, qui tranchent par exemple sur l’austérité d’un Egan, et rendent probablement ses ouvrages plus accessibles pour les béotiens dans mon genre. Notons d’ailleurs que l’attrait pour les sciences de Kim Stanley Robinson ne se limite pas, loin s’en faut, aux seules sciences dites « dures » : les sciences humaines et sociales (essentiellement l’histoire, mais aussi la sociologie et la science politique, y compris dans ses aspects juridiques et institutionnels) y jouent un rôle tout aussi important, et les réflexions en la matière sont souvent pertinentes (ce qui est plutôt appréciable, tout de même !). Autre atout du Monsieur, et non négligeable : si la science joue un rôle important dans ses œuvres, l’auteur ne se contente pas pour autant de livrer une froide littérature d’ingénieur, dans la mesure où il accorde une grande importance à ses personnages, généralement très humains et attachants (ce qui le rapproche à certains égards de Wilson, je trouve ; on aura l’occasion d’y revenir). Il donne en tout cas l’image d’un passionné, à l’enthousiasme communicatif, et aux centres d’intérêt variés, de l’alpinisme au bouddhisme en passant par la physique quantique et l’histoire, et qui ne rechigne pas à exposer ses opinions, notamment d’ordre politico-économique, dans une perspective résolument humaniste et écologiste : ainsi, Kim Stanley Robinson ne se contente pas de bêtement critiquer le capitalisme, ce qui est à la portée du premier venu, mais entend bien y proposer des alternatives. On a pu, assez souvent, le juger « naïf », « trop gentil », etc. Etant d’un naturel cynique, je serais tout disposé à renchérir sur ces critiques, mais le fait est que l’honnêteté de Robinson me désarme…
 
Autant de caractères que l’on retrouve dans ses plus fameuses œuvres, et notamment dans la d’ores et déjà incontournable « trilogie martienne » (Mars la rouge, Mars la verte et Mars la bleue ; on peut y rajouter le recueil de nouvelles, et quasi fix-up, intitulé Les Martiens, lequel, si je ne m’abuse, avait fait l’objet de mon premier compte rendu miteux sur ce blog miteux, c’est dire si ça doit pas être glorieux…). Le fruit de plusieurs années de travail, décrivant rien moins que la colonisation et la terraformation de la planète rouge, dans une perspective résolument historique et humaine, où l’aventure et la fascination scientifique, la petite histoire et la grande, les catastrophes les plus noires et les utopies les plus lumineuses, s’entremêlent avec bonheur pour former une somme incomparable et indispensable. On peut dire la même chose de son autre chef d’œuvre, The Years of Rice and Salt, superbe uchronie bêtement traduite sous le titre imbécile de Chroniques des années noires : sept siècles d’histoire revisitée, dans un monde où l’Europe a succombé à la grande peste du Moyen-Âge, laissant la première place à la Chine et au monde arabe. Une merveille, vous dis-je.
 
Et Kim Stanley Robinson s’est donc lancé il y a peu dans une nouvelle trilogie, dont Les quarante signes de la pluie constitue le premier volume (le second, 50° au-dessous de zéro, est paru il y a peu en français ; je le lis prochainement et vous en parle illico ; le troisième n’existe pour l’instant qu’en anglais, et s’intitule Sixty Days and Counting). L’amateur de Kim Stanley Robinson est tout d’abord surpris par la taille du roman : 400 pages seulement, là où les précédents ouvrages avoisinaient généralement le double, voire plus… Le thème, par contre, n’étonne guère : le réchauffement climatique.
 
Je ne sais pas vous, mais moi, j’en ai soupé, du réchauffement climatique. Impossible de passer à côté à l’heure actuelle, et difficile de faire la part des choses, l’alarmisme obtus et les bondieuseries écolo-bobo dégoulinantes de certains me paraissant tout aussi horripilantes que les réfutations hypocrites et scandaleuses des acharnés de l’ultra-libéralisme économique, qui se complaisent dans une vision (non, un aveuglement) à court terme typique de l’actionnaire moyen. Je crois volontiers, pour ma part, au réchauffement climatique, et à la nécessité de faire des efforts sous peine de Gros Bordel Imminent (par contre, les « solutions » proposées tendent à m’agacer quelque peu, mais bon, là n’est pas la question…) ; je regrette, ceci dit, l’attitude résolument doctrinaire des adhérents à la cause, leurs tours de passe-passe rhétoriques (Al Gore et compagnie, sous cet angle, ne valent pas forcément mieux que leurs adversaires…) et leur tendance à crier au haro sur l’hérétique quand on se permet la moindre critique… La question scientifique et politique est devenue question de foi et d’orthodoxie scientiste ; il me semble, quant à moi, que ce terrible problème devrait favoriser, plutôt que ce bête repli sur soi, un salutaire questionnement sur la place de la science dans la société, sur son rôle politique, et sur ses conséquences à long terme : à peu de choses près un changement de paradigme…
 
Pour tout dire, là, comme ça, je n’avais pas vraiment envie de lire un bouquin de plus sur le réchauffement climatique. Sauf que celui-ci est de Kim Stanley Robinson ; oh, il n’y a aucun doute sur le positionnement du bonhomme dans ce débat : Les Quarante signes de la pluie constitue bien un antidote à Michael Crichton… Mais j’avais trouvé Robinson remarquablement pertinent dans son questionnement sur l’écologie dans la « trilogie martienne » (à tel point qu’il a pas mal modifié mon point de vue, l’enfoiré…), alors pourquoi pas, après tout ? Bonne surprise en ce qui me concerne, qui plus est : la réflexion sur la science et son rôle social que j’évoquais à l’instant est bien au centre du roman…
 
Une chose franchement terrifiante, d’entrée de jeu : on n’a vraiment pas l’impression d’être dans un roman de science-fiction. Ou, plus exactement, dans un roman d’anticipation. Si l’on doit parler ici de futur (ce que ne fait pas l’auteur), c’en est un vraiment très proche, où Bush pourrait bien être encore le président des Etats-Unis (le président n’est pas nommé dans le roman, mais c’est un républicain… qui a une réputation, sans doute très exagérée, de crétin fini). Autant dire que ça se passe demain. Les effets du réchauffement climatique sont encore très limités, et, si l’on excepte la fin du roman (Washington qui disparaît sous les eaux dans une inondation catastrophique ; ce n’est pas un spoiler, on sait dès le début – dès le titre – ce qui va se produire), la question n’est à vrai dire évoquée qu’en filigrane, comme par une suite de dépêches qui ne retiennent guère l’attention : un morceau de la banquise qui se détache, « l’Hyper-Niño » permanent, etc. Tous les événements sont envisagés par l’intermédiaire d’une brochette de personnages, généralement très attachants (quand bien même on a pu les juger trop gentils mignons).
 
A Washington, on suit ainsi le charmant couple formé par Anna et Charlie Quibler (ce qui occasionne de très touchantes scènes familiales – horreur glauque, je viens d’écrire ça, moi ? – qui ne sont pas sans rappeler la jolie nouvelle « Mars la violette », dans Les Martiens). Anna est une scientifique de formation, mais son travail est essentiellement administratif, en tant que chef de projet à la National Science Foundation (NSF), ce qui fournit le prétexte à une savante étude de cette institution chargée d’attribuer des subventions à la recherche scientifique, mais qui manque cruellement de moyens… On compte notamment, parmi ses collègues, le cynique et désabusé Frank Vanderwal, qui applique une grille de lecture sociobiologique aux rapports humains, tout comportement contemporain se rapportant à ses yeux au primate d’antan et à sa lutte pour la survie dans la savane ; Frank déplore le manque de moyens de la NSF, et entend bien, en fin de compte, la révolutionner de fond en comble, pour aboutir à ce changement de paradigme qui lui paraît indispensable. Tous ces scientifiques, en effet, sont conscients du désastre imminent, à la différence des charlatans obtus qui forment l’entourage direct du président. Cela, Charlie Quibler le sait mieux que personne, lui qui joue le rôle de conseiller pour l’environnement du sénateur démocrate Phil Chase, probablement plus sympathique et volontaire que la grande majorité de ses collègues, mais guère efficace pour autant. Charlie, le seul non-scientifique parmi les personnages principaux, est particulièrement attachant : homme moderne et papa-gâteau, c’est lui qui s’occupe du bambin Joe, tandis qu’Anna travaille d’arrache-pied à la NSF ; et il le traîne partout sur ses épaules… jusque dans le bureau ovale. Ce qui occasionne nombre de très jolies scènes (… mais bordel, c’est pas possible, c’est pas moi, j’ai pas pu écrire ça…). A Washington, enfin, il ne faut pas oublier ces étranges ambassadeurs khembalais, représentants d’une minuscule nation de Tibétains exilés dans l'océan Indien, sur une petite île inondable, et qui viennent dans la capitale de l’hyperpuissance pour y tenter un lobbying indispensable mais voué à l’échec… Les Quibler, cependant, et sans qu’ils sachent trop pourquoi, entendent bien faire de leur mieux pour leur venir en aide. Enfin, de l’autre côté des Etats-Unis, le roman revient de temps à autre sur les employés d’une petite start-up de bio-ingénierie, dont les recherches pourraient bien s’avérer cruciales, quand bien même ils semblent pour l’instant se livrer à un vain et tragique massacre de souris ; mais peut-être l’arrivée d’un jeune mathématicien de génie dans l’entreprise pourra-t-elle changer la donne ?
 
A vrai dire, on n’en saura guère plus. C’est là le principal défaut des Quarante signes de la pluie : c’est un roman sans intrigue, et, pour ainsi dire, un simple prologue. Une succession de tranches de vie et de débats passionnés (scientifiques, politiques, philosophiques), très intéressante, mais totalement dénuée d’action, et avançant comme si de rien n’était vers la catastrophe imminente. Ce qui est sans doute assez réaliste, finalement, quand bien même on a pu critiquer ici ou là une certaine tendance au manichéisme avec tous ces personnages si sympathiques (personnellement, je n’en suis pas si sûr, il me semble qu’il y a là une erreur de lecture, et une méprise sur le profond humanisme de l’auteur…). Reste que, si l’on sait où l’on va, il n’y a pas de véritable récit pour autant. Attention, on ne s’ennuie pas un seul instant : l’écriture de Kim Stanley Robinson est toujours aussi agréable, et ses personnages sont peut-être encore plus émouvants qu’à l’ordinaire. Mais on est néanmoins un peu perplexe devant ce long jeu de pistes, dont certaines se révèlent étrangement des impasses, tandis que d’autres peuvent laisser un peu sceptique (la thématique bouddhiste tendant à la limite vers le fantastique, du moins pour ce qui est de l’atmosphère). Et si le final est très réussi, il est sans doute avant tout frustrant.

Les Quarante signes de la pluie ne constitue ainsi qu’une introduction, très agréable en tant que telle, mais dont je ne saurais pour l’instant conseiller sans hésitation la lecture. Les amateurs de Kim Stanley Robinson passeront sans doute un très bon moment avec ce roman (c’est mon cas), et ceux qui s’intéressent au réchauffement climatique et aux innombrables questions qu’il soulève (bien au-delà des seuls champs scientifique et économique) y trouveront sans doute une lecture pertinente, à même d’ouvrir un certain nombre de pistes de réflexion. Au-delà, je ne saurais véritablement me prononcer, dans la mesure où je n’ai pas l’impression d’avoir fini un livre ; alors je lis 50° au-dessous de zéro dans quelques jours, et on en reparle…

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