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"V.", de Thomas Pynchon

Publié le par Nébal

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PYNCHON (Thomas), V., traduit de l’américain par Minnie Danzas, [Paris], Editions du Seuil, coll. Points, [1961, 1963, 1985] 2001, 632 p.
 
Croyez-le ou non, il se trouve dans mon entourage des personnes charitables, désireuses de me sauver des flammes de l’Enfer. Des gens consternés par mon goût immodéré pour la science-fiction, et qui pensent que, n’étant pas complètement idiot après tout, je serais parfaitement en mesure de lire des vrais livres. D’où cette heureuse initiative d’une valeureuse croisée du bon goût littéraire, qui a insidieusement profité de mon anniversaire pour m’offrir V. de Thomas Pynchon. Nébal remercie donc Coco.
 
Et ça tombe bien. Parce que si Pynchon, que l’on considère généralement comme un des plus grands auteurs américains contemporains, est en principe publié dans des collections de littérature « blanche », il n’est pas pour autant si éloigné que cela de mes préoccupations habituelles. Rien d’étonnant, dans un sens, à ce que l’on trouve une fiche biographique du Monsieur sur le site du Cafard cosmique, vantant notamment, de même qu’ActuSf d’ailleurs, les mérites de ce que l’on considère parfois comme son chef-d’œuvre, L’Arc-en-ciel de la gravité, roman inclassable et unique, véritable objet de culte, et d’une influence considérable semble-t-il sur les écrivains du mouvement cyberpunk (entre autres…). Et V., à vrai dire, ne déroge guère à cette première impression : à nouveau un ouvrage inclassable, complexe et fou, au croisement des genres, de ceux que Gérard Klein, dans sa préface au Codex du Sinai d’Edward Whittemore (je vous entretiendrai bientôt de cette merveille qui ne manque effectivement pas de faire penser à V.), regroupe dans une étrange et fascinante cohorte regroupant entre autres et dans le désordre Vladimir Nabokov et Jorge Luis Borges, Lewis Caroll et Franz Kafka, Laurence Sterne et Rabelais, etc. : V. est expressément cité. Et on est bien, ici, dans cette séduisante littérature qui a le bon goût et l’audace de bafouer les étiquettes, au risque de susciter la perplexité des intégristes de part et d’autres des frontières littéraires ; on peut bien parler, me semble-t-il, de ces « transfictions » évoquées par Francis Berthelot, et V. serait tout à fait à sa place, par exemple, dans l’excellente collection « Interstices » de Calmann-Lévy dont j’ai déjà eu l’occasion de vous parler (voyez ma note sur Les Mille et Une Vies de Billy Milligan) et dont je vous reparlerai bientôt (pour L’Oiseau impossible de Patrick O’Leary) (ah, et de toute façon, vous devez lire La Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer, je sais, je me répète, mais c’est un monument, alors merde, quoi). V., en effet, jongle avec audace et humour entre littérature « générale », et littérature « de genre » (espionnage surtout, mais aussi science-fiction et fantasy). Un premier roman extrêmement ambitieux et plutôt original, quand bien même encore maladroit ici ou là à mon sens, mais j’y reviendrai.
 
Ceci dit, j’aurais mis un peu de temps pour le lire, celui-ci (les plus anciens de mes hypothétiques lecteurs se souviendront peut-être que j’en avais évoqué la dévoration prochaine dans mon compte rendu des Métamorphes de Moluk, ce qui n’a effectivement rien à voir, il y a de ça plusieurs mois…). J’avoue, j’ai été faible pendant un bon moment. Je n’avais encore jamais (honte sur moi) lu la moindre ligne de Thomas Pynchon ; je connaissais déjà cependant sa réputation, celle d’un auteur dont « les romans […] ne sont pas faciles à lire », pour reprendre le constat lapidaire de Mr. Cafard. Un auteur pour lequel il vaut mieux, sans doute, se préparer ; qu’on ne peut pas lire dans n’importe quelles circonstances ; aucune envie, en somme, de renouveler ma douloureuse expérience avec l’incontournable Ulysse de Joyce, une des influences probables de ce roman d’ailleurs, mais que j’ai dû abandonner après plusieurs tentatives infructueuses (je le lirai un jour, c’est promis ; je sais, à en croire certains, que je ne devrais même pas prétendre être en mesure de causer littérature tant que je n’ai pas lu Ulysse… ça va viendre, si si).
 
Pourtant, ça faisait un bail que je voulais lire Pynchon. Pour sa personnalité unique et son œuvre inclassable, donc (pas un hasard si les auteurs cités plus haut par Gérard Klein figurent pour bon nombre d’entre eux dans mon panthéon personnel, et en premier lieu Sterne pour son extraordinaire et injustement méconnu La Vie et les opinions de Tristram Shandy, et Kafka, bien sûr…). Mais aussi, je dois le reconnaître, en raison du mystère entourant le bonhomme, qui a su se forger une image mythique en réduisant la communication à néant. Pynchon est en effet un inconnu célèbre. Tout le monde révère ses livres, et en même temps on ne sait à peu près rien de lui ; de cet auteur guère prolifique (cinq romans en une cinquantaine d’années !), on ne dispose que de rares photographies datant des années 1950, et semble-t-il d’une seule interview. On a même supposé que Thomas Pynchon n’existait tout simplement pas, entendons par-là qu’il n’était que le pseudonyme dissimulant un fameux écrivain américain… Bon, peu importe, au final, quand bien même la communication autour de l’œuvre peut à certains égards être considérée comme faisant partie de l’œuvre elle-même (tendance que la littérature contemporaine a cultivé pour le meilleur et surtout pour le pire) ; on peut bien se contenter des romans de Pynchon.
 
Il est bien temps, je vous l’accorde, d’en venir enfin à ce V., premier roman de l’auteur, datant du début des années 1960 et lauréat en 1963 du prix William Faulkner du meilleur roman.
 
Où l’on commence par (vaguement) suivre le périple improbable d’un marin paumé répondant au nom tout aussi improbable de Benny Profane. Lequel est avant tout un jocrisse, qu’on se le dise. On suit vaguement, donc. Parce que ça part dans tous les sens dès le début : d’une page à l’autre, on croise une multitude de personnages, prétextes à de nombreuses digressions où le temps, l’espace, la continuité et la cohérence partouzent frénétiquement entre deux bastons de marins arrosées de whisky frelaté. On y croise donc tout d’abord des marins, et des barmaids qui s’appellent toutes Béatrice. Et ça boit, ça chante, ça frappe, ça aime, ça rompt, dans un joyeux bordel où le lecteur se paume, commence par revenir quelques lignes en arrière (hein ? quoi ? qui ?), et puis se laisse entrainer dans la ronde infernale des soirées enivrantes, n’esquissant qu’un bref salut à un type de passage pour rejoindre bien vite le prochain bar à matelots, la prochaine baston, la prochaine Béatrice. Et l’on suivra ainsi tant bien que mal, en jouant des coudes à l’occasion, Benny Profane et ses potes, mi-prolo mi-bobo, ramassis d’artistes ratés, de clodos, d’intellectuels et de filles qui apparaissent et disparaissent comme dans une interminable fête anarchique, un squat sans règles où les impressions et les sentiments surnagent entre deux trous noirs éthyliques. Benny Profane se rend bien vite à New York, où il est l’ami des clochards, quand il ne fréquente pas la Tierce des Paumés ou les petits voyous portoricains avec qui il chasse l’alligator dans les égoûts. L’occasion de bon nombre de rencontres plus ou moins marquantes : Esther, par exemple, petite juive un brin écervelée qui entend bien se faire refaire son pif aquilin perçu comme un stigmate ; ou encore Herbert Stencil, et son obsession pour V.
 
Et c’est ainsi que le roman, déjà passablement confus, se met à vaguement suivre deux lignes vaguement narratives résolument différentes, bien que quasi nécessairement vouées à se rejoindre. Nous avons donc d’un côté les séquences « contemporaines » (fin des années 1950), avec tous ces personnages et leur vie au jour le jour, dans une ambiance qui ne manque pas de faire penser à Kerouac et notamment à Sur la route, ou plus simplement et plus largement à la beat generation. A vrai dire, c’est peut-être davantage William Burroughs que l’on aurait envie de convoquer ici, le « réalisme » sec et sordide de ces premières séquences s’enchaînant bien vite avec d’autres, plus précieuses, plus hallucinées, et paradoxalement (ou pas) plus cohérentes.
 
Herbert Stencil (qui parle de lui à la troisième personne, ce qui est toujours bon signe) est obsédé par une ligne mystérieuse extraite du journal intime de son défunt père : « Il y a plus derrière V. et dans V. qu’aucun de nous n’a jamais soupçonné. » Comme de bien entendu, cette sentence étrange s’applique parfaitement au roman. Stencil entend bien découvrir qui, ou ce qui, se cache derrière cette lettre « V. ». Une femme, peut-être ? Ou bien cette rate élevée par un prêtre dingue dans les égoûts ? A moins qu’il ne s’agisse de Vheissu, ce pays fantasque dont l’existence réelle n’a jamais été avérée, mais qui pourrait se trouver, voyons, du côté de l’Afghanistan, peut-être, ou bien non, vers l’Antarctique, ou dans les souterrains du monde ? Vheissu, quoi qu’il en soit, a nécessairement des agents. Et Stencil de rassembler ainsi tous les indices lui permettant de découvrir enfin le mystère de V. Et de reconstituer le tout, de le revivre. Ainsi qu’il le répète à tout bout de champ, tout cela n’a rien à voir avec de l’espionnage. Mais l’on croisera, dans ses récits anciens prenant place au Caire ou à Malte, en Italie ou en Afrique du Sud, bien des agents secrets, des non-dits, des complots, des gens qui ont quelque chose à cacher ; tout tourne nécessairement autour de V. Stencil, dans sa quête paranoïaque, élabore comme un romancier pervers une succession de conspirations et de coïncidences improbables (pour citer cette fois un auteur récent, pour le coup, ça m’a fait un peu penser à Paul Auster, dans le fond... mais aussi, bien sûr, à Edward Whittemore, encore une fois), repoussant toujours plus loin la résolution de l’énigme. Car Stencil sait bien vite que la solution se trouve probablement à La Valette. Mais il préfère errer, rassemblant les indices, d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre, en avant, en arrière, complètement à l’Ouest ou un peu plus au Sud. V. doit être mis en rapport avec l’incident de Fachoda, avec le génocide des Hottentotes et Héréros en 1904 (séquences hautement cauchemardesques ; une fois de plus, difficile de ne pas faire le lien avec, plus tard, la tragédie de Smyrne telle qu'elle est superbement décrite dans Le Codex du Sinaï de Whittemore), avec ces révolutionnaires paraguayens fricotant à Florence avec de pittoresques aventuriers désireux de s’emparer de la Naissance de Vénus (nécessairement) de Botticelli, avec les bombardements de La Valette. Tout tourne autour de V. Et les liens, progressivement, s’établissent entre le complot délirant de Stencil et les beuveries et coucheries de la Tierce des Paumés, comme une prophétie révélatrice d’une soudaine apocalypse, inévitable en dépit de la fuite perpétuelle des différents protagonistes.
 
La littérature « réaliste » des séquences contemporaines (encore que ce réalisme doive souvent être relativisé, ainsi pour ce qui est de la chasse aux alligators, ou de l’opération de chirurgie esthétique d’Esther, séquence hilarante et douloureuse évoquant le docteur Benway dans ses œuvres… la bizarrerie et le rire sont de toute façon omniprésents) se trouve ainsi balancée par une littérature plus folle et lorgnant insidieusement (et avec beaucoup d’humour) vers les contrées troubles de l’imaginaire, à base de royaumes fantasmagoriques, de rencontres fatales, d’être quasi cybernétiques, de quasi réincarnations, de mystérieux signaux magnétiques et de manifestations vaporeuses. V., dans les délires de Stencil, obéit ainsi à l’étrange logique des rêves et des cauchemars, la cohérence forcée du récit sentant l’artifice un peu honteux, où la volonté vient combattre la fatalité, pour un résultat très efficace et perturbant, hautement paranoïaque pour ne pas dire dickien (l’interrogation sur la nature de la réalité est centrale dans le roman, et pas seulement dans l’enquête de Stencil).
 
Le tout étant servi par une plume alerte et fine (un peu malmenée par la traduction, je le crains, mais il faut reconnaître qu’il y avait sans doute là un fameux challenge…). Le style de Pynchon, si l’on passe sur l’incongruité et la confusion du récit, est d’une grande fluidité, souvent fort, parfois drôle, et généralement juste.
 
Ceci dit, tout cela n’est pas sans défauts. Je n’ai guère été surpris d’apprendre que V. était le premier roman de Thomas Pynchon : il est en effet marqué par une ambition débordante, pas toujours bien canalisée, succombant parfois à l’exercice de style type poésie en prose (ou pas, d’ailleurs : les chansons et poèmes abondent dans le récit), et se perdant parfois presque autant que le lecteur d’un personnage à l’autre, d’une ligne narrative à l’autre ; il en résulte à l’occasion un sentiment de trop-plein, éventuellement générateur d’ennui, que j’ai pour ma part surtout ressenti dans les passages « contemporains » (les moins originaux, pour le coup ; et, en ce qui me concerne en tout cas, Pynchon n’a pas ici l’aisance et le naturel d’un Kerouac, par exemple). Cela n’exclue pas quelques très jolies séquences, ainsi l’opération d’Esther, la psychanalyse de Stencil par son dentiste, la chasse aux alligators, etc. Mais les récits paranoïaques de Stencil me paraissent bien plus convaincants, à la fois prenants et absurdes, drôles et terrifiants, presque toujours saisissants. Plus personnels, en tout cas.
 
Peut-être est-ce que je cherchais davantage cela chez Pynchon… Quoi qu’il en soit, cette première expérience s’avère sans aucun doute concluante, et j’ai bien envie de poursuivre dans la découverte de cet auteur hors-normes, probablement avec L’arc-en-ciel de la gravité, récemment réédité si je ne m’abuse, ou bien avec Vente à la criée du lot 49, que l’on prétend parfois plus accessible… On verra bien. En attendant, j’ai passé dans l’ensemble un très bon moment à la lecture de ce très bon V.
 
Alors merci encore, Mademoiselle. Maintenant, il s’agit juste de faire encore mieux pour mon prochain anniversaire (quoi, j’abuse ?).

CITRIQ

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N
... Voilà.<br /> <br /> Et j'avoue que ce pavé m'effraye un peu (honte sur moi).
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U
ça vient... ça vient.<br /> Ils sont pressés ces jeunes.
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P
Découvrez vite "contre-jour".
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