LE GUIN (Ursula), Le monde de Rocannon, traduit de l’américain par Jean Bailhache, Paris, LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1966-1994] 2003, 190 p.
Ursula Le Guin, je vous en avais déjà parlé, notamment, pour l’excellent Les dépossédés, dont je m’étais régalé après m’être tout autant délecté de la lecture du célèbre La main gauche de la nuit. Je me suis donc dit qu’il était bien temps d’approfondir un peu plus cet auteur, en poursuivant la lecture de son volumineux cycle de science-fiction, comprenant les deux volumes sus-cités, et que l’on connaît sous les noms de « cycle de Hain », de « cycle de la Ligue de tous les mondes » ou encore de « cycle de l’Ekumen » (tout ça, c’est la même chose, ce ne sont pas des cycles différents), en attendant d’aborder son fameux cycle de fantasy, « Terremer ».
Le « cycle de l’Ekumen », donc. Une vaste histoire du futur, constituée de récits que l’on peut lire indépendamment, et récompensés pour plusieurs d’entre eux. Le cycle comprend sept romans – Le monde de Rocannon, donc, puis Planète d’exil, La Cité des illusions, La main gauche de la nuit, Les dépossédés, Le nom du monde est forêt et Le dit d’Aka – ainsi qu’un certain nombre de nouvelles. Dans les jours qui vont suivre, je vais donc vous entretenir des romans du cycle que je n’avais pas eu l’occasion de lire jusqu’alors : cette note sur Le monde de Rocannon sera donc bientôt suivie de comptes rendus sur Planète d’exil, La Cité des illusions, puis, en un seul volume, Le dit d’Aka, suivi de Le nom du monde est forêt. Les nouvelles rattachées au cycle sont semble-t-il assez dispersées (d’autant qu’elles ont été publiées chez différents éditeurs, tandis que tous ces romans sont disponibles au Livre de poche), mais j’y reviendrai sans doute à l’occasion.
Voilà pour le programme. Je ne reviendrai pas ici en détail sur la présentation de l’auteur et les thématiques du cycle. Abordons donc directement ce Monde de Rocannon, le premier roman de cette vaste fresque.
L’action se déroule sur une planète sans nom du système Fomalhaut, peuplée par cinq espèces intelligentes, dont trois seulement (avec des subdivisions) sont véritablement connues de la Ligue de tous les mondes. L’ethnologue Rocannon, éminent représentant de cette dernière, intrigué par ce monde méconnu, s’y rend en mission d’observation pour le compte de la Ligue, afin de compléter les données bien lacunaires le concernant. Mais cette planète, quand bien même anonyme et méconnue, ou peut-être justement pour cette raison, devient un enjeu crucial dans le conflit opposant la Ligue aux rebelles contestant son hégémonie (pas « d’Ennemi inconnu » ici, contrairement à ce qu’avance la quatrième de couverture…). Et Rocannon se retrouve bien vite isolé dans ce monde étrange et archaïque, aux antipodes de la prestigieuse civilisation de la Ligue, et sera amené à jouer un rôle déterminant dans la guerre cruelle sévissant sur cette planète au mépris des populations autochtones, tenues pour insignifiantes et que tout cela dépasse.
Si Le monde de Rocannon est incontestablement un roman de science-fiction, le cadre comme le récit, pourtant, font davantage penser à de la fantasy : cette planète anonyme est en effet un monde archaïque, d’allure essentiellement féodale, où la science est largement méconnue, et où les prodiges technologiques de la Ligue de tous les mondes font figure de magie ; le thème est classique, mais remarquablement bien exploité : si les enjeux sont science-fictionnels et parfaitement rationnels, ce n’en est pas moins dans une véritable quête que se lance Rocannon, ou plutôt, bien vite, Olhor l’Errant, le Seigneur des étoiles, et ses inévitables compagnons très hétéroclites, le tout formant une bande de héros qui n’est pas sans évoquer la Communauté de l’Anneau. Cette impression se retrouve encore renforcée par l’excellent prologue du roman, « Le collier », superbe conte de science-fiction, envisagé essentiellement à travers les yeux de la belle Semlé, dont le périple tragique se colore ainsi d’épopée mythique et allégorique. Je ne peux résister à l’envie de citer le premier paragraphe du roman, assez révélateur de ces intentions (p. 7) :
« Comment discerner la légende de la réalité en des mondes dont tant d’années nous séparent ? – planètes sans nom que leurs habitants appellent le Monde, planètes sans histoire dont les mythes se nourrissent du passé, à telle enseigne qu’un explorateur revenant après quelques années d’absence s’aperçoit que ses actions antérieures sont devenues celles d’un dieu. La déraison assombrit cette brèche creusée dans le temps et annihilée par nos vaisseaux photiques, et dans les ténèbres l’incertitude et la démesure poussent comme des herbes folles. »
Séduisant programme, qui laisse augurer du meilleur. Pourtant, Le monde de Rocannon est indéniablement à mes yeux un roman mineur dans le « cycle de l’Ekumen » (en tout cas, pour le moment, je peux du moins affirmer qu’il ne soutient pas la comparaison avec Planète d’exil, La main gauche de la nuit et Les dépossédés, sans oser me prononcer pour les autres). En effet, si le thème central du roman est bien digne des plus grandes réussites d’Ursula Le Guin et de son approche si particulière et attrayante de la science-fiction, tout cela n’a pas néanmoins l’élégance subtile des romans ultérieurs, ni a fortiori leur profondeur dans le traitement des thématiques anthropologiques, politiques et sociales. Que le « héros » soit un ethnologue n’y change à vrai dire pas grand chose : Ursula Le Guin s’est souvent montrée bien plus inventive et pertinente en matière « d’ethno-SF » ; d'ailleurs, et pour rester dans ce genre, c’est surtout à Jack Vance que l’on pense ici – et l’atmosphère de fantasy joue d’ailleurs dans le même sens. Ici, incontestablement, le divertissement prime sur le fond, et l’héroïsme vient parasiter l’analyse : au vu des intentions de l’auteur, c’est dans l’ordre des choses, certes ; mais, en fin de compte, Rocannon errant sur la planète sans nom ne manque pas de faire penser, notamment, à Adam Reith luttant pour sa survie sur Tschaï (Le cycle de Tschaï est postérieur, certes, mais le rapprochement m’a frappé).
Et c’est à vrai dire un peu décevant, un peu trop léger pour le coup ; cela manque surtout d’originalité, et donne l’impression d’avoir déjà été lu… Encore une fois, c’est dans l’ordre des choses, de même que la relative naïveté de l’ensemble : je ne peux donc véritablement critiquer Le monde de Rocannon pour ces seules raisons, tout cela n’est pas innocent (et c’est bien pourquoi je n’adhère pas à la chronique d’Anne Fakhouri sur ActuSF). Il n’en reste pas moins que, s’il constitue un divertissement efficace et moins simpliste qu’il n’en a l’air au premier abord, ce roman est cependant bien inférieur à Planète d’exil, par exemple, le roman suivant du cycle : il n’en a pas le charme subtil, et ne joue pas dans le même registre.
Le monde de Rocannon n’est en tout cas pas mauvais pour autant, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : il a pour lui d’être court et entraînant, comme un bon divertissement, et son prologue, « Le collier », est un vrai petit bijou, que l’on pourrait à vrai dire lire indépendamment, comme une excellente nouvelle. Mais la suite est incomparablement meilleure.
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