LE GUIN (Ursula), La Cité des illusions, traduit [de l’américain] par Jean Bailhache, Paris, LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1967, 1972] 2004, 254 p.
Où l’on retrouve la grande Ursula Le Guin et son superbe « cycle de l’Ekumen ». Je vous avais déjà parlé, il y a de cela quelque temps, des Dépossédés (deuxième roman du cycle que j’ai eu le bonheur de lire, après l’excellent La main gauche de la nuit), et, plus récemment, du Monde de Rocannon et de Planète d’exil. Inutile, donc, de revenir sur la présentation de l’auteur et du cycle, on va passer directement au plat de résistance.
La Cité des illusions, de 1967, est donc le troisième roman à se rattacher au « cycle de l’Ekumen ». Et c’est le premier à se dérouler sur Terre. Une Terre bien différente de celle que nous connaissons : largement retournée à l’état sauvage (enfin, plus ou moins sauvage… de nos jours, à ma connaissance, les lapins ne crient pas au chasseur : « Tu ne tueras point ! »), elle n’est que très peu peuplée, l’humanité étant retournée à un stade passablement archaïque, et répartie en minuscules communautés très diverses de par le vaste monde. L’exception, ce sont les Shing. Qui sont-ils au juste ? Difficile à dire : eux se prétendent humains, mais on les suppose souvent extraterrestres ; après tout, ce sont par définition des menteurs, les maîtres des illusions ! Les humains se méfient des Shing : ils les haïssent, et les craignent.
Par ailleurs, la Ligue de tous les mondes n’est plus. Pourquoi ? Là encore, difficile à dire : s’est-elle effondrée sur elle-même ? A-t-elle été anéantie par « l’Ennemi inconnu » ? Les Shing, peut-être ?
On en revient toujours à eux. Etranges dictateurs bienveillants, qui règnent sur toute la Terre, et tolèrent tout sauf le meurtre : « Tu ne tueras point ! » La Loi, ce seul et unique précepte, est véhiculé de par le monde par l’innombrable cohorte des serviteurs des Shing : des animaux, donc, mais aussi des hommes, peut-être plus tout à fait humains, des « hommes-outils » ; des collaborateurs, aussi… Mais que sont-ils donc ? En quoi consiste au juste leur pouvoir ? Les Shing, à certains égards, ne manquent pas de faire penser aux Seigneurs de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith, tout aussi charismatiques, tout aussi mystérieux, tout aussi ambigus…
Peut-être Falk sera-t-il à même de résoudre toutes ces énigmes. Il faut dire qu’il en est une lui-même ! Etrange individu aux yeux jaunes, et à l’esprit effacé, vide, qui doit tout réapprendre. Est-il seulement humain ? Est-il seulement Terrien ? Lui-même n’en sait rien, et personne, dans son clan d’adoption, ne le sait. Falk part donc en quête de réponses. Celles-ci, nécessairement, se trouveront loin vers l’Ouest, dans la Cité des illusions où vivent les Shing. Falk devra affronter bien des dangers pour s’y rendre, et faire la part des mensonges une fois là-bas… Et les réponses pourraient bien bouleverser le monde entier.
Si La Cité des illusions prend directement la suite de Planète d’exil (pour une fois, même si on peut probablement toujours le lire indépendamment, la lecture préalable du volume précédent me paraît utile), c’est plutôt l’atmosphère du Monde de Rocannon que j’y ai pour ma part retrouvée. S’il y a toujours une certaine préoccupation anthropologique, religieuse et politique, le divertissement « héroïque » dans un cadre assez archaïque prime néanmoins sur l’analyse : là où Planète d’exil annonçait directement La main gauche de la nuit et les romans ultérieurs qui font tout le sel et l’originalité du « cycle de l’Ekumen », on retourne ici à une science-fiction plus simple, plus aventureuse et moins « scientifique ».
Sans doute cela explique-t-il pour une bonne part ma relative déception à la lecture de La Cité des illusions. Comprenons-nous bien : ce n’est pas un mauvais roman, ni un roman « creux ». Si le démarrage est un peu long – les 100 premières pages, sans être mauvaises (elles fourmillent de bonnes idées), ne sont pas ce qu’Ursula Le Guin a écrit de plus attrayant –, le roman prend néanmoins son envol à mesure que Falk s’approche de la Cité des illusions, et que le thème du « paradoxe du menteur » se met en place.
Ce paradoxe, vous le connaissez nécessairement : « Je suis un menteur. » Réfléchissez quelques secondes à ce qu’implique cette sentence… puis prenez une aspirine. Et Ursula Le Guin le manie assez bien, ce qui donne lieu à quelques pages très intéressantes. Il y a pourtant, de ci de là, quelques incohérences, quelques développements peu convaincants. Et, surtout, cette science-fiction foncièrement paranoïaque, riche en illusions, en mensonges, en complots et en névroses, évoque plus la manière de Philip K. Dick que celle d’Ursula Le Guin (ce qui me fait penser que j’ai aussi L’autre côté du rêve dans mon étagère de chevet…). Rien de véritablement étonnant à celà : les deux auteurs se connaissaient et s’estimaient fort (si l’on excepte une brouille survenue lors de la parution du génial mais déstabilisant Siva). Et, à vrai dire, ce n’est sans doute pas pour rien que ces deux-là figurent parmi mes écrivains de science-fiction fétiches… Seulement voilà : Dick s’est montré à mon sens bien plus pertinent et efficace dans le traitement de ces thématiques, plus profond sans doute, et aussi plus subtil – si, si –, là où Ursula Le Guin a recours à des schémas narratifs plus traditionnels… et à un héros. Or je n’aime pas les héros…
En somme, La Cité des illusions me laisse l’impression d’un roman un peu bâtard, où les influences se font assez fortement sentir (Dick, donc, mais aussi, à ce qu’il me semble, du moins, Cordwainer Smith, comme mentionné plus haut... voire Wells, avec la Loi ?) et où les thématiques anthropologiques qui font tout l’intérêt du « cycle de l’Ekumen » sont un peu laissées au second plan, et sacrifiées au divertissement. Un bon divertissement, certes, prenant, dépaysant, efficace, inventif… Un peu plus qu’un divertissement, même, je l’admets ; mais les thèmes philosophiques, politiques ou religieux qui ressortent de ce roman me semblent donc avoir été traités de manière plus pertinente ailleurs.
Aussi, en ce qui me concerne, La Cité des illusions est-il le moins bon roman du « cycle de l’Ekumen », inférieur même au Monde de Rocannon, qui avait pour lui une certaine originalité, et dans lequel les thématiques anthropologiques ressortaient davantage. Au sortir du roman, je n’osais à vrai dire guère me prononcer, quand bien même je le trouvais sans aucun doute inférieur à Planète d’exil (dont il ne tient pas vraiment les promesses, pour le coup…), à La main gauche de la nuit (cette fois, les promesses sont tenues !) et aux Dépossédés. Mais, le temps que je rédige ce compte rendu miteux, j’ai pu lire Le nom du monde est forêt et Le dit d’Aka, qui ne m’ont plus laissé aucun doute : je vous en reparlerai bientôt, et on aura l’occasion de voir que l’on joue alors dans un tout autre registre, indéniablement plus intéressant. A le comparer avec ces chefs-d’œuvre, La Cité des illusions ne peut que laisser l’impression d’un roman mineur. Toutes choses égales par ailleurs, ce n’est pas déshonorant ; simplement décevant…
Commenter cet article