"Déjeuners d'affaires avec l'Antéchrist", de Michael Moorcock
MOORCOCK (Michael), Déjeuners d’affaires avec l’Antéchrist, récits traduits de l’anglais par Jean-Pierre Pugi et Jean-Luc Fromental, [Paris], Denoël, coll. Lunes d’encre, [1995, 2002] 2003, 329 p.
L’expérience London Bone ayant été concluante, et Michael Moorcock étant ainsi remonté dans mon estime, j’ai eu envie de poursuivre mes lectures de l’auteur anglais au-delà des peu convaincantes à mon goût épopées du Champion Eternel. Deux titres se sont imposés : le bref roman Voici l’homme, que je comptais lire depuis un petit moment déjà, et le présent recueil de nouvelles, publié en Lunes d’encre à peu près en même temps que Mother London, semble-t-il ; or, de tout cela, on disait le plus grand bien.
Et je ne peux qu’acquiescer pour ce qui est de ces Déjeuners d’affaires avec l’Antéchrist ; avec ces sept nouvelles plus ou moins centrées sur la famille von Bek (dans ses nombreuses ramifications : Begg, Beck, Beckov…), on est effectivement à des années-lumières d’Elric et compagnie. Les récits sont bien plus subtils (peut-être parfois « trop », à la limite : on ne voit pas toujours très bien où Moorcock veut en venir, surtout dans les tous premiers textes ; enfin, moi, en tout cas ; mais bon, je suis bête, aussi…), d’autant que leurs aspects fantastiques ou science-fictifs sont généralement très légers (la seule véritable exception résidant dans la dernière nouvelle) : bien loin de la grosse heroic fantasy du Multivers, on tend ici davantage vers la « littérature générale », ou, si l’on y tient, les eaux troubles des « transfictions ».
Surtout, surtout : c’est remarquablement bien écrit (et traduit, sans doute). Et ça, ce fut une sacrée surprise en ce qui me concerne : là où Elric, Hawkmoon et Corum me piquaient les yeux, et où London Bone ne se montrait qu’à peine plus convaincant (avec une exception de taille, cela dit, la nouvelle-titre, bien dans l’esprit de ce recueil), ces Déjeuners d’affaires avec l’Antéchrist se montrent bien plus élégants et réfléchis, et en même temps d’une extrême fluidité ; on tourne les pages sans y penser, porté par les ambiances singulières émanant de la plume de Moorcock. Pour une fois, rien à redire à cet égard. On sent dans ces textes relativement récents la maîtrise d’un écrivain professionnel qui n’a probablement plus à surproduire pour ses créanciers, et qui sait désormais sublimer le fruit d’années de travail pour des textes plus personnels, à la séduisante étrangeté.
Oui, « étrange » est sans doute un mot-clé, ici. Encore une fois, il est certains textes pour lesquels je serais bien en peine de vous dire, au juste, de quoi donc c’est-y qu’y nous cause, là, le Moorcock… Pourtant, on ne s’ennuie pas, non, on se laisse porter ; ces textes, sans doute, font plus appel au ressenti qu’à la raison : en fait de « compréhension », on devrait peut-être plutôt parler, une fois n’est pas coutume, d’une « interprétation » toute personnelle, et résolument incommunicable. Sans doute, d’ailleurs, ne suis-je pas le seul dans ce cas : les critiques que j’ai pu en lire ici ou là ne m’ont guère paru plus loquaces (et celle d’ActuSF parfois à côté de la plaque, mais bon…). La quatrième de couv’, d’ailleurs, se contente de citer Moorcock lui-même, et, comme je suis une grosse feignasse, j’allions point me gêner pour faire de même, hop (« Introduction », p. [9]) :
« J’ai écrit ces dernières années des histoires sur la famille von Bek et ses diverses branches, dont les Begg et les Beck d’Angleterre, les Bekovs de Russie. On trouve dans certains de ces récits des éléments surnaturels ou historiques, d’autres sont réalistes et campés dans un décor contemporain. Comme les personnages de la série des Cornelius, les von Bek évoluent dans divers milieux et leurs expériences sont très variées, allant du miraculeux au prosaïque. Ils sont descendus en Enfer et se sont dressés aux portes du Paradis. Ils ont été soldats, femmes au foyer, scientifiques, play-boys, politiciens et groupies. Mais tous ont été avant tout des individus qui ont cherché, sous une forme ou une autre, un Saint Graal.
« Ce Graal a parfois été un merveilleux calice aux propriétés magiques mais la plupart du temps il a pris la forme de rapports entre individus, de plénitude sexuelle ou de révélation spirituelle.
« Les nouvelles de ce recueil parlent principalement de gens qui cherchent leur voie ou un sens à leur existence. Peut-être en raison de leur thème, ces récits ont un accent élégiaque. J’espère qu’elles ne reflètent ni désespoir ni cynisme, seulement un optimisme prudent dans la capacité des êtres humains à surmonter ces traits autodestructeurs qui nous différencient si péniblement des anges. »
Admettons. Mais un optimisme vach’ment prudent, alors. Et en notant que la référence au Graal ne se rencontre de manière explicite qu’une seule fois, dans la nouvelle-titre (extrait repris, du coup, en p. [1]…). Bref, c’est pas vraiment Indiana Jones, hein… On est là dans du calme, du lent, du contemplatif. Enfin, plus ou moins…
C’est en tout cas très clairement le cas pour « L’Amiral Hiver » (pp. 11-17). Parler de récit, ici, est d’ailleurs sans doute un peu fort ; c’est une saynète hivernale, tantôt stoïque et apaisée comme un Dit de l’ermitage moderne et féminin, tantôt plus angoissée… Un poème en prose, finalement, élégante introduction picturale à un recueil empruntant des formes variées.
Ainsi, on passe immédiatement à tout autre chose avec « La Roue de Fortune » (pp. 19-56), récit étrange et décadent porté par les cartes du tarot le long d’une complexe intrigue toute de mystères et de coïncidences, prétexte à de savoureuses descriptions physiques comme psychologiques. Un certain charme suranné s’en dégage, qui fait toute la force du texte au-delà du Mac Guffin.
Changement brutal d’atmosphère (et sans doute les choses deviennent-elles plus explicites à partir de ce texte) avec « Un chanteur mort » (pp. 57-90), qui fait intervenir pour la première fois un élément clairement surnaturel (à moins que… bien sûr !) : l’exubérant et bavard Mo Beck, amateur d’émotions fortes et de substances illicites, y vagabonde à travers l’Angleterre psychédélique en compagnie d’un illustre et déconcertant passager : un Jimi Hendrix ressuscité, légendaire et timide, plus ou moins déphasé, plus ou moins matériel. Très bon texte, rock’n’roll certes, mais aussi aigre-doux, drôle et tragique…
Le texte suivant joue également la carte de la confrontation de deux personnages, un journaliste quasi anonyme, et une ancienne célébrité bien oubliée aujourd’hui, mais autrefois plus ou moins sulfureuse : un « Tête-à-tête avec l’Antéchrist » (pp. 91-142) ; nulle bête à cornes ici, et cette petite ordure de Damien n’y fait pas des siennes. L’Antéchrist, c’est ainsi que l’on surnommait Edwin Begg, autrefois pasteur londonien, abandonné par l’Eglise après certaines frasques médiatiques : l’homme avait le mauvais goût de prêcher un discours de paix, de justice et d’espoir, de vanter « l’esprit du Blitz » ! Allons bon. Mais pourquoi ? Eh bien, il y a eu cette femme, cette vision, un enfant… Très beau texte, vraiment, et magnifique portrait, où se mêlent sagesse et folie, naïveté et prosaïsme.
Bien plus bref, plus anecdotique sans doute, mais non moins touchant, « Le Général Opium » (décidément ! pp. 143-155) nous conte le sort tragique d’une minable petite frappe, dealer et toxico, ou grand enfant vivant sa traque et ses embrouilles dans un fantasme de guerre et de résistance, au désespoir de ses rares proches. Très émouvant.
On passe ensuite au plus long texte de ce recueil par ailleurs fort bref (toutes les ficelles sont employées pour étendre le volume…), « La Bourse du Caire » (pp. 149-258). A nouveau une enquête et un portrait, dans une Egypte d’après la catastrophe écologique : un ingénieur y recherche son archéologue de sœur, dont il n’a plus de nouvelles ; sa sœur est perçue, dans la région d’Assouan, tour à tour comme une sainte et une sorcière, un génie et une illuminée ; On y croise des Anglais excentriques calfeutrées dans le gâtisme et les digressions saugrenues, des post-hippies navrants, des soufis fascinants et… des extraterrestres, peut-être ? Allons ! Le canevas vaguement SF est ici malmené par le réalisme, et l’on ne sait trop que penser ; on admire, néanmoins, le cadre superbe, et les personnages magnifiques. Un régal.
Concluons enfin (et bien trop vite, sans doute) avec « Incursion au Cambodge » (pp. 259-285) : une nouvelle très différente des précédentes, bien plus frontale, et qui, dès lors, fait quelque peu tâche au milieu de l’ensemble ; une tâche rouge sang, bien sûr, pour cet éprouvant cauchemar d’une énième guerre mondiale, avec une troupe de cavaliers cosaques combattant les Khmers à l’ère atomique. L’anticipation est ici plus nette que dans le texte précédent, malgré l’atmosphère d’archaïsme et de réaction imprégnant cette nouvelle barbare et horrible, fascinante et prenante, et cette fois clairement désespérée.
Le tout forme un recueil très recommandable, déstabilisant et séduisant, étrangement subtil, mystérieusement beau. C’est bien la première fois que je suis aussi enthousiaste pour un bouquin de Moorcock, sans aller jusqu'à parler de chef-d'oeuvre... Ces multiples apocalypses, personnelles ou globales, au sens de révélation comme de de chaos final, se savourent et se vivent. L’auteur y fait bien la preuve de son talent, et le lecteur s’émerveille devant tant d’émotion et de justesse. A lire.
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