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"Mother London", de Michael Moorcock

Publié le par Nébal

 

MOORCOCK (Michael), Mother London, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Pugi, Paris, Denoël – Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [1998, 2002] 2007, 679 p.

 

Je retire tout ce que j’ai pu dire sur Michael Moorcock. Enfin, tout ce que j’ai pu en dire de mal (par exemple ici, et indirectement ). Enfin, non, d’ailleurs, je continue de penser que ses cycles de fantasy sont écrits avec les pieds de la voisine et largement surestimés. Seulement, maintenant, je sais qu’il est capable d’écrire de bonnes choses. De très bonnes choses, même. Et de les écrire bien. Magnifiquement bien, même. Le petit mais joli London Bone m’avait déjà indiqué cette possibilité, confirmée ultérieurement par Déjeuners d’affaires avec l’Antéchrist. Mother London m’a enfin totalement convaincu du génie (si si) qu’est à même de déployer Moorcock, dès l’instant qu’il abandonne ses épéistes dépressifs. Parce qu’on est loin, très loin, on ne saurait être plus loin, ici, d’Elric et compagnie.

 

Je dois reconnaître, pourtant, que j’ai mis le temps avant d’aborder Mother London. C’est que c’est quand même un sacré pavé… et totalement dépourvu d’intrigue. De la part d’un auteur qui m’avait gavé dans ses cycles interminables, et qui ne m’avait vraiment séduit que dans la forme courte, ça me paraissait presque rédhibitoire. Mais les recommandations s’accumulant, j’ai fini par m’y jeter (plouf). Et cela fut bon.

 

Une précision, d’ores et déjà : en dépit du nom de l’auteur et de la collection (des collections, puisque Mother London a été publié en Lunes d’encre avant d’atterrir chez Folio-SF), j’ai franchement du mal à rattacher ce livre aux littératures de l’imaginaire en général et à la SF en particulier. Très honnêtement, c’est à mon sens un livre de « littérature générale », comme c’est qu’on dit, et un très bon, même. Le seul élément typique de la SF que l’on y retrouve est la télépathie des trois principaux protagonistes, mais celle-ci n’est pas vraiment fondamentale pour le récit, et n’est pas employée selon les codes classiques du genre (même si, à l’occasion, j’ai pu penser à l’excellent L’homme nu de Dan Simmons, bien autrement connoté cela dit ; et sans doute faudrait-il, avant de prendre clairement position sur ce point, que je lise notamment L’oreille interne de Robert Silverberg et L’homme démoli d’Alfred Bester, qui traînent depuis trop longtemps dans mon étagère de chevet…). Dans un sens, la plus grande utilité de la télépathie dans ce roman est d’ordre stylistique plutôt que narratif, les pensées environnantes des quidams venant régulièrement parasiter le récit, sous la forme de « bruits » confus, en italique, qu’il est impossible de rattacher à un personnage précis, les différentes pensées s’emmêlant sans cesse (pour un résultat étrangement poétique… qui m’a étrangement convaincu, moi qui suis en général fortement réfractaire à tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la polésie, et qui voue aux pouètes une haine terrible, seulement égalée par mon exécration des adolescents, des couples, des gens heureux, des « journalistes », a fortiori télévisés, et des supporters de football/rugby/langues régionales). Peut-être faut-il alors considérer que c’est cette « transgression » stylistique qui justifie le rattachement aux « transfictions » évoquées par Francis Berthelot dans sa Bibliothèque de l’Entre-Mondes ? Mother London figure bien dans ce guide de lecture, mais, encore une fois, l’argumentaire ne m’ayant pas vraiment convaincu…

 

Passons. C’est une affaire d’étiquetage, sans conséquence en tant que telle. Mais je dirai simplement que les inconditionnels de la SF, réfractaires par principe à tout ce qui est labellisé « mainstream » (… c’est-à-dire, généralement, ce qui n’est pas labellisé du tout), ne vont probablement pas trouver leur bonheur dans ce livre, en dépit de l’auteur et de la tranche gris-métal. Et on reconnaîtra volontiers que c’est un livre « exigeant », comme on dit, qui réclame un brin d’efforts de la part du lecteur (au moins dans un premier temps), et dont la force indéniable est en même temps passablement mystérieuse. Quand je lisais ce livre, je savais que je l’aimais beaucoup, tout en étant à peu près incapable de dire pourquoi… Et je ne suis pas certain d’en être beaucoup plus capable aujourd’hui.

 

Mother London nous invite à suivre tout au long de leur vie ou presque trois personnages hauts en couleurs, tous trois télépathes (et pour cette raison souvent considérés comme fous et multipliant, à tort ou à raison, les internements dans des institutions psychiatriques) et tous trois profondément marqués par le Blitz.

 

Mary Gasalee, ainsi, fut gravement blessée lors d’un bombardement au cours duquel son jeune époux trouva la mort ; elle parvint à sauver sa petite fille, destinée à devenir un écrivain à succès, mais plongea quant à elle dans un mystérieux coma de quinze ans, au cours duquel elle n’a pas pris une ride ; elle vivait alors dans le Pays des Rêves, avatar féminin de Peter Pan, côtoyant le Peuple du Soleil, des stars hollywoodiennes de bon conseil…

 

David Mummery est né à la veille du Blitz, et n’en est réchappé que miraculeusement. Issu d’une famille de grands serviteurs de l’Etat, ce qui l’a amené à fréquenter dès son plus jeune âge le 10 Downing Street, il est finalement devenu journaliste et écrivain, spécialisé dans le folklore londonien.

 

Josef Kiss, enfin, l’excentrique dodu, entretint tout au long de sa vie une relation trouble avec le métier de comédien, et emprunta au cours de sa carrière bien des identités, de même qu’il logea dans d’innombrables appartements disséminés dans les quartiers les plus interlopes de Londres. Mais son heure de gloire, ce fut bien l’époque du Blitz, quand, de manière officieuse, il trouva enfin une utilité à sa faculté télépathique, pour repérer les blessés sous les décombres.

 

Ces trois personnages se croisent sempiternellement, du Blitz au mandat de Margaret Thatcher en passant par les swinging sixties, au travers d’incessants allers-retours entre le passé et le présent (chaque chapitre des deuxième, troisième, quatrième et cinquième parties correspond en principe à une année ; nous passons ainsi progressivement de 1957 à 1985, puis de 1956 à 1940, puis de 1940 à 1970, et enfin de 1985 à 1959). Mother London est ainsi dénué d’intrigue à proprement parler, il ne suit pas une trame linéaire, mais présente dans un ordre qui n’est véritablement confus qu’en apparence une succession de tranches de vie, qui s’éclairent mutuellement au fur et à mesure, dressant ainsi au fil des pages le portrait fascinant et en même temps si humain de ces trois personnages et, derrière eux, tout autour d’eux, de la véritable héroïne du roman : Londres.

 

Je dois dire que j’ai tendance à croire, bêtement peut-être, que seul un Londonien est à même d’apprécier totalement Mother London, de saisir parfaitement ce que Moorcock y développe. C’est que les références historiques, géographiques, culturelles, etc., abondent, dressant un saisissant portrait de la capitale anglaise, ne négligeant aucun aspect. Mother London a ici quelque chose de pictural, et en même temps très humain, très vivant ; c’est que Moorcock a su créer de superbes personnages, crédibles et attachant dans leur différence, et offrant un prétexte idéal à une multitude de tableaux de toute beauté. Certaines scènes, du coup, marquent durablement, ainsi la défense du ranch du 10 Downing Street par le cow-boy David Mummery, cet infirmier qui dévore un épisode de Captain Marvel en veillant Mary Gasalee qui erre au pays des rêves, ou encore Josef Kiss grimpant dans un palmier et refusant d’en descendre. Mais les scènes du Blitz sont, à mon sens, de très loin les plus frappantes. L’évocation de cette période hautement traumatisante est très fine, et son ombre plane sur l’ensemble du roman (voire de l’œuvre de Moorcock ; je comprends un peu mieux, maintenant, l’étrange préface de Jacques Goimard au « cycle d’Elric », quand bien même elle me paraît toujours assez capillotractée…). Moorcock, bien sûr, montre bien toute l’ampleur de ce drame, toute l’horreur des bombardements massifs, des V1 et V2 frappant quand on ne les attend pas, des corps meurtris ensevelis sous les décombres ; mais il sait éviter de verser dans le pathos, et garder à tout cela une dimension humaine remarquable… en ne lésinant éventuellement pas sur l’humour, d'une délicieuse manière so british. Que l’on pense à cette scène extraordinaire où les sœurs Scaramanga assistent prostrées au premier bombardement massif sur Londres, le souvenir de Guernica en tête, puis se voient contraintes de placer tous leurs espoirs en Josef Kiss, sauveteur improvisé et « illégal », qui les libère d’une bombe non explosée d’une manière on ne peut plus burlesque…

 

Alors, certes, Mother London est déroutant. L’absence d’intrigue, la construction audacieuse (plus ou moins en miroirs), les changements de points de vue (et éventuellement de personne : nous suivons régulièrement David Mummery écrivant ses mémoires à la première personne, là où le reste du roman est généralement à la troisième personne), le parasitage du récit par des « bruits » télépathiques, des poésies ou des chansons de corps de garde, tout cela commence par effrayer, voire noyer le lecteur dans un étouffant maelström d’émotions contradictoires, de discours sans queue ni tête et de visions colorées. Mais heureusement, la finesse de la plume de Moorcock (j’ai toujours du mal à croire que c’est au même auteur que l’on doit les insipides Elric et compagnie !) et sa profonde humanité font que l’on abandonne bientôt toute résistance, que l’on se laisse emporter dans cette vibrante évocation de Londres. Et, progressivement, ce ne sont plus tant les bizarreries stylistiques ou thématiques éparses qui déconcertent le lecteur, que la fluidité à laquelle parvient malgré tout Moorcock : tout au long de ces presque 700 pages, moi qui crains de plus en plus les pavés, et en dépit de l’absence « d’histoire » à proprement parler, je ne me suis pas ennuyé un seul instant, je n’ai pas trébuché sur la prose ou sur la construction, bref, j’ai été complètement possédé, envoûté, transporté...

Alors on peut bien le dire : Mother London est un grand, un très grand roman. Peut-être bien le chef-d’œuvre de Moorcock, effectivement.

CITRIQ

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S
Merci encore pour ton travail intelligent et conséquent. Tu dors parfois ?
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N
efelle : oui, ce petit bouquin a décidément été fort utile. Quant à venir à "Mother London", c'est donc effectivement une bonne idée. ;)<br /> <br /> Ubik : Thomas Day avait déjà loué ces deux-là, m'en vais essayer de me les procurer ; en attendant, j'ai toujours "Voici l'homme" dans mon étagère de chevet... et "La quête d'Erekosë", mais, heu, bon...<br /> <br /> Bidibulle : c'est vrai, vous aviez tous raison. Vous êtes beaux, et grands, et forts. Je n'en ai jamais douté, j'ai juste été lent au démarrage. Mea culpa. Par contre, une allusion dithyrambique dans les "Actes...", si c'est pas la preuve que "Mother London" n'est pas de la SF... ^^
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B
On te l'avait bien dit, c'est très bien Mother London.<br /> <br /> La première fois dont j'en est entendu parlé, c'était dans le supplément Liber de la revue de Bourdieu, Les actes de la recherche en Science Sociale, qui y faisait une allusion dithyrambique.
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U
Il te reste "Gloriana" (avec de morceaux d'hommage à Mervyn Peake dedans) et puis peut-être aussi "Le chien de guerre", même si c'est de la fantasy.
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E
London Bone tranchait déjà par rapport à sa Fantasy.<br /> <br /> Il est sur ma liste d'achat depuis un moment, j'y viendrai sûrement d'ici la fin de l'année.
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