"Le Berceau du chat", de Kurt Vonnegut
VONNEGUT (Kurt), Le Berceau du chat, [Cat’s Cradle], traduit de l’américain par Jacques B. Hess, Paris, Seuil, coll. Points, [1963, 1972] 2001, 236 p.
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Ça y est, je suis amoureux.
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Ou bien j’ai trouvé la foi, je sais pas.
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Troisième lecture de Kurt Vonnegut, après Abattoir 5 et Les Sirènes de Titan, et troisième grosse baffe.
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Mais, en fait, ça va au-delà de la baffe. C’est tout simplement…
Parfait.
En ce qui me concerne en tout cas.
J’entends par-là que le style de Vonnegut, ses thèmes, ses procédés, ses personnages, ses idées, son humour, etc., sont exactement ce que je recherche en littérature, ce que j’aime, ce qui me parle par-dessus tout. Jusqu’à présent, seuls trois auteurs m’avaient fait cet effet : Flaubert (mais pour ses écrits « réalistes » uniquement), Kafka et Dick (… et Houellebecq, c’était pas loin, certes). Vonnegut les a rejoints ; après trois lectures, ça me paraît légitime de le dire.
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Whoaaaaaaaaaaa, en tout cas.
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Bon. Trêve de billevesées (et de points de suspension). Le Berceau du chat, donc. Un roman publié en 1963, soit entre Les Sirènes de Titan et Abattoir 5. Une fois de plus un roman assez court, d’autant qu’il est découpé en 127 très brefs chapitres. Et une fois de plus un roman résistant à la classification, naviguant avec aisance et naturel entre littérature « blanche » et littérature de genre, en l’occurrence science-fiction, et même, comme le dit la quatrième de couv’, « science-fiction pop » (peut-être pour ne pas dire « populaire », car c’est un vilain mot ; mais, en même temps, le qualificatif « pop » convient assez à Vonnegut ; une pop à la fois arty et blagueuse, et peut-être à l’occasion un chouia – mais juste un chouia – psychédélique, à la Warhol ou Bowie… cela dit, on est d’accord, la couverture est moche).
Le narrateur s’appelle Jonas. C’est un petit scribouillard et journaleux, sans grand intérêt, qui va pourtant avoir un destin exceptionnel. Ah, et c’est aussi un bokononiste. Sans doute est-ce pour cela qu’il nous prévient, avant même le premier chapitre (p. 8) : « Rien dans ce livre n’est vrai. » Et de citer ensuite Les Livres de Bokonon. Mais nous aurons l’occasion d’y revenir.
De toute façon, Jonas n’a pas toujours été bokononiste. A l’origine, c’était un chrétien, un Américain, et même un Hoosier. Il avait pour projet d’écrire un livre sur le 6 août 1945, le jour où la Bombe explosa sur Hiroshima. Enfin, plus précisément, il souhaitait compiler des anecdotes, événements et souvenirs de diverses personnalités sur ce qu’elles faisaient ce jour-là. C’est ainsi qu’il s’est intéressé au célèbre savant Felix Hoenikker, un des « pères » de la Bombe, et, à en croire certains, son principal inventeur. Plus tard, il obtint le prix Nobel de physique. Et il inventa aussi la glace-9, ce qui, à n’en pas douter, constitue un wampeter de choix. Mais… Bon, en tout cas, en 1963, quand Jonas entreprend d’écrire son livre, Felix Hoenikker est mort. Aussi Jonas cherche-t-il des renseignements auprès de ceux qui l’ont connu, et notamment ses trois enfants, Angela, Franklin et Newt.
Mais c’est un peu par hasard (pour un non-bokononiste, évidemment) qu’il a été amené à faire leur rencontre, en se rendant sur la petite île de San Lorenzo, improbable république bananière des Caraïbes. San Lorenzo est dirigée par le dictateur « Papa » Monzano, et sa fille adoptive, la sublime Mona Aamons Monzano, en est la seule richesse. Mais Franklin Hoenikker y est devenu général de brigade et ministre de la Science, sur la seule foi de son patronyme. On trouve d’autres personnages singuliers à San Lorenzo – tous, bien sûr, comme ceux qui précèdent, sont des membres du karass de Jonas –, et notamment Julian Castle, un milliardaire reconverti dans l’action caritative, et fondateur de la Maison de l’espoir et de la pitié dans la jungle (c’était d’ailleurs lui que Jonas était supposé rencontrer, pour un article). Mais les figures tutélaires de l’île sont bien le caporal Earl McCabe, un déserteur de l’armée américaine, et Lionel Boyd Johnson, plus connu sous le nom de Bokonon. Quand les deux hommes s’échouèrent sur l’île de San Lorenzo, ils décidèrent d’en faire une utopie (et personne ne protesta). McCabe dota San Lorenzo d’une Constitution et d’un « croc » pour éliminer les opposants, et en devint le premier dictateur ; quant à celui que l'on appellerait désormais Bokonon, il inventa de toutes pièces une nouvelle religion, le bokononisme, se présentant d’emblée comme étant un ramassis de mensonges. A San Lorenzo, le bokononisme est hors-la-loi, et les bokononistes sont passibles du croc (il y a même un croc spécial pour Bokonon lui-même). Qu’on se le dise : San Lorenzo est une république chrétienne, la meilleure amie des États-Unis d’Amérique – l’ambassadeur le sait bien, lui qui doit bientôt honorer elé sam artière n’deledem okra-zy –, et par voie de conséquence farouchement anti-communiste ; une terre riche d’opportunités pour les Amis de la Liberté, où les investisseurs étrangers sont les bienvenus – par exemple le fabricant de bicyclettes H. Lowe Crosby, fuyant les « merdeux » qui pullulent parmi les ouvriers américains).
Cela n’empêche pas que, à San Lorenzo, tout le monde est bokononiste. Tous y pratiquent les rites de Bokonon (et en premier lieu boko-maru, sorte de communion par les pieds), lisent ses écrits mensongers au contenu variable, et chantent ses nombreuses chansons, ses centaines de Calypsos. A vrai dire, San Lorenzo est un peu une gigantesque pièce de théâtre dont tous les habitants sont les comédiens. Il y a là-bas beaucoup de façades et de trompe-l’œil, qui ne cachent finalement pas grand chose. Bokonon parlerait de foma, c’est-à-dire des mensonges sans danger. C’est un jeu, dans un sens. Comme un jeu de ficelles, celui du « berceau du chat », auquel s’amusait Felix Hoenikker au moment même où « sa » Bombe explosa sur Hiroshima. Mais, comme le dit Newt, qui est un artiste, et gentil pour un nain, au bout d’un moment, on en vient nécessairement à se poser la question : où est le berceau ? où est le chat ? Et la bêtise humaine étant ce qu’elle est, il y a fort à parier que le jeu finira mal, et que la pièce de théâtre, longtemps une comédie bouffonne, s’achèvera en tragédie. Zah-mah-ki-bo. En vérité je vous le dis : le pool-pah est proche (pool-pah pouvant se traduire par « colère de Dieu » ou « tempête de merde »).
Citons en effet le Quatorzième Livre de Bokonon (p. 198) :
« Le Quatorzième Livre est intitulé « Existe-t-il, pour un Homme Réfléchi, une Seule Raison d’Espérer en l’Humanité sur Terre, Compte Tenu de l’Expérience du Dernier Million d’Années ? »
« Le Quatorzième Livre n’est pas long à lire. Il consiste en un seul mot : « Non. » »
Et Bokonon nous dit encore (p. 203) : « Dites ce mot : « l’Histoire », et retenez vos larmes ! »
Le bokononisme est assurément une religion des plus séduisantes. Je ne sais, pourtant, si j’oserais me qualifier de bokononiste. Mais vonnegutien, à n’en pas douter. Car je me suis une fois de plus régalé avec cette satire superbement composée et inventive (tant pour ce qui est du fond que de la forme), hilarante et déprimante, pertinente et impertinente, cynique et humaine. La bêtise inhérente à l’humanité, son hypocrisie, son irresponsabilité, que ce soit en matière de science, de politique, de religion, d’économie, ou plus largement de relations sociales, y sont analysées et stigmatisées avec astuce et un profond sens de l’absurde. Le tout se lit tout seul, toujours fluide, toujours juste, souvent drôle, parfois visionnaire. Et, de la première ligne à la dernière, c’est définitivement du Vonnegut : j’ai rarement lu une prose aussi personnelle, aussi imprégnée de son auteur. Elle se reconnaît entre toutes.
Le Berceau du chat est donc une merveille de plus à son compteur ; et il faut à tout prix que je m’attaque à ses autres livres (encore faut-il que je les trouve…), parce que, là, franchement, ça tient de la communion à l’état pur. Ou, peut-être, de la toxicomanie (p. 126) :
« — Je ne vends pas de drogues. Je suis écrivain.
« — Qu’est-ce qui vous fait croire qu’un écrivain ne vend pas de drogues ? »
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