"Timbré", de Terry Pratchett
PRATCHETT (Terry), Timbré, traduit de l’anglais par Patrick Couton, Nantes, L’Atalante, coll. La dentelle du cygne / Fantasy burlesque, [2004] 2008, 473 p.
« Les Annales du Disque-monde », épisode 30. Ah oui, quand même. Et sans compter les ouvrages parallèles tels La Science du Disque-monde ou les romans jeunesse comme Un chapeau de ciel. Ça commence à faire beaucoup, certes. Et, sans surprise, on lit régulièrement ici ou là que Terry Pratchett-qui-en-plus-maintenant-a-Alzheimer se répète, que c’est toujours la même chose, et que, du coup, c’est de moins en moins drôle, voire plus drôle du tout (et à la limite, que ça n’a jamais été drôle). Décidément très régressif en ce moment, j’avouerai que moi, ben, je continue de bien me marrer en lisant « Les Annales du Disque-Monde », dans l’ensemble ; certes, il y eu des hauts et des bas, et même quelques romans franchement ratés, mais, en ce qui me concerne, on ne saurait traduire l’évolution du cycle par une courbe nécessairement descendante. J’aurais même tendance à dire que certains des derniers volumes publiés en France (toujours chez L’Atalante, et toujours superbement traduits par l’excellent Patrick Couton) remontaient plutôt le niveau. Et ce n’est pas Timbré (traduction bien vue du Going Postal originel) qui va me faire changer d’avis, dans la mesure où j’ai franchement passé un très bon moment à le lire.
D’ailleurs, le « c’est toujours la même chose », m’est avis qu’il est à nuancer. Notamment en ce que, dans bon nombre de ces volumes les plus récents, Terry Pratchett s’est lancé dans une vaste entreprise de modernisation du Disque-Monde, insérant de plus en plus de science, de technologie et d’industrie dans un univers qui, dès lors, s’éloigne de plus en plus des clichés du médiéval-fantastique. Certes, dans quelques volumes anciens, on trouvait déjà à l’occasion de réjouissants anachronismes : le touriste Deux-fleurs avait nécessairement un appareil photo et, dans l’excellent (à mon avis un des meilleurs romans du cycle, pour qui n’est pas allergique aux références) Les Zinzins d’Olive-Oued, nous avons assisté à la naissance de l’industrie cinématographique d’Ankh-Morpork. Mais depuis, et de manière moins anecdotique, nous avons suivi le développement de la presse, ou, plus symptomatique encore, du télégraphe optique (les clic-clac, comme on dit ici ; le pauvre Chappe aurait dû penser à cette dénomination, tiens). Ankh-Morpork, qui connaît aussi les débuts de l’informatique avec le redoutable Sort de l’Université Invisible, prend ainsi une coloration de plus en plus steampunk, avec ses toits hérissés de clic-clac et ses golems travaillant inlassablement dans les usines et ateliers, mais sans perdre de sa personnalité pour autant (ouf). Et, de manière générale, l’atmosphère des récits est bien plus moderne que celle des premiers volumes : le tome précédent, Le Régiment monstrueux, en témoignait assez, cette évocation de la guerre nous renvoyant bien plus à la guerre de Trente Ans, à la guerre de Sept Ans et aux guerres napoléoniennes, qu’aux traditionnelles croisades ou invasions barbares de l’heroic fantasy belliqueuse. Personnellement, cette évolution n’est pas pour me déplaire. Et Timbré s’inscrit radicalement dans ce processus, avec à mon sens beaucoup de réussite.
Un roman sans Rincevent ni Mémé Ciredutemps, et dans lequel le Guet du commissaire Vimaire ne joue qu’un rôle très limité. Nous y faisons la connaissance d’un nouveau personnage, Moite von Lipwig, dont je n’ai guère été surpris d’apprendre qu’il était destiné à revenir dans des volumes ultérieurs (ainsi Making Money, dont le titre en dit déjà long sur la parenté avec celui-ci). Moite est un escroc, un arnaqueur, un voleur en col blanc, un détourneur de fonds, un abuseur de biens sociaux, etc. C’est plus fort que lui. Il n’a pas mauvais fond, notez bien, mais voilà : lui est malin, et les gens sont bêtes. D’ailleurs, à proprement parler, il n’escroque pas des innocents ; non, il joue de la cupidité et de la malhonnêteté de ses concitoyens : s’il les escroque, c’est toujours, d’une manière ou d’une autre, parce qu’ils ont saisi ses appats en comptant l’escroquer lui-même. Et Moite est un escroc talentueux, qui s’est bâti une petite fortune, quand bien même il ne l’a jamais utilisée ; après tout, ce n’est pas le gain qui importe vraiment, mais le jeu…
Mais sa chance a tourné. Un jour, alors qu’il escroquait sous le nom d’Albert Paillon, il a été capturé et condamné à mort. Albert Paillon est pendu au petit matin devant la foule de ses victimes.
Albert Paillon, pas Moite von Lipwig.
En effet, celui-ci se voit offrir un singulier marché par le Patricien Vétérini, plus machiavélique et charismatique que jamais. Moite a le choix : soit on le pend définitivement… soit il devient ministre des Postes, et remet sur pied le service postal d’Ankh Morpork, archaïque, inefficace, et dont on avait oublié jusqu’à l’existence.
La pendaison était tentante, assurément, mais Moite a finalement opté pour le service public.
La poste d’Ankh-Morpork. Vaste bâtiment débordant de lettres attendant depuis trente ans d’être distribuées. Il n’y a plus que deux employés : le vieux Liard, increvable adepte de la médecine naturelle, et le jeune Yves Hertellier (aha), dangereux geek des épingles, qui va bientôt découvrir les joies (?) de la philatélie. Tous les précédents ministres des Postes sont morts dans des circonstances tragiques mais non moins mystérieuses, et pour certains d’entre eux en en foutant partout ; quelque part, on les comprend.
Il faut dire que la poste est dépassée. Tenez : pour envoyer une lettre à Genua, il faut minimum un mois (enfin… il faudrait minimum un mois, s’il y avait encore des facteurs). Alors que le clic-clac, hop, deux heures. Tranquille. Enfin, si le clic-clac voulait bien marcher… Car l’Interurbain, compagnie privée en situation de monopole, tombe régulièrement en panne, et ne se gêne pas, puisqu’il n’a pas de concurrence à craindre, pour pratiquer des tarifs prohibitifs, tout en compressant le personnel. Et ceux qui critiquent un tant soit peu ce système ou y cherchent des alternatives ont une facheuse tendance à tomber des tours à clic-clac… Vétérini, à qui on ne la fait pas, sait bien que le patron de l’Interurbain, Jeanlon Sylvère, est un escroc ; d’où son choix de Moite von Lipwig pour ressusciter le système postal.
Et nous voilà partis pour une réjouissante satire du monde des affaires et une critique acerbe du capitalisme monopoliste. Terry Pratchett est égal à lui-même, multipliant les jeux de mots nazes et les séquences hilarantes (mention spéciale pour l’initiation de Moite à la Franc-Maçonnerie des facteurs), tout en sachant disséminer ici ou là quelques très bonnes idées (les hackers du Gnou sur le Dos, le rapport à la presse, les chuchotements des lettres, la trieuse de Bougre-de-Sagouin Jeanson, la divinité des objets qui coincent les tiroirs sans qu'on sache comment ils sont arrivés là…), parfois même étrangement poétiques (si, si ; le « retour au pays », par exemple). Moite est un très bon personnage, attachant et séduisant, tout en bagout et stratégies mercatiques excessives, et on ne s’ennuie pas un seul instant. Alors on pourra bien reprocher le vague côté moralisant qui débarque quelque peu sur la fin, inévitablement (mais, honnêtement, on a lu bien pire, a fortiori chez ceux qui n’ont pas d’humour ; au-delà, le golem faisant prendre conscience à Moite de la responsabilité sociale de la criminalité en col-blanc, c’est plutôt bien vu), ou trouver que l’amourette entre Moite et mademoiselle Chercœur (pas un mauvais personnage, cela dit) est quelque peu dispensable, mais c’est à peu près tout…
Non, bien, Timbré, très bien même. Un bon volume des « Annales du Disque-monde » comme on les aime. Comme je les aime, en tout cas. A suivre (façon de parler) avec Jeu de nains, prévu pour octobre.
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