"Louisiana Breakdown", de Lucius Shepard
SHEPARD (Lucius), Louisiana Breakdown, ouvrage publié sous la direction de Olivier Girard, traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat, [s.l.], Le Bélial’, [2003] 2007, 175 p.
Hasard des publications, rébellion de l’inconscient ou sinistre complot cthulhien, toujours est-il qu’en ce moment je me fais une petite cure de fantastique (vous savez, ce genre qui n’existe plus), et que ce n’est pas pour me déplaire. C’est vrai essentiellement du côté des nouvelles (avec Serpentine et Notre-Dame-aux-Ecailles de Mélanie Fazi, mais aussi – en partie du moins – London Bone de Michael Moorcock, et Noir Duo de Sylvie Miller et Philippe Ward, dont je vous causerai bientôt), mais aussi de la BD (Preacher, bien sûr, mais aussi The Goon) et des romans, entre les Nicolas Eymerich de Valerio Evangelisti (quoique la désignation soit sujette à caution, c’est justement en partie ce qui fait l’intérêt de la série), les romans du Club Van Helsing de qualité (vraiment) très variable, ou, plus « noble » sans doute, ce très recommandable Louisiana Breakdown de Lucius Shepard.
Lucius Shepard fait partie de ces auteurs peu connus en France mais adulés par un cercle restreint de connaisseurs éclairés dont je ne fais hélas pas partie. Pas encore, du moins. Le fait est que je n’avais lu pour l’heure qu’une seule œuvre du bonhomme, l’excellent recueil de nouvelles de science-fiction Aztechs (tout juste réédité en poche). Pourtant, je savais déjà que l’auteur ne pouvait être cantonné strictement à la SF, s’étant essayé à bien d’autres genres, et notamment au fantastique (aparté méaculpesque : je le savais au moins depuis que l’ignoble sexycentriste rôdant parfois sur ce blog interlope sous le nom de Sire Planchapain m’avait offert, il y a de cela bien des années, L’aube écarlate, roman que, pour des raisons que la raison ignore, je n’ai toujours pas lu depuis tout ce temps, c’est horrible, j’ai honte, pitié, je vais me rattraper sous peu, je le jure, pitié).
D’où Louisiana Breakdown, court roman – ou longue nouvelle, au choix – publié il y a peu au Bélial’, petit éditeur fort sympathique à la pointe du combat pour sauver le soldat Shepard (Aztechs, c’était déjà eux). Et là, on est vraiment dans du fantastique pur jus – c’est-à-dire diffus, insidieux, passant par un doute oppressant et une atmosphère troublante… et ne lésinant éventuellement pas sur les clichés propres au genre.
Voyez plutôt. La Louisiane, donc, mais avant Katrina. Qui dit Louisiane dit nécessairement marécages, vaudou et rednecks dégénérés consanguins, cajuns de préférence. Tout cela figure bien logiquement dans Louisiana Breakdown.
Mais ce n’est pas tout. Il y a la forme, aussi. Par exemple, ce chapitre introductif qui tient du générique de film (probablement une adaptation de Stephen King). On circule fantomatiquement dans les rues de la petite bourgade pittoresque de Graal (i.e. trou paumé dont on n’est même pas sûr qu’il figure sur une carte). On détaille les devantures des boutiques miteuses, on croise les autochtones ; on en apprend un peu sur eux, sur leurs bizarreries ; au croisement d’une rue, évocation d’un fait-divers local (glauque, bien sûr) ; des odeurs, une petite musique poussive et datée jaillissant d’un juke-box antédiluvien (un air de steel guitar, probablement). Il fait chaud et moite : eh, nous sommes en Louisiane, et le 22 Juin… La veille de la Saint-Jean. Une date de choix, qui ne manquera pas d’évoquer chez le lecteur rites païens et bûchers impies, (très) vaguement christianisés…
Le 22 juin. Il est 6 h 66 (hein, quoi, comment ? p. 27). Vida Dumars, la Reine du Solstice, qui doit bientôt abandonner sa triste couronne, est la proie des sordides fantasmes de Marsh le bien nommé, le sorcier lubrique, son ancien amant, qui continue de la dégrader, de la souiller, de la violer en dépit de l’éloignement. Elle prie les dieux les plus obscurs et mystérieux, mais aussi les plus actifs dans la région, de lui venir en aide.
22 juin. 9 h 11 (bien sûr ? p. 37). Jack Mustaine fuit son trouble passé récent, comme une Janet Leigh désespérément perdue dans Psychose. Comme elle, il est bientôt contraint de s’arrêter. Mais il pousse le vice : il fallait bien que sa voiture tombe en panne… Il attend la dépanneuse, juste à l’entrée de Graal. Quel trou ! Il contemple le fier panneau témoignant de l’amour des contribuables pour leur chez-eux. Que faut-il y voir, au juste ? Le Graal stylisé, ou bien les deux visages se faisant face que la coupe ayant recueilli le sang du Christ, la promesse d’immortalité, semble révéler en creux ? Ah, mais, la dépanneuse arrive… précédée d’une bagnole de flic. On n’aime probablement pas les étrangers, par ici. En sort un shérif antipathique, qui trouve Mustaine trop hippie à son goût. Et qui aurait bien entubé l’étranger désemparé, le détroussant des trois guitares précieusement disposées dans son coffre, n’eut été l’arrivée providentielle de Joe Dill. Le patron du coin. Sa copine vietnamienne, qui joue à la pute échappée de Full Metal Jacket : « Moi aimer toi longtemps », susurre-t-elle entre deux gloussements moqueurs. Mustaine est embarqué par Dill. Oui, bien sûr, il va devoir passer la nuit dans Graal, mais c’est sympa, ici. Juste le temps d’attendre que sa voiture soit réparée… mais, si ça trouve, il aura envie de rester ? En attendant, allons boire un verre (ou deux, non, trois, enfin…) au Bon Chance (sic), le troquet du coin. Sa tenancière est une lesbienne et une voyante. Oui, mais tout le monde est un peu voyant, par ici… Elle sait en tout cas que Jack fuit quelque chose. Et qu’il trouvera autre chose, à Graal.
Le temps que Jack épate la galerie en empruntant la steel guitar d’un gamin (après avoir cafouillé sur le juke-box, sélectionnant au hasard une piste étrange que l’on ne met que pour les grandes occasions), et Vida a rejoint le Bon Chance. Elle sait que les dieux ont exaucé sa prière. L’étranger à la guitare – ou plutôt la forme qui s’est incarnée en lui à son insu – saura la protéger de Marsh. Et, qui sait, peut-être du Bon Homme Gris ? Ils tombent nécessairement amoureux l’un de l’autre.
Demain, c’est la Saint-Jean. Graal va devoir désigner une nouvelle Reine du Solstice. C’est qu’il y a un pacte ancestral avec le Bon Homme Gris…
Une belle réussite. La plume adroite de Lucius Shepard, bien servie par la traduction d’Henry-Luc Planchat, élabore avec finesse une ambiance sordide et moite, mais sans excès. On est dans le « juste un peu » bizarre ; Graal n’est pas le trou perdu des 2000 Maniacs ; nul Leatherface ne rôde dans une baraque égarée dans le bayou, affûtant sa tronçonneuse sur les colifichets métalliques et autres clous rouillés suintant des murs de son abattoir familial, non, ce n’est pas le genre de la maison… Graal tient sans doute un peu plus de Dunwich, mais sans excès, là encore. Non, Graal pourrait aussi bien exister… Un bled qui a ses traditions, ses particularités ; c’est toujours un peu déstabilisant pour l’étranger qui vient s’y égarer, mais concevable… Bon, il y a bien pléthore de voyants ; des boutiques d’occultisme, aussi ; des légendes… Voilà, des légendes, et rien d’autre. Le Bon Homme Gris ? Un croquemitaine finalement banal ; chaque région a ses fantasmes… Et Vida, la Reine du Solstice (Miss Graal ? Elle est assez belle pour se le permettre…) : ses dieux bizarres, sa persécution par Marsh, non, voyons, tout ça n’est que le délire d’une jolie femme un peu timbrée. Juste un peu.
Tout juste. La justesse est bien à mon sens ce qui caractérise avant tout Louisiana Breakdown. Lucius Shepard n’en fait jamais trop, tout en distillant savamment ce petit quelque chose indéfinissable qui produit un réel plaisir de lecture. Justesse dans le ton comme dans la forme : Louisiana Breakdown, en dépit de son format particulier et de ce que l’on a pu en dire ici ou là, est à mon avis ni trop court, ni trop long (fait assez rare pour être signalé…). Quant au fond…
Je ne saurais m’engager résolument, moi le minable petit lecteur, sur la signification profonde de Louisiana Breakdown. A vrai dire, s’il y en a probablement une, je ne suis pas sûr que cela soit d’une si grande importance : d’une manière ou d’une autre, on ressent le texte, on le vit, et c’est bien suffisant. On a souvent parlé, ici ou là, du lien que l’on pouvait faire entre les amours de Jack et Vida et le mythe d’Orphée et d’Eurydice : Jack, le musicien, descend aux Enfers (Graal) pour en sauver Vida, lui offrir une échappatoire ; le passé y fait là encore figure de malédiction ; l’amour, peut-être, nécessite alors des zones d’ombre : un regard sur le passé, en retour en arrière, et c’est fini… Oui, ça se tient. Mais cela ne m’avait pas frappé, très honnêtement (bon, je ne suis pas bien malin, aussi…).
Plus largement, au-delà des inévitables interprétations psychologiques propres au genre, au travers des multiples allusions, tant aux clichés du fantastique (littéraire comme cinématographique) qu’à l’histoire globale des Etats-Unis (9 h 11, le saisissant fantasme vietnamien de Joe Dill… mais aussi la préface de l’auteur à cette édition française, post-Katrina !), j’y ai surtout vu une dissection subtile et savante (sans excès, une fois de plus…) de la fabrique des mythes dans un milieu contemporain : n’en déplaise aux positivistes aveugles et à leurs divers ersatz, à l’heure de l’efficacité et du matérialisme scientifico-technologique, Graal existe toujours, et existera toujours. Parce que, dans les creux de la civilisation, l’homme ressentira toujours le besoin du mythe, du « pourquoi » prenant le pas sur le « comment » ; il y a la nécessité, dans le plus concret du quotidien, de conserver une part de mystère : pour faire ce cocktail, il faut être un peu sorcière ; le réduire à une liste d’ingrédients figurant sur une étiquette n’aurait guère d’intérêt… C’est pour cette raison, de même, qu’on a besoin des dieux du vaudou, ou du Bon Homme Gris. Ils fournissent un « pourquoi » ; un « pourquoi » absurde, certes, dépassant la raison, et guère satisfaisant pour qui ne jure que par cette dernière. Mais un « pourquoi », néanmoins. Sans appel. Sans contestation possible. Sans nécessité d’une autre explication. Peut-être est-ce cela qu’il faut retenir de cette fin troublante, que beaucoup ont avoué n’avoir pas compris (et j’en suis probablement) : la grille d’analyse n’était pas la bonne ; peut-être même l’analyse était-elle indue… Après tout, à Graal, il peut très bien être 6 h 66.
Sans doute aussi cela dépasse-t-il le jugement, quand bien même le lecteur cartésien, confronté aux absurdités de Graal, à ses traditions insanes, ne peut-il s’empêcher de ressentir un profond effroi pour cette emprise du passé, qui vient justifier l’injustifiable ; peut-être ne s’agit-il pas tant, d’ailleurs, de s’effrayer de la réaction à proprement parler – les mythes ne sombrent après tout pas dans le passé, ils se recréent sans cesse : c’est bien à la genèse d’un mythe que l’on assiste dans Louisiana Breakdown –, que de constater, plus largement, plus sombrement, peut-être, le poids inéluctable de l’histoire : sombre promesse d’immortalité, induite par le nom même de la bourgade… On aurait envie de dire que le passé est pathologique, qu’il est une maladie, pour laquelle il n’existe pas de vaccin, et il n’en existera jamais ; mais sans doute le terme n’est-il guère adéquat : l’étrangeté de Graal n’est pas pathologique, mais bien au contraire normale. Nécessaire. Seule la différence de cadre nous conduit, nous, étrangers, à envisager tout cela comme... étrange. Le mythe rejoint l’histoire dans la définition de la communauté, et dans sa survivance en creux au sein de l’uniformisation supposée du genre humain, qu’elle soit souhaitée ou déplorée.
Je ne sais pas. J’ai probablement dit beaucoup de bêtises, tout cela est très subjectif, et, après tout, Nébal est un con…
Rassurez-vous, néanmoins : je suis loin d’être le seul à avoir vanté les mérites de Louisiana Breakdown, et d’autres l’ont sans doute fait bien mieux que moi : fouillez un peu, vous verrez… Alors croyez-moi au moins sur ce point : ça vaut le coup de se perdre dans Graal ; on n’en sort pas indemne, mais on en retire nécessairement quelque chose, ne serait-ce qu’un indéniable plaisir de lecture.
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