CR "Eclipse Phase" (2) : Snuff global
Pour l’épisode précédent, voir ici.
Les PJ, tous un brin anxieux après l’expérience en simulespace, font un peu plus ample connaissance dans le salon privé. Mais quand ils ouvrent la porte afin d’aller prendre un verre et de faire le point, ils tombent sur deux cadavres juste devant le salon, éviscérés, défigurés, et en partie dévorés, alors que les parois de chair de Carnasis ont été lacérées à coups de griffes. Adán interroge sa muse sur son activité des dernières heures. Un Acolyte de la Viande les surprend devant les cadavres et s’enfuit aussitôt, tout en donnant l’alerte, mais Adán prévient de même la secte qui fait office (vaguement) d’autorité et gère la « police » dans l’habitat, tandis que John cherche à déterminer l’identité des victimes, ce qui n’est pas évident ; mais à partir des tatouages d’identification, il obtient quelques renseignements qui sentent le factice, et prétendent que l’homme et la femme viennent de Mars. Les Acolytes arrivent bientôt, emmenés par un certain Frère Viktor, et interrogent les PJ, mais ne se montrent pas très efficaces. Quand ils vérifient les systèmes de surveillance à l’extérieur du salon, ils acquièrent rapidement la certitude (de même que John, qui épie en douce) que les caméras ont été piratées pour effacer toute trace du double meurtre. Frère Viktor demande aux PJ de ne pas quitter Carnasis le temps que l’enquête soit bouclée (les Acolytes manquant d’autorité à proprement parler, cela tient plus de la requête et de la faveur que de l’injonction ; Callisto s’en plaint, y voyant une entrave à sa liberté, mais les autres calment le jeu : de toute façon, Terminus les étoiles n’est pas censé quitter l’habitat avant environ une semaine…).
Les PJ vont discuter de tout cela, ainsi que de leur mission pour le compte de Firewall, autour d’un verre. Callisto leur parle du fonctionnement de l’essaim, et organise une soirée sur Carnasis avec les Dogs (elle connaît bien Barking Dog). Shadul fait des recherches sur les événements récents dans le système jovien, et entend parler de la Lance de Longinus, dont la recrudescence d’activité inquiète la Junte. On fait également le point sur le peu d’informations dont on dispose sur Nine lives et Legba. Plusieurs PJ reçoivent des messages sibyllins, dont la suggestion d’enquêter sur les deux meurtres, les Acolytes étant des branques.
Les PJ se rendent à la soirée de Barking Dog, une vraie débauche de drogues. Ils y font la connaissance de plusieurs Dogs, ainsi que de quelques autres écumeurs (dont Amrita Shah) et touristes. La soirée se prolonge, Natalia et Callisto s’attirent les sympathies des convives par leur poésie et leur danse. Mais, pendant la fête, Shadul reçoit un nouveau message, témoignant d’un autre meurtre perpétré dans les mêmes circonstances que les deux premiers. Puis chacun rejoint son « appartement » privé à tour de rôle.
Quand Adán se lève, il cherche à savoir ce qui s’est produit pendant son sommeil, et se rend compte qu’une femme a fait le guet devant son « appartement » pendant quelque temps. Les PJ se retrouvent chez Shadul. Ils comprennent que les messages qu’ils ont reçu proviennent de Carnasis même, qui les presse d’enquêter. Les actualités locales ne mentionnent rien à propos de tout cela, mais une recherche sur des sous-réseaux criminels permet de découvrir un snuff artistiquement réalisé, qui porte semble-t-il l’empreinte de Korova, une artiste de l’extrême « connue » (façon de parler, son identité réelle est protégée, seul cet avatar a une certaine notoriété) pour sa fascination pour l’ultra-violence. Surtout, la vidéo montre le meurtrier en action : une créature rapide et puissante, toute en muscles et en griffes. Natalia l’identifie comme étant un exhumain de type prédateur. Quelques recherches supplémentaires confirment que des exhumains étaient déjà venus sur Carnasis, mais que l’habitat, d’une manière ou d’une autre, les avait chassés. Là encore, les systèmes de sécurité ont été piratés avec beaucoup de talent. Les PJ parviennent par contre à identifier la femme qui surveillait l’appartement d’Adán : Lucia Sotomayor (une identité qui sent à nouveau le factice, et dont la provenance serait Mars). Ils déterminent sa position… mais le piratage des réseaux de surveillance de Carnasis est bientôt généralisé, ce qui prohibe toute utilisation des caméras, etc. Carnasis est dès lors trop occupé pour répondre aux demandes des PJ. Ceux-ci se tournent vers le Philosophe, qui confirme que, si un exhumain est dans le coup, il est de leur devoir d’enquêter pour le compte de Firewall et de mettre un terme à la menace.
Les PJ décident de se rendre dans le secteur où l’on a vu pour la dernière fois Sotomayor ; mais, quand ils sortent, les écrans des parois de Carnasis, contaminés, diffusent en boucle des snuffs de massacres à bord de l’habitat, dont certains en Lex ; un détail permet à Adán de déterminer qu’il y a au moins deux prédateurs dans l’habitat. La panique et la confusion sont totales, résidents comme touristes de Carnasis se ruent sur les passerelles d’ego-diffusion et le spatioport, qui devient inaccessible. Des cadavres jonchent les couloirs. Les PJ cherchent des renforts : Callisto contacte les quelques Dogs qui sont restés sur Carnasis après la fête, puis les PJ se rendent auprès des Acolytes de la Viande… mais ceux-ci se sont scindés en deux factions, l’une suivant les enseignements traditionnels de la secte, tandis que l’autre se revendique de la philosophie exhumaine, et les deux groupes s’entretuent. La situation est extrêmement chaotique, et John est vaguement blessé en cherchant à récupérer de toute force une arme.
Les PJ cherchent ensuite à rejoindre, avec les Dogs, « l’appartement » de Sotomayor, mais Carnasis, qui sort très brièvement de son silence, leur communique une adresse vite supprimée, non loin. Natalia se rend compte que le système d’oxygène de Carnasis est également atteint par le piratage global, et que la situation deviendra très critique dans quelques heures. Les PJ se rendent à l’endroit indiqué. Ils y retrouvent Sotomayor, armée, qui défonce une porte, mais est vite envoyée voltiger contre la paroi par un prédateur qui sort du local. Le combat s’engage avec cette machine à tuer ; Adán change subitement d’attitude, s’empare d’autorité d’une arme et se met en avant. Les Dogs, surtout, font du bon travail et affaiblissent progressivement l’exhumain, tandis que Sotomayor, suivie par Shadul, pénètre dans « l’appartement ». Voyant cela, le prédateur se détourne des autres PJ (et notamment d’Adán) pour retourner dans le local. John, sur un coup de chance, paralyse le prédateur amoché, et Natalia le décapite. À l’intérieur, Sotomayor fait feu sur un neurode ; une fois celui-ci abattu, Carnasis reprend progressivement le contrôle de ses systèmes, et se met à rétablir l’ordre (notamment en gérant la panique au spatioport et en rappelant à l’ordre les Acolytes, dont le courant « traditionnel » l’emporte, qui se lance sur la piste du second prédateur). Korova est également présente à l’intérieur de « l’appartement », mais elle s’est contentée de tout regarder en fumant. Shadul s’avance pour lui parler… mais John l’exécute sommairement (elle avait un dispositif d’évacuation de l’ego), ce que les autres PJ prennent très mal. Lucia Sotomayor refuse de répondre à toute question, et s’en va. Adán se comporte de manière très étrange : il dit s’appeler Buck Owen, et devoir regagner Mars au plus tôt ; Shadul le calme et l’amadoue, le convainquant d’embarquer avec eux à bord de Terminus les étoiles (dont le départ sera sans doute accéléré vu la situation à bord de Carnasis).
Jalons musicaux
En ce moment, sur Facebook, c’est la folie des chaînes. Je ne m’en plains pas, j’aime bien.
Il y en a une sur les dix albums de musique essentiels, au sens notamment où ils ont donné envie de faire de la musique soi-même. Personne ne m’a tagué… Mais j’ai envie de répondre quand même, na. Sauf que dix, c’est vraiment impossible. Voici donc une liste de mes principaux jalons musicaux, dans l’ordre à peu près chronologique de découverte.
Pink Floyd, The Wall : Je n’ai pas tenté l’expérience depuis longtemps, mais je crois qu’aujourd’hui j’aurais beaucoup de mal à réécouter cet album hyper mégalo. Mais il m’a longtemps fasciné, et c’est grâce à lui que je me suis intéressé à la musique quand j’étais gamin.
Nirvana, Nevermind : L’album générationnel ? Aujourd’hui, je préfère In Utero, mais ce premier contact avait quand même quelque chose d’effroyablement bon.
Tricky, Maxinquaye : Découvert grâce à Bernard Lenoir, si je ne m’abuse lors de ma première écoute de son émission. Une baffe colossale.
PJ Harvey, To Bring you my Love : Mêmes circonstances, même effet. Un album proche de la perfection, de très loin mon préféré de la dame.
Jeff Buckley, Grace : J’ai mis un peu de temps à accrocher, et puis je suis tombé radicalement amoureux. Sa mort m’a profondément abattu ; je me souviens encore des gens qui se foutaient de ma gueule à l’époque : les mêmes se sont mis à chanter à tue-tête « Hallelujah » quelque temps plus tard (au point de m’écœurer de cette reprise).
Sonic Youth, Goo et Dirty : Découverts ensemble grâce à un cousin, aujourd’hui presque indissociables dans mon esprit ; mon premier contact avec ce groupe qui figure parmi mes préférés. Je suis en pénurie de superlatifs.
Underworld, Beaucoup Fish : Un des albums que j’ai le plus écoutés. Un sommet de la techno, qui a bleui mes rêves.
Une compil du magazine Metallian, je crois que c’était Metal Explosion 3 : Découverte fascinante du metal, pas celui de la radio, mais celui qu’on disait « extrême » ; tout n’était pas bon, loin de là, mais ça m’a fait un choc ; surtout le black metal, pour les images qu’il suscitait…
Nine Inch Nails, Fixed : Mon premier contact avec l’œuvre de Trent Reznor, par la face nord ; l’occasion aussi d’entendre parler pour la première fois de Coil et de Fœtus…
Ministry, The Mind is a Terrible Thing to Taste : La bible du metal indus (donc), ça reste encore aujourd’hui un de mes albums préférés tous genres confondus.
Aphex Twin, Richard D. James : On peut vraiment faire de la musique comme ça ? Sans déconner ?
Joy Division, Unknown Pleasures : Je sais que cet album a été écrit spécialement pour MOI.
Kraftwerk, The Man-Machine : Acheté en raison d’une curiosité un peu perverse ; sauf que j’ai été immédiatement conquis. Ca m’a amené à m’intéresser à plein de choses.
Godspeed You ! Black Emperor, Slow Riot for New Zerø Kanada : Entendu complètement par hasard sur une petite radio toulousaine, j’ai été bouleversé.
LCD Soundsystem, LCD Soundsystem : Parce que James Murphy est un génie et un passeur inégalé ; là encore, ça m’a amené à découvrir plein de choses. Yeah !
Fantômas, Suspended Animation : On peut vraiment faire de la musique comme ça ? Sans déconner ? (Bis.)
Coil, The Remote Viewer : Mon premier véritable contact avec Coil. Bluffant.
Brian Eno, Ambient 4: On Land : Ma véritable découverte de l’ambient, un gros choc.
Slayer, Christ Illusion : Parce que c’est l’album qui m’a ramené au metal et m’a fait redécouvrir Slayer, qui reste ZE groupe du genre.
Venetian Snares, Rossz Csillag Alatt Szuletett : Découvert sur les bons conseils d’un ami, qui savait que ça me plairait. Pas qu’un peu ! Cet album génial est en même temps lié pour moi à toute une palette d’émotions noires…
Sunn O))), White2 : On peut vraiment faire de la musique comme ça ? Sans déconner ? (Ter.)
Lustmord, The Place Where the Black Stars Hang : Ma véritable découverte de Lustmord, un traumatisme durable.
N’hésitez pas à commenter et à jouer, hein.
"Je suis la reine", d'Anna Starobinets
STAROBINETS (Anna), Je suis la reine et autres histoires inquiétantes, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Bordeaux, Mirobole, coll. Horizons pourpres, [2005] 2013, 210 p.
Ce n’est pas exactement un scoop : le fantastique – le bon, en tout cas – est à bien des égards le parent pauvre des littératures de l’imaginaire. Il faut dire qu’ « on » a longtemps prétendu, sous la forme d’un axiome irrémédiable, qu’il était vain de vouloir publier du fantastique et/ou de l’horreur en France de nos jours, a fortiori sous forme de nouvelles. Chose que j’ai toujours trouvée aberrante, pour rester poli… Résultat : ce genre a largement été évacué par les collections dédiées, en tout cas celles des gros éditeurs traditionnels de l’imaginaire, pour se réfugier, soit chez des éditeurs essentiellement consacrés à la « blanche », soit chez de « petits » éditeurs – de bons éditeurs, j’oserais presque dire de vrais éditeurs – qui envoient balader les préconçus sur cette prétendue « impossibilité » et publient des choses qu’ils aiment, aussi improbables soient-elles. Je pourrais citer ici plusieurs exemples : je ne m’étendrai bien sûr pas sur Dystopia, mais j’ai ainsi à maintes reprises évoqué Le Visage Vert, ou, plus « gros » et plus « blanc », L’Arbre vengeur. Et il faut aujourd’hui rajouter à cette liste les jeunes éditions Mirobole, notamment pour leur collection « Horizons pourpres ».
Mirobole m’a tapé dans l’œil depuis un certain moment, ne serait-ce que pour ses couvertures à très forte identité graphique – je sais bien qu’elles ne sont pas du goût de tous, mais personnellement je les adore. J’ai ainsi flashé dès le premier regard sur l’étrange composition de ce Je suis la reine de la Russe Anna Starobinets (oui, parce que Mirobole a aussi le bon goût – son catalogue est éloquent – d’aller chercher ses auteurs étrangers ailleurs qu’en simple Anglo-saxonnie). J’ai cependant attendu (trop longtemps) avant de me le procurer, et, finalement, mon premier Mirobole fut l’excellent Les Furies de Borås du Suédois Anders Fager, vraie réussite dans le genre si difficile de l’horreur à tentacules façon Lovecraft. Mais ce premier contact ayant été particulièrement savoureux, j’ai eu envie d’approfondir ma découverte du catalogue de Mirobole, et me suis donc enfin tourné vers ce Je suis la reine qui m’intriguait tant (en attendant d’autres titres, je n’en ai certainement pas fini).
Les « histoires inquiétantes » d’Anna Starobinets, qui oscillent entre fantastique subtil et discret, et vagues teintes de science-fiction (Mirobole annonce d’ailleurs pour bientôt un roman d’anticipation de l’auteur), représentent sans doute ce que l’on pouvait attendre de mieux du genre : la finesse du trait, servi par une plume plus qu’à son tour émouvante, n’exclut en rien l’horreur la plus viscérale, voire grotesque (au meilleur sens du terme), tout en ménageant de délicieux effets d’angoisse. En s’attachant à un quotidien russe passablement grisâtre, et en accordant beaucoup d’importance à ses personnages le plus souvent fragiles (dont un certain nombre d’enfants), l’auteur parvient à instiller le malaise avec délicatesse, pour mieux malmener le lecteur vaguement masochiste qui se délecte de ce sentiment d’inconfort que j’aurais presque envie de qualifier de kafkaïen (et pas seulement quand la dame fait dans l’absurde tragi-comique, comme dans la dernière nouvelle, « L’Éternité selon Yacha »). Et bon nombre de registres de l’inquiétude trouvent ainsi à être illustrés avec un brio égal au long (enfin, court…) des six nouvelles de ce petit recueil.
Le livre attaque en force avec « Les Règles », et son idée toute simple, voire convenue, mais brillamment mise en scène ; nous sommes ici en plein fantastique de l’ambiguïté, et cela fonctionne parfaitement. « La Famille », qui tient sans doute pour une bonne part de l’allégorie, évoque davantage une certaine science-fiction dickienne en condensé perturbant (je n’ai pu m’empêcher ici de penser à Coulez mes larmes, dit le policier). « J’attends », de son côté, joue la carte du grotesque, de la névrose et de l’organique, non sans humour tordu ; on lorgne ici, peut-être, du côté d’un Cronenberg, ou d’un Burroughs vu par Cronenberg. « Je suis la reine », le plus long texte du recueil, à la construction adroite, décrit la descente aux enfers d’une famille mono-parentale avec une grande finesse psychologique, et s’achève dans un délire sordide et glauque pour le moins saisissant. « L’Agent », à la conclusion certes un peu « facile », n’en est pas moins très efficace. « L’Éternité selon Yacha », enfin, convoque le mythe le plus classique dans un cadre on ne peut plus réaliste, et fait beaucoup rire avant de tirer quelques larmes…
Excellent recueil, donc, que ce Je suis la reine, où l’effroi et la finesse se mêlent avec harmonie pour peindre des tableaux impressionnants, oscillant entre réalisme social et onirisme noir. Preuve, s’il en était besoin, que le fantastique n’est pas mort, qu’il bouge encore ; sans doute y a-t-il bien des merveilles du genre qui n’attendent que d’être publiées. Mirobole, en tout cas, a réussi un beau doublé dans le genre avec Anna Starobinets et Anders Fager. On souhaitera donc une longue vie à ce jeune éditeur, que l’on félicitera en outre pour son audace rafraîchissante.
CR "Eclipse Phase" (1) : De poussière et d'acier
Un scénario très bourrin en guise d’introduction à Eclipse Phase: le but était essentiellement de tester la mécanique ; on verra très prochainement pour l’univers dans tout ce qu’il a de foisonnant…
Les PJ (ils sont cinq pour l’instant : « John Doe », Shadul Kushie Khabie Gham, Callisto Hawke, Adán Lagarto et Natalia Nikonovna ; je ne vais pas les décrire en détail pour le moment, histoire de préserver leurs backgrounds pour la suite) sont convoqués par un proxy anonyme sur Carnesis, dans un salon privé de simulespace. Ils travaillaient déjà pour Firewall séparément, mais se rencontrent pour la première fois. Après quelques brèves présentations, ils se connectent au réseau privé, et se retrouvent dans un environnement virtuel évoquant l’Acropole d’Athènes pendant l’Antiquité. Leur proxy, qui se fait appeler le Philosophe, prend l’apparence de Diogène (« Barre-toi de mon soleil ! ») ; il leur explique qu’il a une mission délicate à leur confier, consistant à s’infiltrer sur Legba suite à la demande de renforts de leur sentinelle sur place, qui évoque une assemblée des pontes de Nine Lives et un comportement étrange de la part des gladiateurs esclaves du cartel. Les PJ vont voyager jusqu’à Extropia au sein de l’essaim d’écumeurs Terminus les étoiles (dont fait partie Callisto Hawke), à charge pour eux de trouver ensuite comment se rendre sur Legba. En chemin, l’essaim va passer dans l’orbite de Jupiter et en utiliser le puits gravitationnel, ce qui peut entraîner quelque grabuge ; les PJ devront également veiller à ce que tout se passe au mieux à cette occasion.
Mais, en attendant, le Philosophe va leur faire passer un test en simulespace – un « jeu de rôle »… – pour voir comment ils travaillent ensemble…
L’environnement change (et l’apparence du Philosophe, qui prend l’aspect d’un mafieux caricatural) : les PJ se retrouvent dix ans plus tôt, dans la cité-État de Marseille (scénario « De poussière et d’acier », Alpha+Phase #1. Premier Morphe), alors que les signes de la Chute se multiplient rapidement (mais les PJ sont affectés par un blocage mental, qui les empêche de considérer ceci comme un simple jeu, et tout autant de communiquer à propos de la Chute). Ils ont pour mission, en tant que malfrats (mais dotés de leurs morphes et de leur équipement, qu’il s’agit de tester), d’exfiltrer Ronald Dufour, chercheur en intelligence artificielle pour le compte de NeuroteQ, une filiale de Cognite. Le Philosophe leur donne des plans du bâtiment, ainsi que des codes administrateur, et leur donne rendez-vous quelques heures plus tard dans un entrepôt près du port.
John se procure rapidement un terminal afin de se livrer à quelques manipulations et piratages. Tandis que leurs muses les bombardent de flash infos alarmants (et parfois déroutants) sur le conflit qui s’envenime entre l’Alliance germanique et les cités-États du Sud (dont Marseille), Natalia et Adán se concoctent des identités d’emprunt (Natalia une chercheuse en IA, membre de NeuroteQ, supérieure hiérarchique de Dufour, et Adán son assistant). L’équipe loue un véhicule qu’elle va garer non loin de NeuroteQ. Pendant que Natalia et Adán entrent, sans souci, dans le bâtiment pourtant hautement sécurisé, les autres restent dans le camion, où ils assistent bientôt à l’exécution sommaire d’un passant par des policiers. L’ambiance est de plus en plus tendue. Natalia prétend d’abord à Dufour qu’il y a eu des fuites depuis son laboratoire, pendant qu’Adán drogue son thé (qui ne sera finalement pas bu…) ; puis, jouant sur les flashs d’informations, Natalia persuade Dufour qu’elle est là pour exfiltrer le chercheur en attendant que la crise avec l’Alliance germanique se calme. Dufour est très paniqué, mais se résout à la suivre. Un garde, devant les escaliers, se montre méfiant, mais les laisse finalement passer. Alors qu’ils sont dans les escaliers, ils ressentent un tremblement ; la nouvelle tombe bientôt : Milan a été atomisée… En chemin vers le camion, Dufour se montre de plus en plus sceptique sur les raisons de son exfiltration et les procédés employés, mais les PJ le font monter dans le véhicule et le maîtrisent. La muse de John est endommagée (cela arrivera par la suite à d’autres PJ…), et certains appareils (comme, plus tôt, l’ascenseur) connaissent des défaillances et autres comportements étranges (ils se mettent à chanter, ont des parasites, etc.). John crame d’ailleurs son terminal…
Tandis que les PJ se rendent à l’entrepôt où ils ont rendez-vous dans quelque temps avec le Philosophe, des avions se mettent à rugir dans le ciel, et bombardent des emplacements stratégiques de Marseille ; des troupes variées, humanoïdes ou non, sont également parachutées sur la ville. Pendant qu’Adán calme Dufour (Shadul l’intimidant de son côté…), John essaye d’établir un périmètre de sécurité, mais ne parvient qu’à étendre le réseau de vidéosurveillance. Il voit ainsi des signes du conflit qui se rapprochent ; l’environnement à l’extérieur de l’entrepôt, peu fréquenté, reste encore assez calme, mais il voit néanmoins un blindé étrange se débarrasser de policiers marseillais, et un fuyard se faire couper la tête par un drone.
Le Philosophe contacte les PJ, tandis que d’autres flashs continuent régulièrement de leur parvenir sur la situation qui s’envenime. Il ne pourra pas venir au rendez-vous ; l’objectif change : les PJ doivent trouver un moyen de quitter Marseille, et même la Terre… Ils débattent pour savoir quel serait le meilleur moyen d’y parvenir. L’ego-diffusion est à peine envisagée : les plate-formes publiques sont prises d’assaut, mais les PJ ne se posent pas la question des passerelles privées ou des darckcasts, et ils se décident pour « emprunter » un lanceur et quitter ainsi physiquement la Terre. Il leur faut néanmoins rejoindre l’appareil, qui est à quelque distance…
En route, les signes du conflit se multiplient. Shadul, qui conduit, est obligé de freiner brutalement quand un blindé leur bloque le passage et se prépare à leur tirer dessus. Il parvient à le contourner en roulant sur le trottoir et à s’éloigner, mais, un peu plus loin, confrontés à un combat de rue, les PJ sont contraints d’abandonner leur véhicule. Cinq soldats non identifiés les prennent pour cibles. La plupart des PJ se mettent à couvert, mais Callisto leur tire dessus avec son fusil à plasma ; elle en met très vite deux hors de combat, mais les survivants ripostent, elle est gravement blessée et sombre dans l’inconscience. Pendant qu’Adán met Dufour à l’abri et que Natalia contourne le bâtiment (elle doit bientôt faire face à un des soldats, assez vite écrasé par un camion lancé à toute vitesse, puis à un drone), Shadul et John cherchent à protéger Callisto et à éliminer les soldats restants. Ils y parviennent finalement et se réfugient dans le bâtiment, où ils donnent les premiers soins à Callisto, toujours gravement blessée mais qui reprend conscience.
Les PJ (qui ont beaucoup de chance…) trouvent un autre véhicule et reprennent la route en direction du lanceur. La voie est encombrée. Près de la piste, les combats font rage, il y a trois factions qui s’entredéchirent, sans compter les civils paniqués qui cherchent un moyen de fuir. Peu après qu’un bombardement a fait sauter une bonne partie du spatioport, un camion les double, défonce la grille, et fonce sur ce qui est semble-t-il le dernier lanceur en état. Mais Shadul parvient à les dépasser à nouveau et à leur faire faire une embardée. Pendant que les autres vont pirater l’accès au lanceur, il fait un carton sur le camion des importuns… et le fait sauter. Après quelques tentatives infructueuses, les PJ parviennent à monter à bord du lanceur. Seule Callisto est en mesure de le piloter, mais elle est gravement blessée… Elle parvient cependant à décoller et à piloter l’appareil ; tandis que les PJ s’interrogent sur la destination à prendre, un satellite de défense les prend pour cible alors qu’ils sortent de l’atmosphère, et ils sont désintégrés…
Les PJ se retrouvent dans un bureau type début du XIXe siècle, où le Philosophe (qui a encore changé d’aspect) dresse un bilan mitigé de leur action. Il les félicite pour l’exfiltration de Dufour et le travail en équipe plutôt convaincant qu’ils ont accompli, mais blâme Callisto pour s’être lancée la tête la première dans le combat, face à une troupe dangereuse. Surtout, il leur montre combien l’idée du lanceur était regrettable, a fortiori avec une pilote en aussi mauvaise condition ; il savait que certains des PJ étaient rétifs à l’ego-diffusion, mais il s’agissait justement de tester cet aspect…
Les PJ se retrouvent dans leurs fauteuils, l’expérience les a passablement traumatisés. Ils vont incessamment rejoindre Terminus les étoiles, et entamer le voyage vers Extropia via l’orbite de Jupiter.
"Tolkien et ses légendes", d'Isabelle Pantin
PANTIN (Isabelle), Tolkien et ses légendes. Une expérience en fiction, Paris, CNRS, coll. Biblis, [2009] 2013, 320 p.
J’étais supposé chroniquer ce livre pour le Bifrost spécial Tolkien. Mais, bien qu’en ayant grandement apprécié la lecture – si l’ouvrage est relativement décousu, et parfois frustrant dans ses partis-pris, il est tout à fait passionnant et fort bien fait –, je me trouve aujourd’hui incapable d’en parler… Je ne saurais quoi en dire de plus que dans cette critique de Claude Ecken, par exemple. Je vous le recommande néanmoins, et vous prie de m’excuser pour cette défaillance.
"Lazare"
Une nouvelle écrite a priori en 2001 (j’avais donc dix-neuf ans) pour un fanzine à numéro unique édité par le camarade Sébastien Duranton, et consacré au thème du Phénix (couverture de Romech Ramful). Je viens de la retrouver, et me suis dit que cela pouvait être amusant de la partager avec vous…
Cette nouvelle, outre les besoins de « l’appel à textes », avait à mes yeux un double objectif : le premier, qui a débouché sur les lourdes mais rigolotes descriptions de l’introduction, c’était d’essayer de rendre par la prose le décor dans lequel je vivais quand j’allais passer mes vacances en Dordogne ; le second, surtout, c’était – déjà… – de tenter de faire une sorte de lovecrafterie, mais sans recourir aux déités imprononçables et autres travers des derletheries ; je dois dire qu’à la relecture, je suis pour le coup plutôt satisfait de cet aspect du texte, et j’en suis le premier surpris, après toutes ces années : j’ai en effet le sentiment d’y avoir saisi, d’une certaine manière, et avant de me pencher vraiment sur la question, une forme d’essence de la philosophie lovecraftienne et, au-delà des thèmes, des techniques de composition du Maître de Providence…
Bien sûr, le résultat est très maladroit, très adolescent, avec de la pompe comme c’est pas permis. Mais pour un ado à la puberté tardive, finalement, c’était pas si mal, je trouve… N’hésitez pas à me donner votre avis sur ce péché de jeunesse (et j’en ai quelques autres en réserve ; tremblez !).
Le ciel a une couleur, ici. Je n’en ai jamais vu de pareille. C’est surtout vrai le soir, quand le soleil se couche lentement au-dessus des forêts de pins, inondant de surréalistes lueurs rose-orangées les frais bocages, quand les nuages immobiles prennent des teintes irisées, quand tout, subitement, se fige ; le vent, habituellement violent, tombe ; les pins mettent un frein à leur compétition acharnée vers le ciel, droits comme des « I ».
L’atmosphère s’immobilise.
Ensuite, quand le soleil a enfin disparu, la lune rousse prend le relais, et la campagne s’éveille à la vie nocturne. Le vent semble peu à peu revenir, portant avec lui odeurs des champs et stridulations d’insectes, zigzaguant parmi les fourrages dans un subtil bruissement. Au loin on entend les cris d’étranges et invisibles animaux, mystérieux. Et le ciel prend son temps, l’obscurcissement vient lentement, tout semble prendre plaisir à végéter dans cette splendeur crépusculaire.
C’est cette Dordogne-là que j’aime. Les pins rapides qui surgissent du sol calcaire et rivalisent dans leur croissance, tandis que les vieux chênes, les chênes centenaires, laissent les années les porter, insouciants, vieillards grabataires contemplant d’un air mi-méprisant, mi-compatissant la frénésie des jeunes pousses en soif de maturité.
J’aime me promener ici, à cette heure, loin des sinistres fermes à l’apparence rebutante, méli-mélo de couleurs inadaptées, combat éternel et vain entre la brique et la pierre, au milieu des charpentes noueuses et maladroites des hameaux familiaux ; loin de ces malsaines et arrogantes demeures des grands propriétaires bourgeois du XIXe siècle que l’on nomme ici « châteaux », bâtisses sans âme et sans goût, affichant leur opulence éhontée au milieu de parcs énormes, fermés aux regards de la canaille par de vieux grillages rouillés en pointes. Il ne faut pas s’arrêter à ces dégradations que l’homme inflige à son sol ; fuir, au contraire, ces pollutions irrémédiables, parcourir les champs, fouler la paille, contourner ces étangs desséchés où s’abreuvent encore de saines bêtes impassibles. Il faut s’enfoncer dans les ténèbres, dans les forêts hautes et majestueuses ; il faut courir les plateaux calcaires, au paysage par endroit si sec qu’il transporte le rêveur dans un Ouest mythique. Il faut sentir, enfin, sentir la rosée qui perle sur les fougères, ou, à l’opposé, le vide retentissant de la sécheresse. Sentir la cendre, quand le sol blanc vire tristement au gris au gré d’un incendie, traçant les contours d’un paysage d’apocalypse ; et la pluie sur la cendre, puis sur l’herbe qui repousse, et sur les arbres, enfin, ces grands pins qui ont abrité nos ancêtres quand ils se vêtaient de peaux de bêtes, et qui verront les mystérieuses et fascinantes civilisations qui succéderont à notre morne engeance.
Dans cette partie de la Dordogne, il n’y a rien d’autre. C’est le Périgord Blanc, le plus sec, le plus vide. Nous ne sommes pas encore au « Pays des Mille Châteaux », ni non plus au-dessus des béantes cavité renfermant les secrets indéchiffrables de l’histoire de l’Homme, que dissimule l’Est, le noir Est de la région. Il faut nous contenter de la nature, du peu qui a pu être préservé, et de la masse remodelée par le paysan au fil des siècles. Et c’est tout.
Quand je suis de bonne humeur, je me dis que ce n’est pas si mal. Hélas...
Mais je vais trop vite.
Je n’ai certes ni le but, ni l’envie, d’écrire une brochure touristique vantant les maigres mérites de la contrée. Mais c’est ainsi : quand le rideau se lève, l’observateur se trouve de prime abord confronté à un décor.
Ensuite seulement viennent les coups de théâtre.
C’était un soir comme un autre, et, comme les autres soirs, je me livrais aux délices de ma traditionnelle virée nocturne à travers bois. Je faisais ainsi depuis l’acquisition de cette ferme, à l’extrémité ouest du département, à quelques kilomètres à peine de la Gironde et des Charentes. Tous les soirs, depuis mon installation, je me livrais à ce rituel, vagabondant sous les étoiles là où me guidait mon instinct ; souvent, je marchais vers la Lune, traversant des hameaux abandonnés avec la gibbeuse pour unique lanterne, conférant une allure spectrale aux vieilles églises romanes de la région, d’une sobriété – le mot est faible – inqualifiable, toutes les mêmes en fait, avec leur petit cimetière alentour, dans lesquels les tombes les plus récentes renvoient au temps, moins lointain ici qu’ailleurs, où les hommes lissaient leur fine moustache à la semblance de l’empereur, et où les bourgeoises provinciales engoncées dans leur corset jouaient au loto et au whist, tandis que les paysans, les éternels paysans, travaillaient la terre selon des méthodes qui remontaient bien plus loin encore. Une échappée dans le temps comme dans l’espace.
Ce soir-là, j’avais franchi le petit enclos du couchant, m’attardant à peine devant les remises en bois branlant du fond de la cour, établies tant bien que mal par les anciens propriétaires à grand renfort de clous tordus. Il y en avait une que le fiston avait aménagé en un véritable bunker, un parc à cochons hérissé de mitrailleuses antiaériennes de bois de mauvaise qualité, jonché de Lebels à bandoulière de chanvre. C’était un fiston du temps de la dernière guerre, il est mort il y a deux ans.
Plus loin, la forêt, bien sûr, cette forêt que j’aimais tant, avec ces semblants de collines, et ce sol blanc, éternellement blanc. Je n’avais étrangement encore jamais pris cet itinéraire. Ici, la forêt se faisait bien plus touffue qu’à l’ordinaire, une véritable forêt vierge, à l’accès délicat. Cela m’enchantait. Je m’enfonçais avec délices sous le plafond de pins, me frayant tant bien que mal un passage à travers ronces et fougères. Le terrain se faisait plus accidenté, des falaises naines commençaient à s’affirmer.
Au-dessus de moi, je ne distinguais plus les étoiles. Je marchais dans une profonde obscurité. Me connaissant – j’étais bien des fois rentré très tard, ou très tôt, selon le point de référence –, j’avais pris la précaution de me munir d’une lampe de poche.
Cette excursion avait décidément un certain parfum d’aventure.
Mon imagination vagabondait, elle aussi. Je me disais que, peut-être, personne n’avait jamais pris ce chemin, que j’étais une sorte de pionnier. Peut-être, comme ces trois enfants de Montignac, allais-je découvrir un nouveau Lascaux ; ou des habitats troglodytes taillés à même les falaises calcaires, ainsi qu’à Brantôme ou la Madeleine, peut-être même comme la Roque Saint-Christophe ? Non, quand même pas... Mais tout semblait possible, dans ce musée naturel, ce berceau de la Vie.
Tout, oui.
Mais je ne m’attendais certes pas à ça.
J’étais si stupéfait, je tombais presque du surplomb sur lequel je me dressais. J’étais devant un véritable cratère, le sol s’abaissait bien d’une quinzaine de mètres, et la végétation, si abondante et dense sur le pourtour, disparaissait complètement de ce sol cendré.
En soi, la nature fournissait déjà un assez étonnant spectacle. Mais la main de l’homme était passée par là.
Devant moi s’élevait une tour cyclopéenne, que j’estimais à vue de nez d’une quarantaine de mètres. C’était une construction assez lovecraftienne, un grand bloc de pierre noire à la surface désespérément lisse, quasiment sans ouverture – tout juste une meurtrière par-ci, par-là –. La tour avait une base pyramidale d’une trentaine de mètres de largeur, se resserrait à quatre mètres du sol à une vingtaine de mètres puis, deux mètres au-dessus, à une dizaine de mètres, taille qu’elle conservait jusqu’à son sommet. Je ne parvenais pas à identifier, ni la matière, ni l’âge de la structure.
Après quelques minutes d’ébahissement stupéfait, poussé par la curiosité propre à ma profession, je me décidais à aller voir la bâtisse de plus près. Après quelques essais infructueux de descente de là où je me trouvais, par dépit je me mis à faire le tour du cratère. Je débouchai ainsi sur une sorte d’escalier naturel, et pus approcher l’objet de ma convoitise.
C’était un bloc, vraiment, quelque chose d’incomparable, de massif, dantesque... assez terrifiant, en fait : cela n’aurait pas dû se trouver là ! Je fis le tour de la construction, distinguais une lourde porte de bois noir ferrée sur le versant est, entourée de deux fenêtres ogivales, a priori des vitraux, et surmontée d’une sculpture taillée à même le roc de la tour, figurant un oiseau majestueux, aux proportions improbables, jaillissant d’une gerbe de flammes. L’espace d’un instant, je fus saisi de l’envie de pousser la porte, ou d’y frapper, je ne sais pas, mais je me retins en considérant un peu plus loin une ouverture qui déniait au cratère la forme parfaitement circulaire qu’il présentait jusqu’alors. À coup sûr, il s’agissait d’une route, et on l’avait empruntée très récemment (traces de pneus de Land Rover, très fraîches).
C’est ainsi que je fis, sans m’en douter encore, la connaissance d’Antoine Lazare et de la congrégation du Phénix Noir.
* * *
Le lendemain, je fus pris d’une fébrilité qui m’était inhabituelle. Je voulais tout savoir sur la tour, et tout de suite. J’y allais à la lumière du jour, et revenais chez moi en empruntant la route que j’avais débusquée, laquelle serpentait au milieu de la forêt sur environ trois kilomètres. Il n’y avait aucune signalisation, et la route était très défoncée, mais, sans aucun doute, on l’empruntait régulièrement. Elle débouchait à l’orée d’un petit village.
Je patrouillais à travers les rues, à l’affût du moindre renseignement. J’interrogeais les vieux du coin, mais nul ne semblait avoir jamais entendu parler de la tour ; plus d’un me prit pour un fou. Mais je l’avais vue, bon sang, et par deux fois ! J’étais ahuri de constater que ma conversation n’éveillait même pas chez eux la moindre étincelle de curiosité. Il y eut bien ce vieux poivrot, dans l’unique et miteux bistrot du village, pour me parler des « rites ancestraux » que des « voyous de Satan » perpétraient dans les ruines des nombreuses commanderies templières de la région, reliquat de traditions centenaires soigneusement conservées lors des veillées ; mais, à l’évidence, ce n’étaient pas des Templiers qui avaient bâti la tour. Je commençais en fait à me dire qu’il n’y avait que deux possibilités la concernant : ou bien elle était plus vieille que l’homme lui-même – réminiscence de fantasmes adolescents... –, ou bien elle était l’œuvre d’un architecte dément et remontait tout au plus au siècle dernier, vraisemblablement à la queue du siècle, d’ailleurs.
Je cherchais à tout hasard des permis de construire, et n’en trouvais pas : cela ne voulait rien dire, nombre de constructions, surtout celles qui, comme la tour, s’élèvent au cœur des forêts, sont bâties dans la plus totale illégalité, et elle pouvait de toute façon remonter à une époque où il ne se trouvait personne pour exiger une telle autorisation. Mais cela ne facilitait guère mon enquête.
Je me mis donc à fouiller le cadastre, cherchant quel pouvait bien être le propriétaire du terrain. Je finis par découvrir le nom d’Antoine Lazare, lequel semblait posséder nombre de terres alentour. C’était un riche exploitant agricole, producteur de vin, domicilié dans un de ces « châteaux » qui n’ont de château que le nom.
J’y allais, en m’arrêtant devant la grille, plus précisément : je ne voulais pas approcher ce Lazare sans en savoir plus sur son compte. Je me contentais donc de faire le tour du propriétaire, un tour ma foi très long : la propriété s’étendait sur plusieurs hectares envahis d’une dense végétation qui dissimulait à mes yeux le logis du sieur Lazare. À l’extrémité septentrionale du terrain se trouvait un pré plus dégarni, orné d’un petit lac, autour duquel galopaient une vingtaine de splendides chevaux de race pure. Mais je ne pouvais toujours pas distinguer la demeure. Il est à noter que si le terrain de la tour appartenait à monsieur Lazare, il n’avait aucune connexion directe avec le château.
Je rentrai chez moi, et feuilletai mes archives personnelles, cherchant un quelconque renseignement utile. Mais rien, si ce n’est qu’on lui avait refusé il y a deux ans l’A.O.C. La pêche n’était guère fructueuse... Mais c’était tout ce que j’avais pu obtenir après cette journée d’enquête.
Le lendemain, j’interrogeai les villageois des environs sur le discret propriétaire. On ne m’apprit rien d’intéressant : c’était « Monsieur Lazare », on en parlait comme d’un seigneur médiéval, « un brave m’sieur ben aimable, ben gentil... Oh, ça, c’est qu’on l’voyons point souvent : il reste au château, voyez-vous ? Mais c’étions point un homme fier. À la messe de Noël, l’a toujours une pièce pour ses pauv’ ! ». Et la tour ? « Qu’est tou qu’o l’est qu’tyeux ? ». Les réponses étaient très similaires d’un villageois à l’autre. Certains affichaient bien une certaine rancœur contre « tyeu con d’seigneur », mais c’était tout, et les motifs étaient d’une banalité affligeante. « L’étions ben discret », me dit-on souvent. C’étions ben vrai !
L’après-midi, je partis pour Bordeaux, je voulais bénéficier d’une base de données plus importante. Mais rien, rien de rien. Une chose pourtant : il semblait être d’une grande richesse.
Je rentrai chez moi frappé d’une profonde lassitude.
* * *
Il fallait que je sache. En me levant, j’étais prêt à aller voir Lazare et à lui dire... je ne sais pas, au juste. Lui dire quoi ? Je ne savais rien sur lui, rien sur la tour, rien. J’aurais eu l’air d’un parfait crétin.
Mais un événement soudain me fit reculer cette visite. Alors que je fulminais dans mon salon, j’entendis frapper à ma porte.
C’était inhabituel. Je vivais seul, isolé, et n’avais pas eu le temps – ni l’envie, à vrai dire – de nouer des relations de bon voisinage. Je ne connaissais personne dans un rayon de quatre-vingt kilomètres à l’exception de mes collègues de la rédaction, et ceux-ci n’avaient jamais fait le déplacement jusqu’à chez moi. Ils n’avaient d’ailleurs aucune raison de le faire... J’étais curieux de voir qui pouvait bien me rendre visite, et m’avançai vers la porte. A travers un volet entrouvert, j’eus le temps, sur le chemin, de distinguer la voiture de mon visiteur, garée au coin de la route boueuse qui menait à ma modeste propriété, une voiture noire, trois portes, tournée dans le sens du départ. Il y avait un « A » sur le coffre, et la voiture était immatriculée en Gironde.
J’ouvris la porte.
C’était une jeune fille à l’air apeurée, au physique gracieux, vêtue sobrement, mais avec élégance. Une de ces filles de campagne condamnées à l’abandon de leur havre estudiantin une fois par semaine, pour rendre visite aux parents. Comme elle ne disait mot, tanguant d’une jambe à l’autre, je fis :
— Vous désirez ?
— Vous êtes bien Christian Krüss, le journaliste ? répondit-elle d’une voix timide.
— Exact.
— Véronique Bouillon.
Elle me tendit la main. Je la lui serrai énergiquement, à mon habitude. Ce geste la fit frémir.
Il commença à tomber quelques gouttes, et je la voyais trembler. Attribuant sottement cela au froid, je l’invitai à entrer se réchauffer. Elle me suivit dans le salon, jetant des coups d’œil inquiets à droite, à gauche. Elle me dit qu’elle ne s’attendait pas à ça, qu’elle n’imaginait pas la maison d’un journaliste ainsi. D’un ton peut-être un peu brusque, je lui demandai à quoi devait ressembler la maison d’un journaliste. Elle sursauta. Prenant conscience de ma rudesse, je tentai de me rattraper en lui proposant un café. Elle accepta, ajoutant qu’elle le sentait plus nécessaire que jamais. Cette petite a le sens de l’intrigue, me disais-je en allant à la cuisine faire le nécessaire. Pendant ce temps, elle restait assise, toujours tremblante malgré le chauffage et le feu de cheminée cumulés, nerveuse. En préparant le café, je tentai de la décontracter – elle ne semblait toujours pas décidée à m’expliquer le sens de sa visite –, en parlant de banalités. Elle n’était guère loquace.
Je vins m’asseoir en face d’elle en lui tendant sa tasse, et la regardai au fond de ses yeux noirs. Elle attendit un moment, soutenant avec difficulté mon regard, lapa une gorgée de café noir bouillant, puis, dans un soupir :
— Je viens pour vous parler d’Antoine Lazare. Mes parents m’ont dit que vous leur aviez posé des questions à son sujet.
Je n’osais l’espérer.
— Oui, en effet, j’aimerais en savoir plus sur ce monsieur..
— Et sur la tour, bien sûr. Surtout, même.
Elle avait dit ça d’une voix plutôt froide. De mon côté, j’étais stupéfait. Je ne m’attendais de sa part qu’à de vagues ragots sur le seigneur du coin, et voilà qu’elle me parlait de la tour, objet véritable de mon enquête !
— Je sais pas mal de choses à ce sujet, que personne d’autre ne sait, sans doute. Pas ici, en tout cas. Vous êtes la première personne à qui j’en parle. Mais... je voudrais savoir... Qu’est-ce que vous voulez, au juste ?
— En savoir plus sur la tour. Je l’ai aperçue lors d’une promenade, et...
— Oui, elle n’est pas loin d’ici, dit-elle, manière de couper court à de trop longues et hasardeuses explications.
Elle semblait comprendre la curiosité que m’inspirait la tour, et sans doute l’avait-elle à un moment quelconque partagée.
Sentant qu’elle avait des choses potentiellement intéressantes à dire, je lui demandais si elle ne trouvait pas gênant d’être enregistrée. Elle hésita, puis : « Allez-y ». Je courai chercher mon magnétophone (que je n’avais plus vraiment utilisé depuis mes études à Strasbourg), et revins m’installer en face d’elle. Rec. Start. Elle attaqua aussitôt, sans que j’eus à lui poser de questions.
— Si j’ai entendu parler d’Antoine Lazare, c’est par le biais de mon frère, Guillaume. Il avait... Il a un an de plus que moi. Ça a toujours été un type assez... noir, déprimé. La vie ne l’avait pas gâté, non plus. Il avait toujours eu des problèmes, il... Enfin, c’est ce qui l’a amené à Lazare. Ou plutôt... Oui, c’est Lazare qui est venu à lui. On était au bar de V..., on sortait comme on le faisait de temps en temps. J’essayais de lui remonter le moral, il... il avait eu des problèmes. On était à une table, au fond. Et Lazare est entré. Il est venu directement à nous, nous a payé des verres. Il semblait jovial. On ne le connaissait pas, on n’avait même jamais entendu parler de lui, en fait. Mais il était très familier. Et... il a commencé à parler du Phénix Noir.
— Le Phénix Noir ?
Je ne voyais pas où elle voulait en venir. Je craignais d’avoir affaire à une mythomane. « Phénix Noir »... ridicule, un nom pareil ! Le genre de pseudos kitsch à souhait que prennent les méchants dans les films de SF de série Z ! Peut-être avais-je pensé tout haut : elle me fusilla du regard.
— C’est sérieux ! Le Phénix Noir, c’est comme ça que s’appelle la secte de Lazare. Elle se réunit à la tour !
Je l’interrompis :
— Attendez... Je ne veux pas mettre votre histoire en doute, mais... J’avais pensé à une organisation de ce genre. À Bordeaux, j’ai consulté le rapport sur les sectes : pas de Phénix Noir, pas de Lazare...
— Je sais... J’avais vérifié moi aussi. Mais c’est pas étonnant, ils sont très discrets...
— Discrets ? Vous venez de me dire que Lazare en a parlé devant vous, et dans un lieu public encore !
Elle attendit. Je pensai avoir fait mouche. Mais elle ne voulut pas s’avouer vaincue :
— Il était persuadé que je n’en parlerais pas... Ou qu’on ne me croirait pas, ce qui revient un peu au même, poursuivit-elle un m’assénant un regard culpabilisant.
Je voulus être conciliant :
— Mettons.
— Oui, ils ont très discrets, c’est pas comme les autres sectes, vous savez, avec leurs recruteurs en costards, et...
— Oui, le service promotionnel, avec les bouquins qui expliquent « comment la transcendance trilinéaire de la bi-molécule de Klogg permettra à l’Homme Éveillé d’atteindre la grâce dans le sein de Gaïa » !
Je voulais la faire rire, c’était plutôt raté. Elle me jeta un œil noir et reprit :
— Non, pas de... service promotionnel. Ils sélectionnent leurs proies, et c’est Lazare lui-même qui... recrute. C’est un cercle d’initiés.
— Ça ne doit pas faire beaucoup d’adhérents, ça. Les gourous, en général, cherchent à faire rentrer le plus de fric possible...
— Lazare se fout du fric ! Il veut... autre chose.
Elle ne paraissait pas disposée à me dire tout de suite quoi. Peut-être ne le savait-elle pas, d’ailleurs. Peut-être n’était-ce qu’une vague idée qu’elle n’osait pas me confier.
— Au début, Guillaume l’envoyait paître... Mais Lazare n’abandonna pas. Il revint le voir, à plusieurs reprises, et lui reparla du Phénix Noir, mais plus précisément, sans doute, qu’il ne l’avait fait au bar. Là, il avait juste dit que c’était une association qui aidait les jeunes en difficulté... comme Guillaume. Et Guillaume s’est laissé séduire. Je m’en rendais compte, un peu, il paraissait... différent. Et, un soir, il est parti. Je m’en suis aperçu. Au début, je croyais qu’il faisait le mur... Je me suis habillée, et je l’ai suivi, à distance. Il a longtemps marché à travers la campagne. Je n’étais pas très discrète, mais il ne m’a pas remarquée. Il a pris la route qui mène à la tour. Je l’ai suivi dans la forêt... Il y avait une vingtaine de types, là-bas, tous fringués en noir, avec des torches. Et Lazare au milieu, avec un air de compassion. Il était vêtu d’une sorte de robe de cérémonie... Il a tendu les bras vers mon frère, l’a serré, très fort, et ils sont entrés dans la tour.
Elle finit son café d’un trait. Il devait être froid, désormais.
— Je suis rentrée chez moi, j’étais terrorisée... J’aurais voulu... Je ne sais pas, l’appeler, lui dire de rester, me montrer dans la clairière ! Mais... ils me faisaient peur, oh, j’avais peur !
Elle fondit en larmes. Je la laissai se reprendre, tentai maladroitement de la réconforter. Dans un grand effort, elle poursuivit :
— Le matin, quand je me suis levée, mes parents étaient stupéfaits, mon père fulminait, même. Guillaume avait laissé une lettre dans laquelle il disait qu’il partait pour l’Espagne, qu’il voulait trouver un boulot là-bas, et qu’il avait lâchement préféré couper court aux tergiversations parentales. Il remerciait mes parents pour tout ce qu’ils avaient fait. Ma mère était au bord des larmes... Mes parents se raisonnèrent, se dirent qu’il était majeur, que, même si ce n’étaient pas des façons, ils pouvaient pas l’empêcher... Moi je savais la vérité, qu’il n’était pas en Espagne, mais à quelques kilomètres d’ici seulement... Mais j’ai rien dit, j’ai pas osé... et on l’a oublié. Deux semaines après, on a reçu une carte de Barcelone, où il disait qu’il avait trouvé du boulot dans un atelier de menuiserie, et une copine, aussi. Des conneries, tout ça... Mais j’ai pas lâché l’affaire.
Elle me tendit un petit carnet, qu’elle avait sorti de son sac, et se leva.
— Voilà tout ce que j’ai pu trouver en trois ans. Je vous le laisse. Mais... c’est dangereux, monsieur Krüss.
Je voulus la retenir, mais elle s’en alla dans un coup de vent, exténuée, bondissant dans sa voiture en sanglotant.
Je n’avais plus envie de rire, il semblait bien y avoir quelque chose là-dessous... En mon for intérieur, pourtant, je jubilais : une secte aux méthodes peu orthodoxes ! Une matière de rêve pour un somptueux papier qui me permettrait de fuir cette horrible presse locale dans laquelle je m’étais embourbé pour monter à Paris ! Exactement ce qu’il me fallait...
* * *
NOTES DE VÉRONIQUE BOUILLON CONCERNANT ANTOINE LAZARE ET LE PHÉNIX NOIR, CLASSÉES PAR ORDRE CHRONOLOGIQUE.
11 novembre 1918 : Naissance, à V..., de Antoine Arthur Alphonse de Rougemont, fils du baron Philippe Antoine de Rougemont et de madame Sophie Renée de Rougemont.
6 février 1937 : Mort, dans un accident de train, des parents Rougemont. Antoine part pour Paris, faire des études de lettres classiques.
Fin 1939 : Mobilisation d’Antoine de Rougemont.
1940 : Fait prisonnier à Dunkerque, il est envoyé dans un stalag. Il s’évade trois fois, et rejoint Vichy. Fonctionnaire à Bordeaux. Nommé pour la Francisque en décembre.
1941 : Démissionne en janvier. Rejoint la résistance naissante sous le pseudonyme de Lazare, nom qu’il gardera par la suite. Coordonne les maquis.
1942 : Part pour Londres, puis pour Alger. Activités de coordination.
1944 : Participe à la Libération de Paris. Fonctionnaire du Gouvernement Provisoire.
1945 : Croix de la Libération et Médaille de la Résistance ; épouse Louise Alexandrine Béjard.
8 février 1946 : Mort de Louise Alexandrine Lazare (cause indéterminée).
10 mai 1946 : Démissionne de son poste et part s’installer à V..., au château de ses parents. Achète de nombreux terrains et se lance dans l’exploitation viticole dans le courant de l’année.
11 juin 1948 : Épouse Madeleine Picon, riche héritière foncière.
23 mars 1952 : Mort de Madeleine Lazare dans un accident de voiture.
1958-1959 : Maire de V... ; démissionne.
1962 : Publie à compte d’auteur, à très petit tirage, un ouvrage titré Phénix Noir : pour une nouvelle approche de la métempsycose (éditions Aube d’Or, ouvrage aujourd’hui introuvable).
1968 : Achète de nombreux terrains, dont celui où se situe la tour.
1973 : Médaille du Mérite Agricole.
1976 : Travaux non déclarés sur le terrain où se trouve la tour.
1980 : « Disparition » de trois jeunes hommes dans la région (un est censé être parti en Italie, les deux autres aux États-Unis ; aucune nouvelle d’eux depuis).
1981 : Malgré son grand âge, Antoine Lazare épouse Marie Pelard. Elle meurt dans l’année. Quatre « disparitions » inexpliquées.
1982-1999 : une centaine de « disparitions » dans un rayon de cent kilomètres. Semblant d’enquête à la disparition inexpliquée de Sophie Martin, domiciliée à V... ; affaire classée très rapidement.
27 juillet 1999 : « disparition » de Guillaume Bouillon.
À l’encre fraîche :
1999-2001 : Une dizaine de « disparitions » de même type.
17 Juillet 2001 : Le journaliste Christian Krüss enquête sur Antoine Lazare. Il réside non loin de la tour.
Griffonné à la hâte :
Je vous en prie, monsieur Krüss, prenez garde ! De toutes ces notes, j’ai pu déduire au moins une chose : Lazare est un homme DANGEREUX !!!
* * *
En refermant le carnet, je ne savais trop que penser. Les idées, les impressions se mélangeaient dans mon crâne, trop nombreuses, trop denses. L’avertissement de Véronique faisait bien son effet, certes : j’étais très clairement en présence d’un homme entouré de morts mystérieuses, et potentiellement responsable de près de 150 « disparitions » !
Penser à cela me fit soudainement prendre conscience d’autre chose : je le tenais, mon scoop, oh oui !
C’est sans doute cette exaltation qui explique que je n’ai pas entendu le cri de Véronique, ni remarqué l’arrivée de ces hommes en noir. Ou plutôt que je m’en suis rendu compte trop tard.
On m’assomma, et je perdis connaissance.
* * *
Quand je me réveillai, il faisait nuit. J’étais solidement attaché à une de mes chaises par une corde trop serrée qui me faisait terriblement mal. Je bénis mon évanouissement de m’avoir évité de ressentir cette souffrance plus tôt... et réalisai par la même occasion que j’étais vraiment dans une mauvaise posture.
Il y avait une odeur horrible dans la pièce, odeur d’essence, de sang, de sperme figé. Je ne savais pas d’où tout cela pouvait provenir. J’étais seul dans la pièce, prisonnier chez moi.
Puis quelqu’un entra, une torche à la main. C’était un vieil homme, octogénaire, sans aucun doute, mais très gracieux, et vêtu avec élégance d’un pantalon de toile beige du meilleur goût rehaussé d’une chemise bordeaux, avec redingote assortie. Il avait des membres secs et rachitiques, une tête cadavéreuse aux orbites profondes. Il semblait ne pas avoir de véritables lèvres, et la nudité de son crâne lui conférait d’autant plus un air de squelette.
Il s’assit face à moi, souriant.
— Ah ! Mon hôte est enfin réveillé, fit-il, sarcastique.
— Antoine Lazare, je présume ?
— Oh ! Est-il vraiment nécessaire de faire les présentations ? Vous me connaissez, désormais...
Je ne répondis rien.
— Charmant logis, fit-il en déambulant nonchalamment dans mon petit salon, tournant autour de ma chaise. Sobre et pittoresque... Bien, vraiment... Quel dommage, toutefois, cette odeur !
— Je n’en suis pas responsable.
— Oui. Bien sûr.
Il se retourna et s’avança vers le fond de la pièce, vers mon bureau. Je n’avais jusqu’alors pas remarqué qu’il y avait quelque chose dessus, recouvert d’un drap. Avec l’air d’un prestidigitateur, écarquillant les yeux, sourire de gamin, il retira le drap dans un petit ricanement de vieillard.
C’était insoutenable.
Véronique.
Brisée, éventrée, dans une sinistre position pornographique, défigurée, baignant dans son sang et dans le sperme des innombrables salauds qui l’avaient violée, avant et après sa mort. Son corps était couvert de cicatrices, de croûtes purulentes, parcouru de traînées rouges poisseuses.
Lazare se tourna vers moi :
— Eh bien, monsieur Krüss ! Voulez-vous jouir de la vie ?
— SALAUD !!!
— Tout de suite les grands mots ! Vous avez tort, mon ami, vos inhibitions sont de trop. (Et, regardant le cadavre de la jeune fille :) Délicieux, vraiment, vous ratez quelque chose...
Il revint s’asseoir face à moi, et je ne pus soutenir son regard, je baissai la tête et serrai les dents.
— Pourquoi ? fit-il soudain avec un air plus grave, presque... compatissant. Je sens cette interrogation résonner dans votre esprit. Pourquoi ? Pourquoi Véronique ? Pourquoi ces disparitions ? Oui. Les disparitions, bien sûr : l’enquête de la Bouillon vous a mis la puce à l’oreille. Une sacrée investigatrice, n’est-ce pas ? Mais la petite dinde aurait mieux fait d’écouter la voix de la raison, et ne pas confier les résultats de son enquête à qui que ce soit... Tiens, je viens de répondre à une de vos interrogations, sans même avoir la volonté de le faire... L’âge, très cher, c’est terrible, l’âge. J’ai beau faire, je deviens quelque peu gâteux, comme tout un chacun...
— Vieux fou !
— Là, le mot est un peu fort, Monsieur, et déroge aux règles les plus élémentaires de l’hospitalité qui veulent que l’on témoigne le plus grand respect à son invité...
Il m’assena une gifle étrangement forte de la part d’un tel vieillard.
— Pour votre irrespect.
Après une pause :
— Croyez-vous, monsieur Krüss, à la métempsycose ? Le vulgaire, aujourd’hui, préfère employer les expressions plus simplificatrices de « transmigration des âmes », ou, mieux encore, de réincarnation. Mais je ne vous apprend rien, bien sûr...
Sa suffisance dépassait toutes les bornes. Après une nouvelle pause narquoise, il reprit :
— La métempsycose, mon bon, est un fait. Et je parle d’expérience. Ce n’est pas un quelconque charlatan qui vous affirme cela, en se basant sur de vaines spéculations métaphysiques. J’ai été, certes, un de ceux-là. C’était du temps de la plus ancienne incarnation dont je me souvienne, celle qui, pour mon plus grand malheur, devait changer à jamais le destin de mon âme...
— Vous n’avez pas d’âme, vieux fou !
Il eut un petit rire chargé de mépris.
— Ceci, Monsieur, est de la poésie, de la métaphore de bas-étage, de la répartie facile. Et l’on n’établit pas la vérité à l’aide de petites piques semblables à celle-ci. La vérité est crue, sinistre, elle s’oppose en tout aux rêveries du poète, et il n’y a certes pas de quoi en rire. Je vous pardonne volontiers votre ignorance, mais apprécierais fort de ne plus être interrompu de la sorte. Ceci dans votre intérêt, bien sûr... Bien. Où en étais-je ? Ah ! Oui. Mon incarnation primordiale... Oui, le terme n’est guère adéquat, je vous le concède, mais notre langue est si pauvre... C’était au XIIe siècle. J’étais un jeune érudit de la maison de Trencavel, éduqué dans ce qu’il est hélas convenu aujourd’hui d’appeler « l’hérésie cathare ». Ces hérétiques détenaient, mon cher ami, le secret du monde – au milieu d’un nombre incalculable de sottises, il est vrai ; mais, en près de neuf cents ans de vie consciente, veuillez admettre que j’ai amplement eu le temps de distinguer le vrai du faux, en constatant la vérité, oui, Monsieur, la vérité, je l’ai vue, de mes propres yeux. Ils croyaient en la transmigration des âmes pour ceux qui n’étaient pas consolés, à l’attachement perpétuel de ces âmes perdues au sinistre monde du Démiurge. Et j’y croyais, moi aussi, bien sûr. Mais j’étais une anomalie, pour cette époque, un « esprit libre » dirait-on plus tard : je ne pouvais me contenter de croire, il me fallait savoir. Aussi entamai-je des recherches, auprès des juifs kabbalistes, auprès des Templiers, qui avaient été instruits des secrets de l’Orient mystique de par leurs contacts avec les serviteurs du Vieux de la Montagne. Je me rendis moi-même dans cet Orient, traversant al Andalous pour rejoindre le Maghreb, puis l’Égypte, où certains conservaient encore les secrets des prêtres d’Amon, et enfin l’Arabie heureuse. Un bien long périple, mon jeune ami. J’étais un vieillard quand il me fut donné, enfin, de dénicher la vérité auprès d’un mystérieux alchimiste rodant dans les ruines de Persépolis. Je ne puis vous expliquer ce secret, il vous faudrait bénéficier d’une culture hermétique que vous ne possédez certainement pas. Mais je pus, moi, le comprendre. Et ainsi me condamner moi-même au triste sort qui est le mien : être conscient de ses multiples incarnations, et se souvenir des anciennes. Le rituel que j’exécutai alors, en cette maudite année 1194, me fit périr sur le coup. Je flottai alors l’espace de trois cents jours dans l’éther, l’esprit coupé en deux. D’une part, je ressentais la décomposition de mon cadavre, et, de l’autre, dès le moment de l’étincelle mystique scellant l’union d’un spermatozoïde et d’un ovule, je me voyais renaître, sous la forme d’une cellule, puis d’un fœtus. Et soudain, tandis que le noir total se faisait sur mon squelette, l’éclatante lumière du jour me fit reparaître à la vie, au sortir du vagin de ma nouvelle mère, sous la forme d’une petite Japonaise... J’étais stupéfait... oui, vous me permettrez de garder le masculin, j’ai l’habitude de parler au nom de l’incarnation que je suis dans l’immédiat... J’étais stupéfait, donc... Je me souvenais de tout, tout, absolument ! Mais j’avais aussi gardé mon intellect d’adulte, et compris vite qu’il fallait garder en moi ce terrible secret : imaginez un peu la surprise de mes nouveaux parents si, dès ma naissance, je leur avais adressé la parole en occitan ! Je me taisais, donc, et calquais mon évolution sur celle des autres enfants. Je voulais vivre autrement, goûter à tous les plaisirs que pouvait m’offrir cette civilisation fascinante, fermée pour encore bien longtemps à toute intrusion occidentale ! Dans mon incarnation suivante, je fus un moine irlandais... Après... Ma foi, j’ai perdu le fil. Car telle est ma malédiction, très cher : j’ai tout fait ; j’ai tout vu ; j’ai tout vécu. Et je m’ennuie, Monsieur Krüss, je m’ennuie profondément.
Le monstre semblait torturé par la nostalgie, et las, si las, que j’éprouvais presque de la pitié pour lui. Il avait la larme à l’œil, mais reprit :
— Et j’ai ainsi découvert un autre secret : la vie, mon cher, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, la vie est une aberration, une absurdité. Croyez-moi, je parle d’expérience. Vous souvenez-vous de ce philosophe, au siècle dernier, dans votre patrie, cet Arthur Schopenhauer ? C’était moi, monsieur. Relisez-moi, vous verrez que je dis la vérité ; sinon pourquoi ces références incessantes à la philosophie hindoue ? Et cette phrase, mon ami, pesez cette phrase dont je resterai éternellement fier – c’est peut-être tout ce qu’il me reste : « la vie oscille tel un pendule entre souffrance et ennui. » Ceci résume tout.
— Mais n’explique rien.
— Vous daignez donc prendre part intelligemment à la conversation ! Mais c’est merveilleux, cela ! (Toujours ce rictus atroce de faucheuse.) L’explication arrive, mon bon, et elle coule de source. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, j’ai fait le constat amer de la futilité de la vie. Et je me suis dit qu’il fallait y remédier, je me suis senti investi d’une mission que je ne rechigne pas à qualifier d’humaniste, de philanthrope... Voyez-vous, nous sommes tous, dès l’instant fatal de notre naissance, condamnés à vie. Il n’existe pas d’échappatoire, les croyances manichéennes des parfaits sont à ce sujet un leurre total. Non, nous sommes attachés à ce terrible monde. Nous devons vivre. Alors autant que cela ne soit pas trop pénible. Bien sûr, il s’agit de laisser aux hommes ce don prodigieux de la nature qu’est l’ignorance : croyez-moi, le savoir est une chose terrible. Je n’enseigne donc pas à mes disciples le terrible sort qui est le leur, je me contente de leur apprendre à gérer au mieux l’instant présent. La jouissance, monsieur, le plaisir, voilà tout ce qui compte. Jouir de la vie à n’importe quel prix. Que ce soit dans la vertu ou dans le vice, peu importe : vivre, vivre vraiment, sans se poser de questions, sans s’arrêter au bien ou au mal. Je laisse les veaux inconscients et stupides dans leur petit bonheur, ils y sont très bien, et ne méritent de toute façon pas mieux. Ceux que j’aide, monsieur, ce sont ceux qui souffrent, ceux qui n’en peuvent plus, ceux qui sont à deux doigts de basculer dans le néant. Quel gâchis, n’est-ce pas ? Ces gens-là croient, en achevant leurs jours, disparaître à jamais : ils ne font que recommencer à zéro. Le suicide n’est donc pas la solution. Non : ces gens, qui souffrent, je leur apprends à jouir, à profiter de la vie, à en tirer le meilleur parti possible, loin des stupides convenances du commun. Si cela marche, tant mieux. Quant à ceux qui sont trop désespérés ou trop stupides pour vivre ainsi, je leur évite un trop long questionnement en abrégeant leur vie, en les soulageant de leur fardeau...
— Vous les tuez...
— Si vous voulez. Mais le mot n’est guère adéquat, puisque je ne peux hélas les faire disparaître éternellement : disons plutôt que je leur donne une seconde chance, et que je me débarrasse par là même d’un poids trop lourd et trop distrayant pour me permettre de mener à bien ma mission auprès de ceux qui peuvent en profiter.
Il se tut, et regarda à la fenêtre.
— Les voilà. C’était prévisible. Toute chose a une fin, ou du moins pouvons-nous fractionner l’éternité en épisodes. Sans doute se sont-ils inquiétés pour la Bouillon et ont-ils deviné où elle s’était rendue. Bon. (Il se tourna vers moi.) Il est temps, Christian... Vous permettez que je vous appelle Christian ? Il est temps de nous séparer : votre stupide curiosité a trop mis à mal ma mission, je ne puis plus désormais me dissimuler : autant recommencer à zéro.
Il s’empara d’un bidon d’essence et s’en aspergea.
— Vous vivrez, vous. Car il faut vous souvenir de ce qui s’est dit ce soir. Inutile de le raconter bien sûr : personne ne vous croirait, ou ne me croirait, pire encore... Vous vivrez, donc, avec le terrible poids de la vérité. Et je viendrais régulièrement vous la rappelez, très cher...
Il craqua une allumette, et s’embrasa aussitôt. Alors que les flammes faisaient roussir son corps, répandant une atroce odeur de viande grillée, il trouva encore la force de me dire : « Lève-toi et marche », dans un éclat de rire.
* * *
Les policiers me tirèrent des flammes, Lazare était déjà mort. Quant à moi, j’étais sous le choc. Ma vie avait basculé en cet instant. Je ne savais que penser des élucubrations de Lazare. Je pleurais pour Véronique. Je pleurais pour les disciples du Phénix Noir, qui se suicidèrent tous ensemble dès l’annonce de la mort de leur maître : l’affaire a fait du bruit.
Il existe bien des exemples de ces hommes qui, pour se purger de leurs souvenirs atroces, pour tourner la page, en somme, reviennent sur leur drame et le racontent avec tous les détails possibles. Je m’appliquai à suivre cette méthode : mon enquête sur le Phénix Noir m’attira la reconnaissance et l’admiration, et ma carrière s’envola. Je me sentais quelque part coupable de devoir mon aisance et mon pouvoir à une aussi sinistre farce, ayant entraîné la mort de trop nombreuses personnes. Mais c’était là, je devais assumer.
Je devins riche, célèbre et respectable. À Paris, je devins grand reporter, puis rédacteur en chef d’un grand quotidien du soir. J’oubliais. Et puis...
* * *
... Et puis tout revint, d’un seul coup.
Je me promenais sur les quais de la Seine, farfouillant auprès des bouquinistes. J’avais laissé ma voiture un peu plus loin, à mon habitude. Je flânais tranquillement, sans me soucier de quoi que ce soit, le portable éteint, les soucis enfuis.
Soudain, alors que je m’attardais devant un étalage sur une belle édition reliée et ornée de somptueuses gravures du Faust de Goethe, je sentis une petite pression s’exercer sur mon veston. C’était une petite fille blonde aux yeux verts, dans les dix ans, qui me tirait par les coutures avec un air de chien battu. Je connaissais ce genre de gamines, un jour Bosniaques, le lendemain Roumaines, manipulées par des ordures sans nom pour tirer du fric aux Parisiens. Je voulus partir, la laisser s’attaquer à un autre que moi, mais elle s’accrochait à ma manche, sans mot dire. Dépité, je m’arrêtai et lui tendis une pièce de dix francs. Elle ne voulut pas la prendre.
Et, d’une petite voix fluette :
— Ne vous avais-je pas dit, très cher, que nous nous reverrions ? Il ne faut pas oublier, monsieur Krüss : vous, vous n’en avez plus le droit.
Elle s’en alla en ricanant.
* * *
Quant à moi, il ne me reste plus d’alternative. Vous savez désormais tout ce que j’ai toujours tu, vous connaissez la véritable histoire du Phénix Noir, et comprenez donc qu’il ne me reste plus qu’une seule possibilité : fuir dans la mort ce corps trop reconnaissable et espérer qu’aucun être ne viendra plus jamais me voir et me rappeler qui je suis, ce que je suis, ce qu’en fin de compte nous sommes tous.
Adieu.
"The Dog and the Wolf", de Poul & Karen Anderson
ANDERSON (Poul & Karen), The King of Ys : The Dog and the Wolf, New York, Baen, coll. Fantasy, 1988, 531 p.
Pour tout un tas de raisons, plus ou moins mauvaises, ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai achevé la lecture du « Roi d’Ys » de Poul & Karen Anderson avec The Dog and the Wolf ; ce qui confirme sans doute une chose, c’est que je n’étais vraiment pas en état, comme prévu initialement, d’en livrer la critique pour le Bifrost consacré à l’auteur, entre autres, de « La Patrouille du temps »… De même qu’on ne se fiera pas à cette couverture hideuse et ridicule pour juger de la qualité de ce quatrième et dernier volume, on ne déduira rien de mon retard : The Dog and the Wolf (le titre joue, habilement d’ailleurs, sur l’expression « entre chien et loup » qui revient régulièrement dans ce volume, chargée de divers sens) est assurément un bon livre (même si je l’ai trouvé peut-être un poil moins bon que les trois précédents) ; ce n’est que pour des raisons personnelles que j’ai autant tardé à le lire et à le chroniquer.
Un livre étrange, cependant, que ce quatrième et dernier tome : en effet, le cœur de la légende « classique » d’Ys – avec la submersion de la ville et la personnalité maléfique de Dahut, encore qu’elle soit plus complexe sous la plume de notre couple d’auteurs que dans les récits traditionnels – faisait l’objet du tome précédent (de sa fin, bouleversante, plus particulièrement). Pour reprendre les mots de quelqu’un qui s’y connaît, The Dog and the Wolf fait du coup quelque peu figure d’ « anti-climax ». Ce gros roman, au rythme sans doute un peu plus lent que les précédents, et à la trame sans doute plus dispersée, a ainsi de quoi désarçonner quelque peu. On n’en conclura pas, cependant, qu’il s’agit d’un tome de trop : il est parfaitement cohérent avec le projet d’ensemble de Poul & Karen Anderson, qu’il vient éclairer d’une manière assez subtile.
Nous sommes donc au tournant des IVe et Ve siècles, en pleine chute de l’Empire romain d’Occident, alors que la ville merveilleuse d’Ys vient d’être ravagée par les flots, suite à la traîtrise (et/ou la naïveté) de la belle Dahut et au désir de vengeance de Niall aux Neuf Otages. Colère des dieux de la ville, envers le roi Gratillonius blasphémateur ? Colère de Dieu, celui des chrétiens qui gagnent de jour en jour plus d’emprise ? Quoi qu’il en soit, Ys n’est plus, et ne sera plus jamais. Elle tombera progressivement dans l’oubli, jusqu’à ce qu’on en perde toute trace, si ce n’est dans d’obscures légendes bretonnes christianisées…
Le roi d’Ys Gratillonius – sauvé d’extrême justesse par Corentinus (qui amalgame les figures de saint Corentin et de saint Guénolé) – ne règnera pas sur des ruines, cependant. Et s’il a tôt fait de se libérer de son encombrant titre de monarque, l’ancien centurion romain n’abandonne pas pour autant ses responsabilités. Sous son commandement, les survivants, qui se mêlent aux tribus armoricaines, aux légionnaires bannis de Drusus et aux Bagaudes de Rufinus, fondent une nouvelle ville, Confluentes (Quimper). Mais ce n’est pas si facile que ça, surtout dans le contexte général de déliquescence de l’Empire romain d’Occident aux abois, soumis à de récurrentes invasions barbares (qui culmineront bientôt avec le sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric) et à de tout aussi fréquentes guerres civiles, notamment quand les troupes stationnées dans la Bretagne natale de Gratillonius (la Grande-Bretagne, donc, pas l’Armorique, suivez un peu) ne cessent de hisser à la dignité d’Empereur des généraux tentant d’usurper le pouvoir du faible Honorius et du Vandale Stilicon qui tire les ficelles dans l’ombre. À vrai dire, la situation ambiguë de Confluentes et le statut incertain de Gratillonius font de Rome un ennemi de taille, et les autorités locales, avides de taxes et terrifiées par le risque d’insurrection, représentent une sacrée épine dans le pied de l’ancien roi d’Ys. Ses difficultés ne s’arrêtent cependant pas là : Gratillonius doit aussi faire face, lui-même, aux incursions barbares, et notamment aux menées de Niall, toujours obsédé par un désir de vengeance qui n’a pas été satisfait par la submersion d’Ys… Si l’on y ajoute des troubles d’ordre religieux – dans un contexte de conversion en masse au christianisme, auquel Gratillonius à son tour finira par se plier, ayant rejeté tant les dieux d’Ys que son Mithra au lendemain de la catastrophe – et des problèmes personnels – ses amours contrariées, sa sorcière de fille Nemeta… –, on comprendra que Grallon a encore bien du pain sur la planche. Ceci sans compter le poids du passé, qui se refuse à disparaître, incarné en l’occurrence par la sinistre ombre blanche de Dahut…
Tout ceci fait de The Dog and the Wolf un roman à la trame quelque peu dispersée, et en tout cas fort complexe. Son rythme étrange, son caractère d’ « anti-climax », n’en rendent à vrai dire pas la lecture plus aisée (outre que les auteurs usent d’un style très travaillé, quelque peu archaïsant, beau mais pas toujours facile à s’approprier). Mais qu’on ne s’y trompe pas : si Ys n’est plus, l’histoire de The Dog and the Wolf n’a pourtant rien de superflu, et vient mener à son terme logique cette longue et puissante saga. Et ce terme, c’est sans doute la description sur le vif de la fin d’un monde, pas tant celui d’Ys que celui de Rome. À l’heure entre chien et loup, l’Empire s’effondre, et pointe à l’horizon le Haut Moyen-Âge ; c’est aussi la fin du monde païen, et l’avènement du christianisme – personnalisé ici par la figure charismatique de Corentinus, et qui trouve son point d’orgue dans la conversion hautement symbolique de Gratillonius. Avec Ys qui repose sous les flots et dont les pierres sont pillées petit à petit, c’est enfin le crépuscule des légendes, qui laissent plus que jamais la place à l’histoire.
Beau projet, parfaitement mené à terme, dont l’intelligence est admirable, tout comme la documentation abondante qui le sous-tend, et parvient à la constitution d’un monde crédible et réaliste, à mi-chemin du mythe et du concret. Lire à tout prix, à ce sujet, la passionnante postface des auteurs, qui expliquent comment ils ont créé « leur » Ys, parfois bien éloignée de celle des légendes bretonnes et chrétiennes… mais sans doute d’autant plus belle.
Projet qui a aussi, notons-le au passage, des résonances religieuses et politiques. Je ne sais quel était au juste le rapport du couple Anderson au christianisme, et ne m’avancerai donc pas sur ce terrain, mais c’est là un thème majeur du roman – du cycle en son entier, même –, qui décrit en définitive le triomphe du Christ sur le monde païen (dans la douleur, certes). Le propos politique peut par ailleurs laisser un goût amer en bouche au lecteur français gauchiss’ : je n’ai pu m’empêcher en effet de voir quelque chose de, disons, « libertarien » dans ce roman (dimension peut-être pas absente des précédents, mais très flagrante dans cet ultime volume) : il n’y a sans doute rien d’innocent dans ce plaidoyer contre une « autorité » centrale d’autant plus faible et perverse qu’elle est corrompue, qui fait crouler le quidam sous des taxes injustes sans lui apporter de réelle protection en échange ; ce qui aboutit à une justification de l’auto-détermination, passant notamment par l’auto-défense… Bon, on ne va pas se pincer le nez non plus, hein, mais il me paraissait important de relever cette dimension.
« Le Roi d’Ys » constitue en tout cas un très beau morceau de fantasy, riche et réaliste ; un modèle du genre, à vrai dire. On regrettera d’autant plus que seuls les deux premiers tomes aient été traduits…
CR "Inflorenza" : les chemins de Compostelle (3) : Glaise
(Photo : église monolithe d’Aubeterre.)
Nouvelle partie d’Inflorenza, qui fait directement suite à la précédente.
Nous étions les trois mêmes joueurs (les retours à la ligne marquent les instances ; les thèmes tirés aux dés sont indiqués en italiques et entre crochets ; je n'étais pas Confident). Nous avons employé un théâtre spécialement créé par le Confident : Glaise, une halte sur les chemins de Compostelle (la description suit). Nous avons repris les mêmes personnages (Gritte, Tak et le Baveux).
Les « phrases » sont indiquées par le soulignement (j’ai également relevé quelles phrases étaient rayées en cas de sacrifice).
Théâtre
Glaise se situe quelque part au nord de Rift, sur une importante route menant à Compostelle. C’est un havre pour les pèlerins au milieu d’une région particulièrement désertée. La cité est troglodyte, creusée dans des caves d’argile. Quelques rares bâtiments subsistent en surface où s’organise un commerce intense entre pouilleux parcourant les routes et habitants du coin.
FOLIE : Vertige des profondeurs, la vie troglodyte provoque toutes sortes de dérangements et de maladies : maladies de peau, hypersensibilité à la lumière, agoraphobie ou claustrophobie, désir ou peur de la solitude.
MEMOIRE : Les pèlerins sont-ils déjà passés par là ? Y ont-ils laissé des traces, des messages, des rencontres ? Un homme stocke des messages que les gens se laissent à eux-mêmes, mais la plupart oublient qu’ils existent
SOUTERRAINS : on creuse toujours plus bas à mesure que les gens affluent dans la ville. A moins que certains ne remontent des profondeurs ? Certains passages sont à peine creusés, d’autres sont usés par le temps. Parfois on débouche dans une grotte immense, un lac y stagne, parfois la rue redevient une chatière où il faut se faufiler
HORLAS : Ce qui se cache au sein de la terre, esprits chthoniens prenant vie dans la boue et dans l’ombre, ombres effrayantes, vers gigantesques creusant leurs propres galeries, plus profonde est la strate, plus présentes les aberrations nées des peurs de l’homme
RELIGION : cultes concurrents, controverses religieuses sont fréquentes. De nombreux pèlerins se retrouvent ici pour faire une halte et sont la victime d’imposteurs et de cultes dévoyés. Plus profond sous terre, on adore les puissances souterraines et la terre-mère dans des chapelles-utérus. Parmi les marchands, le culte du roi en jaune se répand. Cérémonies impies côtoient les variantes personnelles du rite chrétien. Docteurs de la foi installés de longue date luttent contre les influences sombres. Qui adore ces idoles tordues que l’on croise ici et là ?
SOCIETE : comment régir une ville pareille ? Confréries, instances municipales, infiltration des cultes et puissance de l’argent…
BRIGANDS : Commerce abondant amène son lot de brigands : dépouillement des pèlerins, arnaques aux reliques saintes, disparitions des plus faibles et des plus solitaires, caches secrètes dans les galeries reculées, l’ombre est propice à l’action
PELERINS : Nombreux, égarés, parfois organisés en confrérie, les pèlerins pullulent à ce nœud auquel débouchent plusieurs routes. C’est aussi l’occasion de se retrouver après s’être égarés le long de la route ; ou de se faire de nouveaux ennemis. Transformation du pèlerinage en compétition : qui ira le plus vite ?
COMMERCE : Ici les pèlerins abandonnent leurs affaires. On revend ce qui a été ramassé au long de la route, ce qu’on extrait de sous terre : mines et fouilles dans des dépotoirs ensevelis : tout ce que la terre donne on le vend dans un gigantesque marché de tentes, à la surface, non loin des béances qui permettent d’accéder à la ville et dans les étages supérieurs
URBANISME DELIRANT : Chacun construit de son côté, tout le monde fait sa galerie, se taille son habitat. Parfois on tombe sur de vieux couloirs abandonnés ou une construction pérenne, après de longues errances, des passages en toboggan, là où l’air est plus rare, des catacombes ou une champignonnière. Dans les étages du dessus, luxe et abondance : tentures cachant les parois ruisselantes, chatoiement de nombreuses lampes et odeurs très fortes de la foule agglomérée. On est soit à l’étroit (trop de monde, petits passages) soit tout seuls.
PULSIONS : envie de revenir à la surface ou de s’enfouir au plus profond des mines, désirs de luxure, ou envies fabuleuses des richesses accumulées. Comportements morbides, faims dévorantes, engloutissement de la terre.
CHAIR : la promiscuité est permanente : on vit avec les autres, corps serrés contre corps, dans les relents corporels et excrémentiels, hygiène précaire dans les profondeurs. Maladies de peau nombreuses, albinisme et hypersensibilité.
Thèmes :
1- Folie
Hallucinations, claustrophobie, angoisse des profondeurs, peur de l’ensevelissement, désorientation, hantise, peur de la lumière, des ombres prennent vie, fusionner avec la ville, solitude totale, des échos menaçants profèrent de sombres menaces, sens perturbés
2- Mémoire
Route du retour, divination, Syndrome de l’oubli, souvenirs partagés, sensation de déjà-vu, attaches anciennes, liens, généalogie, amnésie totale, vengeance, témoignage, faux espoirs, mensonge,
3- Souterrains
Glaise, ténèbres, bruits dans les profondeurs, enchevêtrements labyrinthiques, source souterraine, escaliers raides, boyaux étroits, carrefours improbables, champignons luminescents, animaux aveugles, albinos, étendue d’eau silencieuse, creuser toujours plus profond, odeurs très fortes
4- Horlas
Métamorphose, golems, Horsaint, créatures de boues, habitants de lacs silencieux, populations mutantes, ombres vivantes, suppurations, superstitions, possessions, tortures mentales, pactes indicibles
5- Religion
Extase, résurrection, foi déplaçant les montagnes, faux miracles, culte du roi en jaune, chapelles souterraines, idoles biscornues, signes cabalistiques, sectes concurrentes, chapelles-utérus, cérémonies chthoniennes, cultes dévoyés
6- Société
Ville, état, morale, féodalité, lois, guerre, anarchie, extérieur, autorité, voyage, philosophie, peuple
7- Brigands
Faux pèlerins, peuple forestier, habitants des profondeurs, tire-laines, kidnappeurs, enlèvements rituels, arnaqueurs, estropieurs d’enfants, prédicateurs fous, disparitions, sévices gratuits, sadiques, dépouillés
8- Pèlerins
Egarés, confrérie de pèlerins, moines et nonnes, perte de la foi, poursuite d’un amant, pèlerin épicurien, rupture de vœu, réminiscence d’un précédent passage, acte de foi, groupes adverses, signes de passage, messages et communications au long de la route
9- Commerce
Point de passage, commerce de fausses reliques, marchandises exotiques, abondance, monnaies, troc, officines reluisantes, marchands à la sauvette, péage, charlatans et bonimenteurs, tout s’achète et tout se vend, nourriture, marché permanent, matières-premières extraites de sous terre
10- Urbanisme délirant
Foule nombreuse en des lieux resserrés, escaliers, couloirs étroits, caverne urbanisée, éclairages chatoyants, cimetière souterrain, lieux publics bondés, habitations improbables, labyrinthe de passages, raccourcis creusés à la main, perte des repères, marché géant de la surface
11- Pulsions
Orgueil, avarice, luxure, envie, paresse, gourmandise, colère, prudence, tempérance, justice, courage, inconscient
12- Chair
Combat, sexe, beauté, promiscuité, maladies de peau, putréfaction, mort, bestialité, athlétisme, faim, douleur, mutilation
Tour préliminaire : PNJ
Cette fois, au lieu de créer un décor – le théâtre y pourvoyant –, nous avons, sur la suggestion du Confident, créé chacun un PNJ pour l’animer.
Un prêtre dans les galeries intermédiaires de Glaise. Il a une petite chapelle, fréquentée par des simples d’esprit. On le surnomme le Lapin mystique, car il a élaboré une doctrine selon laquelle l’homme n’est pas central, mais Dieu a créé le lapin à son image…
Lizard, un tatoueur « à la Memento », qui tatoue ce dont les gens veulent se souvenir ; mais, si on ne le paye pas assez, il utilise une encre pourrie qui s’efface progressivement…
Moi : Victor Champagne est un inquisiteur itinérant auto-proclamé, obsédé par les cultes dévoyés du Roi en Jaune et de Shub-Niggurath. Il se lie avec les patriciens et les marchands grâce à sa richesse et à ses connaissances (il est arrivé assez récemment à Glaise, mais suffisamment pour cela) ; il appelle à une croisade dans les profondeurs.
Premier tour (transition)
(On reprend exactement là où la précédente partie s’était arrêtée.)
Dans l’église, tout le monde est somnolent quand Gritte rentre. Elle dénoue le lacet de cuir qui lui sert de ceinture et étrangle le Gringalet. Le bébé, sur l’autel, se met à pleurer, et les autres pèlerins commencent à réagir. Quelques-uns arrivent à attraper Gritte, et essayent de lui faire lâcher prise. Ils y parviennent. Elle raye Suis-je arrivée au bout ? et L’obscurantisme m’a chassée de mon village. Elle s’effondre en sanglots pendant que les pèlerins la traînent dans un coin de l’église. « Mon Dieu, mais qu’ai-je fait ? » Je raye Je fais un compromis terrible : je protègerai l’enfant contre tout le monde. Le Baveux raye Je vais à Compostelle parce que j’ai tout le temps faim.
Je rentre un peu plus tard dans l’église, après m’être assuré que le Baveux était bien vivant. Je redoute ce que Gritte peut faire. Mais quand j’entre, les pèlerins s’en prennent violemment à elle ; j’essaye de les en empêcher, voulant croire à la possibilité de la rédemption pour tous (moi y compris…), mais je n’y parviens pas. [Mémoire] Mes actions font souffrir les autres. Gritte [Religion] Mes pulsions sont un péché, je dois les restreindre. Les pèlerins disent que je suis complice de Gritte, et que je n’ai fait que prendre des mauvaises décisions depuis le départ : ils me passent également à tabac…
Le Baveux achève de se réveiller, sous l’effet du vent. Le ciel commence à s’éclaircir. Il se souvient de tout… puis de plus rien, et vomit tout ce qu’il a avalé quand Gritte a essayé de le tuer. Les souvenirs reviennent ensuite de manière plus ordonnée (ses sentiments pour Gritte, la venue de Tak le prédicateur…). La tête lui tourne, sa migraine est terrible. Il reste une dizaine de minutes à réfléchir, puis décide de remonter vers l’église : il y rentre au moment où les pèlerins sont le plus violents. Il crie, mais la clameur est telle qu’on ne l’entend pas. Il brise alors le dernier vitrail de l’église avec une pierre, ce qui calme tout le monde. « Arrêtez ! Ce n’est pas le moment ! Nous ne savons pas où aller, ni même ou nous sommes ! Les tuer ne servirait à rien ! » Ses souvenirs lui ont rappelé qu’une ville se trouve un peu plus au sud, peut-être peut-on commencer par s’y rendre ? Il insiste pour qu’on ne tue pas des gens dans une église (il se souvient qu’il l’avait lui-même fait autrefois…). « On s’en va ! » [Folie] J’ai tendance à confondre mes souvenirs lointains avec la réalité.
Deuxième tour
Le discours du Baveux – qui veut qu’on l’appelle Romuald, désormais – finit par produire son effet. Le groupe est reparti ; Gritte a mécaniquement suivi, en prenant le bébé. Pendant quelques semaines, tout le monde suit le Baveux, Gritte et Tak en fin de cortège. On croise régulièrement des bornes arborant la coquille Saint-Jacques, ainsi que d’autres pèlerins, dans les deux sens, mais tous persuadés de se rendre à Compostelle. On arrive enfin à la ville de Glaise. [Folie] Tous les chemins mènent à Compostelle.
Je suis le groupe avec Gritte. Je suis très déprimé tout au long du voyage, accablé tant par ce qui s’est passé que par le poids de ma culpabilité. Mais quand nous arrivons à Glaise, une scène me rend le sourire. Le Lapin mystique réprimande en effet gentiment des pèlerins de passage qui font cuire un lapin, mais qui n’y mettent pas les formes, ce qui est indigne du corps du Seigneur. L’atmosphère est bon enfant. Mais l’Inquisiteur Victor Champagne observe la scène, et demande bientôt de cesser ces blasphèmes. J’interviens, prenant la défense du Lapin mystique, arguant que ceci n’est pas bien grave, que le pardon est au cœur de la religion, et que de toute évidence le pauvre homme n’a pas toute sa tête et n’est pas dangereux ; Romuald me soutient. Je raye Mes actions font souffrir les autres. Je me concilie l’assistance, en tournant tout ça à la blague, et fais ainsi comprendre indirectement à l’Inquisiteur qu’il ne pourra rien faire tant nous sommes nombreux. Il s’en va en se drapant dans sa toge, après avoir adressé des remarques perfides au Lapin mystique et à « ces pèlerins qui ne savent ni ce qu’ils font, ni pourquoi ».
Romuald est impressionné par l’Inquisiteur. Le Lapin mystique propose de partager le corps du Seigneur dans sa chapelle. Tak joue l’invité qui se plie aux coutumes locales, et, même s’il ne pratique pas le culte du Lapin, accepte volontiers de suivre les rites de leur hôte. Le bébé tend la main pour attraper la croix (avec un lapin) du prêtre. Tout le groupe se met à suivre le Lapin mystique dans les entrailles de la ville. On croise en chemin de nombreux cultes bigarrés. On passe par de nombreuses galeries. Romuald essaye d’éviter que le groupe, séduit par l’opulence de la ville, ne se disperse. C’est difficile… Les pèlerins veulent en effet oublier les terribles révélations qui leur ont été faites, et ne comptent pas attendre trois ans que le syndrome de l’oubli fasse son effet : ils veulent boire ! Le Gringalet veut rester ici. Il entre dans un bâtiment d’où s’échappent musique et fumées délicieuses. Les douleurs reprennent Romuald. Il raye L’eau de la rivière me rend la mémoire. Le groupe ne se disperse pas ; Romuald rattrape le Gringalet ; dans la pièce, il y a une huitaine de personnes dans des burqas, autour d’une pipe, qui ont l’air interloquées. Romuald et le Gringalet, ramené à la raison, ressortent, et suivent de nouveau le Lapin mystique, qui dit que ces fumées sont mauvaises, et que l’air est bien meilleur dans sa chapelle. On finit par y arriver. Un grill se trouve à la place de l’autel ; une vieille femme y fait cuire un lapin. Le prêtre nous dit de nous asseoir.
Troisième tour
Les pèlerins se sont assis en cercle autour du grill. Le Lapin mystique fait des signes rituels, et la Vieille distribue les morceaux. Tout le monde a faim, et personne n’écoute les élucubrations du prêtre. Gritte est assise un peu à l’écart. La Vieille vient lui apporter un morceau de lapin. Gritte fait suçoter un os au bébé. « C’est ton gamin ? » lui demande la Vieille. Gritte le sert contre elle. La Vieille lui raconte qu’elle avait deux enfants, mais qu’elle les a étranglés un jour avec ses propres cheveux ; c’est pourquoi elle les attache désormais en chignon, et sert le Lapin mystique. Romuald est écœuré par ce récit. Gritte en a une peur bleue, et s’enfuit en courant avec le bébé. Elle rebondit contre des étals, renverse des paniers, aussi des gens essayent-ils de l’arrêter. [Brigands] Gritte prend ensuite les galeries les moins bondées, et finit par prendre un tunnel désert, qui déboule sur une place où sont rassemblés des enfants estropiés. Elle tombe à genoux. Mon chemin croise celui des criminels.
J’ai vu Gritte partir. Poussé par un sentiment paternaliste de responsabilité à son égard et à celui de l’enfant, j’essaye d’inciter Romuald à la poursuivre, mais il fait la sourde oreille, et me renvoie à mes propres erreurs. J’accuse le coup, et décide de suivre Gritte seul. En me repérant aux attroupements suscités par son passage, je parviens à retracer son itinéraire, jusqu’au tunnel déserté, dont je me doute qu’elle l’a emprunté. Je me rends sur la place alors que les enfants estropiés sortent des couteaux et s’avancent l’air menaçant vers Gritte et le bébé. J’essaye de les inciter à partir, mais rien n’y fait. [Horlas] Alors que je leur parle, de plus en plus paniqué, la boue se met à glouglouter au centre de la place ; quand les enfants s’en rendent compte, ils fuient terrifiés ; un golem se matérialise dans la boue, qui nous fixe, autant qu’il est possible de le faire avec un visage sans yeux… Le tatoueur Lizard arrive derrière nous ; il nous demande un paiement contre sa protection. Des puissances supérieures nous protègent.
Le lapin passe mal, Romuald ne se sent pas très bien… Il a dédramatisé quand les deux parias sont partis, alors que le Lapin mystique poursuivait ses rites. Peut-être connaît-il le chemin de Compostelle ? Tout le monde est très fatigué. La « nuit », artificielle – on souffle les flambeaux –, tombe. Romuald rêve de Gritte, il repense à ses sentiments pour elle, et s’en veut de l’avoir laissée partir. Il se dit qu’il faut faire quelque chose. Il va réveiller le Lapin mystique, qui dort avec la Vieille. Mais celui-ci dit qu’il ne peut pas faire grand-chose : « Il y a peu de chances pour qu’ils reviennent, ils peuvent être partout… » Romuald sait qu’il ne pourra pas compter sur le reste du groupe, qui en veut toujours à Gritte et Tak. Désemparé, il part à leur recherche. Mais la peur le saisit vite, et il retourne dans la chapelle. Le Lapin mystique a l’air inquiet : des gens sont venus lui parler ; Gritte et Tak auraient été pris par le gang de Lizard, tatoueur qui fabrique ses encres avec les ombres des souterrains, ce qui lui donne des pouvoirs magiques. Il vivrait loin en dessous, où il créerait un peuple à son image. Quand les gens ne peuvent pas le payer, il les emmène chez lui dans les profondeurs, et personne ne sait ce qu’il leur fait. Romuald s’en veut terriblement, alors que son mal de tête le reprend. [Souterrains] Il y a des choses là-dessous, et elles ne sont pas amicales.
Quatrième tour
Gritte voit Lizard qui réclame son paiement. Depuis l’épisode de Childe, elle sait qu’on peut payer autrement qu’en pièces… Tak et elle se laissent guider sans résister dans un escalier en colimaçon. Le golem apparaît de loin en loin dans la paroi. On arrive dans une grande pièce très encombrée d’étranges sculptures de glaise. Il y a un fauteuil en glaise au milieu de la salle, avec tout un attirail de tatoueur à côté. Lizard demande à nouveau son paiement. Gritte s’assoit sur le fauteuil, et lui dit qu’elle lui donnera son talent pour voir la vie chez les femmes et la favoriser, et ses pulsions de meurtre. Le Tatoueur sort un flacon qui a l’air vide, y trempe une aiguille, et la tatoue sur chaque bras (on ne voit pas les motifs). Quand il en a fini avec le premier bras, une silhouette de Gritte bienveillante sort du mur ; quand il en a fini avec le deuxième bras, c’est une silhouette de Gritte avec quelque chose de dur et de violent dan les traits. Les deux silhouettes s’éloignent. [Chair] On a posé deux tatouages d’ombres sur mes bras.
Je reste paralysé pendant l’opération sur Gritte. Ce n’est que quand le Tatoueur a achevé sa tâche que je me mets à réagir, très violemment. Je lui dis qu’il est un hérétique, qui, par son opération, a privé Gritte de toute possibilité de rédemption. Le tatoueur dit qu’il s’agit là d’un paiement, qu’il vaudra pour nous deux même s’il aurait sans doute mieux valu pour tout le monde que ce soit moi, avec toute ma rancœur, qui y passe, et nous laisse partir, après avoir regardé le bébé, songeur. Je ramène Gritte dans les étages supérieurs, en faisant bien attention de ne pas toucher ses bras. Le golem nous conduit en apparaissant régulièrement, et nous laisse sur une place où se trouve le tribunal de l’Inquisiteur, dans lequel je reconnais une sorte de double, qui me fascine d’autant plus (Romuald est également présent). [Pulsions] La justice arme mon bras vengeur ! Je dénonce Lizard et ses pratiques impies à l’Inquisiteur, et réclame justice.
Romuald a poursuivi ses recherches en l’absence de Gritte et de Tak. Le Lapin mystique n’a pas pu faire grand-chose. Il a sorti une cage à lapins, qui sont partis dans tous les sens. Romuald s’en va sous le coup de la colère, et cherche quelqu’un de plus expérimenté et compétent ; c’est pourquoi il se rend auprès de l’Inquisiteur. Il allait s’avancer vers lui quand Tak l’a doublé pour plaider sa cause. L’Inquisiteur réclame, en guise de préalable, la repentance de Tak, qui dit expier ses péchés. Il appelle alors à une sorte de croisade. Tandis que Romuald se perd dans ses souvenirs, la foule se masse, et les échoppes ferment de peur que ça ne dégénère. Après une prière, la foule me suit, je pense pouvoir retrouver Lizard. Je raye Je ne peux pas exercer mon ministère par la manipulation. Romuald cherche Gritte, il est persuadé que cette foule s’est assemblée pour la brûler comme sorcière. Mais, alors qu’il tombe inconscient, il a le temps de la voir ainsi que l’enfant, ce qui le soulage quelque peu.
Cinquième tour
Gritte, qui était hébétée depuis le tatouage, a repris conscience quand Tak est monté sur l’estrade du tribunal. Au cours du prêche, des bribes de son propre procès lui sont revenues, aussi s’est-elle reculée. Finalement Tak a indiqué une direction, et tout le monde est parti à sa suite. Il ne reste plus que Romuald, sonné. Quand elle s’approche de lui, il s’effondre. Elle reste à ses côtés jusqu’à ce qu’il revienne à lui. Quand c’est le cas, il s’étonne qu’on n’ait pas brûlé Gritte : « Ils croient que tu as tué la mère de l’enfant ! » Mais Gritte lui rappelle que c’était ailleurs et autrefois. La foule est partie s’en prendre à Lizard. Mais « Tu sais ce qui se passe quand on suit Tak… » Gritte est persuadée que, s’il arrive du mal au Tatoueur, il lui arrivera également quelque chose à elle. Gritte et Romuald veulent revoir le Lapin mystique, pensant qu’il pourra peut-être les aider. Ils ne sont pas sûrs du chemin. Ils se retrouvent à un embranchement où les attendent les deux silhouettes de Gritte en boue, chacune indiquant une direction différente. Gritte suit machinalement la silhouette douce et bienveillante, qui, petit à petit, se dissout dans un coin d’ombre. Gritte et Romuald se retrouvent devant la chapelle du Lapin mystique ; il est absent, de même que ses ouailles. Ils sont seuls dans le sanctuaire vide, où la boue n’a pas l’air de pouvoir prendre vie. [Souterrains] Il y a un motif que je ne comprends pas dans le labyrinthe. Romuald [Société] J’ai failli à mes responsabilités.
Je suis persuadé de connaître le chemin qui nous mènera à Lizard. Je suis poussé par une forme d’exaltation religieuse, qui me rappelle ma charge d’antan. Au bout d’un moment, cependant, nous arrivons devant un embranchement qui ne me dit rien, et je ne sais plus quoi faire. C’est à ce moment que surgisse, des deux chemins qui s’ouvrent à nous, deux lapins. Ils nous regardent l’air étonné un instant, puis détalent ensemble dans la même direction. L’Inquisiteur en profite aussitôt, et dit à la foule de suivre ce signe d’activités impies. Craignant que la situation ne tourne mal (une fois de plus à cause de moi…), j’essaye de les en dissuader. Cependant, quand la foule arrive à la chapelle du Lapin mystique, elle la saccage, détruisant ou volant tous les objets du culte, à la grande joie de l’Inquisiteur. Je finis cependant par reprendre l’ascendant, disant que ce n’est pas là que réside le vrai mal qui pourrit Glaise, et reprenant la direction des profondeurs. Je ne sais pas où je vais, mais ma seule intention est d’éloigner autant que possible la foule de la chapelle du Lapin mystique… Je raye Je n’ai pas le charisme d’un chef. Le groupe me suit un moment, et, quand je me mets à hésiter une nouvelle fois sur la route à prendre, ce qui pourrait avoir de fâcheuses conséquences, le golem sort du mur.
Romuald reste dans la chapelle saccagée. Les gens sont partis avec les cages et les outils du sacrement. Le Lapin mystique arrive dans un grand silence. Il tombe à genoux devant le désastre, et se met à pleurer comme un petit garçon. Il se demande pourquoi son dieu l’a abandonné. S’est-il détourné du chemin ? N’a-t-il pas choisi le bon animal ? L’enfant gémit légèrement. Romuald se tourne vers Gritte, et voit qu’elle ne ressemble pas à ses souvenirs d’avant la venue de Tak dans le village. Cela fait des mois qu’ils avancent en haillons dans la forêt. Tak et lui ont été de piètres chefs depuis la mort de Childe. Ses illusions sont anéanties, comme celles du Lapin mystique. Une chose qui le réconforte, pourtant, c’est que le regard que Gritte porte sur lui a changé… Il faut retrouver les autres, et régler les choses dans les profondeurs. Un lapin vient poser sa tête contre le genou du Lapin mystique. [Urbanisme délirant] Les voies modestes mènent au but.
Sixième tour
Gritte a eu un geste pour réconforter le Lapin mystique, mais ne l’a pas achevé, le bébé réclamant son attention. Elle s’est figée dans une image de vierge à l’enfant. Elle fait le constat de l’étendue des dégâts, de ces spirales de folie qui n’en finissent pas. Mais c’est comme si elle commençait à oublier ce que cela fait d’être entière, elle se sent légère mais pas vide. Le petit lapin a-t-il parlé au prêtre ? Toujours est-il qu’il relève la tête avec un air déterminé. Il part dans un couloir étroit et sombre que personne n’avait encore remarqué. Ses ouailles le suivent bêtement. Gritte de même, en entraînant Romuald. La troupe marche longtemps sans éclairage, presque à tâtons. Ils finissent par entendre une clameur et par voir des flammes qui dansent sur les murs. [Commerce] Le Tatoueur ne m’a pas volée.
Nous sommes dans une immense salle, dans laquelle je reconnais une église monolithe. J’affirme que le golem est une créature impie, témoignage des maléfices de Lizard. La foule en a peur, mais des mineurs finissent par en sortir, qui s’attaquent à la créature à coups de pioche. Mais cela ne lui fait absolument rien… C’est alors que le Lapin mystique arrive avec ses ouailles… et bientôt Lizard se retrouve également de la partie, qui arrive le sourire aux lèvres. Je lui dis qu’il va payer pour le mal qu’il a fait, notamment en corrompant ce lieu sacré. Le Lapin mystique intervient… et l’on se retrouve à avoir une sorte de débat théologique farfelu. Poussé par mon exaltation religieuse et un sursaut de confiance en moi, je finis par me jeter sur Lizard. Je raye Ce n’est pas la première fois que mon ambition me nuit. Je frappe le Tatoueur avec une vigueur et une violence peu dignes d’un homme d’Eglise… Je l’ai surpris en agissant ainsi, ce qui l’empêche d’user de ses pouvoirs surnaturels.
Les créatures d’argile de la salle cessent de bouger. Tout le monde regarde la bagarre. Les fidèles du Lapin mystique – qui connaît une véritable extase dans ce lieu saint – se dispersent dans l’église. Romuald regarde sans trop comprendre. Il s’approche de l’Inquisiteur, et lui demande ce qui lui tient par-dessus tout à cœur : où est Compostelle ? C’est pour le bébé… L’Inquisiteur demande s’il a été baptisé ; devant la réponse positive de Romuald, il affirme que Compostelle se trouve au sud et à l’ouest de Glaise. [Société] Il faut croire ceux qui savent. Pendant ce temps, le combat s’éternise. Le sol sous le Tatoueur se teinte de l’encre de ses flacons brisés.
Septième tour
L’encre s’est écoulée, a serpenté par terre, puis est remontée sur les créatures de glaise, comme des larmes qui coulent à l’envers. Les golems se sont animés, ont repoussé délicatement Tak, et emporté le corps de Lizard. Une des silhouettes de Gritte, également présentes, s’est retournée, et a fait un geste à la sage-femme. Un serpent d’ombre est tombé de sa main et s’est mis à ramper vers Gritte. Romuald raye Je dois trouver ma place au sein du groupe. Il écarte violemment Gritte du passage du serpent ; elle s’écrase contre un pilier, son bras craque. Le serpent se perd en direction du groupe qui s’enfuit ; s’est-il enroulé autour de la jambe de l’Inquisiteur ? Gritte, sous le choc, lâche le bébé, mais Romuald le rattrape. « Faut pas traîner ici ! Remontons Tak, il a l’air d’avoir souffert… » Gritte [Pèlerins] Romuald m’a empêchée d’atteindre la rédemption.
(Nous avons décidé d’arrêter là pour l’instant.)
"Eclipse Phase : Rimward"
Eclipse Phase : Rimward : The Outer System
Après avoir longuement mais délicieusement ramé sur Sunward, l’excellent supplément pour Eclipse Phase consacré au système intérieur (du soleil à Mars), j’ai logiquement enchaîné sur son pendant Rimward, qui traite donc quant à lui du système extérieur (de la ceinture d’astéroïdes à la ceinture de Kuiper, et même au-delà). Et ce n’est que maintenant que j’en ai achevé la lecture. Parce que j’ai à nouveau ramé devant la densité et la complexité de ce supplément de contexte (sans même parler de sa langue, relativement velue par endroits – mais tant mieux). Mais délicieusement ramé, une fois de plus ; à vrai dire, j’ai même le sentiment que Rimward est encore meilleur que Sunward…
Rien d’étonnant à cela, sans doute, dans la mesure où c’est ce supplément qui traite des aspects les plus originaux du système solaire d’Eclipse Phase. Si Sunward présentait, avec brio certes, un futur relativement convenu, avec notamment ces hypercorps tout droit sorties du cyberpunk, Rimward, quant à lui, s’oriente sur les expériences politiques et sociétales les plus radicales, et par là même les plus enthousiasmantes pour la vilaine graine d’anar transhumaniste que je suis. Dans cet espace-là souffle un vent (si) de liberté, et un certain optimisme, fondé à bien des égards sur la science et la technologie, que je ne peux m’empêcher de trouver réconfortant. Les développements consacrés aux différentes factions de l’Alliance autonomiste – anarchistes, extropiens, écumeurs et Titaniens – sont tous plus passionnants et fascinants les uns que les autres (même si j’avoue, pour le coup, avoir été particulièrement intéressé par les développements sur l’anarcho-capitalisme, pourtant bien loin de ma propre idéologie…) ; mais étrangement (ou pas), il va de même de ceux que l’on a tout naturellement tendance (enfin, que j’ai tout naturellement tendance) à envisager comme des enflures, les gros réacs militaristes de la Junte jovienne et les parfaits petits nazillons que sont les mercenaires ultimistes, qui s’avèrent en réalité bien plus complexes qu’un simple épouvantail destiné à effrayer les joueurs, ou une cible toute désignée pour qu’ils déchargent leurs flingues…
C’est sans doute la force essentielle du background d’Eclipse Phase que cette remarquable complexité. Lors d’un récent « débat » sur le forum Casus NO, je me suis senti un peu seul dans mon admiration pour les cadres de jeu touffus… C’est ça, Rimward : sur les 200 pages du supplément, seules 20 contiennent des données techniques (le dernier chapitre, comme d’habitude). Tout le reste n’est que contexte, et ô combien léché et passionnant… Alors, pour reprendre un élément de ce « débat », certes, tout n’est pas directement exploitable pour donner de la matière à un scénario ; mais je maintiens cependant qu’il n’y a pas une ligne de trop dans tout cela, et que tout s’y montre, non seulement instructif, mais utile.
Et ça, pour le coup, c’est le principal problème d’Eclipse Phase : ce background est si riche qu’il en devient intimidant (ce que je concède à l’autre camp, du coup) ; on a envie de tout utiliser, tout en sachant que ce ne sera jamais possible ; et on ne sait pas forcément par où commencer… Plus encore que Sunward, donc, Rimward décrit un monde futur à la fois crédible et original (à la différence par exemple de The Void, dont je vous parlerai prochainement…) ; mais il n’en est que plus difficile à saisir, et l’idéal serait sans doute de partager avec les joueurs la majeure partie des informations contenues dans ce beau supplément… ce devant quoi ils peuvent légitimement renâcler.
Ils auraient bien tort, cependant ; car c’est bien de l’excellente science-fiction que nous avons là, qui tire le meilleur parti de la meilleure SF contemporaine (en commençant, une fois de plus, par John Varley, ce me semble). Et je suis à nouveau béat d’admiration devant l’intelligence, la richesse et la cohérence de cet univers. Avec quelques coups de cœur, comme Meathab, bien sûr, ou encore, sur Titan, l’évocation de cette émission où une pseudo-goth nippone rivalise de sarcasmes avec un pénis géant surmonté d’un casque de viking (cherchez pas)…
Mais l’enthousiasme suscité par la lecture des suppléments de contexte d’Eclipse Phase ne s’arrête certes pas à ces quelques vignettes amusantes, ni même à l’incroyable richesse du tout. Une chose qui me botte particulièrement, et notamment dans Rimward donc, c’est ce sentiment rafraîchissant de liberté et d’optimisme technologique, qui se conjugue bien au cadre pourtant post-apocalyptique et sombre de l’ensemble. Ce qui m’a ramené à un autre « débat » récent sur l’optimisme en science-fiction ; pour ma part, ainsi que vous l’aurez sans doute compris, je suis très pessimiste, et mes goûts me portent assez naturellement sur le « glauque ». Un article récent intimait aux auteurs de cesser d’écrire ce genre de choses (dystopies, post-apo) parce que – blah blah blah – à dépeindre un futur trop négatif, on alimenterait la technophobie du quidam. Ce que je trouve parfaitement absurde, pour rester poli. S’il y a bien un domaine dans lequel je suis malgré tout relativement optimiste (à l’encontre d’un Damasio, par exemple…), c’est celui de la science et de la technologie, justement ! Je les perçois comme riches de possibles éventuellement libérateurs, d’utopies palpitantes, mêlant liberté à tout crin et conscience sociale, expérimentations corporelles et respect de l’individu, hédonisme et altruisme… Rimward, c’est bien la preuve que l’on peut être optimiste sans faire dans le niais et le lénifiant pour autant. C’est la science-fiction que j’aime, qui fait rêver et cauchemarder, vibrer et réfléchir ; qui dépayse sans perdre pour autant en crédibilité ; qui fait œuvre de prospective sans faire montre d’arrogance. Le meilleur de la SF, vous dis-je.
Du coup, j’enchaîne sur Panopticon, supplément qui s’annonce particulièrement pointu… mais rien qu’à voir ce que j’en ai déjà lu du premier chapitre, consacré à la surveillance et la « sousveillance » – chapitre que devraient lire, en dehors même de l’intérêt rôlistique, tant ceux qui agitent le spectre de Big Brother que les adeptes des caméras de sécurité… –, je sens que je vais à nouveau me régaler. Même si ça va peut-être prendre un peu de temps, a fortiori pour digérer tout ça.