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Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 4, de Yukio Tamai

Publié le par Nébal

Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 4, de Yukio Tamai

TAMAI Yukio, Kedamame, l’homme venu du chaos, t. 4, [Kedamame ケダマメ], traduction depuis le japonais [par] Thomas Lameth, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2014] 2018, 192 p.

Kedamame, l’homme venu du chaos, suite et fin, puisque nous savions d’emblée que ce quatrième tome serait le dernier. Et il est au moins aussi surprenant que ses trois prédécesseurs : en effet, sur ce format relativement bref, Tamai Yukio a maintes fois eu l’occasion de démontrer qu’il savait jouer avec les attentes du lecteur, visant aussi bien, selon les circonstances et l’effet recherché, à les satisfaire ou bien au contraire à les déjouer. La mécanique du twist et celle du cliffhanger, régulièrement, me laissent un peu partagé, quand l’impression d’artifice est trop grande – au point parfois de l’agacement ; mais, dans le cas de Kedamame, je dois dire que je me suis montré assez client, parce que j’ai souvent été vraiment surpris : Tamai Yukio s’est montré assez malin à cet égard tout au long de son récit, par ailleurs très dense.

 

Ce qui nous amène cependant tout naturellement à nous poser cette question : quatre tomes, était-ce bien l’idéal, pour pareille histoire ? Le gros twist du tome 3 m’avait déjà amené à me poser cette question qui, à vrai dire, était lancinante, en bruit de fond, dès le premier – je me demandais si, dans le cas de cette BD, il n’y avait pas eu comme une tentative de prolonger un récit initial plus ou moins one-shot en une série, tentative qui, pour une raison ou une autre, n’aurait pas pris. Et ce questionnement demeure, arrivé au bout de ce quatrième et dernier tome… En même temps, il n’a pas forcément lieu d’être – il serait peut-être même particulièrement malvenu, à vrai dire, dans la mesure où il ne ferait guère de cas de ce que l’auteur voulait raconter aussi bien que de comment il s’y prenait…

 

Quoi qu’il en soit, ce tome 4 n’est pas avare de retournements et de surprises, comme ses prédécesseurs. Aussi, au cas où, et même si je vais essayer de demeurer un peu « abstrait », disons, ne pas raconter à proprement parler l’histoire, mettons quand même la traditionnelle balise SPOILERS

 

C’est que ce tome 4 rompt une fois de plus la structure temporelle de la série, mais d’une manière particulièrement extrême – vous me direz (encore une fois) : c’est une histoire de voyage dans le temps. Et vous aurez raison. Pourtant, l’impact de cette méthode sur la narration est d’un tout autre registre. Si l’essentiel des trois premiers tomes se passait à l’époque de Kamakura, malgré un intermède dans le futur, avec cependant une rupture brutale à la fin du tome 3 qui nous propulsait d’un seul coup en 1931, ce quatrième volume multiplie les époques, au fil de séquences assez brèves : nous concluons l’arc des années 1930, après quoi nous passons en 1945, puis en 2011 (très, très brièvement), puis en 2089 (un futur sobre, au passage, sans rien du côté apocalyptique et démesuré du « pays de l’Andemain ») – le « cycle troisième » de la série associant les épisodes de 2011 et 2089.

 

La multiplication des époques en bout de course produit l’impression d’une spirale folle, comme annonciatrice d’une certaine manière du chaos dont est issu Kedama ? On serait tenté de le lire ainsi si l’on s’en tenait au sentiment de précipitation, pouvant donner l’impression que Kedamame aurait durer plus longtemps, et ne l’a pas fait pour quelque raison que ce soit. Et… oui, c’est là que je tends à penser que ce serait une erreur, en fin de compte : cette spirale n’est au fond pas chaotique, et, même en jouant le jeu du voyage temporel, elle ne produit en fait pas de ces situations plus ou moins paradoxales où les époques s’enchâssent. Cependant, elle joue bien de l’idée de cycle (pertinente au regard du découpage de la série en trois arcs majeurs ainsi dénommés), et, là où le thème aurait pu laisser supposer que l’accent serait mis sur une narration non linéaire, l’effet final a pourtant quelque chose de linéaire, ou éventuellement (?) de circulaire – avec peut-être des considérations mystiques à la clef ; mais nous progressons bien, de Kamakura à 2089, dans une certaine continuité qui n’est interrompue que par le bref retour dans le futur chaotique, dans le tome 2.

 

L’idée serait peut-être alors plutôt celle d’une histoire qui se répète ? Oui, plus ou moins : à chacune de ces époques, Kedama est chargé de « protéger » (?) une jeune Mayu, destinée (?) à mourir bien vite, et il doit affronter d’autres « genome hackers », Sawada le poursuivant d’époque en époque – pour une raison ici explicitée… et qui me laisse un peu partagé ? De fait, je n’ai pas accroché au caractère « intime » de l’opposition entre les deux personnages, et sa résolution sous cet angle, dans l’arc de 1931, ne me convainc pas le moins du monde. En même temps, elle s’associe à un thème un tantinet complotiste qui… m’a paru bien plus intéressant, en fait : narrativement, il est certes un tantinet forcé, mais c’est… « philosophiquement » ? que je le trouve juste – dans ce qu’il révèle du « chaos » du futur : l’idée que le « mal » consistait à avoir rendu le génome humain « impur » en le mêlant à celui d’animaux, telle qu’elle avait été révélée dans le tome 2, m’avait d’emblée laissé perplexe – ici, le chaos l’emporte en définitive, mais en s’avérant étrangement positif, ou potentiellement positif en tout cas ; « Big Pharma » a fait de la merde, c'est certain et c'est peu dire, mais c’est au fond relativement secondaire sous cet angle ? Pas certes pour les « genome hackers », qui se révèlent enfin pour l’imposture qu’ils ont toujours été – vanité des vanités, je suppose...

 

Mais, dès lors, que signifient ces cycles ? Pourquoi Kedama continue-t-il, au fil des générations, d’accompagner et peut-être de protéger Mayu, ou ses divers avatars – ou sa descendance ? En définitive, Kedamame, après avoir remis en cause les jugements de valeur intempestifs motivés par les sentiments réflexes de « chaos » et d’ « impureté », s’en prend à une autre notion pénible, et qui imprégnait de manière ambiguë la série dès le premier tome : celle de destin. Là où, depuis Kamakura, Mayu, et le monde autour d’elle (en 1945, nous sommes en plein bombardement de Tôkyô… et la date du 11 mars 2011 renvoie au terrible tsunami qui a frappé le Tôhoku et abouti entres autres drames à la catastrophe de Fukushima), étaient en position d’infériorité, créatures fragiles et condamnées, vouées à subir une menace extérieure démesurée, le don de Kedama aux avatars ultérieurs de Mayu consiste en la possibilité du choix – ce qui implique aussi pour lui, pour notre héros… de demeurer en retrait, en fait. Certes, il lui faut parfois flanquer une torgnole à un monstre tel que lui à tel ou tel moment, mais au fond la question a été réglée en 1931 – Kedama est pourtant toujours là, mais, quand il apparaît, ça n’est que pour prononcer quelques mots, rien de plus ; il ne force pas, il laisse un choix – au plus fait-il prendre conscience que le choix existe, ce qui n’est pas rien, certes. C’est assez surprenant, et assez bien vu.

 

Même si je dois avouer qu’à titre personnel certains à-côtés de ce discours m’ont moins plu – la mort et notamment le suicide sont de la partie, ce sont toujours des sujets chatouilleux pour moi, aussi le ton lumineux qui accompagne leur rejet m’est-il un peu désagréable, et mieux vaut sans doute ne pas en dire davantage…

 

Étrange, ce tome 4. En définitive convaincant, je suppose, mais ce ressenti n’est probablement pas aussi instinctif et résolu, sans l’ombre d'un doute, que pour les volumes précédents. Cela dit, mes volumes préférés sont clairement le premier et le troisième – celui-ci, comme le deuxième, m’a paru un peu plus inégal. En fait, comme dit plus haut, la conclusion de l’arc de 1931, du moins en ce qui concerne directement Kedama et Sawada, m’a déçu – une baston lourde et bavarde, sans grand intérêt (y compris au plan graphique, d'ailleurs) ; le rapport de Mayu à cet affrontement est plus intéressant, mais cela a ses limites. Par contre, la suite des opérations, où l’action est bien plus en retrait, m’a paru autrement satisfaisante et bien pensée – j’en ai aimé par ailleurs l’ambiance : sobre, pas de délire futuriste, 2089 pourrait être 2019, et au fond c’est ça qui est déprimant – avec un côté un peu sordide et cru, aussi, qui déstabilise mais n’est probablement pas vain.

 

Bilan de la série dans son ensemble ? Positif. Nous ne parlons pas là d’un chef-d’œuvre impérissable, d’une merveille à lire à tout prix, certainement pas. Reste que ce seinen est bien au-dessus du lot en ce qui me concerne. Tamai Yukio, dont c’est la première BD traduite en français, y fait preuve d'un talent certain de conteur, et convainc le plus souvent dans ce style très dense et saturé de twists, mais de twists qui, c’est incroyable, fonctionnent et généralement ont un sens ; c’est un dessinateur doué, aussi, avec un style sans doute assez académique, mais plus que compétent, et bien au-dessus du minimum syndical. Kedamame n’est pas sans défauts, et peut laisser perplexe, assez régulièrement, mais j’ai bien aimé le voyage.

 

Ce que je suis incapable de dire, maintenant, c’est s’il aurait fallu d’autres volumes ? Non, « fallu » n’est pas le bon mot – avec certains doutes quant à la part de volonté dans tout ça, qui demeurent, je crois en définitive que la série se tient en quatre tomes ; mais, oui, j’ai bien aimé le voyage, et c’est à cet égard que j’aurais probablement apprécié qu’il se prolonge un peu... En même temps, cela nous a peut-être prémuni contre cette fâcheuse tendance, et si commune, des séries qui se prolongent trop, jusqu’à se perdre… Et j’en ai chroniqué quelques-unes. Bilan positif, donc – et, si d’autres œuvres de Tamai Yukio devaient être traduites, j’y jetterais au moins un œil curieux (et probablement deux tant qu’à faire).

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