"A la recherche du temps perdu", de Marcel Proust
PROUST (Marcel), À la recherche du temps perdu, [s.l.], Humanis, 2012, [édition numérique]
Hop, Nébal poursuit sa découverte des grands classiques de la littérature qu’il était honteusement passé à côté, cette fois avec un gros morceau : l’intégrale d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, c’est-à-dire Du côté de chez Swann, À l’ombre des jeunes filles en fleur (putain que ce titre est beau ; prix Goncourt, au passage), Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière, Albertine disparue (parfois titré La Fugitive, telle était la volonté de Proust), et enfin Le Temps retrouvé. Ce qui nous fait un beau livre pour le moins épais, d’autant qu’il obéit au style proustien – c’est quelque chose – et est donc composé de chapitres interminables, faits de paragraphes interminables, eux-mêmes le produit de phrases interminables.
Je ne pensais pas en parler tout de suite – c’est que je suis à la bourre pour plein de trucs –, mais, dans la mesure où ça a déjà commencé à s’écharper sur Proust dans les commentaires de mon non-compte rendu d’Ulysse de Joyce, je me suis dit qu’il pouvait être approprié de fournir un espace à la discussion (pal inclus).
Commençons par résumer Proust.
Plus sérieusement, je ne crois pas que cela soit très utile…
À la recherche du temps perdu est une œuvre d’une ambition folle ; c’est à bien des égards l’œuvre d’une vie. Il s’agit, pour le narrateur madeleinophage – je ne vous ferai pas l’insulte de vous rappeler cet épisode ultraconnu –, de replonger dans son passé, et d’élaborer ainsi une sorte d’histoire parallèle à celle de l’auteur, histoire prenant place dans la haute bourgeoisie et l’aristocratie françaises de la fin du XIXe siècle et du début du XXe (ce qui nous vaut quelques beaux moments consacrés, entre autres, à l’affaire Dreyfus ou à la Première Guerre mondiale).
Autant dire que c’est méchamment snob, à un point parfois difficilement supportable. Un des intervenants dans les commentaires mentionnés plus haut dénonçait dès lors le caractère de romancier « people » de Proust, ave sa fascination plus ou moins bien placée pour les salons de la haute (notamment celui de l’incontournable Mme Verdurin, insupportable comme c’est pas permis) et leurs histoires de fesses (notamment, mais pas seulement, homosexuelles, avérées chez le baron de Charlus, suspectées chez Albertine). On pourrait difficilement le nier. Mais on aurait à mon sens tort de limiter la Recherche à cette dimension plus ou moins pénible, et d’un intérêt parfois douteux.
C’est qu’il y a tant de choses là-dedans. En fin de compte (oui, en fin : Le Temps retrouvé est capital dans cette aproche), ces salons et ces histoires de fesses relèvent pas mal de l’épiphénomène. L’ambition est tout autre : il s’agit véritablement de faire de la vie une œuvre d’art, par un processus de transposition et adaptation sans pareil. Proust procède à la recréation de tout un univers, d’une richesse peu commune, voire unique, avec ses grandes figures, ses drames, ses passions, ses productions artistiques (la musique de Vinteuil, la peinture d’Elstir, etc.)… Aussi la Recherche est-elle une œuvre multidimensionnelle : peinture acerbe d’un milieu social et d’une époque, oui, mais tout autant réflexion sur le temps, la mémoire et l’art (avec des vrais passages de pures dissertations dedans).
Il me semble dès lors possible – quand bien même c’est nécessairement arbitraire – de découper la Recherche en trois temps. Le premier est composé de Du côté de chez Swann, À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guermantes. C’est là le cœur du roman, et très probablement la partie que l’on qualifiera le plus volontiers de chef-d’œuvre. Tout est là, et c’est rien de le dire ; mais l’auteur y met aussi les formes : son style est extraordinaire, et met en valeur son propos et ses personnages, d’une profondeur tout à fait remarquable. Chaque page, ici, est un régal, et stupéfiante d’intelligence comme de beauté.
Cependant – cela n’engage bien évidemment que moi – la qualité de l’ensemble diminue quelque peu – voire sacrément – par la suite. Affaire Dreyfus exceptée, je n’ai pas trouvé mon bonheur dans les trois volumes suivants, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière et Albertine disparue. La relation de ce petit con de narrateur avec Albertine suscite bien des pages pénibles, d’autant plus qu’elles sont atrocement bavardes. Quant aux affaires de cul des snobinards fréquentés par ledit petit con de narrateur, elles commencent à devenir franchement chiantes.
Mais, heureusement, il y a Le Temps retrouvé, qui relève à nouveau du chef-d’œuvre. Les pages consacrées à l’impitoyable vieillesse sont d’une cruauté terrible, le fond philosophique de l’œuvre est d’une intelligence tout à fait singulière.
Au final, et malgré la baisse de régime des tomes 4 à 6 – à mes yeux en tout cas, donc –, À la recherche du temps perdu mérite bien ses lauriers de grand classique de la littérature française et, au-delà, mondiale. Œuvre rare, qui peut se permettre sa mégalomanie – c’est pas tous les jours que ça arrive –, la Recherche est d’une richesse et d’une beauté tout à fait uniques. Je n’en ferais pas pour autant le plus impérissable des chefs-d’œuvre, ni même le sommet de la littérature française (Flaubert rules, non mais oh), mais y a pas, c’est quelque chose. Et on ne peut pas le limiter à une romance « people » ; le pal pour ceux qui oseraient.
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