"Scènes de la vie d'un faune", d'Arno Schmidt
SCHMIDT (Arno), Scènes de la vie d’un faune, [Aus dem Leben eines Fauns], nouvelle traduction de l’allemand et notes par Nicole Taubes, postface par Stéphane Zékian, Auch, Tristram, coll. Souple, [1953, 1962, 1976, 1991, 2011] 2013, 213 p.
Voilà un court roman sur lequel je me suis précipité dès sa sortie en « Souple », tant on m’en avait dit du bien – des gens de bon goût, hein. Et s’il m’a fallu attendre quelque temps avant d’en entamer la lecture (pour cause de westerns, notamment), j’ai profité du premier créneau qui m’a été offert pour me jeter à corps perdu dedans.
Mais je dois dire, n’en déplaise au postfacier Stéphane Zékian, que le premier contact fut pour le moins rude. Oui, au début, Scènes de la vie d’un faune m’a fait l’effet d’un roman « difficile », d’un abord franchement ardu. C’est qu’Arno Schmidt y fait preuve d’un goût prononcé pour l’expérimentation formelle (que je ne saurais définir plus précisément en raison de mon inculture crasse…) et que, si la langue frappe très vite par sa beauté intrinsèque (la traduction relevant du tour de force), je craignais néanmoins de succomber face à cette « avant-garde » qui n’en était pas totalement une (un roman de son temps, nous dit-on), et de m’avouer vaincu devant un roman qui, malgré ses qualités stylistiques, était franchement too much pour votre serviteur.
Mais non. Et, en définitive, je me dois de donner raison à Stéphane Zékian : en dépit des apparences, Scènes de la vie d’un faune n’est pas un roman particulièrement difficile, son abord n’est pas si ardu que cela ; à tel point, en fait, que je me suis retrouvé à dévorer à vitesse grand V ce court roman, captivé comme rarement, et enchanté tant par la plume d’Arno Schmidt que par son propos. Et je comprends très bien, maintenant, ceux qui crient au chef-d’œuvre, et tends à me joindre au chœur…
Dispositif :trois chapitres. (1939 pour les deux premiers, 1944 pour le dernier.) Des paragraphes brefs introduits par des italiques, s’enchaînant (?) comme autant de vignettes ; une ponctuation – pour le moins : étonnante !! Oui ; et créations lexicales : à tout bout de champ.
Heinrich Düring. Petit fonctionnaire acide, quinqua, qui baigne dans la médiocrité de l’Allemagne hitlérienne de l’immédiat avant-guerre. Au bureau, on nazifie entre deux blagues salaces, commentaires météorologiques et rapports footballistiques. Et à la maison : pareil. Düring subit son quotidien morose auprès d’une femme tenant quelque peu de la bécasse, et d’enfants ineptes, dont un bravache membre des Jeunesses hitlériennes. C’est absolument insupportable.
Alors Düring pense à l’évasion. Déjà, dans les bras de la louve, Käthe, séduisante lycéenne. Et puis, quand le sous-préfet (ce crétin) lui confie une mission d’archivistique, il se lance dans l’étude de documents poussiéreux sur l’histoire du Hanovre, et notamment la période de l’occupation par les Français. Là, il se retrouve intrigué par l’histoire d’un déserteur de l’armée napoléonienne, petit, maigriot, qui aurait vécu dans une cabane dans les bois pendant plusieurs années ; et Düring de se lancer en quête de ce faune, et de son utopie détachée autant que possible de la guerre ; déserteur à son tour, faune à son tour, loin de la bêtise en uniformes.
Scènes de la vie d’un faune offre un tableau saisissant (et passablement nihiliste, même si pas totalement) de l’Allemagne nazie d’avant-guerre. Sans avoir à faire péter directement les costumes, les brassards, et les gueulantes à la radio ; le régime s’immisce, insidieux, dans le terne quotidien. La guerre y est omniprésente, elle obsède l’anti-héros Düring, mais est pourtant traitée dans l’ellipse (comme s’il ne se passait rien entre 1939 et 1944). Ce qui domine, c’est ce sentiment de médiocrité et de bêtise rance qui infecte tout. Superbe performance de la part d’Arno Schmidt, qui se montre d’une finesse dans le dégoût digne de tous les éloges. Roman détaché des croyances (sauf dans l’art, mais pas tout l’art) comme de la morale, Scènes de la vie d’un faune se montre pourtant vibrant, et le lecteur ne peut que se laisser emporter par les récriminations muettes de Düring, et ses passions parfois étonnantes.
Mais, au-delà de la subtilité du tableau et de la puissance du propos, ce qui frappe tout d’abord dans le roman d’Arno Schmidt, c’est cette plume extraordinaire, qui expérimente à bon escient. Scènes de la vie d’un faune, avec sa narration déstructurée, ses ellipses, son coq-à-l’âne, ses néologismes souvent réjouissants, s’affiche comme un poème en prose d’une beauté rare. Je voudrais citer, mais ne peux vraiment m’y résoudre – j’ai eu envie de corner chaque page ou presque, tant la langue est belle… Il faut le lire, voilà. S’abandonner à la dextérité formelle de l’auteur, à son inventivité géniale, à la force incommensurable de ses procédés littéraires.
Alliance détonante d’un fond aussi pertinent que puissant et d’une forme sans pareille, Scènes de la vie d’un faune est un superbe roman, dont l’intelligence n’a d’égale que la beauté. Finalement, pas d’avant-garde ici, mais un roman intemporel ; comme le sont les authentiques chefs-d’œuvre.
EDIT : Gérard Abdaloff en parle malgré les interruptions de Charlotte Abdaloff ici.
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