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L'Autre Côté, de Léo Henry

Publié le par Nébal

L'Autre Côté, de Léo Henry

HENRY (Léo), L’Autre Côté, Paris, Payot & Rivages, 2019, 118 p.

L’Autre Côté est un (très) court roman de Léo Henry, et d’aucuns diraient, à vue de nez du moins, sa première publication dans une collection de « littérature générale » affichée comme telle (en vérité, ça se discute). Mais le le titre serait alors particulièrement adéquat, hein ? À tout prendre, peut-être surtout dans la mesure où, placement éditorial ou pas, il donnerait au public de « blanche » un aperçu de ce qui peut se passer dans les collections « de genre » ? Car ce livre relève bien de l'imaginaire, s'il renvoie à des drames très réels. Ceci étant, situer Léo Henry et ses ouvrages, romans et recueils de nouvelles, en solo ou en collaboration, dans une taxonomie parfaitement sûre d’elle, bien calibrée, avec des jolis traits bien noirs et bien droits pour séparer des registres impossibles à concilier, serait très probablement absurde (tout récemment encore, Hildegarde semble en avoir témoigné – et, bordel, depuis le temps, il faut que je le lise).

 

Et d’une certaine manière c’est peut-être de cela dont témoigne avant tout L’Autre Côté : Rivages ou pas, cette novella (disons) résonne avec des œuvres antérieures de l’auteur, et Kok Tepa, la ville qui comme toutes les villes ou presque s’arroge le titre de « plus vieille ville du monde », pourrait évoquer sans peine Yirminadingrad ou éventuellement, je suppose, Point-du-Jour (même si je n’avais rien panné à cette dernière, aheum). Ceci d’autant que L’Autre Côté traite d’un thème bien particulier, renvoyant sans ambiguïté à la crise des migrants, et ces thématiques de l’exil, du déracinement, etc., étaient déjà, de manière très flagrante, au cœur de Tadjélé, et je crois même qu’il y en avait déjà quelque chose à l’occasion dans Yama Loka Terminus et Bara Yogoï (et je crois que Point du Jour pourrait aussi intégrer cette liste ?). « Autre Côté » ou pas, Léo Henry demeure Léo Henry – ça ne signifie pas qu’il radote, certainement pas (lui dont la production est notoirement très diverse), plutôt qu’il approfondit quelque chose, et l’intègre en même temps toujours un peu plus, en demeurant lui-même. Il y a quelque chose d’un peu familier, presque intime, dans cette novella, oui – mais pas redondant. Un peu, disons, comme dans l’œuvre d’Antoine Volodine, à laquelle renvoient les récits autour de Yirminadingrad.

 

Et, de Yirminadingrad à Kok Tepa, la distance n’est peut-être pas si grande ? Et pourtant infranchissable – c’est bien le propos. En tout cas, vouloir situer Kok Tepa sur une carte terrestre serait une entreprise vaine – et si elle suscite des réminiscences chez le lecteur, celles-ci ne sont pas toujours mutuellement compatibles. Qu’importe.

 

Kok Tepa est une théocratie : de toute éternité, du moins à ce qu’ils prétendent, et cela suffit à forger le réel, Kok Tepa est dirigée par des moines, qui disposeraient du secret de l’immortalité. Mais Kok Tepa connaît aussi un système de castes, peut-être pas le plus rigide, mais bien assez pour étouffer toutes les velléités d’ascension ou même simplement de mixité sociales.

 

Ceci dit, on se débrouille – ainsi Rostam, notre « héros », le passeur. Car il y a des gens à faire passer : Kok Tepa est sous le coup d’une terrible épidémie, et les moines gardent jalousement pour eux seuls les antidotes à même d’y mettre un terme. Et Kok Tepa est enfermée derrière un épais cordon sanitaire : l’Outre-Mer par essence lointain et même utopique, un Autre Côté plus concret mais donc probablement pas le seul, n’a aucune intention d’accueillir toute la misère du monde (ding !), et délègue à des cités-États qui sont autant d’États-tampons la tâche de contenir les citoyens de Kok Tepa fuyant la mort. C’est là qu’interviennent des gens comme Rostam – qui assurent à leurs clients désespérés les moyens de quitter Kok Tepa et de rallier l’Outre-Mer ; contre une rémunération conséquente, bien sûr – mais comment pourrait-elle être trop élevée quand il s’agit de s’assurer ainsi la perpétuation de la vie même ?

 

Mais voilà : Türabeg, la fille de Rostam, tombe malade – de la maladie. Et Rostam découvre subitement que sa fortune, ou ses relations, ne lui sont d’aucune utilité en l’espèce – il demeure d’une caste inférieure, et enfermé dans Kok Tepa. Le passeur est bientôt contraint de passer lui aussi… et découvre ainsi l’envers du décor.

 

Ici, la quatrième de couverture… m’a fait un peu peur. Ça arrive, hein… C’est qu’elle qualifie en dernier ressort L’Autre Côté comme « un roman poignant sur l’exil et le déracinement » (OK), et « sur l’amour infini d’un père prêt à briser les règles et braver tous les obstacles ». Oh… Serait-ce donc un avatar méta-post-transfictionnel-truc de, je sais pas, mettons Jamais sans ma fille ? Avec des violons qui dégoulinent, et… Tom Hanks dans le rôle principal… Nan, plutôt Liam Neeson. Ou Mel Gibson. Takatak-boum (violons).

 

 

Pardon.

 

Mais ne vous en faites pas : L’Autre Côté, ça n’est pas du tout ça. Ou du moins je n’en ai vraiment pas eu le sentiment. Parce que, SPOILERS si jamais c'est pertinent ici, c’est une histoire qui empile avant tout échecs et déconvenues, prises de conscience bien tardives et ultimes pulsions autodestructrices. C’est une histoire où tout se passe mal – et comment cela pourrait-il se passer autrement ? Et c’est une histoire qui finit mal – parce qu’elle ne pouvait pas finir bien. Ce que l'on sait depuis le début, le serpent se mord nécessairement la queue.

 

Rostam n’est pas un héros. Est-il un connard, en tant que passeur ? Probablement d’abord un type un peu naïf alors qu’il se croyait très malin – il affichait sa confiance envers ses « subordonnés », et découvre bien tardivement que ça n’était pas exactement fondé ; éventuellement parce qu’il se voilait la face, plus probablement parce qu’il ne ressentait aucunement le besoin de se renseigner à cet égard. Naïf au mieux, donc – mais d’une naïveté parfois criminelle. Et aussi un peu trop mou, un peu trop terne – passé les copinages dorés auprès de l’élite monacale de Kok Tepa et des ambassades d’Outre-Mer, qui ne lui sont d’aucune utilité en dernier ressort. Sa femme Hadda est autrement active, autrement déterminée, véritablement prête à tout pour sauver Türabeg. Rostam, lui… est « à côté », disons – sempiternellement « à côté ». Comme un dépressif tout au fond du fond du seau, atone, apathique – et quand, après mille déconvenues, mille brimades, mille tragédies, etc., Rostam se lance enfin dans l’ultime traversée, l’objectif affiché de retrouver sa femme et sa fille (et dans quelles circonstances ils se sont retrouvés séparés...) ne convainc pas plus que cela, et on a bien plutôt le sentiment d’un passage à l’acte suicidaire (à supposer qu'il y ait une différence).

 

Pour autant, il constitue un point de vue des plus pertinent pour aborder la terrible réalité de l’enfer vécu par les migrants – et ceux qui tentent de fuir Kok Tepa pour l’Outre-Mer réveillent forcément des images de ceux qui quittent l’Afrique ou le Moyen-Orient pour l’Europe, ou l’Amérique latine pour les États-Unis. Or Rostam est tout à la fois la victime de ces horreurs, et, en raison de son statut initial, un symptôme sinon une cause. Sa tendance à se voiler la face, sans même pour l’heure envisager son activité de « passeur » dans ce qu’elle a de plus tragiquement concret, interpelle le lecteur – elle le confronte à ses propres tendances à simplement refuser de se poser certaines questions, pour se réfugier, si l’on ose dire, dans une ignorance par essence confortable… mais pas moins précaire, peut-être.

 

Et c’est là que L’Autre Côté se montre très fort, je trouve. Les premières pages de la novella, à Kok Tepa, se lisent très bien, mais ne chamboulent pas vraiment – un roman poursuivi jusqu’à son terme de la sorte aurait été une lecture agréable (si l’on ose dire, avec un sujet pareil), mais peut-être un peu médiocre. En revanche, quand Rostam se retrouve confronté à la réalité des mouvements de migrants, et tout spécialement quand sa famille se dissout, le roman touche bien davantage, mais précisément parce que Rostam n’est pas un héros, et parce que Léo Henry ne fait pas non plus péter les violons. C’est ici que le roman serre les tripes, ou les défonce au travers d’un vicieux coup de poing dans le bide, en mettant en scène un très douloureux sentiment d’impuissance – sans véritable appel. On tente bien des gestes, mais...

 

Et, pour y parvenir, le roman se fonde sur une plume parfaitement adéquate. Léo Henry sait écrire – je ne vous apprends rien. Je ne vous apprendrai rien non plus en relevant qu’il est porté aux expérimentations stylistiques, qui peuvent parfois rendre certains de ses textes un peu obscurs (et ce d’autant plus quand le fond est aussi de la partie, comme de juste – oui, Point du Jour, voilà…). L’Autre Côté est cependant d’un abord plus direct – le style parle immédiatement, d’autant qu’il fonctionne un peu à l’économie, ce dont le format même du livre est une autre illustration. Il en résulte une plume parfois un peu brute, délibérément, et pourtant pas sans mélodie – une poésie, même, se dégage de ces phrases arides en apparence, et qui du coup les transcende ; l’effet est remarquable, d’autant que c’est là aussi un moyen très bienvenu d’éviter de sombrer dans le pathos – car le sujet pouvait le laisser craindre, a fortiori tel que présenté sur la quatrième de couverture, donc.

 

Par contre, quand le même argumentaire fait état d’un roman « poignant »… Eh bien, oui. L’Autre Côté est un roman poignant – parce que c’est un roman juste. À lire, donc.

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