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Akira, t. 3, de Katsuhiro Ōtomo

Publié le par Nébal

Akira, t. 3, de Katsuhiro Ōtomo

ŌTOMO (Katsuhiro), Akira, t. 3, original artwork reversed for the French edition, traduction de Sylvain Chollet, Grenoble, Glénat, [1986, 1999] 2016, 282 p.

 

Poursuite, après une petite interruption qui a d’ailleurs changé la donne, mon rapport à l’approfondissement de la culture japonaise étant par la force des choses tout autre, de ma redécouverte d’Akira, le chef-d’œuvre de Katsuhiro Ōtomo – bande dessinée d’une importance cruciale, qui m’avait considérablement marqué gamin, même si je ne l’avais lue que par bribes (et en couleurs, beuh…).

 

Le premier tome m’avait collé une grosse, grosse baffe, en me permettant de revenir dans de meilleures conditions sur des « épisodes » que j’avais déjà lus ; le tome 2, par contre, était totalement inédit à mes yeux d’ignorant – et, s’il m’avait emballé, bien sûr, je dois avouer que son rythme extrêmement frénétique m’avait quelque peu décontenancé : ça n’arrêtait pas, ça pétait dans tous les sens – avec un dynamisme et un sens du montage irréprochables, certes. Que fallait-il donc attendre de ce tome 3 ? Eh bien, je n’en savais rien, mais en définitive je dirais qu’on touche là au juste milieu : l’action est toujours omniprésente, mais l’atmosphère et les riches complots qui la sous-tendent se voient ici accorder la place essentielle qui leur revient de droit – produisant un effet assez terrible, avec ces innombrables « apprentis sorciers » de part et d’autre, entièrement dévoués à leur propre « agenda secret », trahissant cependant bien vite leur méconnaissance absolue de ce à quoi ils se frottent…

 

C’est un point que j’avais déjà souligné dans le tome 1, parce que je le trouvais déjà d’une importance cruciale, mais cela me paraît d’autant plus marqué ici. Pour reprendre la situation initiale : nous avons le Colonel, brute à l’autorité vigoureuse, qui, en tant que militaire usant et abusant du « secret défense », donne bien vite l’image d’une ordure fascistoïde – et donc d’un « méchant ». En face, la « Résistance » attire comme de juste, et comme toute « Résistance » dans pareil cadre, la sympathie du lecteur – Kei, à maints égards, est pour l’heure la « véritable » héroïne de la BD, tant son comparse Kaneda, ce petit couillon de délinquant juvénile, se partage entre bêtise et bouffonnerie… aussi bouffe-t-il nettement moins les planches qu’il ne bouffe l’écran dans le film (pour l’heure, en tout cas – par contre, il bouffe tout court…). La « Résistance » s’incarne aussi dans Ryū, bien sûr – austère supérieur (et plus que ça ?) de Kei, d’une stature plus héroïque encore si c’est possible… Le tiercé se complète avec le personnage de Chiyoko, la femme colossale incarnant l’ultra-violence « juste », qui obtient dans ce troisième tome un rôle essentiel.

 

Pourtant, ce premier aperçu a d’emblée quelque chose de « gênant »… Impression qui se confirme plus que jamais ici. Car cette « Résistance », admirable à première vue, est en fait aux ordres du mystérieux et répugnant Nezu, dont le faciès de rongeur n’a rien d’un hasard (nezumi, en japonais, désigne le rat), politique politicien aux ambitions démesurées, au point d’en être insaisissables – et dont la « cause » n’a sans doute rien d’admirable, elle…

 

Au-dessus de lui, enfin, même si nous n’en savons pas grand-chose pour l’heure, se trouve l’intrigante Lady Miyako – personnage qu’on devine déjà essentiel à la BD, alors qu’il n’apparaît que quelques secondes à peine dans le film (et si je ne m’abuse, avec une voix masculine dans le doublage français) ; mais nous n’en savons donc pas grand-chose : elle est semble-t-il à la tête d’une secte, et son caractère de gourou éventuellement divin transpire de manière plus marquée dans ce troisième tome – où elle devient promesse de salut pour les habitants désolés de Néo-Tokyo approchant l’annihilation, quoi que ce salut puisse être. Enfin, nous découvrons ici que Lady Miyako a à son service de bien étranges créatures, trois jeunes filles (Miki, Sakaki et Mozu) qui semblent avoir des pouvoirs similaires (mais moins puissants ?) à ceux des « mutants » sous la garde du Colonel, les « gamins » à la peau blanche et fripée, Takashi, Masaru et Kiyoko… Quel est alors son rôle dans ce complexe canevas ? Difficile à dire pour l’heure…

 

Une chose, cependant : quelles que soient ses raisons d’agir, et au-delà de son caractère somme toute guère sympathique, elle comprend semble-t-il bien mieux que tout autre à l’exception du Colonel ce qui se passe. Ou peut-être faut-il retourner l’expression : le plus navrant dans tout cela est en effet que nous voyons une kyrielle de personnages se débattre dans tous les sens, au rythme d’une action frénétique et violente, riche en explosions et autres rafales meurtrière, alors que pas un d’entre eux ne comprend quoi que ce soit à ce qui se passe… Et si Nezu acquiert bel et bien des traits de « méchant » plus marqués – et l’amenant sans doute à remplacer, bien plus justement, le Colonel jusqu’alors plus ou moins confiné par défaut dans ce rôle –, ses « rivaux » sont quant à eux autrement… flous.

 

Mais, quelles que soient leurs méthodes, seuls le Colonel et Lady Miyako semblent donc comprendre ne serait-ce qu’un tout petit peu ce qui se passe… Cela ne les rend pas forcément plus sympathiques pour autant – a fortiori selon nos critères de gentils démocrates et libéraux : le Colonel, qui tendait depuis le départ vers ces extrêmes, prend appui sur la gravité de la crise (sans parvenir à la communiquer à qui que ce soit, et tout particulièrement aux politiques traditionnels du pays – le mépris est réciproque…) pour s’arroger les pleins pouvoirs ; l’état d’urgence tendait déjà vers la dictature militaire, mais le coup d’État devient ici plus franc, dénué de la moindre ambiguïté ou hypocrisie « constitutionnelle »… Quant à Lady Miyako, son caractère messianique et sa mainmise sectaire sur des adorateurs tous plus convaincus les uns que les autres qu’elle seule leur apportera le salut, son goût enfin pour les actions secrètes empiétant insidieusement sur la politique de la nation, via justement quelqu’un d’aussi peu recommandable que Nezu (la scission opère dans ce troisième tome, un peu tard…), tout cela participe de sa caractérisation, et d’une manière finalement bien négative – à tout prendre, n’est-elle pas, bien plus que quiconque, la vraie responsable du malheur qui va s’abattre sur Néo-Tokyo, ce malheur qu’elle avait l’arrogance de penser circonvenir ?

 

Nos « héros », sans cesse manipulés, distinguant toujours trop tard les ficelles, mais sachant intuitivement qu’il en sera ainsi partout, dans quelque « camp » que ce soit, sont ainsi des pions baladés au gré des trahisons, des alliances, des opportunités. Le monde idéalisé de Kei et Ryū, un monde en noir et blanc – produit classique de la militance tournant à la foi –, s’effondre sous leurs yeux tandis que Nezu se révèle pour ce qu’il est. Le Colonel, toujours amené à prendre des mesures plus extrêmes les unes que les autres, s’arroge un rôle de sauveur probablement guère plus fondé que celui de Miyako. Les « enfants mutants » essayent d’agir d’eux-mêmes… pour un résultat au mieux douteux.

 

Et Kaneda ? Kaneda mange comme quatre. Et ne comprend absolument rien. C’est peut-être ce qui le sauve, d’une certaine manière : lui, à la différence de tous ceux qui l’entourent, et de tous ceux qui semblent vouloir sa mort, ils sont nombreux, assume d’une certaine manière ne rien savoir, il n’a pas la prétention de savoir (corollaire chez ceux qui l’ont de cette tragique conséquence : ils se trompent, et bien souvent ne font qu’aggraver les choses…), et peut-être même s’en fout-il ; Kaneda, au fond, et comme toujours si ça se trouve, ne se préoccupe que de sa survie, et à court terme encore (un trait, bien sûr, qui acquerra toujours plus d’importance dans la deuxième moitié de la BD, jouant de la carte post-apocalyptique avec un brio terrifiant…).

 

Et au milieu de tout ce petit monde qui s’excite et gesticule en vain, se trouve Akira – Akira dont on ne sait toujours rien ou presque ; sans doute le Colonel, Takashi, Masaru et Kiyoko en savent-ils davantage, et probablement Lady Miyako aussi, mais le lecteur est quant à lui dans la peau des personnages lambda de la BD : il n’est pas en mesure de savoir ce qu’est Akira, et encore moins de le comprendre. On suppose son implication dans la destruction de Tokyo 38 ans plus tôt, mais c’est à peu près tout. Depuis sa « libération » (tout autant un « éveil ») dans le tome précédent, sur le site même de l’explosion fatale, dans le complexe des Olympiades, nous n’avons rien vu d’autre en lui qu’un mystérieux petit garçon, plutôt mignon par ailleurs, et ne décrochant pas le moindre mot.

 

Depuis, Akira est baladé par ses sauveurs/ravisseurs, au gré des circonstances, des nécessités, des possibilités. Tout le monde se bat autour de lui – des gens qui ont peur de lui, peut-être d’autant plus qu’ils ne le comprennent pas… mais n’est-ce pas plutôt qu’ils n’osent pas s’avouer ce qu’il est, quand ils en ont quand même une vague intuition ? Le lecteur, lui, a bien sa petite idée, voire en sait probablement davantage (ayant vu le film) ; il se doute pour sa part de comment tout ceci finira – encore que le terme ne soit pas très approprié : s’il s’agit bien d’une fin dans le film, ce n’est qu’un moment de la bande dessinée, et c’est bien là que se situe la divergence essentielle entre les deux supports… Akira est promené, donc. Autour de lui, les balles sifflent, les explosions font trembler les fondations de la ville (ne suscitant pourtant, de la part des néo-tokyoïtes, que de vagues récriminations portant sur le tapage nocturne, ces bons sararīman n’ayant guère d’autre chose en tête que la nécessité d’un bon sommeil pour se montrer productif au travail le matin suivant…). On sent, intuitivement, que le vase se remplit, petit à petit, sans grands effets démonstratifs… On le sent se remplir… Et on perçoit enfin, quand il est trop tard, la goutte ultime qui va le faire déborder.

 

Comme j’avais eu l’occasion de le dire en traitant du premier tome, c’est en fait par-là que j’ai découvert Akira en bande dessinée, avec le tome 6 de l’édition cartonnée et colorisée – qui débutait de manière totalement incompréhensible en pleine scène d’action (sauf erreur, à la page 227 de ce volume, avec Sakaki se jetant sur Takashi, mouvement amorcé à la page précédente – il faut donc croire que le tome 5 de l’édition colorisée se concluait sur cette course et la petite case où le Colonel se contente de dire : « Quoi ?! » Imagine-t-on découpage « commercial » plus malvenu ?). La goutte d’eau suscitera enfin une réaction de la part d’Akira… avec la destruction de Néo-Tokyo, qui s’étendra sur une quarantaine de pages, peu ou prou dénuées de dialogues (et a fortiori de cases de narration, ce n’est pas dans la méthode de la maison), pages constituées de grandes cases, parfaitement démesurées, à l’aune du drame qui se noue. Sacré choc, quand j’avais découvert la BD : habitué aux canons franco-belges et plus ou moins à ceux des comics, j’étais loin de m’imaginer qu’une BD puisse raconter quelque chose de la sorte, et de cette manière – les images de destruction me stupéfiaient littéralement.

 

Ces planches constituent bien le grand moment de l’album – et sans doute un grand moment de l’histoire de la bande dessinée au sens large. Elles sont d’une perfection effarante. J’appréciais déjà énormément, dans les deux premiers tomes, mais aussi dans mes souvenirs de lecture de Domū – Rêves d’enfants, le talent d’Ōtomo et de son studio MASH.ROOM pour mettre en scène l’architecture, avec ces tours démesurées, grandioses, souvent austères pourtant, et d’une géométrie impitoyable ; le chaos survenant enfin pour anéantir jusqu’à la moindre trace de cette perfection de béton et de verre ne saurait laisser indifférent : le résultat est extraordinaire. Sans doute Ōtomo apprécie-t-il de ravager des décors urbains – outre Akira, Steamboy en témoigne, et d’autres œuvres tout autant, semble-t-il. On ne s’en plaindra pas : il est incomparablement doué pour cela. Mais, bien sûr, ce thème n’a rien de neutre, et peut-être tout particulièrement dans Akira : la BD s’ouvrait après tout sur la destruction originelle de Tokyo par Akira (chose que l’on ne savait pas alors – on nous parlait d’un nouveau conflit mondial, d’un anéantissement comparable sur l’ensemble du globe), et il s’agissait bien sûr déjà d’un écho – renvoyant comme de juste aux tragiques derniers jours de la Deuxième Guerre mondiale : les bombardements intensifs ayant annihilé Tokyo, et, bien sûr, les champignons funestes de Hiroshima et Nagasaki, présages glaçants d’une nouvelle ère…

 

Mais il manque quelqu’un, non ? Oui – Tetsuo… C’est qu’il n’apparaît quasiment pas dans ce troisième tome : nous le voyons sur les trois premières planches (en couleurs), dans un sale état suite aux tirs destructeurs de la Station Sol sur le site des Olympiades (Kaneda suppose sa mort, qui l’affecte sans doute au-delà de ce qu’il aurait imaginé – le meilleur ami avait certes tourné au pire ennemi, mais les souvenirs demeurent) ; il ne réapparaîtra qu’à la toute fin du volume – les quatre dernières planches : errant dans les artères désertées d’une Néo-Tokyo au-delà de l’agonie, il se rend sans un mot auprès d’Akira en larmes… et tous deux s’envolent dans un rayon de soleil perçant au travers des sombres nuages s’étant amassés sur la ruine colossale. Peut-on imaginer plus belle fin ?

 

Sauf qu’il ne s’agit bien entendu pas ici d’une fin – nous sommes en gros à la moitié de la série. Suivra cette dimension totalement absente du film, le règne post-apocalyptique d’Akira, Empereur du Chaos – en fait le jouet silencieux d’un Tetsuo plus que jamais aux prises avec sa soif de grandeur et de pouvoir, en compensation et vengeance puériles des humiliations subies quand il n’était rien d’autre qu’un banal gamin… Des épisodes d’une extrême violence dans mon souvenir – en comparaison, ces trois premiers tomes ont été autrement sages, quelle que soit la réputation de la BD. Un œuvre dans l’œuvre, qui bouleverse la donne.

 

À suivre, très bientôt.

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