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Danse macabre, de Stephen King

Publié le par Nébal

Danse macabre, de Stephen King

KING (Stephen), Danse macabre, [Night Shift], préface de John D. MacDonald, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lorris Murail et Natalie Zimmermann, Paris, J.C. Lattès – LGF, coll. Le Livre de Poche – Fantastique, [1976-1978, 1980, 2010] 2012, 537 p.

 

Comme je l’avais mentionné en causant de Revival, assez récemment, je n’ai étrangement lu que très peu de bouquins de Stephen King depuis que j’ai commencé à tenir ce blog. C’est d’autant plus étonnant que c’est un auteur qui a beaucoup compté pour moi, et dont la production de ces dernières années n’est semble-t-il pas forcément déshonorante au regard de ses œuvres antérieures et si célèbres – j’ai notamment 22/11/63 dans un coin, dont des gens bien m’avaient dit beaucoup, beaucoup de bien, va falloir, quand même…

 

Ado, en tout cas, je le révérais. Je ne suis plus tout à fait sûr de ma première lecture kingienne : je sais que, pour quelque raison improbable et incompréhensible, son recueil de nouvelles Brume se trouvait dans la bibliothèque parentale, et peut-être ai-je commencé par là – ou par les extraits qui en avaient été tirés pour donner des petits bouquins de Librio, collection que j’ai beaucoup pratiquée ? J’en avais en tout cas lu Le Singe et La Ballade de la balle élastique… Ce dont je suis certain, c’est que le premier roman de King que j’avais lu était Shining (sous-titré étrangement L’Enfant-lumière), sans doute en raison de la célébrité du film de Kubrick, que j’avais par ailleurs vu assez gamin (et qui m’avait traumatisé comme de juste…). Mais dans quel ordre, tout cela ? Je n’en sais rien…

 

Ce dont je me souviens par contre très bien, c’est d’une anecdote assez improbable impliquant ma prof de français de troisième. J’ai peut-être déjà eu l’occasion d’en parler ici : la dame haïssait littéralement la science-fiction, sauf Robert Silverberg qu’elle adulait – son discours haineux m’a marqué au point de me faire prendre en grippe le célèbre auteur, qui n’y était pour rien, par pure opposition puérile, et il en est résulté cette bizarrerie que je n’ai toujours pas lu, des années plus tard, le moindre bouquin de Silverberg (alors que plusieurs patientent dans ma bibliothèque de chevet…). Ceci étant, à l’époque, j’étais déjà un gros lecteur, ce qu’elle ne manquait pas de savoir – et sans doute d’apprécier. Nous nous sommes retrouvés, dans des circonstances que j’ai oublié, à échanger des livres, à plusieurs reprises, même (je crois) ; je me souviens très bien, en tout cas, de quand elle m’avait prêté La Trilogie new-yorkaise de Paul Auster (auteur que je n’avais alors jamais lu, même si, sauf erreur, j’en avais entendu parler notamment dans Les Inrockuptibles – oui, c’était une des époques où je lisais Les Inrockuptibles…) : ce fut une très belle découverte, très marquante, aussi ne puis-je pas totalement rejeter ladite prof dans les limbes, malgré l’anecdote sur Silverberg… et celle qui suit : quand j’ai été amené à mon tour à lui prêter un livre… Pour une raison que j’ignore, dans un contexte oublié, je lui avais justement filé Shining de Stephen King. Quelques jours plus tard, elle a fait son retour de lecture… mais pas en privé : devant toute la classe ! Et ce fut proprement une lapidation. Elle a massacré l’auteur et son livre, avec un dégoût visible, dénonçant l’infamie débordant de sang « et autres sécrétions corporelles », mentionnant enfin, comme à regret, le sperme – avec l’effet que vous pouvez imaginer devant une classe d’ados. Sur le moment, j’étais submergé par la honte – mais j’ai bien vite pris conscience que ce n’était pas en raison de ce que j’avais lu et aimé ce livre, cela relevait plutôt d’une vague confiance qui avait été aussi salement trahie ; en fait, j’en suis venu à me dire que je ne rougissais pas seulement pour moi, mais aussi pour elle, et peut-être davantage encore, pour sa haine, ses œillères, son incompréhension fondamentale d’un livre qui ne méritait certainement pas cette démolition en règles, pour de si mauvaises raisons, quand s’y trouvent tant de choses autrement plus saisissantes…

 

Le fait que King soit un auteur à succès n’était sans doute pas pour rien dans cette diatribe, bien sûr – réflexe très commun, et qui sans doute ne m’épargne pas moi non plus, à l’occasion… Mais, pour moi, en même temps, cela avait un avantage indéniable : ma petite ville, étonnamment, n’était pas un vrai désert culturel en matière de littérature – on y trouvait deux librairies plus qu’honnêtes, où je me ruinais régulièrement. Mais quand je sortais du collège, mon premier refuge, c’était les Nouvelles Galeries juste à côté, où le rayon consacré aux livres, assez peu fourni mais que j’ai beaucoup parcouru, abritait pour l’essentiel des J’ai lu (et Librio, donc), et notamment – sur le rayonnage, cela avait un effet impressionnant, les couvertures noires tranchant sur le reste – plein de best-sellers de Stephen King, aux couvertures souvent très, très gores : celles des trois tomes de Ça et des trois tomes aussi du Fléau m’ont marqué à jamais, notamment…

 

Et ce n’est sans doute pas pour rien si, à l’époque, j’ai dévoré plein de bouquins de Stephen King – qui restent associés pour moi à cette adolescence désireuse de s’affirmer, quitte pour ce faire à se vautrer dans ce que les bonnes âmes ne pouvaient qualifier que de « mauvais goût »… Peut-être, à l’époque, avais-je même envie d’insister sur cette dimension ? Façon « j’aime Stephen King et je vous emmerde »… C’est très possible. L’auteur, de toute façon, mais c’est sans doute le lot commun de ceux qui vendent, n’avait alors guère la réputation d’un « grand écrivain », et je m’en accommodais très bien. C’est pourtant une erreur ; car, au-delà du don certain du Roi pour façonner de « bonnes histoires », il ne fait maintenant à mes yeux aucun doute qu’il est bien plus qu’un « vulgaire » (allons bon…) « raconteur » : il est bien un grand écrivain. Quelqu’un qui sait manier les mots avec une aisance remarquable pour un effet optimal ; quelqu’un qui sait poser un univers en quelques pages à peine, qui sait camper des personnages authentiques en quelques lignes ; un maître de la communication des sentiments, ce qui va bien au-delà de la seule terreur associée à son nom…

 

Tenez, un autre souvenir – quelque temps plus tard, toutefois. J’étais en Dordogne, en pleine crise d’insomnie, que je comblais en lisant Jessie – là encore, quel pitch ! Concevoir un roman entier sur cette base presque grotesque a quelque chose de stupéfiant, révélant l’artisan hors-pair… Quoi qu’il en soit, à mesure que les heures défilaient, j’engloutissais les pages avec un plaisir constant. Pour « égayer » ma lecture, j’avais eu l’idée saugrenue de l’accompagner d’un fond musical – dont, du coup, je me souviens très précisément : il s’agissait du deuxième CD de la compilation Ant-Hology du label Ant-Zen (qui, à la différence du premier, louchait plus sur le dark ambient que sur l’indus), et que j’avais mis en boucle. Au bout d’un certain temps, le sommeil me gagne enfin, insidieusement, même si je somnole plus que je ne dors… La musique et le texte se mêlent dans mon semi-endormissement… Et quand le Japonais fou Aube, trafiquant des bruits d’eau, augmente discrètement puis moins discrètement le volume, une image m’apparaît : celle de ce curieux homme, si inquiétant, cet inconnu portant une valise que l’on sait instinctivement lourde de menaces indicibles… L’homme apparaît à ma fenêtre, il l’ouvre – mais comment ? – de l’extérieur, pénètre un peu gauchement dans ma chambre, et s’approche de moi, sans un mot, tandis que l’eau se fait plus envahissante, noyant mes oreilles… Je ne sais pas si j’ai alors hurlé, mais n’en serais guère étonné. Ce souvenir est resté ; sans doute l’association entre la lecture et la musique y a-t-elle joué un grand rôle, mais c’est bien là que j’ai compris combien les mots pouvaient faire peur… Cela reste mon expérience de lecture la plus terrifiante. J’avais pourtant abondamment lu dans le genre, et pas des moindres (Lovecraft en tête, dont certains récits, comme notamment « La Maison de la sorcière », ne me laissaient certainement pas de marbre ; et, enfant, dans un tout autre genre, j’ai entendu les tambours de la Moria résonner dans ma tête, annonçant l’irrémédiable assaut…), mais jamais, au grand jamais, je n’ai eu aussi peur en lisant un livre – le souvenir de l’apparition de l’homme à la valise dans ma chambre ne me quittant dès lors plus jusqu’à la dernière page du roman…

 

Cette expérience, je ne lui connais qu’un seul équivalent personnel : ma lecture du Procès de Kafka, dans des conditions somme toute assez proches (insomnie, notamment) – quand j’ai ressenti une terrible nausée à la lecture des errances paniquées de Joseph K dans le Greffe. Un livre qui rend malade… Il n’est donné qu’aux meilleurs de susciter des ressentis pareils chez le lecteur.

 

Il y a cependant une étrangeté dans mon rapport à King : j’ai beau avoir dévoré bon nombre de ses romans, dont de sacrés pavés tels que ceux cités plus haut, j’ai toujours eu la conviction de le préférer en tant que nouvelliste. Peut-être est-ce le souvenir émerveillé de Brume, qui fut donc peut-être, ou peut-être pas, ma première lecture du maître de l’horreur ? C’est très possible… Car je me suis rendu compte que ce jugement, que je ne manquais pas de reprendre régulièrement, ne se fondait finalement que sur bien peu de lectures. Je disais priser avant tout les nouvelles de King, mais qu’en avais-je lu ? Bien peu, au fond – nombre des recueils les plus essentiels m’ayant jusqu’alors échappé. Et c’est bien pourquoi je me suis procuré il y a quelque temps de cela deux de ses recueils les plus fameux, qu’étrangement je n’avais jamais lus, mais illustrant l’art de nouvelliste de King de manière bien différente : Danse macabre, dont je vais vous entretenir aujourd’hui, et Différentes Saisons

 

Danse macabre (ou Night Shift en VO) est le premier recueil de nouvelles de Stephen King, rassemblant des textes écrits sur une dizaine d’années, dont la plupart avaient été publiés auparavant, d’abord dans des revues universitaires, ultérieurement dans des magazines plus traditionnels (et autrement influents). Quand le recueil paraît aux États-Unis, en 1978, King est déjà une star : il a publié Carrie, qui a déjà été adapté au cinéma par Brian De Palma, puis Salem et Shining, qui le seront bientôt, respectivement par Tobe Hooper et Stanley Kubrick ; c’est aussi l’année de parution du Fléau. Un début de carrière pour le moins stupéfiant… Danse macabre est pour lui l’occasion de rendre « visible » un autre aspect de son art, sa maîtrise de la forme courte. Sans doute l’auteur, encore jeune, y fait-il toujours un peu ses gammes, et nous aurons l’occasion d’y revenir ; le recueil, à vrai dire, est régulièrement critiquable, et je ne manquerai bien sûr pas de pinailler ici ou là sur tel ou tel aspect qui me convainc « moins » ; mais voilà : « moins ». Car, dans l’ensemble, c’est là une très étonnante collection qui, dépassant sans peine les quelques écueils qu’on peut y relever ici ou là, s’affirme bien vite comme un vrai modèle du genre, témoignant ô combien de ce que son auteur est un grand écrivain.

 

La préface moche et bête signée John D. MacDonald (auteur à succès qu’admirait semble-t-il profondément King), mal écrite et mal construite, laisse pourtant craindre le pire, en faisant l’apologie des seules « bonnes histoires » au-delà de la qualité d’écriture ou « style »… Peut-être, ado, vaguement rebelle et à plus ou moins bon droit comme le sont tous les ados, aurais-je adhéré au propos, mais ce n’est certes pas le cas aujourd’hui. Ce bref texte, à mon sens, dessert en fait King, en colportant d’emblée ou presque cette image de l’habile artisan n’ayant que mépris pour ce que les autres envisagent comme étant art, et bien plus « noble »… Le fait est que, déjà à l’époque, King écrit bien mieux qu’on n’a longtemps voulu le dire… et probablement bien mieux, au passage, que ce préfacier – à se fonder sur cet unique texte tout du moins, que j’ai trouvé profondément désagréable, en plus d’être malvenu.

 

L’avant-propos de Stephen King lui-même est autrement plus intéressant, consistant en une réflexion, vue de l’intérieur, sur le genre horrifique et ses implications – passant notamment par le mépris affiché de certains critiques pour ces textes évoquant à les en croire un conducteur voyeur et avide de sang et de douleur, ralentissant à proximité d’un accident… « Sang et autres sécrétions corporelles… » Mais King ne voit en fait aucun inconvénient à ce qu’on l’envisage de la sorte ; il y discerne, et à bon droit, une dimension essentiellement humaine, et sans doute bien plus riche de connotations que le vague dégoût qu’on ne manque pas d’exprimer par réflexe à l’égard de ce comportement « bassement matériel »… Il y cite par ailleurs bon nombre d’auteurs, dont certains sans doute peuvent être vus comme des influences (Lovecraft inclus), mais aussi d’autres correspondant à une conception large du « fantastique » (on dirait sans doute plutôt « imaginaire » aujourd’hui et chez nous), relevant en fait davantage de la science-fiction ou de la fantasy (Tolkien y figure à plusieurs reprises, par exemple).

 

Une chose m’a cependant inquiété dès ce paratexte : j’ai eu l’impression d’une traduction (par Lorris Murail et Natalie Zimmermann) parfois très lourde… On a souvent dit que King n’avait guère été gâté par ses traducteurs dans la langue de Guillaume Musso, et tout récemment encore (beware the Nadine), et j’ai craint que ce soit aussi le cas pour ce recueil… Mais, heureusement, ces préventions plus ou moins fondées ne se sont pas vérifié au cours des nouvelles. Ouf. Détaillons donc par le menu, et dans l’ordre.

 

Le recueil s’ouvre sur « Celui qui garde le ver », que je n’ai pas relu cette fois, puisqu’il s’agit de la traduction de « Jerusalem’s Lot », que je venais tout juste de lire dans l’anthologie Tales of the Cthulhu Mythos « révisée ».

 

J’ai donc commencé par « Poste de nuit » (« Graveyard Shift ») : la nouvelle prend place dans une usine glauque, où des employés se voient accorder une rémunération supplémentaire à condition de participer au nettoyage du sous-sol, fort propice à la terreur – tant il est d’une puanteur fétide, d’une obscurité angoissante, et lourd de menaces indéfinies, quand bien même on s’inquiète au premier chef de ce qu’il est envahi par des rats d’une taille étonnante et qui n’ont certainement pas peur des humains… La nouvelle bénéficie surtout de son ambiance prolo-sordide, avec des personnages esquissés en quelques traits à peine mais bien suffisants pour leur donner de la chair – un aspect essentiel de l’art du Roi ; le personnage point de vue, tout ouvrier qu’il soit, n’en est pas moins, aux yeux de son contremaître, un « intellectuel »… et la relation entre les deux hommes virera au cauchemar lors de cette excursion chthonienne. La nouvelle n’a sans doute rien d’un chef-d’œuvre, mais témoigne d’emblée de l’art de Stephen King pour poser rapidement une ambiance et susciter bien vite de délicieux frissons. On notera par ailleurs que la nouvelle soulève bien plus de questions qu’elle n’offre de réponses, mais c’est très bien comme ça.

 

« Une sale grippe » (« Night Surf ») est une nouvelle aux allures de fragment – débutant sur une attaque en force, mais sans véritable conclusion – sur un groupe de jeunes gens errant sur une plage, dans un monde ravagé par une très vilaine grippe ; et peut-être même sont-ils les seuls survivants ? Mais pour un temps seulement… On pense forcément au Fléau (qui paraît la même année que Danse macabre) mais sur un format tout autre, et plus que jamais centré sur les personnages, à bout de nerfs, et leurs relations tendues autant que désespérées. Ce qui fonctionne bien.

 

« Comme une passerelle » (« I Am the Doorway ») est une nouvelle relativement surprenante – elle affiche une certaine dimension SF, en traitant d’un programme d’exploration spatiale (avec une dimension uchronique ?) aux conséquences imprévues. Le narrateur, astronaute revenu en pièces d’une expédition autour de Vénus, dissimule ses mains sous des bandages – convaincu qu’il est qu’une entité incompréhensible, à un moment ou un autre de son vol, a infiltré son corps, y générant des yeux extraterrestres à la perception foncièrement différente de la sienne ; le pire étant peut-être que son corps, dès lors, constituerait une « passerelle », permettant à ces intrus d’agir sur ce monde humain qu’ils ne peuvent que juger incompréhensible et, en conséquence, répugnant… Une nouvelle riche, où le background initial cède peu à peu la place à une forme d’horreur psychologique – bien vite illusoire cependant : après tout, le lecteur sait, à l’instar de l’astronaute lui-même, que ce qu’il dit est la pure vérité, n’est-ce pas ?

 

On passe à « La Presseuse » (« The Mangler »), nouvelle qui me laisse profondément perplexe… Le fait est qu’elle ne manque pas d’efficacité, et se montre joliment horrifique à la base – l’histoire de cette machine industrielle qui semble s’animer et avoir soif de sang, dans les premiers temps du moins, ne laisse pas indifférent. Le problème… c’est que les personnages en viennent très vite (et sans doute beaucoup trop vite) à supposer que la machine est littéralement possédée. Ce qui les amène bientôt à concocter un rituel d’exorcisme parfaitement délirant… Il est heureux, sans doute, que (SPOILER !) ce rituel s’avère foireux si ce n’est pire, mais cette nouvelle, d’ici-là, exige beaucoup trop de ma suspension volontaire d’incrédulité – je n’y crois pas ; dès l’instant que le flic et son pote le professeur d’anglais se mettent à tripper sur le sang de vierge, les sabots de chevaux et la mandragore, je ne peux plus suivre, je ne peux m’empêcher de trouver cela beaucoup trop ridicule… Je suppose que King souhaitait délibérément user de cette impression de corde raide, toujours à deux doigts de sombrer dans le grotesque achevé, et probablement non dénuée sans doute d’un certain humour noir, mais je trouve que ça ne fonctionne pas – malgré quelques belles scènes d’horreur, avec des vrais morceaux de gore, et une angoisse miraculeusement perpétuée au milieu des bêtises magiques. Le thème de l’objet hanté est sans doute relativement commun chez King – ça m’a fait penser à Christine, par exemple (mais le film de John Carpenter, je ne suis pas certain d’avoir lu le bouquin, je ne crois pas – on m’a signalé, en tout cas, que le contexte et l’histoire de « hantise » étaient en fait bien différents), mais, ce que je parviens à gober avec satisfaction et jouissance dans Christine (qui s’embarrasse nettement moins d’explications saugrenues, faut dire – le film, hein), je me sens contraint de le rejeter en bloc ici… alors que je n’en ai pas vraiment envie, tant il y a malgré tout de très bons moments. Diantre…

 

« Le Croque-mitaine » (« The Boogeyman ») obéit sans doute à une structure très classique : nous y voyons un homme – un gros beauf bien macho et bien violent comme il faut – s’entretenir avec un psychiatre de la mort de ses trois enfants, qu’il impute nommément au « croque-mitaine », le monstre dans le placard qui fait si peur aux enfants – et pas qu’aux enfants, à en croire l’inquiétude du « patient » jetant un œil en biais au placard du bureau du psychiatre… Il est vrai que c’est là, d’une certaine manière, la plus terrible des peurs (enfantines ou pas), en raison de son abstraction même, qui la rend d’autant plus insaisissable… À partir de là, il n’y a sans doute guère de possibilités : soit l’homme est un fou et/ou un menteur (auquel cas il est peut-être le vrai meurtrier, on ne manque pas de le supposer – c’est l’approche « psychologique », je suppose), soit le fantastique se réalise, et c’est bien le croque-mitaine le grand responsable de tout ça. Je vois plutôt Stephen King (et peut-être d’autant plus, comme ici, quand il reprend des monstres « classiques » pour les adapter à sa sauce) dans la deuxième catégorie, globalement, même s’il y a sans doute bien des exceptions – ici, en tout cas, ça semble se vérifier bel et bien ; même si, bien sûr, la nouvelle joue longtemps de l’ambiguïté, essentielle, au point de fonder le récit, d’ailleurs. Jusqu’à ce que la pirouette supplémentaire à la chute, qui a probablement quelque chose de grotesque, mais fonctionne néanmoins – avec un sourire en coin –, ne laisse finalement plus de place au doute… Par ailleurs, elle n’a pas manqué de me faire penser à Lovecraft, « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », je tends à croire que ce n’est pas un hasard, même si la nouvelle n’a rien de « mythique ». Elle bénéficie en outre, au-delà, du talent de King pour la caractérisation des personnages – et peut-être plus particulièrement encore quand celui-ci est un clampin de base, tel que cet homme aux abois (qui n’en a pas moins une vie, une âme, une chair, au-delà du seul stéréotype), et qui, pour être globalement désagréable, parvient cependant à susciter un semblant d’empathie plus ou moins aisé à admettre (et parfois mêlé de haine, avec un désir inavoué pour la punition du sinistre personnage ?) : c’est bien pour ça que ça marche. Le résultat final est sans doute relativement anecdotique, mais ça fonctionne plutôt bien.

 

« Matière grise » (« Gray Matter »), ensuite, ou les dangers de la bière… Bon, ce n’est pas exactement Street Trash, hein – même si, globalement, la nouvelle m’a paru assez rigolote. Ce qui n’est sans doute pas si évident que ça, parce que, derrière cette histoire saugrenue de vieux pochards, il y a probablement quelque chose de très grave, au fond – et au-delà même du seul caractère horrifique au sens le plus courant, délibérément fantastique : le fait que ce poivrot se mue en bactérie est sans doute relativement secondaire, par rapport aux thématiques de l’alcoolisme, voire de la dépression dans sa forme la plus apathique, avec de fâcheuses conséquences dans la relation père-fils, qui baignent ce récit, perpétuellement sur la corde raide ; autant de thèmes classiques de King. En tout cas, je l’ai trouvé drôle, oui, mais tout en me disant qu’au fond il ne l’est pas vraiment, voire pas du tout… Bizarre.

 

Les deux nouvelles qui suivent, là encore, après « La Presseuse » plus haut, jouent du principe des « objets » s’animant et acquérant une conscience homicide. Dans « Petits Soldats » (« Battleground »), un tueur à gages, qui a récemment abattu un industriel, fabricant de jouets, reçoit une boîte de G.I. Joe « Vietnam », des petits soldats accompagnés d’hélicoptères qui l’attaquent bien vite ; en dépit de leur taille minuscule, ils présentent un danger à ne pas négliger – tout particulièrement ceux armés de bazookas… Assiégé dans son appartement, le tueur à gages (qui fait preuve d’un sang-froid assez étonnant, acceptant bien vite et sans faire davantage de chichis une situation par essence irrationnelle – ça reviendra dans la nouvelle suivante) livre bataille contre le régiment… et, bien sûr, ne pourra que perdre en définitive, dans une conclusion qu’on voit venir, et pour le moins grinçante. C’est amusant…

 

J’ai cependant bien davantage apprécié « Poids lourds » (« Trucks »), où des automobilistes sont contraints de se réfugier dans la boutique d’une aire d’autoroute : les camions, dont ici beaucoup de semi-remorques, se sont rebellés contre leurs maîtres humains… mais peut-être leur réservent-ils un sort pire encore que l’extermination. La nouvelle, qui a débouché sur le film Maximum Overdrive, réalisé par King lui-même et de mauvaise réputation (mais je ne l’ai pas vu), est, dans ce registre, assez efficace ; la situation de huis-clos tandis qu’une menace inconcevable rôde à l’extérieur, a pu me faire penser, chez le même auteur, à « Brume », même si avec moins d’ampleur… Et là encore, bizarrement, un peu comme « La Presseuse », la nouvelle questionne mes capacités à la suspension volontaire d’incrédulité – d’une manière troublante : le postulat de base est par essence (aha) improbable, mais je joue volontiers le jeu – sinon à quoi bon ? Pourtant, j’ai du mal à admettre certaines conséquences de ce postulat, les jugeant « invraisemblables » (ici, notamment, les camions qui communiquent avec les humains en émettant des messages en morse avec leurs klaxons)… et je me rends compte qu’il y a sans doute quelque chose d’absurde dans mon rapport tout ça, à vouloir trier l’acceptable et ce qui ne l’est pas sur des bases aussi fragiles… Bizarre. Par ailleurs, l’orientation que prend à terme la nouvelle, quand se pose la question du carburant, m’a plus ou moins convaincu au départ, mais l’essentiel est sans doute qu’elle suscite en définitive de saisissantes visions d’apocalypse…

 

Puis nous avons « Cours, Jimmy, cours… » (« Sometimes They Come Back »). La nouvelle débute assez joliment, et déploie bien vite une ambiance oppressante à souhait, un vrai régal. Nous y suivons un jeune professeur, toujours traumatisé par l’assassinat de son frère aîné quand ils étaient gamins, par une bande de voyous juvéniles. Il enseigne maintenant dans des collèges assez difficiles – une classe tout particulièrement… où des élèves décèdent, pour être remplacés par trois des voyous d’antan, pas le moins du monde vieillis. Contrairement à ce qui se produit dans certaines des nouvelles qui précèdent, le héros commence tout naturellement par douter de ses perceptions et plus généralement de sa santé mentale, même s’il est bien amené à terme, devant l’évidence, aussi invraisemblable soit-elle, à accepter le fait accompli. Jusque-là, mais en incluant cette dernière évolution, c’est proprement excellent. Mais c’est là, à mon sens, que les choses dégénèrent… SPOILER, donc : le jeune professeur se retrouve subitement avec un Traité de démonologie dans les pattes, qui a le bon goût de comporter un rituel efficace pour convoquer les puissances des ténèbres (?!), et, usant du mal contre le mal, il bannit les trois voyous, morts depuis longtemps, en sacrifiant ses index au démon. Et franchement, ça ne passe pas… Pour moi, en tout cas : là encore, je trouve que King tire trop sur la corde de la vraisemblance, même avec une base pareille – ce que j’admets par nécessité autant que par jeu, et avec un grand plaisir, dans le dispositif de la nouvelle me paraît ne pas tenir le choc de ces pirouettes plus ou moins grotesques qui la concluent. Des fois, je me dis que j’ai peut-être été trop formaté, ces dernières années, par mes lectures de Lovecraft via Joshi, toujours au mieux sceptique, sinon carrément hostile, quand la magie, les fantômes et les démons entrent en scène… Mais pas sûr : si, pour Lovecraft, cette attitude me paraît globalement fondée (attention aux excès toutefois), ce n’est sans doute pas le cas pour King, qui use souvent d’un registre de l’horreur totalement différent ; aussi, à la base, j’y accepte magie et fantômes sans souci (et même les démons, mais faut voir comment, quoi…), mais la scène du rituel m’a ici complètement bloqué, et déçu. D’autant que, dans un sens, c’est pire que pour « La Presseuse », puisque nous y voyons un type lambda, pas le moins du monde impliqué dans l’occultisme, trouver d’emblée – au supermarché du coin peut-être ? – pile ce qu’il lui faut pour invoquer vraiment Satan ?! Même en tordant le machin, par exemple en envisageant d’emblée une manipulation diabolique ayant justement pour but d’amener le professeur à ce sacrifice rituel, ou, en sens totalement inverse, en forçant une lecture « psychologique » de la nouvelle (qui me paraît à vrai dire impossible)... Non, ça ne fonctionne pas. Et c’est vraiment dommage…

 

Les deux nouvelles suivantes sont certes horrifiques, mais pas fantastiques. « Le Printemps des baies » (« Strawberry Spring »), expression désignant un phénomène météorologique similaire à « l’été indien » (un redoux trompeur laissant croire à la fin de l’hiver, quand celui-ci n’a en fait pas dit son dernier mot), traite des assassinats commis sur un campus par un mystérieux serial killer jamais arrêté, et désigné par les médias sous le nom de « Jack des Brumes » ; le narrateur s’en souvient, alors que le printemps des baies, après une longue absence, surgit à nouveau… La fin se conçoit vite, mais l’ambiance est correcte ; sans doute un texte assez mineur, cela dit (c’est semble-t-il un des plus vieux textes de l’anthologie, encore que considérablement réécrit depuis sa première publication… dans une revue universitaire – mais il y en a d’autres dans ce cas).

 

« La Corniche » (« The Ledge ») tourne autour (si j’ose dire) d’un défi sadique lancé au narrateur, un prof de tennis avec un casier judiciaire, par le caïd de la pègre dont il a eu l’imprudence de « piquer » la femme : s’il parvient à faire le tour de l’immeuble sur la corniche du dernier étage, à plus de cent mètres d’altitude, il repartira libre et riche, et pourra convoler avec l’épouse infidèle… Inutile sans doute d’en dire plus ici, et le retournement final se devine, mais sans que cela nuise au texte. Ce « truc » de la corniche se trouvait déjà plus haut dans le recueil, où c’était un élément accessoire de « Petits Soldats » – mais ici, c’est la base du dispositif suscitant l’angoisse, et avec une certaine réussite : si l’introduction en forme de conversation lourde de menaces entre le narrateur et le truand instaure bien le malaise, avec une habileté indéniable, celui-ci prend de suite une autre dimension dès l’instant qu’il s’agit d’accomplir le défi. Inévitablement, par contre, ça m’a fait penser à l’un des histoires courtes concluant V pour Vendetta

 

La suite immédiate est on ne peut plus différente. « La Pastorale (travaux des champs et des jardins) » (« The Lawnmower Man ») est un texte clairement humoristique, même si pas dénué d’aspects cauchemardesques – encore que d’un genre bien différent de tout ce qui précède ou presque : l’absurdité quasi surréaliste de la situation, le grotesque des personnages, tirent bien cette nouvelle vers le rire, sans l’ombre d’un doute ; la tripaille et l’hémoglobine n’y changent rien, participant pleinement de la plaisanterie tordue. Une simple tondeuse y est censée devenir objet de terreur, mais, si elle semble s’animer d’elle-même, ce n’est pas dans un contexte comparable aux précédentes nouvelles du recueil à base d’objets possédés – dans la mesure du moins où se trouve bien quelqu’un qui semble la diriger, juste à côté, et qui participe pleinement du délire. C’est hautement improbable, une idée pour le moins saugrenue, mais amusant… Ce n’est cependant pas le registre où King excelle.

 

« Desintox, Inc. » (« Quitters, Inc. ») ne présente pas le moindre élément surnaturel, et traite d’une méthode pour le moins drastique afin d’arrêter de fumer. Je n’ai pas été très convaincu, cette fois : si le manque du fumeur désireux de lâcher la clope mais toujours tenté au point d’en souffrir est relativement bien transmis, et si la méthode génère à l’occasion une paranoïa correcte, j’ai le sentiment que King, ici, ne va en fait pas assez loin dans l’horreur – tout se passe finalement trop bien. Sans doute s’agissait-il – c’est bien le propos, après tout – de laisser planer en l’air la menace de sanctions terribles, sans la concrétiser nécessairement, mais je trouve que ça ne fonctionne pas ; d’autant plus, peut-être, que certaines implications de l’intrigue ne sont pas suffisamment développées et « justifiées » ? Ce n’est pas forcément mauvais, mais pas suffisant…

 

« L’Homme qu’il vous faut » (« I Know What You Need ») traite d’une jolie étudiante qui rencontre un moche jour un jeune homme à l’allure incongrue, qui s’avère bientôt, sans qu’elle en prenne bien conscience, savoir toujours ce dont elle a besoin. Ses sentiments évoluent, et celui qu’elle tendait instinctivement à prendre pour un énième lourdaud de dragueur devient à terme pour elle un homme idéal dont elle tombe éperdument amoureuse… Au début, j’avais l’impression d’un texte anticipant Bazaar, roman bien plus tardif, mais c’est en fait encore autre chose. La nouvelle joue plus sur l’inquiétude que sur la peur à proprement parler. Son ambiance est plutôt appréciable, même si, une fois de plus, je trouve que King tire peut-être un peu trop sur la corde à l’occasion – notamment quand la coloc de l’héroïne prend sur elle d’embaucher un détective privé pour enquêter sur le curieux petit copain, moui… Le point de vue féminin apporte peut-être quelque chose ; la thématique de l’obsession est plutôt intéressante (et inquiétante, oui), itou pour ce qui est de la frustration (et le viol ?) ; et la nouvelle se finit étonnamment bien… Je reste quand même un brin sceptique, ça se lit très bien, mais ne m’a pas emballé plus que ça. Pour l’anecdote, on y trouve une mention totalement gratuite du Necronomicon – mais la nouvelle n’a bien sûr absolument rien de lovecraftien.

 

Tout autre chose avec « Les Enfants du maïs » (« Children of the Corn »). Un couple en grosse, grosse crise, et qui n’a rien trouvé de mieux pour y remédier que de traverser les États-Unis en voiture, s’égare sur une route paumée du Nebraska, environnée d’immenses champs de maïs (une note amusante des traducteurs dit qu’il s’agit de la « route de la Bible », traduction qu’ils ont retenue pour « Bible Belt », disant quand même que c’est la région où s’est répandue « la secte ʺfondamentalisteʺ », sic…). Le chauffeur en pleine dispute roule sur un enfant… mais découvre que « sa victime » avait été préalablement égorgée. Le couple se dirige alors vers le seul patelin à des dizaines de kilomètres à la ronde, en quête d’un agent de police, mais la petite ville semble complètement abandonnée… à moins que les enfants...? Un texte très fort, très efficace, où se mêlent des thématiques importantes, notamment le fanatisme religieux et l’enfance « monstrueuse ». King concocte avec minutie l’angoisse, qui grandit page après page de mystères, avant de lâcher toute bride à l’horreur, et d’en ajouter sans cesse de nouvelles couches, tout en donnant l’impression appréciable de ne jamais en faire trop pour autant. Je ne peux m’empêcher de trouver à cette nouvelle un certain climat lovecraftien – renvoyant pour l’essentiel au « Cauchemar d’Innsmouth » –, mais mitonné à une sauce très personnelle, voire subvertissant les thématiques originelles, et pour le mieux. Et, tant qu’à avancer des noms, ce texte m’a aussi forcément fait penser à Brian Evenson, plus tard… On peut aussi mentionner, contemporain du texte cette fois, l'excellent film de Narciso Ibáñez Serrador très bêtement titré en français Les Révoltés de l'an 2000 (¿Quién puede matar a un niño?)... Quoi qu’il en soit, et au-delà des références éventuelles, j’ai vraiment beaucoup aimé ; c’est un texte brillant, probablement un des meilleurs de l’anthologie.

 

Suivent deux nouvelles en rien surnaturelles. L’enchaînement, ici, est splendide : « Le Dernier Barreau de l’échelle » (« The Last Rung on the Ladder ») est une pure merveille. C’est aussi un texte extrêmement dur, traitant du suicide (on s’en doute très vite, je ne pense pas révéler quoi que ce soit)… Le récit est bâti sur un souvenir d’enfance : le narrateur et sa petite sœur jouant à un jeu dangereux dans la grange, qui a bien failli coûter la vie de la gamine, n’en réchappant qu’en raison de la confiance absolue qu’elle vouait à son grand-frère, certaine qu’il la protègerait. L’évocation de l’enfance, et du lien unissant le frère et la sœur, est d’une belle finesse, d’une acuité dans les sentiments pour le moins remarquable, tandis que les dernières pages, avec ce lien se délitant insidieusement, sont d’une morosité douloureuse peu ou prou insoutenable… Un texte aussi fort que délicat. Le préfacier, dont le ton m’avait tant agacé, y voyait la meilleure nouvelle du recueil – c’est bien possible, même si « Les Enfants du maïs », dans un genre on ne peut plus différent, rivalise sans doute en qualité ; mais c’est surtout pour moi la démonstration, pourtant, que Stephen King n’est pas un « simple » raconteur d’histoires, aussi bonnes soient-elles, comme il semblait le prétendre (ou plus exactement il le louait pour ce seul fait). Pour susciter tant d’émotion avec tant de justesse, King se doit d’être pleinement écrivain et habile à manier les mots au-delà du seul récit…

 

« L’Homme qui aimait les fleurs » (« The Man Who Loved Flowers ») est un court texte sans doute bien plus anecdotique. Un jeune homme que tout le monde sait amoureux rien qu’à voir son expression béate va acheter des fleurs pour la femme de sa vie, Norma ; j’ai tendance à croire que ce nom précis n’a pas été choisi au hasard, mais je dis peut-être n’importe quoi… Reste que le jeune homme en question a une conception de l’amour pour le moins violente, car obsessive – on s’en doute, hein… Oui, correct, mais anecdotique.

 

« Un dernier pour la route » (« One for the Road ») a un statut un peu à part, puisque ce texte est directement lié à une œuvre antérieure de Stephen King, le roman Salem (ou Salem’s Lot en VO), dont il constitue une sorte d’épilogue. Il y a sans doute une ambiguïté dans le nom du patelin, mais rappelons que, si Jerusalem’s Lot figure dans tous ces textes, la nouvelle inaugurant ce recueil et portant ce titre en anglais (mais titrée « Celui qui garde le ver » en français) n’a pourtant absolument rien à voir avec les deux autres (j’ai beau tenter bien des contorsions, au cas où, je ne vois pas comment le contraire pourrait s’avérer vrai). La nouvelle, très référentielle, se construit lentement : nous y voyons un homme trouver refuge contre la tempête de neige dans un bar du Maine, où deux petits vieux, le tenancier et le narrateur, plus qu’un habitué, papotent à leur habitude tandis que dehors les flocons ne cessent de tomber. L’intrus – à demi gelé et par ailleurs fort désagréable – les presse de retourner neuf kilomètres en arrière, pour y sauver sa femme et sa fille, qu’il a dû abandonner dans sa voiture immobilisée par la neige pour chercher du secours. Le problème est que c’est précisément la région de Jerusalem’s Lot : la ville a beau avoir entièrement brûlé deux ans plus tôt, et avoir été laissée à l’abandon depuis, les autochtones savent bien qu’elle est toujours hantée par ce qu’ils n’osent le plus souvent pas qualifier de vampires… J’ai lu le roman il y a beaucoup trop longtemps pour juger de la pertinence de cette brève suite. À vue de nez, ça m’évoque quand même pas mal un pur « fan service », manquant d’intérêt pour lui-même… L’ambiance de tempête de neige teintée de fatalisme n’est certes pas dégueu, et l’idée de confronter le naïf conducteur du New Jersey à ce qu’il ne peut percevoir que comme les superstitions ineptes de bouseux dégénérés du Maine est plutôt convaincante, mais le texte demeure anecdotique et sans surprise – on peut néanmoins en apprécier le semblant d’héroïsme au quotidien qui caractérise les vieillards du bar…

 

Et le recueil se conclut sur « Chambre 312 » (« The Woman in the Room »), texte résolument à part là encore, en rien fantastique, et probablement pas non plus horrifique au sens où on l’entend usuellement. Nous y voyons un homme, passablement ivre – il a plus que jamais besoin de se saouler –, rendre visite à l’hôpital à sa mère affligée d’un cancer et souffrant horriblement, en dépit d’une opération supposée la soulager, mais dont l’effet secondaire de paralysie est autrement plus flagrant. Jamais sa situation ne s’améliorera, elle est sur la pente ultime… Il s’agit donc pour le bon fils d’euthanasier sa mère, ou si l’on préfère de l’assister dans son suicide. Situation assurément terrible… C’est un texte très personnel – résultant directement de l’expérience de l’auteur, ô combien douloureuse, à la mort de sa propre mère. Sa forme est déstabilisante, adaptée à la condition mentale du fils se préparant à commettre ce qu’il ne peut envisager que comme un « matricide », tout en sachant que c’est là ce qui doit être fait – quoi qu’on en dise autour de lui : les points de vue changent sans cesse, la chronologie et les temps s’emmêlent, les idées sont brusquement interrompues tandis que d’autres font surface… Formellement, l’idée, pour être bienvenue et justifiée, a un rendu plus ou moins convaincant (ici, du moins, je ne sais pas ce qu’il en est en anglais). Mais le texte reste très fort ; et sans doute sa position terminale dans ce recueil dédié à l’horreur sous toutes ses formes a-t-elle quelque chose d’une nécessité, rappelant en définitive combien la peur, l’angoisse et la souffrance n’ont pas besoin de fantômes, de démons ou même de simples tueurs pour nous affecter au quotidien…

 

Le bilan est sans appel : Danse macabre est un gros recueil brillant, sans doute a-t-il même quelque chose d’un modèle du genre. À bien des égards, King y fait encore ses gammes, recyclant des poncifs à la pelle, mais son talent ne fait déjà aucun doute, son don pour raconter des histoires et provoquer l’émotion et l’empathie sont d’ores et déjà stupéfiants, et apparaissent aussi çà et là quelques singularités augurant de son œuvre à venir – par exemple l’utilisation des machines pour susciter la peur, ça revient souvent, ou bien sûr le thème de l’enfance, avec une ambivalence victime/monstre.

 

On pourrait sans doute s’étonner de ce que je me livre en définitive à cet éloge, tant j’ai pinaillé régulièrement dans mes comptes rendus nouvelle après nouvelle… Je ne le nierai pas, sous peine de me contredire : King, parfois, en exige un peu trop de ma suspension volontaire d’incrédulité – c’est le principal souci avec un certain nombre des nouvelles du recueil. Mais il s’agit là d’une analyse à froid, après coup, bien différente du pur ressenti sur le moment, à chaud. Le fait est que ces nouvelles sont, au pire, anecdotiques, et bon nombre sont bien plus que cela, jusqu’à atteindre, pour certaines d’entre elles (disons au moins « Les Enfants du maïs » et « Le Dernier Barreau de l’échelle »), le statut envié de chefs-d’œuvre. La lecture de Danse macabre, en dépit de nombreuses failles que l’on est tenté de critiquer pour se montrer honnête, ce que je n’ai donc pas manqué de faire, reste un plaisir rare, un vrai bonheur de littérature enthousiasmante, coulant tout seul et si souvent à même de susciter les délices du lecteur captivé… Ce sont généralement de bonnes à très bonnes histoires ; mais c’est souvent aussi davantage encore. Ici, je me sens envahi par le fantôme envahissant des pubs Rozana – horrifiques en leur genre – et ne peux donc conclure autrement : combien d’autres recueils peuvent-ils en dire autant ? Danse macabre est émaillé de faiblesses, oui – et il est quand même excellent. Longue vie au Roi !

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E
J'aime bien lorsque, comme ici, tes chroniques se teintent d'une implication personnelle. En plus d'être très intéressante par ce qu'elle entraînera comme conditionnement de lecteur, l'anecdote sur ta prof est joliment racontée.<br /> <br /> E.
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N
Oups !<br /> Pour une raison quelconque, je n'avais pas vu passer ton commentaire, et ne l'avais donc pas autorisé (puisque les spams à répétition m'ont contraint à instaurer une modération préventive, solution que ne me satisfait pas vraiment, mais je n'ai pas le choix)...<br /> Mille excuses, je m'en rends compte bien tard.<br /> Et merci ! Je suppose que cette implication personnelle n'est pas du goût de tout le monde, mais à l'occasion, quand c'est bien un article pour le blog, je ne vois pas raison de me restreindre à cet égard - je crois que l'expérience personnelle a son importance, et peut intéresser, oui. Bon, je me trompe peut-être...