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Contes de pluie et de lune, d'Ueda Akinari

Publié le par Nébal

Contes de pluie et de lune, d'Ueda Akinari

UEDA Akinari, Contes de pluie et de lune, [Ugetsu monogatari], traduit du japonais, présenté et annoté par René Sieffert, traduction relue par Ch. Haguenauer, [Paris], Gallimard – Unesco, coll. Connaissance de l’Orient, série japonaise – coll. Unesco d’œuvres représentatives, série japonaise, [c. 1776, 1956, 1997] 2010, 228 p.

 

LE GRAND CLASSIQUE DU FANTASTIQUE NIPPON

 

Voilà un immense classique de la littérature japonaise qui prenait la poussière dans ma bibliothèque de chevet alors que j’avais toutes les raisons de le lire : en effet, ce classique, au-delà de ce seul statut, est un recueil d’histoires fantastiques (dimension qui apparaît dans son sous-titre original, mais pas dans l’édition française), qui, à la fois, emprunte beaucoup et reproduit des schémas antérieurs (chinois, le plus souvent), et, en même temps, produit quelque chose de résolument nouveau, et d’un impact certain dans l’histoire des lettres japonaises – c’est d’ailleurs un titre essentiel du registre dit yomihon (soit « livres à lire » ; un nouveau mode de diffusion autant que de lecture), et qui a largement contribué à faire de son auteur, Ueda Akinari, un des plus grands noms de la littérature de son temps (d’autant qu’il était, ai-je cru comprendre, assez populaire, ainsi qu’un Ihara Saikaku avant lui, qui avait d’ailleurs inspiré la première manière de l’auteur, dans le registre ukiyo-zôshi, ou « récits du monde flottant ») ; peut-être même, on l’a dit, le plus grand écrivain japonais du XVIIIe siècle de notre calendrier grégorien.

 

Par ailleurs, mais dans cette continuité, c’est une œuvre qui a eu une influence considérable, à bien des niveaux – le plus marquant ou évident étant sans doute son adaptation (partielle) au cinéma par Mizoguchi Kenji, sous le titre français plus connu (et plus joli, en ce qui me concerne) de Contes de la lune vague après la pluie (je note au passage que la présente traduction de René Sieffert date de 1956, soit trois ans après que le film de Mizoguchi soit sorti et ait remporté le lion d’argent au festival de Venise, ce qui devait assurer sa diffusion et son succès en Occident ; pour autant, le traducteur et éditeur n’en fait pas la moindre mention, je ne sais pas s’il faut en déduire quoi que ce soit – tout en supposant que le succès même du film avait pu « justifier » cette traduction ?) ; un très grand film assurément, et l’occasion est donc toute trouvée de le revoir – je vais tâcher de faire ça dans les jours qui viennent, et cela débouchera peut-être (peut-être, hein) sur un autre article.

 

L’influence ne s’arrête cependant pas là : dans le registre fantastique voire horrifique, et quand bien même cet Ugetsu monogatari empruntait à de nombreuses sources, il a imposé des codes et travaillé des thématiques d’une manière qui ne pourrait être que séminale pour les « fantastiqueurs » japonais ultérieurs – et sans doute aussi bien au cinéma qu’en littérature, à vrai dire (tenez, je me souvenais de cet article établissant une passerelle entre la J-horror cinématographique dans la foulée du Ring de Nakata Hideo et les Contes de pluie et de lune) ; en cela, on peut éventuellement, j’imagine, le rapprocher du Kwaidan de Lafcadio Hearn, plus tardif (sans même parler de son adaptation cinématographique là encore, le superbe film de Kobayashi Masaki) – mais c’est bien le recueil d’Ueda Akinari qui a joué le plus grand rôle ici. Quoi qu’il en soit, c’est aussi l’occasion d’envisager, d’ores et déjà, la versatilité du genre fantastique : les fantômes et compagnie d’Ueda Akinari peuvent aussi bien susciter la peur que le rire ou l’édification… Il y a même sans doute une dimension d’exercice de style à cet égard, dans la volonté d’illustrer ces traitements différents par le menu – dimension qui se rajoute à une autre, semblable, s’exprimant dans le jeu des références et citations et la manière de se les approprier.

 

Il était donc bien temps que je lise tout ça, hein…

 

BÉNI PAR LA DÉESSE-RENARDE

 

Quelques mots sur l’auteur, tout de même ? Né en 1734 à Ôsaka, de père inconnu et de mère courtisane, abandonné par cette dernière, il est rapidement adopté par un riche marchand du nom d’Ueda, qui en fait son héritier. Aussi le jeune Akinari fait-il l’apprentissage du commerce, afin de succéder à son père adoptif le moment venu – mais c’est une carrière pour laquelle il n’a guère d’attirance…

 

Mais remontons un peu en arrière : âgé de quatre ans, notre futur auteur manqua périr de la variole – il en réchappa, mais la maladie laissa des traces, sous la forme de doigts paralysés, affliction fatale pour un lettré, et qui le rendait notamment inapte à la calligraphie. Cependant, l’auteur, le moment venu, saura faire avec, et même en rire – ainsi en usant de pseudonymes se rapportant à cette infirmité, par exemple en se dépeignant comme un crabe par essence déséquilibré.

 

L’essentiel n’est-il pas qu’il a survécu ? Lui-même en est convaincu ; avec le temps, se repenchant sur cet épisode qui aurait pu être tragique, Ueda Akinari en vient à attribuer sa guérison à l’intervention d’Inari, kami à la représentation fluctuante, tantôt mâle, tantôt femelle (même si ce dernier aspect est semble-t-il un peu plus fréquent), et associé aux renards – aux kitsune, rusés animaux ou esprits trompeurs… Pas forcément très dévot par ailleurs (mais surtout en matière bouddhique, on aura l'occasion d'y revenir), Ueda Akinari sera cependant très régulier dans son adoration d’Inari, qu’il tenait à remercier sempiternellement, une vie n’étant sans doute pas assez pour ce faire. L’anecdote est intéressante en soi, mais d’aucuns supposent que ce rapport à Inari n’est pas pour rien dans l’approche par notre auteur de la littérature et notamment des thèmes fantastiques. Je suis bien sûr incapable de trancher à ce propos… mais cette idée de tromperie me plait bien, et j'y reviendrai en définitive ; peut-être pour dire des bêtises plus grosses que moi, hein.

 

Mais pour l’heure, Ueda Akinari est donc un marchand – peu doué, et que cette activité ennuie... Il écrit déjà, en parallèle – dans une veine pouvant donc rappeler Saikaku. Et quand, dix ans après son accession à la tête de la famille Ueda, un incendie ravage son échoppe, ça ne lui déplait pas forcément…

 

Il a envie de faire tout autre chose – et d’abord d’apprendre. Il lit beaucoup, et s'instruit notamment en médecine ; c’est bien en tant que médecin qu’il sera d’abord connu de ses contemporains. Mais tant d’autres matières l’intéressent ! Sa soif d’érudition n’a pas de limites, et il acquiert un bagage considérable – le rendant bientôt apte à se livrer à des joutes philologiques, et souvent à emporter la victoire…

 

Mais ses recherches l’incitent aussi à réévaluer son œuvre littéraire en gestation. Ici, les données sont parfois quelque peu floues, mais on peut semble-t-il affirmer que l’auteur avait entamé la rédaction des Contes de pluie et de lune en 1768, et l’avait même poussée à un stade assez avancé, presque en mesure d’être publiée ; mais l’arrivée à Ôsaka d’un éminent philologue change tout : l’auteur se met à son école, dévore avec lui les sources antiques, et revient minutieusement sur ses récits inédits. Des premières ébauches, aussi avancées soient-elles, en 1768, à la publication du livre (bientôt l’exemple parfait du yomihon), huit années se sont écoulées – huit années d’un travail de précision, où l’érudition remanie sans cesse les textes, sans pour autant devenir étouffante… et surtout sans devenir stérile, risque toujours à craindre quand la citation est en tant que telle encouragée, au point même où cela peut paraître la seule chose qui importe vraiment, le seul critère de qualité aux yeux des lettrés comme des simples lecteurs, pour qui l'originalité est essentiellement suspecte !

 

Ueda Akinari poursuit sa carrière – de médecin, de philologue, d’écrivain, activités parallèles. Quelques années plus tard, il quitte Ôsaka pour Kyôto ; là-bas, la mort de son épouse l’affecte considérablement ; il devient par ailleurs aveugle, et doit dicter ses dernières œuvres. Il meurt à la capitale le 6 août 1809.

 

Un peu isolé en son temps, après la grande période au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles qui avait vu briller Saikaku (et dans d’autres registres Chikamatsu et, oui, Bashô, même si personnellement, aheum…), et avant un nouvel essor de la littérature japonaise dans les derniers temps précédant Meiji (sans même parler du cataclysme de Meiji en lui-même), Ueda Akinari est aujourd’hui reconnu comme un écrivain majeur, peut-être le plus grand écrivain japonais de cette période, vers la fin du XVIIIe siècle.

 

REPRENDRE ET CRÉER

 

Ces Contes de pluie et de lune sont toutefois d’un abord un peu délicat, a fortiori pour un lecteur français, car ils nécessitent pour être bien appréhendés nombre de notes et des commentaires parfois pointus – que livre ici un (alors jeune) René Sieffert avec sérieux et talent, c'est véritablement passionnant.

 

(Pour l’anecdote, ces notes de 1956 sont parfois assez étonnantes quant à ce qu’elles peuvent révéler de la perception du Japon en France à l’époque – en une occasion, le traducteur nous explique même, au cas où, que les Japonais mangent avec des baguettes… Mais le plus souvent cela demeure très utile.)

 

C’est sans doute vrai de bon nombre d’œuvres de la littérature japonaise classique (et de quelques-unes de la littérature japonaise contemporaine, d’ailleurs), mais de manière particulièrement marquée ici. En effet, en conformité aux usages littéraires de son temps – et en parfait accord avec sa sensibilité de philologue –, Ueda Akinari « emprunte » énormément, et, régulièrement, il cite explicitement. Nous ne sommes ici pas du tout dans les considérations contemporaines portant sur le plagiat, et faisant de l’inventivité personnelle une vertu sans pareille : il est ici « normal » de citer ainsi, et même plus – c’est souhaitable, c’est admirable, c’est en fait exactement ce que l’on attend d’un bon auteur ! Il n'a pas à inventer, ce serait passablement louche et d'un goût forcément douteux... Rien d’étonnant dès lors à ce que l’auteur ne se « cache » pas, bien au contraire. Or ces références sont le plus souvent très cryptiques – et il n’est pas dit, pour le coup, qu’un lecteur japonais contemporain soit toujours suffisamment armé pour percevoir toutes ces références de lui-même…

 

Parmi ces références, on en compte un certain nombre de japonaises. Ainsi, dans « Shiramine », le premier conte du recueil, Ueda Akinari emprunte expressément à l’histoire du Japon, mais telle qu’elle a été rapportée dans Le Dit de Hôgen et Le Dit de Heiji (pas encore vraiment Le Dit des Heiké), ou même, plus exactement, dans les pièces de qui s’étaient inspirées de ces chroniques médiévales. Le genre théâtral du , rappelons-le, était assez propice à l’emploi de fantômes de toute sorte – à cet égard, la perception du fantastique littéraire au Japon était probablement assez différente de ce que nous connaissions alors en Europe : les « histoires de fantômes » étaient en fait d’ores et déjà populaires quand sont parus les Contes de pluie et de lune. Je l’avoue, la période m’avait tout d’abord incité à dresser un parallèle avec le roman gothique anglais… mais ce n’est sans doute pas très pertinent, j’ai préféré remisé de côté cette comparaison hasardeuse, que je ne mentionne que pour mémoire...

 

Un outil parfait de la citation, par ailleurs, est la poésie : Ueda Akinari cite nombre de courts poèmes, pouvant remonter (assez souvent, en fait) à l’anthologie originelle du Man’yôshû, ou, un peu plus tard mais fort loin néanmoins, aux Contes d’Ise, etc. Et des œuvres d’une tout autre ampleur peuvent aussi bien y passer, comme, expressément, Le Dit du Genji.

 

Mais les sources essentielles sont en fait chinoises – et, là encore, en pleine conformité avec les usages du temps, ce qui tombait bien pour un érudit dans le genre de l'auteur (et n’avait donc sans doute rien d’un hasard : Ueda Akinari était bien un écrivain japonais du XVIIIe siècle). L’écrivain philologue fait preuve d’une extrême érudition en la matière, citant des œuvres parfois fort antiques, parfois plus récentes – des traités philosophiques éventuellement obscurs, de la poésie bien sûr, mais aussi d’autres choses encore, des brèves anecdotes aux longs romans : d'ailleurs, si le format est tout autre, on a semble-t-il pu comparer l’essor du yomihon et le développement (bien antérieur, forcément) des romans fleuves tel qu’Au bord de l’eau. Pour les lecteurs cultivés d’alors, sans doute la plupart de ces références et citations avaient-elles quelque chose d’immédiatement reconnaissable – cela faisait donc partie des critères majeurs pour déterminer la qualité de l’œuvre. Mais maintenant ? Ça n’en est que plus cryptique encore…

 

Mais, heureusement, jamais au point de rendre la lecture des Contes de pluie et de lune ennuyeuse voire pénible. Loin de là – ouf !

 

Le tableau doit cependant être nuancé à cet égard – notamment parce que, au regard de nos critères contemporains, si différents, Ueda Akinari pourrait alors donner l’image, sinon d’un plagiaire, du moins d’un auteur « de seconde main ». On pourrait alors malgré tout l’apprécier du seul fait de sa plume – à la manière d’un exécutant brillant d’une composition due à un autre que lui… Oui, il a une belle plume ; ici, au regard de nos critères autant que de ceux d’alors, les Contes de pluie et de lune sont assurément admirables.

 

Mais il se trouve que l’auteur n’est pas ce vil « plagiaire » que nous pouvions croire – loin de là, une fois de plus ; et, en fait, c’est sans doute pour une bonne part ce qui a contribué à singulariser alors son œuvre, et à faire qu’elle mérite sans l’ombre d’un doute d’être encore lue aujourd’hui.

 

Ueda Akinari, s’il pioche dans les références du Japon classique et plus encore de la Chine, ne se contente certes pas d’assembler un patchwork d’emprunts : de ses références, il tire tout autre chose, une œuvre d’une valeur propre, et finalement toute personnelle, en dépit des citations. Pour filer la (très lourde, oui…) métaphore musicale, Ueda Akinari serait cette fois un excellent DJ : il ne se contente pas de passer des disques pour la kermesse, il assemble, copie-colle, atténue ici, appuie là… Des morceaux diffusés, ou des samples si vous préférez, surgit ainsi quelque chose de neuf et de particulier. Au point, en fait, où les sources sont de peu d’importance, tant le brio de l’exécution personnelle les transcende – elles peuvent même paraître bien fades en comparaison, à l’occasion…

 

Ceci, de deux manières. D’une part, quand il a affaire à des thèmes chinois, Ueda Akinari prend bien soin de les « japoniser ». C’est un procédé tout particulièrement sensible dans le premier des contes du recueil, « Shiramine ». La scène empruntée aux dits médiévaux japonais et aux qui s’en inspiraient est en tant que telle parfaitement nippone ; à un deuxième degré, cependant, elle débouche sur un débat politico-moral empruntant clairement à des sources philosophiques chinoises, et non japonaises ; mais, à un troisième degré, Ueda Akinari détourne le débat de sorte que les citations chinoises en viennent à éclairer expressément la situation japonaise, mais au point où ce contexte japonais en remodèle considérablement le sens : les sources primordiales traitaient de la Chine – mais en les citant ainsi, l’auteur fait qu’elles ne peuvent plus s’appliquer qu’au Japon. On n’est plus très loin de la pure création, ici – qui illustre la méthode de l’auteur, sans doute d’autant plus appréciée par les lettrés d’alors : d’une certaine manière, Ueda Akinari fait ainsi « exactement ce qu’il faut faire ».

 

Mais cela va en fait bien plus loin. D’autre part, en effet, Ueda Akinari crée bel et bien – il invente des histoires, et en invente les traitements adéquats. Ce qui, pour le coup, devait davantage perturber les lecteurs érudits d’alors… Ce d’autant plus que l’auteur n’hésitait pas, dans ce registre, à épicer ses pures inventions (ou presque, il a pu emprunter à des sources traditionnelles nippones çà et là, mais en se les appropriant de bout en bout) de références « fausses » ; pas au sens où il « créait » des citations de toutes pièces, il citait toujours à bon escient – ces références étaient « fausses » au sens où l’essentiel des contes n’en dérivait pas le moins du monde, elles étaient même parfois tout bonnement « gratuites »… même si le terme est sans doute peu approprié, car l’auteur, lui, savait très bien ce qu’il faisait, à l’évidence. C’est une dimension discrète au début du recueil, mais qui, sans que je sache s’il faut en tirer quelque conclusion que ce soit, me paraît devenir de plus en plus marquée, et enfin prépondérante, à mesure que l’on avance dans le livre. Stade appréciable, en tout cas, où nous voyons le recycleur s’affirmer, non sans quelque sourire ironique si ça se trouve, en véritable créateur et ce sans la moindre ambiguïté.

 

Autant de raisons de lire encore aujourd’hui ces remarquables contes – et, sans doute, de prendre son temps pour les lire, peut-être pas le crayon à la main, mais du moins en accordant une attention particulière au contexte historique, culturel et littéraire des textes, tel qu’il ressort de l’appareil scientifique du recueil, et des précieux commentaires de René Sieffert, qu’il vaut cependant mieux lire après coup – parler de « spoilers » serait sans doute un sacré abus en l’espèce, mais le jeu de piste, à s’engager ainsi sans préconçus, n’en est que plus enrichissant… et amusant !

LES CONTES

 

Je vais tâcher maintenant de dire quelques mots de chacun des neuf contes composant le recueil (après une très brève préface louant les fantaisies divertissantes, et remontant aux plus grands classiques, pour en louer la perfection formelle… et peut-être aussi leur potentiel subversif ?).

 

Shiramine

 

« Shiramine » est une redoutable entrée en matière, qui a de quoi désarçonner le lecteur, a fortiori français. Si un fantôme est bien de la partie, et qui suscite même une séquence surnaturelle joliment hallucinée, le propos central est cependant une sorte de dialogue philosophique, aux thématiques politiques et morales. Sa place en tête d’ouvrage n’a sans doute rien d’un hasard, et « Shiramine » entre d’une certaine manière en résonance avec le dernier conte de l’Ugetsu monogatari, « Controverse sur la misère et la fortune », au titre plus explicite à cet égard... mais sans doute d'une portée bien différente, et j'y reviendrai en temps utile.

 

Comme dit plus haut, ce premier texte s’inspire, via de célèbres pièces de , du Dit de Hôgen et du Dit de Heiji. Le héros, personnage historique, un moine errant du nom de Saigyô, se rend, au hasard de ses pérégrinations, sur la tombe de « l’empereur-retiré » Sutoku, au lieu-dit Shiramine ; dans une lecture de l’histoire s’attachant aux personnes, aux individus, plutôt qu’aux faits globaux, Sutoku a une bonne tête de « coupable idéal », de grand responsable du chaos dans lequel a sombré le Japon classique de Heian durant la deuxième moitié du XIIe siècle – évidemment, les choses étaient sans doute un peu plus compliquées que ça… Mais ça ne manque pas : alors que le moine approche le mausolée du controversé personnage, le fantôme de celui-ci se manifeste.

 

Mais il en faut bien plus qu’un fantôme pour terrifier le sage Saigyô… Et il a une petite conversation avec le défunt. Leurs échanges deviennent rapidement assez pointus, et la rencontre surnaturelle tourne à la controverse politico-morale, où le démoniaque défunt incarne le parti de la colère et de la violence, tandis que le moine est l’homme de la sagesse et du bien commun.

 

Ce qui nous amène à un autre aspect du texte, esquissé plus haut : Ueda Akinari y use de savantes références, qu’il dissémine au mieux dans l’argumentaire des deux partis – et donc de références chinoises pour l’essentiel ; on peut par exemple relever dès ce texte, mais il reviendra très souvent par la suite, Meng-tseu (de son vieux nom « français » Mencius).

 

Mais, donc, ces références étant employées par Saigyô et le fantôme de Sutoku dans un contexte spécifiquement japonais, au travers des événements de Hôgen et Heiji (avec en filigrane Le Dit des Heiké pour la suite des opérations), elles voient leur sens original subtilement altéré pour devenir pleinement nippones – et en fait inadaptées à tout autre contexte.

 

« Shiramine » est donc un bel exercice d’érudition. Les considérations politiques et morales au cœur du conte avaient sans doute une certaine résonance dans le Japon ancien, et jusque dans cette ère Edo pacifiée qui tranchait tant sur le chaos des temps féodaux (à plusieurs reprises dans le recueil, l’auteur loue ainsi le système mis en place par les shoguns Tokugawa…), mais cela nous est sans doute quelque peu lointain aujourd’hui… L’exercice est intéressant, intellectuellement, disons – notes et commentaire à l’appui, indispensables ; mais sans doute pas exactement palpitant… Heureusement, la suite du recueil ne reviendra en fait plus sur ce genre d’exercice, précieux certes, mais peut-être un peu trop. Même l’ultime « Controverse sur la misère et la fortune », nouvelle itération du dialogue philosophique, saura prendre des atours plus universels et intemporels – sans doute aussi plus personnels, et donc inattendus dans ce contexte, outre que le ton y est plus léger : « Shiramine » me fait l’effet, même dans le contexte de 1776, de quelque chose de plus… convenu, disons. Le conte, en tout cas, avait tout pour satisfaire les lecteurs érudits d’alors – en tant que tel, c’est une belle pièce, mais j’y sens (moi le béotien) un peu trop d’artifice.

 

Finalement, plus que le débat politique opposant deux figures éminentes, c’est peut-être bien le surnaturel qui séduit ici le plus, malgré tout – avec un fantôme volontiers grandiloquent, et porté sur les « effets spéciaux » !

 

Le Rendez-vous aux chrysanthèmes

 

Avec « Le Rendez-vous aux chrysanthèmes », nous passons déjà à tout autre chose. Le texte est toujours aussi bardé de références, mais il acquiert une valeur propre en tant que récit, et non dissertation philosophique maquillée en récit. Et, par ailleurs, ses références à leur tour chinoises à l’origine sont transcendées par l’auteur dans un contexte qui ne peut être autre que nippon – produisant une conclusion logique dans cet esprit, alors qu’elle est d’une certaine manière en parfaite contradiction avec le propos initial. Ce qui, sans doute, devait avoir quelque chose de surprenant pour un lecteur japonais du XVIIIe siècle – qui pouvait s’attendre à y trouver semblables références, mais pas cette ultime subversion, et ce alors même qu'elle correspond bien davantage à sa culture.

 

À en croire René Sieffert, il s’agit là, pour beaucoup, du chef-d’œuvre d’Ueda Akinari. Mais sans doute la traduction joue-t-elle ici, aussi bonne soit-elle : le fait est que je me suis bien davantage régalé avec plusieurs des textes ultérieurs. Et, par « traduction », il ne faut bien sûr pas s’en tenir ici à la seule langue, mais tout autant à la culture et à son éthique, si difficiles à rendre ; et c'est bien le problème.

 

Par ailleurs, le surnaturel ici ne vise certainement pas à provoquer la peur – moins encore que dans « Shiramine », qui ne tendait pas non plus vers cet effet, mais où le démoniaque empereur-retiré avait malgré tout quelque chose d’une figure propre à susciter l’effroi. En fait, « Le Rendez-vous aux chrysanthèmes » fait peut-être bien partie de ces textes qui, bien loin de jouer la carte de l’excès, ou d’un fantastique « transgressif » comme l’est celui des Occidentaux depuis les expériences gothiques au moins, témoigne plutôt d’un univers japonais où les morts sont intimement liés aux vivants. Aussi l’horreur ne réside-t-elle pas dans le fantôme, mais, d’abord et surtout, dans les circonstances qui ont amené le personnage à mourir – pour honorer une dette d’une manière qui nous paraît pour le moins démesurée ! –, et peut-être aussi, ensuite, dans la réaction « héroïque » de son ami (mais c’est bien l’héroïsme qui l’emporte). Réaction très nippone, donc – et pourtant surprenante pour un lecteur tel que (ce béotien de) moi : sur la base du canevas minutieusement établi par Ueda Akinari, je m’attendais à quelque texte purement mélancolique, où l’on se lamente beaucoup, sans avoir la force d’agir… En fait, il semblerait bien que ce soit le propos de l’anecdote chinoise originelle – la subversion que lui inflige l’auteur n’en est que plus déconcertante, et, tout à la fois, bien vue.

 

Une dernière chose, d’ailleurs – et ce même si René Sieffert cite l’hypothèse pour mémoire, mais sans vraiment y adhérer, car elle lui paraît pour le coup trop subtile : un critique japonais a pu arguer que l’auteur, ici, se jouait doublement du lecteur – dans la trame même de l’anecdote telle qu’il la file ; notamment, il laisse tout d’abord croire au lecteur qu’il s’agira ici d’une histoire d’amitié trahie… alors que c’est tout le contraire qui s’avèrera vrai. Bien évidemment, je ne peux certes pas me prononcer, n’y connaissant rien ; mais l’idée me paraît vraiment séduisante – car j’ai bien cru voir ce genre de « pièges » tendus par l’auteur, dans un récit habile où la part de manipulation est non négligeable…

 

La Maison dans les roseaux

 

« La Maison dans les roseaux » (une des inspirations marquées du film de Mizoguchi) témoigne là encore d’une évolution dans l’utilisation de la thématique du fantôme – et c’est peut-être, à cet égard, un texte un peu plus subtil que les précédents ? Son effet est en tout cas tout bien différent : le fantôme de « Shiramine », dans ses manifestations, avait quelque chose d’outrancier louchant sur le grotesque ; celui du « Rendez-vous aux chrysanthèmes » exprimait davantage une forme de douce mélancolie, mais dans cette idée d’un paysage où les morts cohabitent avec les vivants ; « La Maison dans les roseaux » a bien quelque chose de cette deuxième approche, mais avec un apport non négligeable : sans contrevenir pour autant à la dimension mélancolique du conte, primordiale, Ueda en effet y infuse davantage de frisson… Aussi, avec ce texte, nous rapprochons-nous peut-être de ce que nous qualifions de fantastique dans la littérature occidentale.

 

L’histoire, qui emprunte aux sources antiques chinoises, mais via cette fois, semble-t-il, un roman japonais qui avait allègrement pillé ces mêmes ultimes références, l’histoire donc est somme toute très classique : un homme guère attentif à sa femme quitte sa demeure, reste bien des années loin de son foyer pour des prétextes futiles relevant de l’auto-persuasion hypocrite, puis revient, et retrouve sa maison et sa femme… Scène surréelle, et pour cause : ainsi que le lecteur s’en doute, le lendemain, l’époux volage retrouve sa maison en ruines, et apprend d’un voisin que sa femme si fidèle, avec qui il s'est entretenu dans la nuit, est morte il y a bien longtemps, en se consumant pour son retour. Classique – efficace néanmoins. Et, donc, non exempt de délicieux frissons, même dans un registre qui n’a rien d’horrifique, mais se montre avant tout délicat…

 

Le texte, avec ses qualités indéniables, pose semble-t-il problème dans son usage des sources antiques (dimension toujours plus sensible dans le recueil, jusqu'au point où cela change en fait radicalement la donne) : Ueda Akinari y jongle avec bien des références, anciennes ou récentes, chinoises ou japonaises (il s’inspire notamment de la manière d’un épisode fameux du Dit du Genji) ; mais peut-être en fait-il un peu trop ? Et peut-être délibérément… Sur le tard, une référence appuyée paraît en effet totalement hors-sujet. Mais que faut-il en déduire ? La maladresse de l’auteur, porté à polir soigneusement ses contes, paraît assez invraisemblable – que cette maladresse n’ait affecté le texte que dans son état final, ou que ces allusions déconcertantes soient un reliquat d’un état premier du texte, qui aurait subsisté au fil des remaniements ; effectivement, ça paraît assez difficile à croire… Alors, une hypothèse : et s’il se moquait du jeu systématique des allusions ? Au moins dans une certaine mesure, et avec l’érudition qui sied au philologue habile à citer, mais au point où ça en devient caricatural ? Bien sûr, là encore, je ne suis certainement pas en mesure de me prononcer. Mais l’idée me paraît intéressante – surtout dans la mesure où, parmi les textes suivants, beaucoup semblent témoigner de la volonté de l’auteur de créer pleinement, et non seulement à partir d’un matériau ancien, et ce même s’il prisait fort ce dernier…

Carpes telles qu’en songe…

 

Nouveau changement de registre radical avec « Carpes telles qu’en songe… » : cette fois, l’auteur joue de la carte humoristique… et ça lui réussit très bien ! Cependant, le texte sait aussi manier la poésie, et joliment encore. En fait, ces deux dimensions sont intimement liées, pour un résultat magnifique : les précédents textes avaient pu éveiller ma curiosité, et me séduire par leur plume habile – mais c’est avec le bien plus léger « Carpes telles qu’en songe… » que j’ai véritablement commencé à me régaler pour l’œuvre en elle-même, et non uniquement pour ce qu’elle révèle de son époque et de la culture nippone qui allait avec.

 

Nous sommes cette fois on ne peut plus loin du frisson d’épouvante – même si quelque chose peut s’en rapprocher, une forme de tension du moins, mais d’une manière délicieusement ironique et drôle.

 

Notre héros est un peintre remarquablement talentueux – dont l’art a pu s’exprimer dans des dessins de carpes faisant l’admiration de tous. Mais le talent n’exonère pas de la mort… Et notre artiste décède.

 

Ou peut-être que non ? Il se réveille bientôt, en fait... et a une bien étrange histoire à raconter : en voie pour l’autre monde, engagé dans le cycle des réincarnations, il est devenu une carpe… Mais une carpe attrapée par un pêcheur, et qui comptait bien offrir cette belle pièce à son seigneur ! Le peintre incapable de communiquer voit s’approcher de lui le couteau du cuisinier…

 

Il y échappera, pourtant, et, de retour parmi les vivants, en tirera la conclusion, conforme à ses propres principes, de ce que l’homme de bien doit respecter la nature et la vie sous toutes ses formes. Sagesse bouddhique ou pas, les végans militants apprécieront, j’imagine.

 

Ce conte n’est cependant pas qu’une blague – même édifiante : d’une belle construction et d’une plume sans défaut, le récit adopte des atours poétiques remarquables, culminant dans cette ultime scène, fort brève et pourtant le point d’orgue de son traitement surnaturel, quand le peintre jette ses tableaux dans l’eau… et que les carpes qu’il avait si artistiquement peintes prennent vie sous ses yeux, et s’échappent dans l’onde.

 

Par une ultime pirouette, Ueda nous explique que c’est là pourquoi ce grand peintre a sombré dans l’oubli : ses toiles ont disparu… J’imagine que l’on pourrait y voir une forme de parabole sur l’art, et des plus à-propos.

 

C’est aussi un texte où la dimension référentielle était sans doute moins évidente que dans les précédents : à tout prendre, Ueda Akinari semble donc bel et bien s’émanciper quelque peu des codes lettrés qu’il avait scrupuleusement suivis jusqu’alors, et s’aventure davantage vers une création « pure », si c’est possible, guère dans les mœurs du temps, mais dont il démontre avec brio qu’elle relève bien davantage du génie que le seul maniement des classiques.

 

Un très beau texte, vraiment.

 

Buppôsô

 

« Buppôsô », qui suit, joue à son tour de la carte humoristique, de manière assez claire, tout en retournant à quelque chose de plus « épouvantable » que la jolie parabole des carpes. En comparaison, c’est probablement un texte plus mineur…

 

L’histoire en elle-même est autrement convenue : un semblant de sage, qui tient visiblement de l’auto-caricature – il est d’une certaine manière l’auteur lui-même, plus vieux, mais surtout plus pédant que jamais, à manier ainsi à tout bout de champs l’érudition philologique ! –, lors d’une excursion dans la nature (où retentit à la nuit le cri de l’oiseau « buppôsô ») fait une fâcheuse rencontre : un cortège proprement démoniaque ! Toute une troupe de guerriers morts depuis longtemps, avec à leur tête le difficile neveu de Toyotomi Hideyoshi…

 

Mais voilà : ces guerriers se piquent de poésie ! Sans doute le vieil érudit peut-il leur faire la démonstration de son savoir et de son bon goût ?

 

Au lendemain, bien sûr, notre homme ne trouve plus trace de l’assemblée des fantômes. A-t-il donc rêvé tout cela ? Peut-être est-il fou… L’hypothèse est expressément envisagée – là où, dans les contes précédents, le surnaturel avait somme toute quelque chose de « normal », qui n’appelait pas le doute. Le vieillard part donc à la ville, en quête de quelque remède… Noter que ce thème-là n’était peut-être pas innocent sous la plume du médecin Ueda Akinari – mais, plus loin dans le recueil, un autre conte traitera à son tour de la thématique « psychiatrique » (mais le mot pourrait sans doute se passer des guillemets, même pour l’époque) : il s’agit du « Capuchon bleu », plus convaincant à mon sens.

 

Car, si « Buppôsô » contient de belles pages sur la nature, et si son humour teinté d’ironie n’est certes pas désagréable, le propos paraît cependant un peu convenu, donc… C’est d’autant plus regrettable que c’est là à nouveau un texte où la dimension référentielle est au mieux problématique, laissant entendre que l’on se rapprochait là encore d’une forme de création inédite. Ce conte n’est certes pas mauvais, et il se lit avec plaisir, comme de juste, mais il pâtit de la plus grande ambition et de la plus grande adresse de ses voisins de recueil, souvent davantage enthousiasmants.

 

Le Chaudron de Kibitsu

 

« Le Chaudron de Kibitsu », par exemple – texte plus étonnant… et qui, cette fois, peut être qualifié d’horrifique sans trop tirer sur la corde. Il en ira clairement de même du suivant, « L’Impure Passion d’un Serpent », et peut-être aussi du « Capuchon bleu » ensuite. Aussi ai-je tendance à accorder la première place, de tous les Contes de pluie et de lune, à ces trois-là, qui forment un ensemble plus approprié j’imagine à mes goûts ; et ce avec la concurrence, donc, de « Carpes telles qu’en songe… ».

 

« Le Chaudron de Kibitsu », malgré un thème finalement très banal, dépasse à son tour le registre référentiel – on n’a finalement guère suggéré de sources, et encore moins de sources convaincantes… Péché d’originalité ? Péché pour l’époque peut-être, mais qui, aujourd’hui, ne fait plus sens – et la réalisation parfaite de cette histoire fortement teintée d’épouvante emporte donc la conviction du lecteur contemporain.

 

Ici, le fantôme fait peur – bien plus que le grotesque Sutoku, ou, dans un registre proche, la cohorte du conte précédent, aux faux airs de « chasse sauvage »… sans même parler bien sûr du samouraï loyal du « Rendez-vous aux chrysanthèmes », dont la fonction est tout autre. Mais, dans « Le Chaudron de Kibitsu », on dépasse allègrement le vague frisson de « La Maison dans les roseaux » : ici, nous ne sommes en fait pas bien loin de la terreur pure et simple…

 

Sur une base très proche, par ailleurs : il s’agit à nouveau du fantôme d’une femme délaissée par un époux inconstant et égocentrique. Mais si la femme morte de « La Maison dans les roseaux » représentait, sous une forme douloureusement mélancolique, le modèle de la femme fidèle jusqu’à l'agonie, celle du « Chaudron de Kibitsu » se mue en esprit vengeur, qui compte bien faire payer au coupable époux le sort terrible de la femme délaissée et poussée au trépas !

 

Noter, par ailleurs, que cela n’implique pas que la femme elle-même ait eu quelque chose de maléfique de son vivant : pas le moins du monde, en fait ! Et ce quand bien même, dans son propos, le conte fait preuve d’ambiguïté, prétendant dénoncer les méfaits des « épouses abusives », quand ce sont peut-être davantage les « maris faibles » (et infidèles ?) qui sont à blâmer, dans une galerie de personnages où, par ailleurs, la femme bientôt fantôme est à tout prendre bien plus aimable que tous les autres hommes et femmes du récit, dans sa famille même…

 

Mais l’esprit qui jaillit de son cadavre n’a finalement plus rien à voir avec elle : ectoplasme de vengeance pure, il a pour seul et unique but de terrifier et tuer ! Ce qui, en passant, m’a ramené à l’anecdote citée par Maurice Pinguet dans La Mort volontaire au Japon, de ce fonctionnaire idéal, loyal et bon, qui, une fois mort, devient un redoutable esprit, générateur d'épidémies et de tremblements de terre, et qu’il faut donc s’accommoder par des honneurs posthumes ! À ceci près, bien sûr, que l’esprit vengeur de la femme délaissée n’a que faire de semblables gratifications : seul compte pour elle de châtier le coupable.

 

L’époux volage, prenant conscience de la menace, a recours aux bons offices d’un occultiste, grand connaisseur de l’ésotérisme chinois, et qui lui fournit des talismans à disposer autour de son logis pour en barrer l’entrée au cruel fantôme (et c’est là, sans doute, quand l’esprit trépigne de rage en faisant le tour de la maison qu’il assiège, ne trouvant aucun passage à emprunter, que le récit approche de la sensation de terreur avec une maestria notable) ; il lui dit par ailleurs qu’il ne doit sous aucun prétexte sortir de sa maison en proie au fantôme durant quarante-deux jours très précisément ! Je ne vous surprendrai pas en avançant que notre détestable bonhomme, pour le coup, n’est pas très habile avec les chiffres…

 

Une réussite incontestable, et le premier véritable moment d’horreur dans un recueil qui ne joue qu’occasionnellement de cette carte. Mais son sommet, à ce niveau, réside très probablement dans le conte suivant…

L’Impure Passion d’un serpent

 

« L’Impure Passion d’un serpent », qui est le second conte de l’Ugetsu monogatari à avoir été repris dans le film de Mizoguchi, est aussi et de loin le plus long de ces récits fantastiques. C’est aussi, dans la lignée du précédent, celui qui relève le plus de l’épouvante.

 

Au cœur du récit, nous trouvons un jeune homme – le troisième avatar, dans le recueil, du fils guère désireux de prendre la succession de son père, et la fuyant d’une manière ou d’une autre… Au vu de la biographie de l’auteur, cela n’a sans doute rien d’un hasard. D’ailleurs, de ces trois exemples, il est probablement à la fois celui qui se rapproche le plus d’Ueda Akinari lui-même (car il vise une carrière de lettré), et, disons-le, il est bien plus sympathique que les sales types de « La Maison dans les roseaux » et du « Chaudron de Kibitsu »… Même si Ueda Akinari se livre à une forme d’autocritique, là encore, en dépeignant le jeune homme comme un peu fat.

 

Mais il est globalement une victime, cette fois – la situation est donc retournée. Peut-être y a-t-il une part de responsabilité, mais il est sans doute plus à plaindre que ses prédécesseurs – car en proie à un monstre, un serpent qui est tombé amoureux de lui, et s’est fait femme pour le séduire… Inévitablement, cela m’a renvoyé à La Femme-serpent, génialissime manga de Umezu Kazuo, même si le traitement est forcément différent : c’est la relation de couple qui est ici tragique et terrible, et les petites filles n’y ont pas leur place.

 

La longueur inaccoutumée du récit permet à l’auteur de soigneusement mettre en place son cadre et ses personnages, au bénéfice de l’ambiance. Le conte en lui-même n’est pas aussi « uni » que les vignettes précédentes, ce qui permet de narrer une histoire au long cours, riche en rebondissements – qui n’ont certes rien de surprises pour un lecteur qui sait d’emblée ce qu’il en est, mais qui n’en sont pas moins habilement conçus. Et l’amour dévorant de la femme-serpent a bien quelque chose de terrifiant, jusque dans ses vengeances mesquines à l’encontre du jeune homme adoré mais qu’il est tellement tentant de tourner en bourrique… quand il ne s’agit pas purement et simplement de se venger de quelque tort réel ou imaginaire qu'il aurait causé : même amoureuse, la femme-serpent est foncièrement maléfique, et c’est tout d’abord l’objet de ses désirs qui en fait les frais ! Voyez ainsi l’épisode où le jeune homme est accusé d’un vol qu’il n’a pas commis – mais bel et bien son amoureuse hors-normes ; sa réputation n’en est pas moins ruinée…

 

Et c’est justement en raison de cette longueur et de ces rebondissements que le conte tient toujours un peu plus du cauchemar. Et jusque dans les solutions proposées pour y mettre fin ? Comme dans « Le Chaudron de Kibitsu », l’occultisme traditionnel est de la partie ; mais si un authentique sage permet bel et bien de mettre un terme aux exactions de l’esprit démoniaque (en cela le conte se finit « bien », ce qui n’avait rien de gagné, surtout au regard des précédents dans le recueil même), passe tout d’abord un imposteur, un charlatan, qui ne se contente pas de se ridiculiser pour son faux savoir…

 

De l’ensemble des Contes de pluie et de lune, celui-ci est peut-être le plus « moderne » : il se lit en tout cas comme un très bon récit fantastique, habilement conçu et toujours efficace – probablement le sommet du recueil avec le bien différent « Carpes telles qu’en songe… ».

 

Le Capuchon bleu

 

Encore un récit louchant sur l’horreur, ensuite, mais tout autre : « Le Capuchon bleu ». Un texte passablement étonnant – où le bouddhisme zen se mêle de psychiatrie, avec pour sujet un mort-vivant anthropophage anticipant de beaucoup les films de zombies ! Si, si…

 

L’horreur est en fait ici plus marquante que le surnaturel à proprement parler, d’ailleurs. Les deux aspects se rejoignent dans une certaine dimension graphique, avec ce redoutable homme changé en démon, et dont la turpitude marque son apparence même de mort-vivant, sans même parler des tableaux horribles que sa malfaisance meurtrière suscite.

 

Mais, d’une certaine manière, Ueda Akinari se livre ici à un exercice de « rationalisation du surnaturel » (exercice souvent périlleux, je ne vous apprends rien) : le mort-vivant et sa décomposition sont des façades ultimes, peut-être métaphoriques ; car cet « homme changé en démon », ou « possédé par les démons », selon les mots de la populace (qui est ici nippone, mais aurait très bien pu être européenne, pour le coup), est sans doute tout simplement… un fou.

 

Il s’agit donc de le soigner – l’auteur médecin n’entend pas dire autre chose. Et il met en scène un moine zen qui y parvient – ce qui est assez intéressant : en effet, Ueda Akinari, cela a été rapidement mentionné et ressort de plusieurs des Contes de pluie et de lune, n’était pas un bouddhiste dévot – et il critiquait volontiers, de manière parfois très cinglante, les dérives superstitieuses de la foi bouddhique populaire. Ici, c’est différent – car la méditation zen, la quête du satori au travers d’exercices spirituels mais tout autant intellectuels, et ce qu’elle soit porteuse de salut ou pas, lui paraît constituer au moins une thérapie pertinente et efficace, et c'est tout ce qui importe.

 

Enfin, ce texte, décidément plus riche qu’il n’y paraît, n’est pas non plus sans humour – un humour que j’aurais tendance, de manière sans doute un brin excessive et peut-être parfaitement hors de propos, à rapprocher d’un certain gore rigolard contemporain, un héritage du Grand-Guignol où l’horreur fait rire…

 

Controverse sur la misère et la fortune

 

L’ultime conte de l’Ugetsu monogatari, en miroir du premier, consiste en un dialogue philosophique, mené par un homme et, non pas un fantôme à proprement parler, mais l’esprit de l’or… Et, du coup, c’est en fait un texte on ne peut plus différent de « Shiramine ». Même si, dans son ton en apparence autrement léger, il renvoie en fait à des questionnements philosophiques, politiques et moraux d’ampleur non moindre : il est « sérieux », ainsi que son prédécesseur, et, en encadrant les sept contes à la forme plus « classique », tous deux s’associent pour conférer à l’ensemble ce caractère sérieux.

 

L’esprit de l’or, ici, n’a rien de la démesure grotesque de l’empereur-retiré : il n’a aucunement l’intention de faire peur, et l’horreur est absolument hors-sujet dans ce texte. L’esprit bonhomme est en fait complice de son interlocuteur, et leurs échanges n’ont absolument rien de venimeux ; c’est qu’ils ne visent pas à se convaincre l’un l’autre dans une opposition conflictuelle, mais tendent plutôt à bâtir une éthique par accrétion, ensemble, l'un se retrouvant toujours dans les paroles de l'autre.

 

Mais quelle éthique ? À tout prendre, celle d’un marchand bourgeois… et ce quand bien même l’interlocuteur de l’esprit de l’or est un samouraï – un personnage dont une anecdote historique dressait un portrait peu flatteur en mettant en avant son goût de l’or… ou plutôt de l’économie.

 

Rien de plus éloigné des prétentions politiques de Sutoku et Saigyô, alors ? C’est pas dit. Car le propos est sans ambiguïté : les bushi ont bien tort de dénigrer les richesses, au seul bénéfice des compétences martiales et « spirituelles ». Ils feraient bien, en fait, de s’inspirer davantage de ces bourgeois qu’ils méprisent en tant qu’inférieurs (dans la société de caste des Tokugawa, par ailleurs à nouveau loués) ; parce que les guerres se gagnent au moins aussi souvent avec l’argent qu’avec le sabre – et probablement davantage. Les guerriers méprisant l’or au nom de préceptes ancestraux en rien fondés, et par ailleurs détachés des réalités d’un monde qui change, pourraient bien perdre des guerres pour ne pas avoir accordé sa valeur à un outil crucial de la victoire – piètres stratèges…

 

Le ton est léger, mais le fond sérieux. Par ailleurs, la controverse est sans doute davantage universelle et intemporelle que celle opposant le moine et le fantôme dans « Shiramine » ; nul besoin, dès lors, de noyer le texte sous les références lettrées, qui rendaient la lecture du premier conte passablement ardue. Pas plus mal…

 

DIVERTIR ET TRANSFORMER ?

 

Ce dernier texte a peut-être un autre intérêt, enfin – qui implique de revenir sur la construction du recueil dans son ensemble, en justifiant le parallèle avec « Shiramine ». Attention, je vais peut-être m’avancer un peu loin, là…

 

Mais c’est comme si, de « Shiramine » à « Controverse sur la misère et la fortune », l’auteur érudit avait en fait tendu un piège à son lecteur lettré. Il avait capté son attention avec des contes bardés de références classiques et de pensée chinoise, des contes adéquats, conformes aux mœurs du temps… mais pour ensuite, insidieusement, l’égarer dans des compositions souvent bien plus personnelles, et raillant même parfois le systématisme des allusions philologiques. Au fil des pages, la création « pure » prend de plus en plus d’importance, et les sources sont toujours un peu plus remisées de côté, au point même de s’en passer tout bonnement, parfois (ou d’en avancer de « fausses », ce qui revient au même) ; d’ailleurs, même quand elles sont bien là, les inspirations chinoises comme japonaises voient leur sens changer en profondeur, y compris au point où le conteur peut dénigrer quelque peu le folklore le plus superstitieux pour avancer des considérations plus « rationnelles ». Ceci, cependant, sans jamais perdre de vue la qualité essentielle de « divertissement » de l’ensemble ; mais l’ultime conte est là pour rappeler que le divertissement fantaisiste, louable en tant que tel, peut sans contradiction véhiculer des messages plus profonds – éventuellement plus en phase avec le moment présent que les antiquités supposées fonder les récits.

 

J’ai ainsi le sentiment d’un auteur qui, après avoir feint d’être aussi « réactionnaire » que ses concurrents lettrés, a en fait bâti une œuvre prosélyte, et qui, en rendant hommage au classicisme, sait en définitive s’en éloigner pour proposer une littérature ancrée avant tout dans le présent, et dégageant, à terme, les grandes lignes d’une évolution possible, tournée vers le futur. Ultime tromperie de l'homme béni par Inari ?

 

J’exagère peut-être un peu, oui… Il n’est pas exclu que je raconte n’importe quoi, ici, en fait.

 

Mais demeure un fait plus objectif : la très grande qualité de ces Contes de pluie et de lune, bien dignes de leur réputation ; le recueil est un chef-d’œuvre, habile en tous points, plus subtil encore qu’il n’y paraît – en bon recueil « fantastique », il mêle avec brio et sans contradiction le divertissement et la profondeur, pour un résultat toujours imparable.

 

C’est, certes, une œuvre d’un abord parfois ardu : notes et commentaires sont ici indispensables. Je suppose qu’on peut s’y noyer, au point de rendre la lecture du tout pénible… Et tout particulièrement, en fait, dans le premier texte du recueil, « Shiramine », entrée en matière qui fait sens dans le contexte de composition de l’ouvrage, mais qui ne facilite vraiment pas la tâche du lecteur français contemporain. Mais je vous engage franchement à dépasser cette première impression : le livre en vaut la peine, et c’est peu dire.

 

Allez, un de ces jours, je me refais les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi Kenji, je vous en parlerai peut-être…

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beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une belle découverte. au plaisir
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