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Lovecraft Studies, no. 37

Publié le par Nébal

 

Lovecraft Studies, no. 37, West Warwick, RI, Necronomicon Press, Fall 1997, 37 p.

 

Ça faisait trèèèèèèèèèèèès longtemps que je ne m’étais pas replongé dans mes vieux fanzines lovecraftiens… Alors pourquoi pas maintenant ? Du coup, hop, la 37e livraison (automne 1997) de Lovecraft Studies, le fanzine publié par Necronomicon Press sous la houlette du spécialiste d’entre les spécialistes S.T. Joshi – et c’est peu dire que cette revue a contribué de manière essentielle à la critique lovecraftienne dans les années 1980-1990, en opérant à vrai dire une certaine révolution. Et c’est bien de critique qu’il s’agit ici : à la différence de l’autre fameux fanzine lovecraftien qu’était Crypt of Cthulhu, publié par Robert M. Price, Lovecraft Studies – comme son nom l’indique, en même temps – ne contient en principe jamais de fictions, de poèmes, etc., d’esprit lovecraftien, mais seulement des études visant à analyser la vie et l’œuvre de Lovecraft, cela dit sous des prismes éventuellement très différents.

 

La présente livraison comprend cinq études, et s’achève sur les traditionnelles chroniques d’ouvrages liés d’une manière ou d’une autre à Lovecraft – et cette manière peut être assez acrobatique. En témoigne ici la recension par Ben P. Indick consacrée à une publication très discrète et c’est peu dire (tirage limité à cent exemplaires), l’édition par le collègue Kenneth W. Faig, Jr., (un habitué de la revue, et l’auteur d’un des articles de ce numéro), du roman de Franklin Chase Clark Susan’s Obituary – ledit Dr Clark ayant été l’oncle de Lovecraft, et quelqu’un qui a beaucoup compté dans sa vie comme dans son éducation, jusqu’à sa mort en 1915. En ce qui me concerne, le point le plus intéressant dans cette chronique porte sur le contenu éventuellement « libéral » de ce roman : ce qui y est dit de la condition des femmes, thème central a priori, mais aussi du racisme et de l’antisémitisme, dans le contexte narratif de la guerre de Sécession, est aux antipodes de la pensée du neveu sur ces questions – il a hérité bien des choses de son oncle, qu’il admirait profondément, mais visiblement rien de tout cela. J’imagine que cela vaut d’être noté : il ne fait aucun doute que le racisme et l’antisémitisme de Lovecraft tenaient beaucoup au milieu dans lequel il avait été élevé, et rien que de très normal, mais il est toujours bon de rappeler que le déterminisme en la matière n’est pas aussi absolu qu’on le prétend parfois, moyen bien trop facile de glisser hâtivement sous le tapis les sujets qui fâchent pour en refuser l’examen : de fait, dans ce milieu, et dans la proximité immédiate du jeune Lovecraft, des figures véritablement tutélaires pouvaient avoir des opinions bien différentes.

 

La deuxième recension porte sur une édition de quelques œuvres de Lovecraft, grand public (l’éditeur est Dell) et pourtant soigneusement annotée par le patron S.T. Joshi. Le chroniqueur, Scott David Briggs, ne tarit bien sûr pas d’éloges sur cette entreprise, qu’il jugeait alors inattendue, tout en relevant une abondance de coquilles regrettable, du genre qui aurait fait hurler Lovecraft lui-même, et à vrai dire probablement tout autant S.T. Joshi (qui a cette époque avait beaucoup travaillé sur une édition définitive des textes lovecraftiens, jusqu’alors constellés de bien trop nombreuses bévues). Pas grand-chose de plus à en dire, si les considérations de l’auteur sur le paratexte cinématographique sont amusantes ; passons au gros de ce numéro, avec les cinq études qu’il contient.

 

La première est due à Paul F. Montelone, que j’avais régulièrement lu dans les numéros de Lovecraft Studies précédant immédiatement celui-ci, où il se livrait généralement à des analyses de quelques textes lovecraftiens au prisme de la philosophie de Schopenhauer, essentiellement – avec un peu de Nietzsche pour faire bonne mesure. C’est à nouveau ce qu’il fait dans « The World as Azathoth – and Nothing Besides », étude du sonnet « Azathoth » issu des Fungi de Yuggoth. Hélas, j’y ai pas mal retrouvé les défauts signalés dans mes chroniques des précédents articles de cet auteur brodant sur le thème : en fait d’analyse, nous avons beaucoup de paraphrase, problème rendu plus sensible par le ton de l’auteur, tour à tour naïf et un brin pontifiant – cocktail fatal. Au fond, nous n’apprenons pas grand-chose dans cette étude – probablement celle qui m’a le moins parlé dans ce numéro.

 

Robert H. Waugh se montre plus convaincant dans « The Outsider, the Autodidact, and Other Professions », un article davantage ambitieux, si je ne crois pas adhérer à tous ses développements. Initialement, cette communication s’intéresse au fait que Lovecraft, s’il était assurément un homme cultivé, était aussi, de son propre aveu et par la force des choses, un autodidacte. L’auteur y voit, et je crois à raison, un trait essentiel de la personnalité de HPL, et qui a eu une influence considérable aussi bien sur sa vie que sur son œuvre. Je ne suis pas certain d’abonder dans le sens de l’auteur quand il brode sur ce thème pour souligner les paradoxes de Lovecraft au regard de la qualité même d’autodidacte et surtout de ce que cela implique au regard des mentalités américaines censément typiques, mais il me paraît plutôt convaincant quand il décrit la confrontation de divers types de savoir incompatibles, et plus encore quand il s’interroge sur la qualité nécessairement « communautaire » du savoir et de l’éducation, contre l’idée d’une éducation purement « par les livres », qui ne saurait être aussi solitaire qu’on ne le prétend parfois. Au-delà, Robert H. Waugh me paraît relever divers points intéressants dans la vie comme dans l’œuvre de Lovecraft, qui confèrent une certaine assurance à son discours. Puis, dans un second temps, l’article analyse la nouvelle « Je suis d’ailleurs » (« The Outsider », donc) au regard de cette problématique (de la valeur du savoir, de son caractère communautaire, etc.). Il a toujours été tentant de souligner le contenu autobiographique de cette nouvelle très allégorique, ce qui ne surprendra donc personne, mais je dois dire que l’auteur y trouve là encore de quoi asseoir son discours, en montrant comment les limites de l’apprentissage autodidacte étaient perçues tout à fait consciemment (et douloureusement) par Lovecraft, et en même temps comment il pouvait développer, plus ou moins consciemment cette fois, et parfois confusément pour le coup, une sorte de rhétorique affirmant, dans certains cas, les vertus de l’apprentissage autodidacte, mais aussi et enfin comment ce caractère… pouvait finalement être tout à fait partagé par nombre de membres de l’entourage de Lovecraft… mais aussi par ceux qui, bien plus tard, se sont penchés sur son œuvre et éventuellement pour l’étudier à leur manière, dans un cadre non académique ; ce qui vaut pour l’auteur lui-même, à vrai dire pour la majorité des associés de Lovecraft Studies, mais tout autant des lecteurs de la revue, comme votre serviteur, et, eh bien, peut-être vous aussi, chers (hypothétiques) lecteurs : sous cet angle, les « Outsiders » forment entre eux une communauté d’ « Insiders » (un point sur lequel on reviendra peut-être plus loin). Une communication intéressante.

 

Quelque chose de bien différent ensuite, et d’incomparablement plus court (et précis), avec « Lovecraft and the Whitman Memoir », de John Kipling Hitz. Pas vraiment d’analyse à proprement parler, ici, mais plutôt une archéologie des sources. L’auteur s’intéresse au nom du principal protagoniste de « Les Rats dans les murs », Walter Delapore. On sait depuis fort longtemps que ce patronyme, éventuellement tourné en De La Poer, renvoyait à Edgar Allan Poe lui-même, le « dieu » de Lovecraft, dans une nouvelle très marquée par son influence. Mais l’auteur entend se montrer plus précis, en recourant au mémoire Edgar Poe and His Critics, œuvre de Sarah Helen (Power) Whitman publiée en 1860. L’autrice était une intime de Poe, et avait avancé, devant lui, que le Poe-ète et elle-même était peut-être liés généalogiquement, par des ancêtres irlandais portant le nom de Le Poer. Cette hypothèse semble très improbable, si l'on en croit les spécialistes, mais ce n’est pas ce qui importe ici : ce qui compte vraiment, c’est que Lovecraft, en concevant son personnage, son milieu, etc., semble à plusieurs reprises faire allusion à ce type d’éléments généalogiques contenus dans le « Whitman Memoir », sur l'origine du nom, la destinée des différentes branches de la famille, etc. Au sortir de cet article, l’idée que Lovecraft a pu piocher dans ce document pour concevoir sa nouvelle paraît assez raisonnable et même plutôt convaincante. Ceci étant, je n’oserai pas m’engager plus avant, ici – ne serait-ce que parce que je ne sais rien de la biographie de Poe, et que tout cela me semble bien lointain. C’est l’exemple typique d’une micro-étude des sources, qui a sa valeur propre, indéniable, mais n’intéressera véritablement que les plus pointilleux des exégètes ; cela dit, comme tel, c’est tout à fait à sa place dans Lovecraft Studies.

 

Kenneth W. Faig, Jr., donc, livre ensuite un article sobrement intitulé « Lovecraft’s ‘He’ », qui porte donc sur la nouvelle « Lui ». L’auteur a quelque chose de militant, ici : il sait parfaitement, et comment pourrait-il ne pas le savoir, que cette nouvelle de 1925 est généralement délaissée par les amateurs de Lovecraft (et semble-t-il par Lovecraft lui-même) comme étant particulièrement médiocre, voire tout bonnement mauvaise ; il sait aussi très bien que cette nouvelle est en revanche beaucoup voire systématiquement citée par les amateurs pour son contenu autobiographique, notamment ses premiers paragraphes, l’illustration la plus vibrante de la crise vécue par Lovecraft à New York, et du besoin devenu vital de s’en échapper pour retourner à Providence. Tout cela doit être disséqué, et l’auteur s’y applique, mais il entend par la même occasion rehausser un peu le prestige de ce texte en y voyant d’autres qualités n’ayant pas seulement trait à ce caractère autobiographique. En fait, il y voit une œuvre de transition, faisant la jonction, avec quelques autres (dont surtout « Horreur à Red Hook », nouvelle immédiatement contemporaine), entre le Lovecraft d’avant New York, auteur fantastique relativement « classique » et très imprégné notamment de Poe (pour autant, l’auteur se refuse à ne voir dans « Lui » qu’une banale histoire de vengeance surnaturelle), et celui tout juste revenu à Providence, qui allait aussitôt connaître la phase la plus productive et brillante car singulière de sa carrière d’auteur de fiction. Tout ceci se tient, bien sûr, et à vrai dire cela n’a rien de neuf. Maintenant, disséquer la nouvelle avec ces divers sujets d’analyse en tête est intéressant, et plutôt bien fait. On notera que cette communication, sur un point très précis (le bâtiment décrit par Lovecraft dans la nouvelle), relève ponctuellement d’une archéologie minutieuse des sources qui vaut bien celle de John Kipling Hitz dans l’article immédiatement précédent. Cet article se lit bien, il est bien fait, il est intéressant – mais de là à conclure que « Lui » a un intérêt véritablement littéraire au-delà de son seul contenu autobiographique ? Je crains de ne pas pouvoir aller jusque-là.

 

Reste à envisager « Lovecraft and Interstitiality », article dû à Donald R. Burleson – assurément un des très grands noms de la critique lovecraftienne, mais un, dois-je dire, qui ne m’a pas toujours convaincu… essentiellement, il est vrai, parce que ses considérations post-structuralistes, et/ou déconstructivistes, etc., passent le plus souvent largement au-dessus de la tête de votre ignare de serviteur. Aussi ai-je toujours la goutte de sueur au front, sinon la migraine qui vient, quand j’entame la lecture d’un de ses articles. Mais pour le coup, celui-ci est bien passé ; il faut dire qu’il n’a probablement pas grand-chose de révolutionnaire : si Burleson emprunte ici à des sources aussi bien anthropologiques, philosophiques, critiques, etc., c’est pour asseoir une idée somme toute banale – celle voulant que l’horreur naît souvent du caractère interstitiel, c’est-à-dire de l’impossibilité de ranger le phénomène en question dans une catégorie ou une autre – la transgression, le fait de se situer en dehors des catégories clairement identifiables, et/ou entre ces catégories, est ce qui produit le sentiment d’horreur, avec un caractère tabou d’impureté le cas échéant. Rien de bien neuf, ici ? Mais Burleson, qui insiste sur le fait que la multiplication des catégories, bien loin de résoudre le problème, ne le rend que plus sensible et envahissant, illustre cette problématique avec un grand talent et beaucoup de conviction (tout en relevant que cette question des catégories et de leur flou est probablement en porte-à-faux avec la pensée déconstructiviste ?), ceci en sélectionnant d’assez nombreux textes de Lovecraft pour voir comment l’impossibilité de catégoriser, qui relève souvent de l’hybridation (avec les éventuelles connotations racistes associées, mais Burleson ne s’y arrête finalement guère – « Le Cauchemar d’Innsmouth », d’ailleurs, le texte peut-être le plus « évident » à cet égard, n’est que très hâtivement évoqué dans une note de bas de page), pour voir donc comment ce trait majeur est caractéristique de l’horreur lovecraftienne. Ceci de manière très concrète, donc (j’ai trouvé particulièrement intéressante l’analyse du « Monstre sur le seuil », à cet égard – on y retrouve aussi sans surprise « Je suis d’ailleurs », et l’auteur, dans la foulée de son épouse Mollie L. Burleson, part du principe que l’ « Outsider » est en fait une femme, ce qui me laisse un brin perplexe à vue de nez), mais aussi de manière plus abstraite, dans les thèmes plus largement explorés de manière presque obsessionnelle par ‘Lovecraft – sachant que le flou des catégories peut tout autant s’appliquer, au-delà des exemples primordiaux tenant à la race ou à l’espèce, au temps, au genre, à la mort, etc. Je ne suis pas certain de suivre Burleson dans ses derniers développements, quand il en déduit des traits censément caractéristiques du cosmos lui-même, sans doute parce qu’ils me paraissent constituer comme une faille dans le modèle classique de la critique lovecraftienne, profondément intégré, à savoir celui de l’indifférentisme cosmique, mais tout cela est très intéressant.

 

Comme l’a été ce numéro dans son ensemble. J’ai apprécié de revenir à ce fanzine, et vais tâcher de poursuivre l’expérience dans les temps (difficiles) qui viennent, probablement en alternant Lovecraft Studies et Crypt of Cthulhu. Verra bien…

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