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Coyote attend, de Tony Hillerman

Publié le par Nébal

Coyote attend, de Tony Hillerman

HILLERMAN (Tony), Coyote attend, [Coyote Waits], traduit de l’anglais (États-Unis) par Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Rivages/Noir, [1990-1991] 1993, 271 p.

 

Note préalable : je vais essayer d’éviter de balancer trop de SPOILERS, ça serait tout particulièrement fâcheux dans la chronique d’un roman policier, mais il y en aura sans doute quelques-uns pour s’insinuer ici ou là ; disons donc méfiance à partir de la section « Coyote et l’Université », et jusqu’à la fin de la chronique.

 

POLICE TRIBALE NAVAJO

 

Retour aux polars navajos de Tony Hillerman, après une très, très longue interruption : j’avais lu il y a très exactement quatre ans de cela le précédent titre, Dieu-qui-parle et rien depuis. Sachant qu’après un démarrage un peu chaotique, je me suis lancé dans la lecture de l’ensemble de la série dans l’ordre (américain : les publications françaises ne le respectent pas…) – car, si les romans sont globalement indépendants, l’auteur prend soin de faire vieillir chaque fois un peu plus ses personnages, au premier chef les flics Joe Leaphorn et Jim Chee, mais aussi leur entourage (notamment sentimental, et c’est d’ailleurs très sensible dans le présent volume) ; à cet égard, lire la série dans l’ordre fait vraiment sens, cela apporte clairement une dimension supplémentaire à l’ensemble.

 

Coyote attend (prix Nero 1991) est le dixième roman de la série. Les trois premiers constituaient la « trilogie Joe Leaphorn », avec à mon sens pour sommet le deuxième, Là où dansent les morts ; puis il y eut la « trilogie Jim Chee », culminant clairement avec Le Vent sombre. Ensuite, Tony Hillerman a commencé à réunir ses deux policiers navajos, et Coyote attend est donc le quatrième à les envisager en parallèle ; parmi ces quatre romans, on met souvent en avant Porteurs-de-peau, mais, si je l’avais aimé, bien sûr, il ne m’avait pas paru si exceptionnel… Par contre, le présent Coyote attend est clairement un très bon cru, du niveau au moins de Là où dansent les morts et Le Vent sombre. Tâchons de voir en quoi...

 

LE FUMIER ET LE SALE PETIT CON

 

En commençant par nos héros ? Coyote attend met donc en scène aussi bien le « légendaire lieutenant » Joe Leaphorn que son bien plus jeune collègue Jim Chee. Mais ils sont pour l’essentiel envisagés en parallèle : comme tels, ils ne se croisent pas (enfin, si – mais au bout d’un assez long moment), et une bonne partie de l’astuce du roman consiste justement à amener les deux enquêteurs sur les mêmes pistes mais par des voies différentes, et avec une manière de voir le monde on ne peut plus opposée.

 

Plus que leur âge, c’est en effet surtout ceci qui distingue les deux personnages. Tous deux sont navajos, tous deux sont policiers, tous deux ont fait quelques études d’anthropologie (avec un rapport à la discipline forcément différent de celui de leurs comparses blancs), mais les similitudes, non négligeables certes, s’arrêtent là. Joe Leaphorn, le vieil homme un peu bougon, est porté au rationalisme à tout crin, à l’approche scientifique de son métier ; s’il s’intéresse à la culture navajo, c’est surtout en tant qu’objet d’étude et de curiosité intellectuelle, et donc dans une perspective, disons, scientifique. Jim Chee est très différent : il est, littéralement, un homme entre deux mondes, qui est devenu flic, mais voulait devenir hataalii, « chanteur », au sens du « prêtre » qui conduit les rites navajos, notamment ceux de guérison, comme la Voie de l’Ennemi – l’homme aussi qui exécute les peintures de sable, etc. En fait, Jim Chee pensait pouvoir suivre ces deux voies (si j’ose dire) en même temps… Ce qui pour Joe Leaphorn, est parfaitement absurde : il ne développe guère son argumentaire, nul besoin – Jim Chee ne peut pas faire cela, c’est tout.

 

Bizarrement, c’est pourtant cette double ambition de Chee qui a pu, un bref instant, rapprocher les deux hommes. Quand la femme de Joe Leaphorn est morte, le « légendaire lieutenant », guère pieux, a demandé à Jim Chee de conduire les cérémonies – pour que tout soit fait dans les formes, par respect pour la défunte et son clan, et pour donner malgré tout un petit coup de main au jeune homme, guère sollicité pour ce genre de tâches ; Jim Chee s’est acquitté de sa mission avec sérieux, mais ce fut sans lendemain : depuis, plus personne n’a jamais requis ses services de chanteur… Il est juste un flic.

 

Les deux hommes se sont donc croisés, et à plusieurs reprises – à l’occasion de cette cérémonie, qui comptait tant pour les deux, mais pour des raisons bien différentes, ils ont brièvement été proches. Mais ils ne sont pas des amis pour autant : en fait, ils ne s’apprécient pas. Chacun reconnaît sans doute que l’autre est un homme intelligent, et un bon enquêteur, mais c’est tout. Joe Leaphorn, un peu psychorigide, reproche à Jim Chee, bien plus que son tiraillement entre deux voies incompatibles, d’être un individualiste, un homme incapable de travailler en équipe (ce dont le début du roman est la dramatique confirmation), un policier qui ne joue pas selon les règles, un curieux futé mais bien trop insouciant et fondamentalement pas fiable – dans Coyote attend, pour Leaphorn, tout part d’une boulette (en fait bien plus que cela, il y a eu mort d’homme...) de Chee ; la première fois qu’il mentionne le nom de son collègue, c’est en des termes éloquents : « le sale petit con »… Chee est lui-même accablé par sa responsabilité, voire sa culpabilité ; mais, quand il apprend que Leaphorn enquête sur « son » affaire (en fait l’affaire ni de l’un ni de l’autre, elle est de toute façon du ressort du FBI…), il y voit une ingérence inqualifiable du vieux bonhomme arrogant si porté à sermonner tout le monde – il essaye de de le dissimuler, au nom de sa culpabilité, mais ne mâche pour autant pas ses mots quand il comprend ce que fait Leaphorn : « le fumier »…

 

Aussi travaillent-ils séparément, pour l’essentiel ; et c'est parfois assez cocasse, au fond... La fin du roman, cependant, sera une occasion de les rapprocher un peu plus, en préalable aux romans ultérieurs de la série, plus apaisé eu égard aux relations entre nos deux héros (pour autant que je sache)...

 

MORT D’UN FLIC – ET COUPABLE TOUT TROUVÉ

 

Delbert Nez est un collègue de Jim Chee, et ils travaillent en binôme, parcourant inlassablement, mais séparément, les interminables routes des Four Corners. Ils ont convenu par radio de se retrouver pour prendre un café – d’ici-là, Nez, jovial, prévient tout de même son collègue qu’il va faire un petit détour… C’est qu’il pense avoir mis la main sur ce vandale qu’il traquait depuis des semaines ! Le type qui répand de la peinture blanche sur des rochers de la réserve, qui sait pourquoi… Mais que Chee se rende directement au café, Nez ne tardera pas !

 

Dont acte – sauf que Nez se fait bien trop attendre. Chee part enfin à sa recherche… et découvre sa voiture en train de brûler. Au péril de sa vie, et au prix de cruelles brûlures, il extrait le corps de son collègue de la carcasse incendiée – et découvre qu’il a été tué par balle.

 

Un peu plus loin, Chee croise un vieil homme – un certain Ashie Pinto. Visiblement ivre, et une bouteille de bon whisky en main, le vieillard ne cesse de répéter les mêmes mots, en navajo : « Mon fils, j’ai honte... » Et il ne dit rien de plus. Mais il a sur lui un pistolet qui vient d’être employé…

 

On déterminera très vite que c’est bien une balle tirée par ce pistolet qui a tué Delbert Nez. On apprend, par ailleurs, que Pinto, il y a longtemps de cela, avait fait de la prison pour avoir tué un homme en état d’ivresse… Il est un coupable tout désigné – même s’il refuse de parler de l’affaire, que ce soit pour s’innocenter ou pour affirmer sa culpabilité.

 

Qu’importe – les jeux sont faits. Ashie Pinto est forcément coupable. Pour le FBI, car pareille enquête est de son ressort, l’affaire est pour ainsi dire classée – le bureau ne va pas perdre son temps à travailler sur quelques petites bizarreries quand l’essentiel, soit l'identification et l'arrestation du coupable, est acquis...

VOIES PARALLÈLES ET COÏNCIDENCES

 

Mais il y a bien des petites bizarreries dans cette histoire. Jim Chee, en congé de convalescence, et oppressé par sa responsabilité dans la mort de son collègue (il aurait dû se trouver là !), et Joe Leaphorn, à plusieurs centaines de kilomètres de là et qui songe plus que jamais à prendre sa retraite, s’en rendent compte très vite – même si chacun à sa manière, et avec des motivations différentes. Tous deux ne doutent pas vraiment de la culpabilité de Hosteen Ashie Pinto, qui leur paraît assurée, mais ils sont poussés à mener leur petite enquête, pour comprendre certaines choses a priori incompréhensibles...

 

Joe Leaphorn y est incité par Mary Keeyani, la nièce de Pinto, du clan de sa défunte Emma, et surtout une exubérante anthropologue du nom de Louisa Bourebonette, qui se présente comme une amie de l’accusé. Du côté de Jim Chee, c’est la charmante avocate Janet Pete, qu’il aime d’un amour douloureux car guère payé de retour, qui, outre son sentiment de culpabilité latent, l’incite à éclaircir certaines choses – ils ont tous deux une relation très ambiguë, où l’amitié, voire l’amour, ne font pas vraiment bon ménage avec leurs emplois respectifs… Car Janet Pete est désignée pour être l’avocate commise d’office chargée de la défense de Pinto ! Cet homme dont Chee est persuadé qu’il a tué son collègue, et qu’il a lui-même arrêté – aussi a-t-il un statut de témoin dans cette affaire ; cependant, il ne peut s'empêcher de ressentir une certaine empathie pour ce vieil homme qui est aussi un puits de sciences en matière d'histoire et de pratiques culturelles des Navajos...

 

Il me faudra revenir sur Louisa Bourebonette et Janet Pete ; mais, d'’ici-là, on ne peut qu’admirer le brio dont fait preuve l’auteur pour entrelacer ces deux enquêtes parallèles, qui aboutissent régulièrement aux mêmes conclusions, mais sans suivre les mêmes chemins. L’effet est remarquable, car il n’y a jamais redondance : la même piste, évoquée deux fois, conserve pourtant toujours son originalité et sa pertinence – au regard des besoins de l’enquête, mais aussi des caractères psychologiques des protagonistes ; lesquels ont leur propre fil rouge au-delà de la seule enquête, témoignant de leur insertion bien pensée dans le contexte plus global de la série : ils sont de vrais personnages, qui ont de la chair et de l’âme, et une histoire qui leur est propre.

 

Tout cela, par ailleurs, s’inscrit dans une sorte de méta-récit, où les deux enquêteurs sont amenés à se poser la question des coïncidences dans un ensemble aussi complexe. À moins que les gouttes de pluie ne semblent aléatoires qu’à ceux qui ne savent pas les envisager pour ce qu’elles sont ? Le fait est que les coïncidences sont nombreuses dans cette histoire… Et, pourtant, elles font toujours sens – pas comme autant d’éléments d’un vaste complot où absolument tout a sa raison d’être, où tout est lié ; c’est plutôt que ces coïncidences, en tant que telles, sont parfaitement crédibles. En fait, le hasard a peut-être davantage sa part que ne veulent le croire nos enquêteurs – mais, si tout n’est pas lié, tout est à sa place. Ou devrait l'être, mais en prendre conscience permet justement d'y remédier. Ce qui, j’imagine, peut nous ramener au principe navajo de l’harmonie, souvent rappelé ici – mais, sur le plan narratif, cela a aussi un bel avantage : les coïncidences n’impliquent jamais de deus ex machina. Miraculeusement.

 

Une fois n’est pas coutume, Tony Hillerman a mis en place une intrigue passablement complexe – plus encore que d’habitude, même, ai-je l’impression (mais mes souvenirs des autres volumes datent un peu, certes). Cependant, cette approche très rusée, et à plusieurs niveaux, contribue tant à asseoir cette complexité qu’à assurer la cohérence de l’ensemble. C’est une belle prouesse narrative, et un immense point fort de ce très bon cru qu’est Coyote attend.

 

COYOTE ET L’UNIVERSITÉ

 

Bien sûr, un atout essentiel des polars navajos de Tony Hillerman est leur contenu anthropologique, et Coyote attend ne déroge pas à cette règle. La mythologie navajo y joue un très grand rôle – et pas seulement concernant Coyote, même si ce dieu trickster joue bien sûr un grand rôle ici : « Coyote est toujours là, dehors, à attendre, et Coyote a toujours faim. » Coyote, intrinsèquement, doit faire peur – ou le devrait… Mais les temps ont changé : pour les jeunes Navajos qui ont encore une vague idée des croyances de leur peuple, Coyote a bien trop souvent pâti de la tendance à en livrer des récits édulcorés – où il ne devient plus guère qu’un farceur finalement innocent, un personnage amusant avant tout… Mais il ne devrait pas être amusant – car il est avant tout redoutable ; il l'a toujours été, et l'est encore.

 

(Forcément, ces développements m’ont ramené à deux passions personnelles : Le Roman de Renart, dans ses sources authentiques et dans les récits édulcorés qui en ont été dérivés au XIXe siècle, au point de changer radicalement la donne… et bien sûr ce cher Cthulhu, qui, en tant qu’icône pop déclinée en peluches kawaï, ne fait certes plus guère peur aujourd’hui ; Alan Moore, sauf erreur, en a notamment fait la remarque, et en le déplorant – je ne prétendrai pas être totalement hermétiques aux kawaïeries tentaculaires et indicibles, mais dans l’ensemble je suis tout à fait d’accord...)

 

Coyote guette, donc – et il frappe quand l’occasion se présente ; or elle peut se présenter sous bien des formes ; une bouteille de whisky, par exemple… Faut-il y voir une forme de fatalisme ? Peut-être – mais à intégrer dans le concept global de l’harmonie.

 

Ce qui nous ramène au tiraillement de Jim Chee entre ses ambitions incompatibles… Son rapport à Ashie Pinto n’en est que plus compliqué – car il admire en lui un Homme-qui-Lit-dans-le-Cristal, un mystique aux connaissances étendues. C’est d’ailleurs notoire : le vieil homme a souvent travaillé avec des anthropologues, qu’il régalait de ses récits précis et sérieux sur les croyances et les rites des Navajos. Louisa Bourebonette en témoigne, bien sûr, mais d’autres sont également de la partie : Pinto a de nombreux contacts à l’Université – et pas seulement parmi les anthropologues ! Car ses récits peuvent se mêler, à l’occasion, à d’autres aspects de l’histoire de la région – celle des Blancs, tout particulièrement impliqués dans les conceptions propres à la Frontière de la loi et de l’ordre : un sujet western s'il en est. Des noms fameux surgissent dans le roman – Butch Cassidy au premier chef… mais d’autres également, dont Kit Carson et quelques autres bouchers des Amérindiens, dont la résonance est forcément particulière dans les récits navajos.

 

Du coup, une partie non négligeable de l’enquête se déroule à l’Université : auprès, sinon des professeurs, du moins de leurs doctorants, qui sont tous autant de larbins traités sans la moindre considération, dans un monde cruel où la reconnaissance par les pairs fait figure de critère ultime, « légitimant » bien des déviations et des politiques guère scientifiques. L’enquête ne se fait en tout cas pas que sur le terrain : lire des livres, écouter des bandes, effectuer des corrélations… Le savoir concernant les rites navajos dont Jim Chee dispose sera en fait crucial dans la résolution de l’enquête – pour le coup, un Joe Leaphorn ne pouvait qu'être désavantagé.

 

Et tout ceci est absolument passionnant.

 

FEMMES-QUI-FONT-BIEN-PLUS-QU’ÉCOUTER

 

Mais c’est souvent le cas, dans les romans de Tony Hillerman – c’est leur « plus » caractéristique et, je ne vais pas vous mentir, ce qui m’a amené à m’y intéresser au premier chef.

 

Pourtant, un autre aspect m’a frappé, ici – même si je ne saurais dire s’il était forcément moins présent auparavant : le rôle joué par certaines femmes dans l’intrigue.

 

L’auteur, sans doute, sait créer de bons personnages : Joe Leaphorn et Jim Chee au premier chef. Mais certains autres personnages, soutiens, antagonistes, autres choses encore, sont tout à fait admirables ; ici, à mon sens, cela vaut surtout pour des personnages féminins.

 

Ils gravitent certes autour des deux flics comme autant de perspectives plus ou moins avancées de romance, ce que l’on pourra regretter ; ceci étant, cet aspect du récit est bien géré, qui implique les divers protagonistes au plus intime et avec une sensibilité remarquable – et ces femmes ont bien plus à offrir qu’une simple épaule compatissante, heureusement.

 

Il faut sans doute mettre en avant Janet Pete, qui était déjà apparue dans la série il y a quelques romans de cela. Elle est liée à Jim Chee – qui en est de toute évidence fou amoureux. Il a tiré un trait sur sa compagne Mary Landon, après des années d’incertitude, mais il n’est pas si évident de la « remplacer » ; et Janet Pete ne voit certes pas les choses ainsi. Chee en a douloureusement conscience, et la relation entre les deux personnages a donc quelque chose de fatalement cruel, sans mauvaises intentions de part et d’autre. Cette dimension est accentuée dans ce roman, car les professions des deux personnages les amènent plus ou moins consciemment à s’affronter quand ils souhaiteraient pourtant collaborer – et à redouter que les véritables intentions de l’autre soient éminemment suspectes. Janet Pete est l’avocate d’Ashie Pinto, Jim Chee l’homme qui l’a arrêté pour le meurtre de son collègue et qui est persuadé de sa culpabilité… tout en admirant en lui le vieux Navajo aux connaissances innombrables. « L’amitié », dans ce couple qui n’en est pas vraiment un, en est forcément affectée – même si sans pathos, avec une délicatesse appréciable… et de vrais moments d’émotion en définitive. Mais Janet Pete est donc tout sauf un faire-valoir : femme indépendante et qui s’affiche comme telle, intelligente et cultivée, sérieuse et impliquée, elle écrase souvent Jim Chee, qu’elle rend tout particulièrement timide. Elle est un vrai personnage, à part entière, pas un expédient en forme de quota nécessaire de romance pour le héros masculin.

 

Du côté de Joe Leaphorn, on peut dire la même chose de l’anthropologue Louisa Bourebonette – qui, contrairement à Janet Pete, apparaît sauf erreur pour la première fois dans ce roman. Elle n’est par ailleurs pas du tout navajo (Janet Pete est métisse, il me semble). Joe Leaphorn ne l’envisage pas le moins du monde comme une opportunité de romance – d’autant que le souvenir de sa défunte épouse Emma ne le quitte pas. En fait, il se méfie extrêmement de l’anthropologue – dont les motivations en l’espèce lui paraissent plus que suspectes : une « amie » du vieil Ashie Pinto ? Et quoi, encore… Impossible : au mieux, l’expansive bonne femme a besoin du vieux bonhomme pour finir un bouquin, car elle l’exploite forcément, au pire elle est carrément mouillée dans l’histoire, et mieux vaut garder un œil sur elle… Eh bien, non, M. Leaphorn : Louisa Bourebonette était parfaitement sincère tout du long, et valait et vaut toujours bien mieux que vos préventions cyniques. Ce que le « légendaire lieutenant » devra bien admettre à terme, en faisant véritablement connaissance avec l’anthropologue, ce qui passera par de longues discussions passionnées sur sa discipline et les us et coutumes des Navajos. Nulle romance à proprement parler dans cet épisode – mais la fin laisse entendre que cela pourra changer… Et j’avais de toute façon déjà lu deux romans ultérieurs (Blaireau se cache et L'Homme Squelette) – je me souvenais que Louisa Bourebonette y vivait avec Joe Leaphorn…

 

Janet Pete et Louisa Bourebonette sont donc deux très beaux personnages féminins, et tout sauf des faire-valoir, c’est toujours appréciable. D’autres personnages plus secondaires pourraient éventuellement être mentionnés, comme la doctorante en histoire Jean Jacobs, qui fait elle aussi forte impression. Globalement, le roman témoigne d’une véritable attention aux personnages en général, mais tout particulièrement, ai-je l’impression, concernant ces femmes admirables, complexes, authentiques, et libres.

L’HARMONIE… ET L’ÉCHEC ?

 

Finalement, ces personnages, de même que le jeu sur les coïncidences, sont peut-être une occasion de plus de témoigner de ce que le monde est toujours plus complexe qu’on ne le voudrait ? L’attente de Coyote pourrait aussi se situer à ce niveau-là – en justifiant par ailleurs un certain comparatisme qui intervient à plusieurs reprises dans le roman, souvent via l’anthropologie (d’où l’ultime proposition de Joe Leaphorn à Louisa Bourebonette), mais pas nécessairement : ainsi quand Jim Chee use du « proverbe » de Coyote en présence d’immigrés vietnamiens qui ne disent pas autre chose, mais dans leur langue et avec leur symbolique éventuellement cultuelle.

 

À cet égard, les « gouttes d’eau » des coïncidences répercutent sur le véritable monde les punaises que pique Joe Leaphorn sur sa carte des Four Corners, dans une tentative souvent vaine de comprendre. L’harmonie révérée par les Navajos – et au premier chef les traditionalistes tel que Jim Chee – passe peut-être aussi par ces déconvenues, pouvant déboucher sur un vertige de fascination mystique ; plus qu’un fait, elle est ainsi une lecture – et un effort ; en témoigne ultimement, ici, un vieil ivrogne qui a finalement quelque chose à dire...

 

Un autre aspect du roman me paraît aller dans ce sens, mais d’autant plus qu’il me fait l’effet d’être assez récurrent dans les polars navajos de Tony Hillerman – et c’est l’échec (relatif) de l’enquête. Ne pas s’y méprendre : la résolution de l’enquête est intellectuellement satisfaisante, et Joe Leaphorn et Jim Chee sont de brillants investigateurs qui, en ultime recours, comprennent ; quitte donc à succomber au vertige, au moins temporairement. Mais, ici comme ailleurs, au fond, cela ne leur sert guère : cela arrive trop tard, ou bien ne s’avère que d’une importance secondaire. La satisfaction du lecteur n’implique pas celle des enquêteurs – qui, eux, sont en définitive plus frustrés qu’autre chose…

 

Mais ils composent avec cet échec relatif – car la vie continue. Le roman est des plus sombre, assurément, mais nos derniers aperçus de Joe Leaphorn et de Jim Chee nous les laissent pourtant supposer souriants… Et, en définitive, l’enquête, vaine aux plans policier et judiciaire, se montre fructueuse sur d’autres plans davantage inattendus.

 

LE LÉGENDAIRE PICK-UP TRUCK

 

Coyote attend est un excellent titre, un des meilleurs Tony Hillerman que j’ai lus. Est-ce à dire qu’il est sans défaut ? Certainement pas… car il en est un, particulièrement pénible, qui affecte l’ensemble de la série.

 

Et c’est une plume dégueulasse. La langue est moche et lourde – de manière systématique. Tony Hillerman sait sans l’ombre d’un doute raconter une histoire, et construire et faire vivre des personnages fouillés et authentiques, mais son style est déplorable, au point où c’en est très souvent agaçant. Faut faire avec, mais, bon sang...

 

Enfin, « son » style… Je suppose qu’il y a bien quelques soucis en version originale, mais, pour être franc, la traduction française de Danièle et Pierre Bondil, comme pour tous les autres titres de la série, n’arrange probablement rien à l’affaire. C’est moche, très moche – et daté, sans doute ; ça ne remonte pourtant pas à si longtemps que cela : 1991…

 

Enfin, on se consolera peut-être avec la traditionnelle note de bas de page expliquant ce qu’est un « pick-up truck » et qui figure dans les premières pages de tous les romans de la série, visiblement (ici, on a aussi droit à « cheerleader » et « redneck »). Traditions et couleur locale...

 

BRILLANT

 

Passons. Retenons seulement que Coyote attend figure parmi les sommets de la série des polars navajos de Tony Hillerman. Oui, je le hisse décidément sans peine au niveau de Là où dansent les morts et Le Vent sombre, jusqu’alors mes préférés.

 

C’est un polar prenant, subtil et riche ; il offre une belle immersion anthropologique dans le quotidien des Navajos contemporains, autant que dans la recherche sur leurs us et coutumes, en évitant toujours l’écueil du didactisme ; il repose sur des personnages complexes et attachants... Oui, un très bon cru.

 

La « suite » un de ces jours, avec Les Clowns sacrés...

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