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La Panse, de Léo Henry

Publié le par Nébal

La Panse, de Léo Henry

HENRY (Léo), La Panse, Paris, Gallimard, coll. Folio Science-Fiction, 2017, 288 p.

 

Ma critique se trouve dans le n° 87 de Bifrost, p. 94 (le livre figure dans le caddie de ce numéro).

 

Quand elle sera mise en ligne sur le blog de la revue, j’en donnerai le lien ici même, et complèterai avec une « version longue » propre à ce blog.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà, si jamais !

 

EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de la revue, hop.

 

Suit une version plus longue, ainsi que la version YouTube...

UNE ŒUVRE ET DES GENRES

 

L’excellent Léo Henry (un ami, si je puis le préciser, car je le dois peut-être, question d’honnêteté) est un auteur aux multiples facettes, même s’il parvient à conserver une certaine forme de cohérence, unissant miraculeusement des œuvres très diverses dans le fond comme dans la forme – autant dire qu’il sait faire le grand écart, ce qui n’est pas donné à tout le monde.

 

Il y a a priori un monde entre, disons, les volumes consacrés à Yirminadingrad, en collaboration avec le regretté Jacques Mucchielli, quelque part entre Ballard et Volodine, ou les expérimentations sauvages du Naurne avec luvan et Laure Afchain, d’une part, et d’autre part un registre plus populaire tel que celui qui nous intéresse aujourd’hui : La Panse, chose rare de nos jours, est un roman directement publié en poche, chez Folio-SF – à l’instar, il y a de cela quelque temps, du Casse du Continuum (que je n’ai hélas toujours pas lu, c’est mal…) ; à la science-fiction de ce dernier succède donc le présent « thriller lovecraftien », nous dit-on, l’essai fantastique de l’auteur – en attendant semble-t-il un roman de fantasy, histoire de balayer les genres de l’imaginaire ?

 

De part et d’autre, l’impact en termes de distribution n’est sans doute pas le même. Pour autant, est-ce vraiment pertinent d’opposer sur cette seule base romans et nouvelles qui émanent bien d’un même auteur ? Je suppose qu’il n’y aurait rien d’excessif à supposer que la Défense de La Panse a bel et bien en elle quelque chose du Naurne, et peut-être même de certaines variations, au moins, sur Yirminadingrad, ses faubourgs, ou tant d’autres villes de par le monde où les exilés de Tadjélé ruminent leur patrie en proie au pire… Le caractère plus « direct » du présent roman – dans sa dimension policière ou thriller – participe de sa singularité, mais peut-être faut-il en dernier recours le relativiser quelque peu ?

 

Quoi qu’il en soit, dans ces divers registres, j’ai bien l’impression d’une œuvre qui se dessine – cohérente dans sa diversité, expérimentant les genres sans succomber à la gratuité de l’exercice de style, et touchant juste, en définitive, du fait d’une sincérité de tous les instants, garante de l’authenticité de chaque ajout, quel qu’il soit, à une architecture globale complexe.

 

D’autant que, d’une certaine manière, La Panse, avec ses atours pop – ou en tout cas plus pop que Yirminadingrad –, n’en est pas moins un récit baignant dans l’architecture et l’urbanisme avant l’ésotérisme, et par ailleurs vecteur d’une dimension sociale marquée, questionnant notamment le travail jusque dans ses impacts les plus délétères… Alors, « Demain la Défense » comme on dirait « Demain l’usine » ?

 

FAUX SEMBLANTS

 

Bastien Regnault – un paumé, disons-le ; confit dans une existence médiocre, en dépit de ses timides tentatives pour y trouver du sens… Sauf que l’art n’y est pas parvenu : il est un intermittent avant que d’être un artiste, et au mieux de quatorzième zone (à peu près). La famille pas davantage : mariage foireux, fille qu’il n’a aucune envie de voir… Honnêtement, avec ses parents, ça ne va pas beaucoup mieux. Et avec Diane, alors ? Sa sœur jumelle – il partage forcément beaucoup de choses avec elle ? Eh bien, pas tant que ça : depuis longtemps, les liens se sont distendus – contre la malédiction génétique qu’on aurait été tenté d’envisager d’emblée, les jumeaux ont emprunté des voies toutes différentes, et leurs contacts se limitent à un ou deux coups de fil par an.

 

Un jour, pourtant, quand Bastien se livre à cette corvée, il est surpris d’apprendre que le numéro de téléphone de sa sœur n’est plus attribué. Et, pour le coup, ça l’inquiète… Où Diane est-elle donc passée ? Est-elle seulement encore en vie ? Personne ne semble le savoir – personne. Alors Bastien désœuvré se lance sur sa piste – mais probablement autant en quête de soi qu’en quête de sa sœur.

 

LA DÉFENSE – ET SA PANSE

 

Puis des bizarreries surgissent, qui laissent à peine entrevoir un sort que Bastien ne peut s’empêcher de trouver inquiétant… La piste s’arrête à la Défense – cette folie en lisière de Paris, excroissance monstrueuse des Trente Glorieuses les plus mégalomanes, un délire utopique et futuriste, où les tours d’acier et de verre du quartier d’affaires produisent un contraste saisissant avec un lourd passif social, héritage des bidonvilles qu’il fallait faire disparaître comme autant de souillures d’un temps jadis à effacer des mémoires ; quitte à fermer les yeux sur les SDF s’abritant du monde dans la Dalle, ce labyrinthe souterrain aux plans inconcevables. La Défense… Un monstre – mais un monstre où des gens travaillent, et où des gens vivent, très différents.

 

Ce dont Bastien va faire l’expérience : à peine son enquête a-t-elle commencé, livrant un aperçu vaguement inquiétant, vaguement comique dans son absurdité, d’une société secrète de richards n’ayant rien à envier à la Society de Brian Yuzna, ou au partouzards masqués d’Eyes Wide Shut, à peine cette enquête a-t-elle donc commencé que Bastien se voit refouler… et pourtant offrir ce qui, à ses yeux, constitue sans doute un moyen d’accès alternatif : le travail. Nettoyage, surveillance, logistique… Autant d’aperçus d’un abîme social où végètent des travailleurs comme de juste aliénés, presque déshumanisés – et le prochain qui me vante la valeur émancipatrice du travail, j’y colle mon poing dans la gueule.

 

Mais pas Bastien : lui se met à la tâche, sans vraiment comprendre pourquoi – d’autant que la tâche, ou plutôt les tâches, sont épuisantes et vaines… Mais c’est pourtant ainsi qu’il approche enfin véritablement de la Panse : une société secrète, oui, mais autrement inquiétante que les guignolades pseudo-vénitiennes de Kubrick – une secte, en fait, qui capture et lobotomise via le travail, et ses à-côtés « psychothérapeutiques », à base de « développement personnel », et de méditation savamment orchestrée par d’importuns gourous et docteurs (s’il y a une différence) ; une secte qui, sur cette base, produit une hiérarchie fonctionnant sur un modèle initiatique ; autant d’échelons que Bastien grandit bien rapidement – comme « l’élu » qu’il pourrait bien être, ou du moins le lui laisse-t-on entendre.

 

La Panse… Société secrète, secte initiatique… Organe interne dont la fonction est de dissoudre.

 

« THRILLER D’INFILTRATION LOVECRAFTIEN »

 

« Thriller d’infiltration lovecraftien » : c’est ainsi que la quatrième de couverture nous vend – et nous vend bien, ou me vend bien, en tout cas – ce nouveau roman. Figurez-vous que c’est à bon droit, et que, dans ce registre, La Panse est très certainement une réussite.

 

Ce qui implique peut-être quelques précisions ? Sans surprise, nulle mention ici de Cthulhu ou Yog-Sothoth, d’Abdul Alhazred ou des Unaussprechlichen Kulten ; et la Défense remplace utilement Arkham. Pourtant, la dimension lovecraftienne du roman n’a rien d’une imposture.

 

Et ce alors même que La Panse ne joue pas forcément tant que ça des principes de « l’horreur cosmique » ? Ou seulement tardivement ? À maints égards, le roman est bien plus terre à terre – jusqu’à s’étendre sur des situations très prosaïques que le gentleman de Providence aurait sans doute trouvé sordidement « réalistes », et probablement ennuyeuses. Pour autant, deux traits rapprochent bel et bien les deux œuvres : d’une part, justement, ce souci du « réalisme », aussi paradoxal puisse-t-il paraître – on connaît la phrase de Lovecraft, extraite d’une lettre à Clark Ashton Smith : « No weird story can truly produce terror unless it is devised with all the care and verisimilitude of an actual hoax. » Une idée, je crois, que Léo Henry a ici fait sienne. D’autre part, La Panse est à mes yeux avant tout une réussite dans le registre de l’ambiance – minutieusement composée, subtilement inquiétante, et ce de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin les effets d’échelle transcendent le récit jusqu’à plonger personnage et lecteur dans les abîmes terribles et fascinants de la folie pure…

 

Le jeu sur l’architecture est à cet égard d’une importance cruciale – et la Défense, sous la plume de Léo Henry, dans sa démesure et presque son absurdité, se pare sans soucis des atours cyclopéens d’une R’lyeh sur Seine, tandis que la Dalle sur laquelle elle est bâtie implique nécessairement sa part d’utopie chtonienne, entre la K’n-yan du « Tertre », la cité des Montagnes Hallucinées ou encore celle de la Grand-Race de Yith, « Dans l’abîme du temps » ; forcément, des choses y rôdent dans l’ombre perpétuelle, des choses qui ne doivent pas voir la lumière du jour… Ainsi de cette statue paraît-il bien réelle, baptisée Le Monstre, et qui se tapirait, inamovible, dans le dédale souterrain de la Défense – manière de confirmer que la Défense elle-même est un monstre. Michel Houellebecq, dans sa lecture de Lovecraft, avait très justement appuyé sur la dimension architecturale des récits du gentleman de Providence, et La Panse me paraît en constituer une très bonne illustration.

 

À cet égard, La Panse n’est pas forcément un cas à part – ou pas tant que ça. À la lecture du roman, je n’ai pas manqué d’avoir diverses « références » en tête (qui n’en sont pas forcément, ou en tout cas pas au sens le plus strict « d’inspirations » pour l’auteur) ; quelques titres ? Peut-être Notre-Dame des Ténèbres de Fritz Leiber – ou dans un tout autre registre, donc, le film Society de Brian Yuzna… Autant de « réactualisations » d’un fantastique lovecraftien riche en sectes perverses – et en aperçus d’une réalité insupportable… jusque dans la dimension sociale, donc ; noter ici que la psychologie morbide institutionnalisée dans La Panse peut éventuellement évoquer le CLEER des camarades L.L. Kloetzer ?

 

À LA SUEUR DE TON FRONT

 

Le travail, ou plus largement la dimension sociale, est tout aussi capital. Mais cela fonctionne d’autant mieux que La Panse évite sans doute de verser dans la caricature qu’un cadre pareil aurait pu rendre tout particulièrement tentante.

 

La Défense, en effet, n’est ici pas unilatérale – bien au contraire, aussi monstrueuse soit-elle à vue de nez et tout au fond, elle exprime entre les deux toute sa complexité, sa dichotomie qui n’en est peut-être pas tout à fait une, et qui fait d’elle tant un quartier d’affaires moderniste au point d’avoir quelque chose de science-fictif, que la réalité autrement concrète et palpable d’un lieu où des gens vivent – tiens, peut-être un autre rappel de Yirminadingrad ? La Défense n’est pas que cadres oppressés se précipitant dans les couloirs le mobile collé à l’oreille – ou l’oreillette, plus brutalement. Elle a ses bistros, ses épiceries, ses boulangeries. Les bidonvilles antérieurs n’ont pas seulement été effacés, il s’agissait aussi, dans la perspective mégalomane du projet d’urbanisme, de réfléchir à la question du logement social. Mais, là aussi, une hiérarchie insidieuse opère – vivent sur place aussi bien des fortunes, dans les tours le cas échéant, que des SDF condamnés aux couloirs de la Dalle ; entre les deux, une ribambelle de travailleurs très divers, hiérarchie dans la hiérarchie – des cadres qui s’en tirent le mieux (financièrement et socialement, je ne garantis rien pour le reste) aux précaires à la façon de Bastien, entassés dans des appartements collectifs qui ne sont guère plus que des dortoirs : tous restent sur place « parce que c’est plus pratique », parce que « ça va plus vite », sous-entendu – pour aller au travail ; autant dire que le travail devient toute leur vie, et doit en décider de bout en bout.

 

BIPOLAIRE

 

À cet égard, la Défense a quelque chose de… bipolaire, disons ; qualificatif qui s’applique sans doute en même temps au roman dans son ensemble, ou à son héros. Surtout à ce dernier, peut-être.

 

Car Bastien, s’il est pour une bonne part un personnage en creux, vecteur du récit davantage que personnage « vivant », n’en a pas moins une psychologie torturée : tel qu’il est introduit dans le roman, nous sommes tentés d’y voir un personnage foncièrement dépressif – un raté atone et apathique, sans rien qui le rattache vraiment à un monde dont on il n’a que faire. Sans doute est-ce d’ailleurs pour cela qu’il se réfugie autant dans le travail – aussi éprouvant soit-il ; car il est peut-être avant tout aliénant, et, consciemment ou pas, c’est quelque chose qui va très bien à Bastien : la brutalité de ce monde professionnel a quelque chose de rassurant, en fournissant une « raison de vivre » clef en main, dont, après tout, s’accommodent semble-t-il beaucoup de gens. Nul besoin de pousser outre-mesure la métaphore : le travail peut très bien fonctionner comme une secte, et use des mêmes méthodes de déshumanisation.

 

Mais c’en est au point où Bastien se prend au jeu, lui, « l’élu », qui croit dès lors trouver dans cette activité de tous les instants un moyen d’avancer, voire de se transcender. D’où ce rapport finalement plus bipolaire que dépressif à une vie qu’il ne saurait envisager en bloc – et où l’hyperactivité peut fournir un contrepoint, quand bien même navrant, à l’apathie mélancolique. Au point, bien sûr, où la quête de Diane peut passer au second plan ? Où elle se trouvait sans doute dès le départ…

 

Mais ne pas s’y tromper : cette ascension est un leurre – et le travail ne permet certes pas l’émancipation. Reste, au fond des choses, ce constat impitoyable : « élu » de la Panse ou pas, Bastien ne comprend guère ce qu’il vit – il n’est même pas censé le faire… Car la Panse, après tout, s’en tient en définitive à sa dimension première : elle est là pour dissoudre.

 

EFFICACE – ET DAVANTAGE

 

On ne fera certes pas de La Panse la plus grande réussite de Léo Henry. J’avoue, comme d’habitude, le préférer en nouvelliste plutôt qu’en romancier – j’avoue aussi, me contredisant au passage, que je suis instinctivement davantage attiré par ses œuvres les plus « ambitieuses » (ou les moins « populaires », si vous voulez, mais je me rends bien compte de ce que ces qualificatifs impliquent d’un peu navrant me concernant).

 

Mais La Panse fonctionne très bien : le roman remplit son office, et bien plus encore, en déployant une complexité de fond qui n’a rien de m’as-tu-vu, mais au contraire avec le plus grand naturel, assurant l’authenticité de l’œuvre. Rythmé avec habileté, jusque dans ses brusques accélérations et décélérations, il emporte sans peine le lecteur dans un monde impitoyable et cauchemardesque, mais tout aussi fascinant et déroutant. Il est aussi la preuve d’une chose dont j’avoue douter le plus souvent : on peut faire un thriller intelligent et dépassant la formule. Ce n’est pas la moindre réussite de La Panse, roman assurément plus que recommandable.

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